Mémoires d’un seigneur russe/17

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Traduction par Ernest Charrière.
Hachette (p. 267-294).


XVII.


Le cabaret. Le sentiment musical chez les Russes.


Le petit village de Kolotofka était jadis la propriété d’une dame surnommée dans le pays Stryganikha[1], à cause de son humeur prompte et décidée (son vrai nom est resté inconnu) ; aujourd’hui il appartient à je ne sais quel Allemand de Pétersbourg. Ce village est situé sur le versant oriental d’une aride colline coupée du haut en bas par un affreux ravin : celui-ci, béant comme l’abîme, déchiré et curé à fond par la fureur des eaux de printemps et d’automne, serpente tout au beau milieu de la rue, où, bien plus puissamment que ne ferait une rivière (sur une rivière, du moins, on peut jeter un pont) il partage le pauvre petit hameau en deux parties qui se font face sans être pour cela bien voisines. Quelques maigres aubours végètent craintivement sur les côtés accidentés de l’horrible et tortueux chenal. L’encaissement semble être tout de sable et de sablon ; le fond, qui est d’une teinte sèche et d’un jaune cuivre, est couvert d’immenses dalles argileuses. Il faut convenir que la localité n’est pas d’un riant aspect, et cependant il n’est pas un des habitants, à soixante kilomètres à la ronde, qui ne connaisse parfaitement la route du village de Kolotofka, et qui ne s’y rende volontiers et souvent.

À la naissance même du ravin, à quelques pas du point où il commence par une étroite crevasse, s’élève une petite maisonnette carrée, tout à fait distincte et à l’écart des autres. Elle est couverte de chaume, dominée au beau milieu du toit par son unique cheminée ; elle n’a qu’une fenêtre à l’arrière ; cette unique fenêtre, qui ressemble à un œil de Cyclope, regarde par-dessus le ravin, et dans les soirées de l’hiver, éclairée de l’intérieur, elle s’aperçoit de fort loin à travers l’épais brouillard de la gelée et tient lieu d’étoile conductrice à plus d'un paysan attardé ou en course. Au-dessus de la porte est clouée une planche bleue, et, comme cette cabane est le kabac, le cabaret, le lieu de ressource de l’endroit, un rendez-vous pour chacun, on y lit cette inscription : Pritynni kabatchok[2]. Il est probable que, dans ce cabaret au sobriquet euphémique, le vin de grain se vend au même prix que dans tout autre, mais on le fréquente beaucoup plus qu’aucun des établissements du même genre dans tout le district. C’est qu’on y a pour hôte le cabaretier Nikolaï Ivanytch.

Nikolaï Ivanytch, naguère beau gaillard bien découplé, frais de visage, à la chevelure frisée, aujourd’hui homme d’une rotondité remarquable, tête grisonnante, figure toujours en nage ; œil animé d’une bonhomie fine, front huileux sillonné de rides tirées au cordeau, est établi à Kolotofka depuis plus de vingt années.

Nicolaï Ivanytch est un homme agile et pénétrant comme la plupart des cabaretiers ; il ne se distingue pas par une politesse particulière, mais sans être bien communicatif il possède le don d’attirer et de retenir chez lui les chalands, à qui il semble agréable d’être attablés devant le comptoir sous le regard calme, mais clairvoyant, du flegmatique personnage. Il est doué d’un bon sens admirable ; il connaît à fond le genre de vie de tout seigneur, celui de tout bourgeois et de tout paysan, aussi bien que l’état de leurs affaires. Dans les conjonctures malheureuses, il y aurait sagesse à le consulter ; mais, en sa qualité d’homme circonspect et égoïste, il ne désire point un si grand honneur ; il préfère, et de beaucoup, rester dans la pénombre de son comptoir ; aussi n’est-ce que par des allusions lointaines et prononcées comme au hasard, qu’il met ses pratiques sur le chemin du bon sens et de la raison, et encore ne le fait-il que pour celles à qui il porte un véritable intérêt. Il se connaît dans tout ce qui est important pour un Russe : chevaux, bétail, bois de construction, briques et faïence, poterie, peaux et cuirs, chansons et danses.

Quand son cabaret est vide, il se tient ordinairement assis comme un sac de blé, à terre devant la porte de la chaumière, ses minces jambes retirées sous lui, et il échange dans cette position des paroles de politesse avec tous les passants. Cet homme a beaucoup vu, il a survécu à des dizaines de gentillâtres campagnards qui, s’ils n’entraient pas chez lui pour se rincer la gorge, y venaient faire leur provision de brandevin distillé ; il sait tout ce qui se passe à cent verstes à la ronde, et jamais il n’en dit un mot, ni même ne laisse deviner qu’il soit au fait de mille petits mystères que ne soupçonne même pas le plus clairvoyant délégué de police. Il serre lèvre contre lèvre, sourit et trinque, ou remue sa vaisselle. Les voisins font état de lui ; Son Excellence M. Stchérépétenko, le propriétaire le plus marquant du district sous le rapport du rang civil, ne manque pas, chaque fois qu’il passe devant son cabaret, de le saluer d’un air de considération. C’est qu’en effet Nicolaï Ivanytch est un de ces hommes avec qui l’on compte.

Ainsi il a amené en un quart d’heure un voleur de bétail à restituer un cheval dérobé dans la cour de l’une de ses connaissances ; un matin, il a mis à la raison les paysans d’un village voisin, tous unanimes pour ne pas reconnaître un nouvel intendant ; et que de traits encore…! Mais il ne faut pas croire qu’il tienne cette conduite par dévouement au prochain ; il ne veut en réalité que prévenir ce qui pourrait nuire à son repos. Sa femme, bourgeoise au pied ferme et agile, à l’œil vif et au nez fin, est depuis quelque temps devenue, comme son mari, un peu chargée d’embonpoint. Il a en elle la plus aveugle confiance, et c’est elle qui tient la clef des écus. Les ivrognes turbulents la craignent : elle ne les ménage pas ; on a d’eux beaucoup de bruit et peu d’argent. Ses préférences sont pour les silencieux et les moroses, ceux qui devenus depuis longtemps ivrognes n’en conviennent pas avec eux-mêmes et sont encore à se le reprocher.

C’était un jour de juillet, et il faisait une chaleur accablante ; je gravissais bien péniblement, dans la direction du Pritynnî Kabatchok, un sentier qui côtoie la berge du ravin de Kolotofka. Le soleil régnait en tyran dans l’espace ; il était terrible, inflexible, inévitable ; l’atmosphère était tout imprégnée d’une poussière suffocante. Les freux et les corbeaux, absorbant sur le noir luisant de leur plumage tous les rayons colorants et lumineux à la fois, tenaient leurs becs béants en jetant des regards voilés sur les passants, à qui ils avaient réellement l’air de demander l’aumône d’un peu de pitié ou de sympathie dans la commune souffrance. Ils devaient bien porter envie aux moineaux, qui seuls, au lieu de se plaindre de la canicule, soulevaient leurs plumes, gazouillaient avec plus de transport que jamais, se livraient des assauts furieux sur le rebord des palissades, s’élevaient par grandes volées du milieu de la route poudreuse et allaient s’abattre comme un gros nuage gris sur les chènevières, qui se fussent bien passées de cette ondée vorace. J’étais tourmenté par la soif ; il n’y avait ni source, ni ruisseau à ma portée. À Kolotofka, comme dans la plupart des villages steppiens, les paysans, faute de sources et de puits, ont accoutumé leur estomac à absorber la boue liquide d’un étang, d’une mare quelconque. Mais qui sera jamais tenté de décorer du nom d’eau un si dégoûtant breuvage ? Je résolus d’aller demander à Nikolaï Ivanytch un verre de bière ou de kvass.

Je crois avoir déjà dit qu’en aucun temps de l’année Kolotofka n’est d’un aspect réjouissant ; mais il fait naître un sentiment particulièrement douloureux, quand le soleil de juillet vient, comme aujourd’hui, darder ses impitoyables feux ; qu’il grille et calcine et les toits bruns et ravagés des chaumières, et le hideux ravin, et le troupeau du village, troupeau poudreux, hâve, qui ne rappelle point ceux de la Hollande et du Tyrol, et où se mêlent de grandes et maigres poules qui n’ont aucune parenté avec l’agami du Brésil ; qu’il frappe d’aplomb les grisâtres parois d’une masure de rondins de frêne, débris de l’ancienne habitation seigneuriale, qui a des trous pour fenêtres ; ruines où s’épanouissent à l’aise l’ortie, le bouriane[3] et l'absinthe ; qu’il met presque en ébullition l’étang, noir de surface et tout marbré de duvet d’oie, contenu, d’un côté, par une digue près de laquelle, sur une terre broyée et mise à l’état de cendres, les brebis, respirant à peine et éternuant de suffocation, se pressent languissamment les unes contre les autres, et penchent leurs pauvres petits museaux aussi bas que possible comme pour laisser s’écouler par-dessus leurs têtes ces torrents ignés.

J’approchais enfin, exténué de fatigue, de la demeure de Nikolaï Ivanytch, en excitant, bien entendu, chez les petits enfants un étonnement qui tenait de la stupeur ; chez les chiens, un mécontentement, qui s’exprimait par des aboiements si aigus, qu’ils semblaient devoir en crever sur place, car ils se mettaient tour à tour à tousser et à se tordre comme atteints de convulsions. J’arrivai pourtant, et, comme je m’avançais, parut tout à coup sur le seuil du cabaret un homme de haute taille, tête nue, en carrick de drap grossier à longs poils, portant au-dessous des hanches une ceinture de je ne sais quel tissu bleu. Ce devait être un domestique, un laquais des environs ; son épaisse chevelure grise se hérissait en grand désordre sur son visage sec et ridé. Il appelait quelqu’un, et pour cela, à la voix il joignait des mouvements de bras qui s’étendaient avec force de tous côtés, bien plus loin qu’il n’en avait l’intention. Il était évident que cet homme avait des fumées dans la tête.

« Viens ! hé ! viens donc ! bégayait-il en soulevant avec effort ses paupières en bourrelet et ses longs sourcils. Viens, Morgatch, allons ! Eh ! comme tu es, frère ! tu rampes, vrai, tu rampes. C’est mal, sais-tu, très-mal… On t’attend dedans, et toi… toi… tu… rampes. Allons donc !

— Bon, on y va, on y va, » répondit une petite voix chevrotante ; et de derrière la chaumière parut un gros petit boiteux. Il était vêtu d’une tchouïka en drap assez proprette, une manche passée, l’autre ballante ; il avait sur la tête, et enfoncé jusqu’aux sourcils, un bonnet pointu, qui donnait à son visage rond et relevé en bosses une expression fine et railleuse. Ses petits yeux jaunes étaient sans repos ; sur ses lèvres minces courait un sourire contenu et un peu forcé ; son nez long et pointu allait de l’avant comme une proue de galère. « On y va, mon cher, continua-t-il en louvoyant vers l’entrée du cabaret ; mais pourquoi m’appelles-tu comme ça, et qui est-ce qui m’attend-là dedans ?

— Pourquoi je t’appelle ? repartit d’un ton d’amical reproche l’homme au manteau bridé par en bas ; ah ! Morgatch, que tu es donc un drôle de corps ! on t’appelle au kabatchok, et tu demandes pourquoi ! Ceux qui t’attendent là, ce sont tous de bons enfants, et de braves gens, va. C’est Turc-Iachka et Dîkï-Bârine, et l’entrepreneur, tu sais, de Jizdra. Iachka a fait un pari avec l’entrepreneur ; ils ont parié une grande mesure de bière que le vaincu payera ; il s’agit de savoir qui chante le mieux… tu comprends.

— Iachka chantera ? dit vivement Morgatch… tu ne mens pas, Obaldouï ?

— Je ne mens point, répondit fièrement Obaldouï, mais ta question est baroque ; Iachka chantera, puisqu’il vient de parier… es-tu bête de ne pas comprendre ! es-tu brutal de dire que je mens !

— Eh bien ! entrons, la Simplicité[4] ; entrons, répliqua Morgatch.

— Oui, mais baise-moi du moins, mon cœur, marmotta Obaldouï en ouvrant largement les bras.

— Voyez-moi ce Goliath qui fait fanfan… va donc… » répondit rudement Morgatch en repoussant du poing Obaldouï ; et ils entrèrent, Morgatch tout droit, et le géant en se pliant en deux sous le bas et grossier linteau de la porte.

Le dialogue que je venais d’entendre en m’effaçant un peu ne laissa pas que d’exciter fort vivement ma curiosité. Ce n’était pas la première fois que j’entendais parler de Turc-Iachka ; il était renommé comme le meilleur chanteur du pays, et songez à la bonne fortune qui s’offrait, de l’entendre lutter de supériorité avec quelque rival de gloire ! La conjoncture me paraissait éminemment heureuse ; j’entrai d’un pas ferme et précipité dans le cabaret, bien résolu de ne gêner personne, mais de tout voir et de tout entendre.

Je suppose que bien peu de mes lecteurs ont eu l’occasion de connaître nos cabarets de campagne, et qu’un plus petit nombre encore a pu les observer attentivement ; mais nous autres chasseurs, où n’entrons-nous pas ? Leur aspect extérieur est celui d’une chaumière, et leur distribution intérieure est fort simple. Un intérieur de cabaret villageois, dans nos provinces, présente ordinairement une petite pièce d’entrée sombre et une grande chambre, nommée en russe béelaïa izba[5], divisée en deux par une cloison derrière laquelle, à moins d’être de la famille, nul n’a le droit de passer. Dans cette cloison, au-dessus d’une large table de bois de chêne figurant le comptoir, est découpée une ouverture plus large que haute. Sur cette table, disposée quelquefois en double ou triple étagère, on voit, sur les côtés, les spiritueux en vidange ; au fond, des flacons cachetés, de différente capacité, rangés en gradins droit derrière l’ouverture béante. Dans la partie antérieure de l’izba, partie mise à la disposition des visiteurs, se trouvent, pour tout mobilier, un banc fixé tout à l’entour de la paroi, deux ou trois futailles vides et une table près de l’angle au-dessous de l’image sainte. Les cabarets de village sont la plupart assez sombres, et vous n’y voyez presque jamais, sur les parois de rondins nus, les grossières images dites loubotchnyïa (d’écorces), si vigoureusement colorées, et dont aucune chaumière en Russie ne saurait guère se passer.

Quand j’entrai, il s’était déjà réuni une assez nombreuse société.

À son comptoir, et masquant de sa large carrure presque toute l’ouverture et la pyramide des goulots cachetés du fond de la scène, se tenait, en ample chemise d’indienne bariolée, et avec un moelleux sourire sur ses joues rebondies, Nikolaï Ivanytch, versant de sa main blanche et potelée deux verres d’eau-de-vie à ses deux amis, Morgatch et Obaldouï, qui venaient d’entrer ; derrière lui, dans un coin, près d’une fenêtre, se laissait apercevoir à demi sa femme, dont les regards concouraient activement à la surveillance du maître.

Au milieu du cabaret se trouvait un homme maigre, mais bien fait, de quelque vingt-trois ans, vêtu d’un long cafetan de nankin bleu. Il avait l’air d’un ouvrier de fabrique et d’un hardi compère, bien que son teint fût loin d’annoncer une santé bien robuste ; ses joues flasques, ses grands yeux gris inquiets, son nez droit, à narines mobiles, son front blanc en talus, orné de boucles d’un jaune canari qu’il renvoyait derrière ses oreilles, ses lèvres un peu grosses, mais fraîches et expressives ; tous ses traits enfin révélaient un caractère fougueux et passionné. Il était dans une grande agitation : il ouvrait et fermait les yeux, il respirait d’une haleine inégale ; ses bras tremblaient comme par un accès de fièvre ; c’est qu’en effet il avait la fièvre, cette fièvre névralgique si connue de tous ceux qui parlent et chantent devant une assemblée avide de merveilles. Cet artiste était Iachka ou Jacques dit le Turc. Près de lui se tenait un homme de quarante ans, large d’épaules, ayant les joues épaisses, le front bas, les yeux étroits à la tatare, le nez court et plat, le menton carré, les cheveux noirs, brillants et durs comme le crin d’une brosse. À voir ce visage brun et plombé, avec ses lèvres blafardes, dans l’état de calme et de recueillement qu’il réfléchissait, on sentait qu’il pouvait prendre facilement un caractère féroce, ou qu’il avait déjà revêtu cette expression en d’autres circonstances. Sans faire aucun mouvement, cet homme regardait lentement autour de lui, comme le bœuf de dessous le joug. Il était vêtu de je ne sais quel vieux surtout à boutons de cuivre plats ; une cravate de soie noire usée entourait son gros cou musculeux. C’est lui qu’on appelait le Sauvage-Monsieur, Dîkï-Bârine.

En face de lui, dans l'angle du banc sous les images, était assis le rival de Iachka, l’entrepreneur[6], de la ville de Jizdra ; c’était un homme de taille moyenne, mais bien prise, âgé d’une trentaine d’années, visage taché de rousseurs, nez épaté et de travers, petits yeux vairons fort vifs et barbe soyeuse. Il avait le regard hardi et mobile ; il se tenait les mains fourrées sous ses cuisses, causait indolemment et frappait tantôt d’un pied tantôt de l’autre sur le plancher, ce qui faisait remarquer ses bottes à étroits retroussis rouges, qui ne manquaient pas d’une certaine élégance. Il était vêtu d’un armiak de fin drap gris à collet de peluche, d’où ressortait vivement le haut de sa chemise rouge, convenablement fixée par deux boutons sur sa gorge. Dans l’angle opposé, à droite de la porte, était assis devant une table un étrange moujik en vieille souquenille grise largement déchirée à l’épaule droite. La lumière du soleil perçait et se précipitait comme un torrent jaunâtre à travers les vitres poudreuses des deux petites fenêtres de la façade, sans-pouvoir vaincre l’obscurité accoutumée de la chambre ; tous les objets étaient éclairés si pauvrement, qu’on peut dire que la lumière faisait tache partout où elle allait frapper ; Aussi faisait-il presque frais au cabaret, de sorte que l’affreux tourment que la canicule fait souffrir dans le désert, cette impression que je venais d’éprouver, cessa comme par enchantement dès que j’eus franchi le seuil de cet asile.

Ma venue, je le remarquai fort bien, avait d’abord un peu contrarié les chalands de Nicolas Ivanytch ; mais, ayant vu que le maître de la maison me saluait comme quelqu’un de sa connaissance, ils se tranquillisèrent et ne firent plus attention à moi. Je me fis servir de la bière à la table et dans l’angle où se tenait le moujik à la souquenille trouée.

« Eh bien ! qu’est-ce donc ? » cria Obaldouï après avoir lampé d’un trait un verre d’eau-de-vie, et il accompagna son exclamation de ces grands mouvements de bras sans lesquels il paraît qu’il ne pouvait articuler une parole. « Qu’est-ce qu’on attend ? Il faut commencer. Hé ! Iachka ?

— Oui, oui, allons, commencez ; voyons, dit le cabaretier d’un ton d’encouragement.

— Bon, commençons, dit d’une voix calme et confiante l’entrepreneur en souriant, moi, je suis prêt.

— Et moi aussi, je suis prêt, marmotta, non sans un certain trouble, Turc-Iachka.

— Si vous êtes prêts tous les deux, enfants, commencez donc, » dit Morgatch d’un ton de fausset.

Malgré le désir unanime de l’assemblée, personne ne commençait ; l’entrepreneur ne quittait pas son coin, ne se levait pas même de son banc. On avait l’air d’attendre quelque chose.

« Il est temps ! » exclama d’une voix morose et absolue le Dîkï·Bârine.

Iachka frissonna. L’entrepreneur se leva, refit le nœud de sa ceinture et fit entendre une toux de contenance.

« Et qui doit commencer ? » dit-il au Dîkï-Bârine, qui continuait de se tenir immobile au milieu de la chambre, carrément posé sur ses deux gros pieds écartés, et tenant ses bras enfoncés presque jusqu’aux coudes dans les poches de son large pantalon.

« Toi, toi, commence, bourgeois, dit Obaldouï à l’entrepreneur ; c’est toi qui commence, frère. »

Dîkï-Bârine regarda en-dessous cet ordonnateur des cérémonies, qui aussitôt bégaya timidement un monosyllabe ou deux, se troubla, regarda le plafond, haussa les épaules et battit en retraite.

« On va tirer au sort, dit posément le Dîkï-Bârine. Et que la mesure de bière soit là sur le comptoir. »

Nicolas Ivanytch se baissa, et en se relevant déposa solennellement la mesure de bière[7] sur la devanture de bois de chêne.

Dîkï-Bârine regarda Iakof, et lui fit un signe intelligible. Iakof se fouilla, tira un gros de cuivre, et y fit une marque avec les dents. L’entrepreneur, son concurrent, tira de dessous la robe de son cafetan une belle bourse de cuir, en détordit sans hâte les cordons, et s’étant versé une quantité de monnaies dans la main gauche, il en retira un gros tout neuf. Obaldouï proposa sa vieille casquette sale, à visière déchirée ; Iakof (Iachka) y jeta son gros, et son adversaire en fit autant du sien.

« C’est toi qui tireras, » dit le Dîkï-Bârine en s’adressant à Morgatch.

Morgatch, content de jouer un rôle en tout ceci, sourit, saisit la casquette des deux mains, et se mit à la remuer en l’air.

Il se fit un profond silence ; les deux gros se heurtaient sourdement. Je regardai attentivement les visages ; tous exprimaient l’impatience de l’attente. Dîkï-Bârine lui-même fronça le sourcil ; mon voisin le manant, en souquenille déchirée, avait le cou singulièrement allongé par la curiosité. Morgatch plongea la main dans la casquette, et en retira le gros de l’entrepreneur. L’assemblée soupira ; on allait commencer. Iakof rougit ; l’entrepreneur se passa la main dans la chevelure.

« Je t’avais bien dit, s’écria Obaldouï, que c’était à toi de commencer !

— On n’a que faire de ta langue, et à bas les pattes ! dit le Dîkï-Bârine. Çà, commence, poursuivit-il en s’adressant à l’entrepreneur.

— Quelle chanson est-ce que je chanterai ? dit celui-ci avec un certain émoi.

— La chanson que tu voudras, dit le cabaretier en se croisant lentement les bras sur la poitrine ; on n’exige pas un chant plutôt qu’un autre ; chante ce que tu aimes à chanter, et n’aie souci que de bien chanter ; et nous autres, plus tard, nous prononcerons notre jugement en conscience.

— Ah ! oui, pour ça, en conscience, reprit Obaldouï, et il lécha le bord de son verre vide.

— Frères, laissez-moi tousser un peu, dit l’entrepreneur en jouant des doigts avec la peluche de son collet.

— Bah ! bah ! c’est trop biaiser… commence, » dit le Dîkï-Bârine, résolu à entendre et à ne plus parler.

L’entrepreneur rêva un peu, secoua la tête, et fit quelques pas en avant. Iakof le dévorait des yeux.

Avant de décrire la lutte de chant qui eut lieu en cette occasion, je crois à propos de dire quelques mots sur chacun des personnages de mon récit. La vie de quelques-uns m’était connue avant que je les eusse vus poser ainsi devant moi dans le cabaret de Nicolas, et, quant aux autres, c’est après les avoir vus que j’ai recueilli quelques données sur eux.

Commençons par Obaldouï. Le vrai nom de cet homme est Evgraf Ivanof ; mais personne dans nos cantons ne le nomme autrement qu’Obaldouï, et lui-même se fait gloire de ce sobriquet, tant il a de justesse ; il sied on ne peut mieux à un homme de rien, à un brouillon, à un fâcheux dont les traits, comme les longs bras et la langue, sont dans une agitation continuelle[8]. C’était un domestique célibataire et ivrogne, que ses maîtres avaient depuis longtemps livré à lui-même : n’ayant d’occupation nulle part, ne recevant pas un sou de qui que ce fût, il trouvait cependant moyen de s’amuser chaque jour aux dépens d’autrui. Il avait un grand nombre de gens de connaissance qui le régalaient de thé et d’eau-de-vie, sans savoir eux-mêmes pourquoi, car il n’a jamais été amusant pour personne, et il a, au contraire, toujours fatigué tout le monde par son stupide bavardage, par son importunité de mouche ou de moustique, par son agitation fébrile et par son gros rire faux. Il n’a jamais su ni chanter, ni danser, ni gratter les cordes d’une guitare ; de sa vie il n’a dit un mot, je ne dis pas spirituel, mais seulement raisonnable ; il a de tout temps jacassé et déraisonné à travers champs ; ce n’est donc qu’un bavard, un braillard, un Obaldouï… et cependant il n’y a pas eu depuis vingt ans, à quarante verstes à la ronde, une orgie de gens du commun où sa longue figure n’ait soudain apparu au beau milieu des buveurs, tant on s’est accoutumé à supporter sa présence comme un mal inévitable. Il est vrai qu’on le traitait souvent comme un grand mauvais laquais, ce qui était encore au-dessus de ses mérites, puisqu’il n’avait pas même su l’être ; mais il n’y avait que le Dîkï—Bârine qui sût réprimer la verve de ce maroufle.

Morgatch n’avait aucun trait de ressemblance avec Obaldouï ; ce nom de Morgatch[9], ou le Clignoteur, est un sobriquet qui lui était venu on ne sait trop comment, car, en vérité, cet homme ne clignotait pas plus que les autres. Le peuple russe est naturellement porté à coiffer chacun d’un sobriquet, et l’homme qui a habité vingt lieux divers court grand risque d’avoir vingt sobriquets à sa charge, et ce serait miracle qu’ils fussent tous d’une égale justesse. Malgré tout mon désir de sonder un peu mieux le passé de cet homme, il reste pour moi, dans sa vie, et probablement pour beaucoup d’autres curieux, de nombreuses éclipses de lumière, ou, comme diraient les gens qui font des livres, des points qui demeurent enveloppés d’épaisses et impénétrables ténèbres. Tout ce que j’en ai su, c’est qu’il a été cocher dans la maison d’une vieille dame sans famille, qu’il prit la fuite avec les trois meilleurs des chevaux qui étaient confiés à ses soins, qu’il demeura introuvable pendant une année entière, et que, s’étant probablement convaincu des dangers et des misères de la vie errante, il revint de lui-même, mais boiteux, maigre, en haillons, mais repentant, mais rampant aux pieds de sa maîtresse ; que, par une conduite exemplaire, il fit oublier ses torts ; que peu à peu il rentra tout à fait en grâce, se concilia la pleine confiance de la dame ; qu’il devint l’intendant de son domaine, et qu’à la mort de l’excellente vieille personne, il se trouva, on ne sait comment, affranchi du servage, inscrit dans les matricules de la bourgeoisie, se fit fermier, colon, planteur sur les terres des propriétaires de nos environs ; qu’il fit fortune, et qu’il vit maintenant dans une agréable aisance.

C’est un homme expert, plein de prudence, ni bon ni méchant ; bon spéculateur, il connaît les hommes, et ne manque pas de les exploiter dans l’occasion. Il est circonspect et hardi au besoin, comme le renard ; il peut se montrer babillard comme une vieille femme, sans jamais dire un mot de plus qu’il ne veut, mais il fait dire aux autres ce qu’ils voudraient cacher. Au reste, il ne contrefait pas les imbéciles comme tant de rusés de sa sorte, et ce rôle lui serait par trop difficile ; car je n’ai jamais vu à personne des yeux si pénétrants, si pétillants d’esprit que les petits yeux fripons de cet honnête bourgeois. Il ne s’en sert pas, comme le commun, pour regarder les personnes à la face, mais pour voir à travers et en dedans, en dessous et derrière. Morgatch, parfois, médite des semaines entières une entreprise en apparence ordinaire et commune, et tout à coup on le voit lancé dans une affaire d’une témérité inouïe. Il va sûrement s’y casser le cou… Non, voyez, il a pris le haut du pavé, et tout marche sans encombre ni difficulté. Heureux, il a foi en son étoile ; il croit aux présages ; il est très-superstitieux On ne l’aime pas, il s’en soucie peu ; on a pour lui de la considération, et c’est à quoi il tient. Toute sa famille consiste en un fils encore imberbe, il raffole de cet enfant ; celui-ci ira loin ; il est formé à l’école de son père, qui est passé maître en toutes choses.

« Le petit Morgatchon est bien le fils de son père, » disent tout bas les vieillards assis en conseil, le soir dans la belle saison, sur les levées de terre qui chaussent le pied de leurs chaumières ; et tous ont garde d’ajouter un mot à cette petite phrase diplomatique.

L’entrepreneur est l’entrepreneur, et n’a presque pas d’autre nom dans le pays ; il est l’homme de ressources pour les fournitures en tout genre, depuis la viande, le poisson et la chandelle jusqu’à la brique, la pierre, la chaux et le bois de construction ; il vous fournira des maisons et un chien de chasse, il fera votre remonte de casseroles et d’allumettes phosphoriques. Il se contente du plus léger bénéfice, aussi est-il l’utile intermédiaire entre celui qui a et celui qui cherche ; il met en présence les gens qui peuvent se rapprocher, sinon il se fait modestement le trait d’union entre eux. On l’emploie à tout, parce qu’il est humble et actif ; il n’a aucune maison de commerce, mais il n’est pas de commerçant et de fabricant qui ne le connaisse et ne le ménage. Il fait de bonnes et honnêtes affaires sans qu’on voie rien paraître chez lui qui prouve qu’il y ait gagné un surcroît d’aisance ou bien qu’il en tire vanité auprès des autres. Tel il était il y a quinze ans, tel il est aujourd’hui ; et s’il est un point où son amour-propre puisse paraître un moment, ce n’est que sur l’agrément de sa voix et sur son talent de chanteur.

Passons à Turc-Iachka ou Iakof, son émule de chant, et disons d’abord que son sobriquet de Turc lui vient de ce qu’en effet il eut pour mère une femme turque, amenée en Russie prisonnière. Cet homme, avec ses dehors grossiers, est artiste dans l’âme, artiste dans toute l’acception du mot ; et, par état, il est puiseur au cuvage d’une fabrique de papier appartenant à un marchand du voisinage[10].

Quant à Sauvage-Monsieur, je veux dire Dîkï-Bârine, je ne serai pas si sobre de détails, la haute civilisation où le monde est parvenu ayant eu le singulier effet de répandre le goût des sauvages. Au reste, je me hâte de dire que celui-ci est plus énigmatique, moins sauvage et moins monsieur que son sobriquet ne pourrait le faire croire.

La première impression que produit l’aspect de cet homme est le sentiment d’une force brute, rude, lourde, oppressive, indomptable, stupéfiante ; il doit avoir la santé d’un Hercule taillé dans un cœur de chêne à coups de hache, sauf qu’il y a dans ce bloc de chêne de la vie pour dix hommes. Si vous ne voulez pas de lui présenté comme un Alcide, je puis tout aussi bien vous le recommander comme un ours ; mais je vous préviens que mon ours a une grâce à lui, une grâce incontestable, provenant, à mon avis, de la belle et placide foi qu’il a dans sa puissance d’ours humain. Il est fort difficile de deviner, surtout à première vue, à quelle catégorie sociale on peut rapporter ce personnage. Ce qu’on pose en fait à son égard est tout négatif : ce n’est ni un domestique de seigneur, ni un bourgeois, ni un agent d’affaires ou un homme de loi ruiné et retiré ; c’est encore moins un gentilhomme, un Jean sans Terre, victime de ses folies, ou un veneur, ou un braconnier, ou un spadassin, ou un parasite. Il est ce qu’il est, un homme taillé en force, d’une humeur inoffensive, qui veut ce qu’il veut, et à qui on cède toujours sans y penser. On ignore généralement ce qui nous a valu son affection probable pour notre district ; quelques-uns ont émis l’opinion qu’il descendait certainement d’une famille d’odnovortsis, et qu’il avait être au service militaire, à moins que ce ne fût plutôt au service civil, dans la partie administrative, si ce n’est dans la partie judiciaire. Le fait est qu’on ne saurait rien articuler de positif, et que lui seul, au fond, pourrait rédiger son curriculum vitæ si toutefois il sait écrire, ce qui est encore son secret. Quant à le faire parler, on a pu s’apercevoir qu’il est, de sa nature, silencieux et passablement morose.

Il reste à se demander de quoi il subsiste ; ce qui paraît certain, c’est qu’il n’exerce aucune profession, aucun métier, aucun trafic ; il ne va chez personne qu’on puisse nommer, il ne recherche la connaissance de qui que ce soit au monde, et pourtant on ne l’a jamais vu sans argent et il ne prend jamais rien à crédit. Comme rien en lui n’indique la modestie, je ne dirai pas qu’il se conduit modestement, mais d’une manière paisible ; il vit en homme qui, indépendant de toute sujétion, a pris le parti, une fois pour toutes, de ne remarquer personne. En parlant de lui, on ne le désignait que par le sobriquet de Dîkï-Bârine, mais en lui adressant la parole directement, on l’appelait Pérévléçof. On n’a jamais observé qu’il travaillât à prendre de l’ascendant sur les petites gens, et pourtant il avait positivement une très-grande influence dans tout le district ; on lui obéissait sans le moindre retard et de bon gré, quoiqu’il n’eût aucun droit à donner des ordres, et qu’il ne laissât même pas soupçonner qu’il eût quelque prétention à la docilité des gens avec qui le hasard le mettait en contact.

Eh bien, il dit un mot, il fait un signe, et il est obéi. C’est là un privilège de la force ; l’idée qu’elle peut avancer fait qu’on recule, l’idée qu’elle peut entraîner fait qu’on vient à elle. Il ne buvait presque point de spiritueux, ne parlait pas du tout aux femmes, mais il adorait le chant, d’hommes ou de femmes, indifféremment.

Ce caractère attirait l’attention bien plus puissamment que toute énigme, que toute inscription, que tout mystère créé à plaisir dans les mille combinaisons qui peuvent jaillir de l’invention humaine ; mais un homme pris en lui-même, et servant de thème à étudier, ce sont des abîmes à sonder, c’est quelque chose comme l’infini, car l’homme vient de Dieu. Il me semble que dans Pérévléçof couvent des forces extraordinaires qu’il tient tristement enchaînées au fond de lui, sachant que si une fois elles se soulevaient et s’élançaient au dehors, l’air libre les enivrerait à l’instant, et que dans leur expansion elles le briseraient avec tout ce qu’elles rencontreraient sur leur passage. Et je me trompe fort si dans la vie de cet homme il n’est pas déjà arrivé quelque chose de semblable, si, éclairé par l’expérience, après s’être à grand'peine préservé d’un sort funeste, il ne se tient pas lui-même impitoyablement, despotiquement, dans une contrainte et une surveillance sévères qui absorbent tout son temps et toutes ses facultés. Ce qui m’a le plus frappé dans Pérévléçof, c’est cet instinct d’une violence native, d’une férocité innée, dont on surprend dans son regard les vagues impulsions comprimées avec peine, joint à une noblesse de cœur tout aussi naturelle ; mélange qui ne s’est offert à mon observation dans aucun autre homme au même degré.

L’entrepreneur, debout entre le comptoir et le coin qu’il venait de quitter, ferma les yeux à demi, et entonna, d’un fausset très-élevé, un air du pays, que j’entendais pour la première fois, et qui n’est guère abordable qu’à des voix sûres et capables d’atteindre avec cette pureté aux plus hauts registres. La voix de notre homme était en somme douce et agréable, mais un peu grenelée, pointillée, émiettée ; il s’en jouait comme d’un beau joujou étincelant de rubis, qu’on fait tourner : le son semblait partir de la nue pour descendre et remonter sans cesse dans les spirales d’un escalier de cristal inondé de soleil : et de ces hauteurs imperceptibles il laissait pleuvoir des nuées de mélodies éblouissantes qui flottaient et ondulaient avec grâce, puis il s’en détachait des points d’orgue magiques et semblables à des étoiles filantes, qui se perdaient dans le silence… et après ces pauses, qui laissaient à peine le loisir de respirer, il se faisait de ces reprises d’un éclat et d’une hardiesse à emporter l’âme.

Dans les évolutions rapides de son chant, à des motifs assez fiers il en faisait succéder de plaisants, et l’art parfait avec lequel il ménageait les transitions m’intéressait plus que ses trilles et ses roulades, quelque prodigieux qu’ils fussent par leur netteté mélodique. Tout dilettante eût été charmé d’entendre ce que j’entendais ; un Allemand en eût gémi et murmuré. C’est un tenore di grazia russe ; il serait goûté à Milan, à Venise et à Naples, et comme ténor léger à Paris. Ce qu’il chantait, c’était au fond un joyeux air de danse, dont les paroles, autant que j’ai pu les saisir à travers les interminables fioritures, les consonnes ajoutées, les voyelles décuplées en notes d’agrément et les exclamations en fusées de signal, étaient un développement de cette première idée :


Je bêchais, moi, jeune jeunette,
Un petit carré de terrain,
Et je semais, gaie et simplette,
Le grain,
Le grain de l’humble pâquerette
Du pavot et du romarin ;
Le beau Kouzma dont l’œil me guette…


Il chantait, tous l’écoutaient avec beaucoup d’attention. Il sentait manifestement qu’il avait devant lui des juges expérimentés et capables ; aussi ne tenait-il pas dans sa peau, selon la pittoresque expression populaire. En effet, dans la région que j’habite, on compte par centaines les fins connaisseurs en matière de chant, et ce n’est pas une réputation usurpée que celle du gros bourg de Serghievskoé, situé sur la grande route d’Orel, et qui est regardé dans toute la Russie comme une localité des mieux douées pour les plus doux et les plus charmants exercices de la mélodie vocale.

Longtemps, le bon bourgeois, malgré ses tours de force mélodiques, chanta sans produire une bien forte émotion dans ses auditeurs ; il lui manquait un chœur qui le soutînt au retour périodique du refrain qu’on vient de lire, en substituant la troisième personne à la première : « Elle bêchait, jeune jeunette. » Enfin, après un passage scabreux et merveilleusement emporté, passage qui fit sourire d’aise Dîkï-Bârine lui-même, Obaldouï ne put se contenir, et poussa un furieux cri de plaisir. Tous eurent le frisson de la joie. Obaldouï et Morgatch se mirent à suivre sourdement la voix, à jouer le rôle du chœur, et lorsque le chanteur s’élevait seul, ils murmuraient, et s’écriaient tour à tour : « Superbe !… c’est ça, c’est ça, va donc, scélérat… oui, festonne, aspic, encore, ahi ! ahi ! canaille ! ah ! l’animal ; ah ! le chien, perds ton âme, Hérode, va !… » et autres gentillesses de ce genre.

Nikolaï Ivanytch, dans l’angle de son comptoir, balançait approbativement la tête à droite et à gauche. Obaldouï finit par se plonger de jubilation la tête dans les épaules en piétinant et en frappant le plancher d’énergiques coups de talon. Iakof avait les yeux rouges et ardents, il tremblait comme la feuille des bois, et souriait comme dans la fièvre. Seul, Dîkï-Bârine ne changea pas de visage, et resta immobile à sa place ; mais son regard, fixé sur le chanteur, avait une remarquable douceur, quoique sa lèvre demeurât dédaigneuse.

Encouragé par les marques de la satisfaction générale, le virtuose partit comme un tourbillon, et il exécuta de telles roulades, fit tant de trilles, donna de si violents coups de gosier, suivis de telles cascades de sons, que quand, à la fin, épuisé, pâle, baigné d’une sueur chaude, il émit, en se déjetant en arrière de tout son corps, son dernier trait, un son expirant et comme perdu aux extrémités de l’espace, un cri général s’échappa de toutes les poitrines des assistants, comme, à un signal donné, part un feu de peloton. Obaldouï se jeta au cou du chanteur et le pressa dans ses longs bras osseux ; sur le gras visage de Nikolaï Ivanytch apparut une rougeur qui lui ôtait vingt ans et le transfigurait en jouvenceau ; Iakof criait comme s’il eût perdu la tête : « Molodetz ! molodetz[11] ! » Et il n’y eut pas jusqu’à mon voisin, le moujik déguenillé, qui, n’y pouvant tenir, frappa du poing sur la table, et s’écria : « Ah gha ! ah gha ! c’est bien, diable emporte, c’est bien ! » et cracha résolûment à trois pas contre la plinthe[12].

« Tu nous as donné une fête, frère ! criait Obaldouï sans lâcher le virtuose qu’il tenait serré dans ses bras, et quelle fête ! et quelle fête ! Tu as gagné, frère, tu as gagné, je te félicite d’avance, la mesure de bière est à toi. Iachka ne peut pas lutter ; je te le dis, il ne peut pas. Eh ! crois-moi bien, il va avoir un pied-de nez… Et là-dessus il pressait l’entrepreneur de plus belle contre sa poitrine.

— Laisse-le donc tranquille ; lâche-le, on te dit, ennuyeuse[13] ! s’écria avec vivacité Morgatch ; laisse-le donc se remettre à son aise sur le banc ; tu vois bien qu’il est harassé et qu’il n’en peut plus. Quel brouillon tu es, en vérité ! un faiseur d’embarras ; tout à fait la feuille du bain[14] ou la mouche altérée, pas moyen de s’en défaire !

— Eh bien ! à la bonne heure ; qu’il aille s’asseoir, et moi je prendrai la goutte à sa santé, répondit Obaldouï, en se rapprochant du comptoir. C’est sur ton compte au moins, frère, » ajouta-t-il en s’adressant à l’entrepreneur.

Celui-ci fit de la tête un signe de consentement ; il alla reprendre sa place sur le banc, et tira de son bonnet un grand essuie-mains dont il s’essuya le visage.

Obaldouï lampa avidement non pas une goutte, mais bien un verre, un verre à vin, d’eau-de-vie de grain, et, selon l’habitude des ivrognes de profession, il fit claquer sa langue et prit vaporeusement un air d’impatiente délibération.

« Tu chantes bien, frère, oh ! mais, je dis bien, dit Nikolaï Ivanytch en homme qui sait le poids de ses paroles. Çà, maintenant, à toi, Iachka ; fais attention, ne faiblis pas, tiens bon. Nous verrons, nous jugerons. Tu as entendu, tu l’as reconnu toi-même, l’entrepreneur chante bien, réellement bien, ma foi.

— Il chante tlès-bien, tlès-bien[15], ajouta la femme du cabaretier.

— Bien, gha ah gha ! mugit en contenant sa voix mon voisin le moujik.

— Ah ! un tortillard-polèeka[16] ! s’écria aussitôt Obaldouï ; et, s’approchant du rustre, il le montra du doigt, fit un saut grotesque et partit d’un grand éclat de rire : polèeka, polèeka, gha, badeè, poniaï, gha[17], le tortillard ! Çà, retors, voyons, dis-nous comment tu nous es tombé ici » dit-il à ce pauvre homme, à travers les saccades du fou rire qui s’était emparé de lui.

Le malheureux moujik se troubla ; il allait se lever et sortir au plus vite, quand tout à coup, dans l’intérêt de son repos, retentit la voix d’airain du Dîkï-Bârine :

« Ah ça ! mais, qu’est-ce que c’est donc que cet animal qui ne laisse personne en paix ? cria-t-il en grinçant des dents,

— Moi, je ne lui fais rien, marmotta Obaldouï ; pourquoi le tourmenterais-je ?… c’était comme ça…

— Tais-toi ! Et toi, Iakof, commence. »

Iachka se passa la main sur la gorge et dit des mots sans suite, qui trahissaient un fort grand trouble et une excessive timidité.

« Si tu dois avoir honte, c’est de faire croire que tu as peur ; trêve de détours ; chante, et chante ; du mieux que Dieu te permettra, » dit le Dîkï-Bârine en prenant la posture d’un homme qui attend qu’on s’exécute tout de suite.

Iakof aspira de l’air en silence, regarda autour de lui et se couvrit de la main gauche tout le haut du visage. Toute l’assistance le dévorait des yeux, et plus particulièrement l’entrepreneur : celui-ci laissait percer sur ses traits, à travers l’assurance qui lui était naturelle et celle que lui donnait son triomphe de tout à l’heure, une vague inquiétude dont je ne démêlais pas bien le motif, en voyant le peu de courage de son concurrent. Il s’adossa à la paroi et se mit de nouveau les deux mains à plat sous les cuisses, mais en se tenant immobile. Lorsqu’enfin Iakof se découvrit le visage le pauvre jeune homme était pâle comme un mort ; ses yeux perçaient à peine à travers ses cils abaissés.

Le chanteur soupira, prit son haleine, émit un son. Ce premier son promettait peu, il était faible, inégal, et il me sembla ne pas venir de la poitrine : il était comme élancé de plus loin, comme apporté du dehors et jeté par hasard dans la chambre, au milieu de l’auditoire attentif ; Il produisit un singulier effet sur chacun de nous, ce son accidenté d’un faible trémolo ; nous nous regardâmes les uns les autres. Mais la femme de Nikolaï Ivanytch fit un haut-le-corps qui n’était, je suppose, qu’une manière de se préparer à ne rien perdre de la seconde partie du concert. Telle était, quant à moi, la disposition où je me sentais également.

Après l’émission de ce premier son brisé, il s’en fit entendre un second, plus ferme et plus prolongé. C’était bien encore un son frémissant, semblable à la vibration d’une corde de Naples, lorsque, ébranlée par un doigt puissant, elle résonne, pour rendre un arrière-frémissement plus doux qui s’éteint, semble s’éloigner en s’affaiblissant et finit par s’évanouir. Un troisième son s’éleva plus beau, plus plein, plus ferme, puis le chanteur s’anima, et son chant s’échauffa, s’élargit, se dessina ; il avait un caractère éminemment mélancolique ; il commençait ainsi : «  Bien des sentiers mènent à la prairie. »

Nous respirâmes tous à l’aise, la satisfaction était peinte sur toutes les figures ; la grâce et le moelleux des intonations, le fini des nuances ne laissaient rien à désirer. J’avais rarement entendu une voix d’une si exquise fraîcheur. Elle avait bien quelque chose de timide et même de légèrement saccadé, un accent maladif qui troublait au commencement ; mais ce qu’on y démélait bientôt à ne pouvoir s’y méprendre, c’était un sentiment profond, une passion vraie, où la jeunesse, la force, la douceur et une charmante insouciance semblaient se fondre et se concilier avec un chagrin poignant. L’âme russe, si ingénument bonne et chaude, résonnait et respirait dans cette voix qui allait au cœur pour y faire vibrer toutes les cordes sensibles qu’éveille la mélancolie nationale.

Le mélodie grandit, monta, déborda largement ; il devint évident que l’inspiration et son ivresse s’étaient emparées de Jacques ; il n’y avait plus en lui trace de timidité, il était livré tout entier à la volupté du chant. Sa voix ne tremblait plus malgré lui ; elle frémissait sans doute, mais de cet aimable et communicatif frisson que la passion fait passer dans les âmes et imprime à tout un auditoire ; et cette voix magistrale ne cessait de prendre de la force, de la fermeté et de l’ampleur.

Sous l’impression de ce chant, ma mémoire évoqua toute une scène du passé. Il me souvient qu’un soir, à l’heure du reflux, sur l’immense plage d’une mer qui, en se retirant, grondait et menaçait au loin, et semblait dire : « Demain je reviendrai, prends garde ; » je vis une énorme mouette blanche qui se tenait immobile sur la grève onduleuse. Elle offrait sa poitrine soyeuse aux lueurs empourprées du couchant, et de temps en temps entr’ouvrait ses longues ailes, jouant ainsi coquettement avec ces deux retraites, qui éloignaient d’elle simultanément ses deux plus grands amis, le soleil lointain et la mer profonde… Je me souvins de ce bel oiseau et de son manège en écoutant Iakof, dont le corps était immobile devant nous au milieu d’un cabaret de campagne, mais que l’inspiration mettait en face des abîmes et des plus sublimes lointains. Il chantait, ce villageois, et il avait complètement oublié et son rival et nous tous, bien qu’il fût soutenu, lui, l’habile nageur, à la surface des flots qu’il bravait, par les effluves magnétiques du vif et enthousiaste intérêt avec lequel nous le suivions de nos vœux dans ses mélodieuses évolutions.

Chaque son qui jaillissait de ses lèvres avait quelque chose de natif, de salubre pour nous, d’ample et d’ineffablement doux, comme la brise de nos steppes parcourant l’espace en tout sens et prodiguant les molles caresses de son haleine. Je sentais les larmes se former dans mou cœur, s’y agiter et monter, monter, pour se faire jour sous mes paupières.

Mon ouïe fut frappée de quelques sanglots étouffés… c’était la femme du cabaretier qui pleurait, la poitrine appuyée à l’accoudoir de la fenêtre pratiquée dans la cloison. Iakof jeta sur elle un rapide coup d’œil, et son chant n’en fut que plus sonore, plus chaud et plus ému. Nikolaï Ivanytch était pantelant sous le charme ; Morgatch avait l’œil au plafond noirâtre ; Obaldouï, attendri et stupéfié, restait bouche béante ; le paysan sanglotait bien doucement dans notre angle avec un léger balancement de tête destiné à bercer et adoucir son émotion, et sur le visage de fer du Dîkï-Bârine, sous deux longs sourcils pendants qui s’étaient soudés au milieu du front, apparaissaient deux énormes larmes prêtes à se résoudre en ruisseaux ; le rival de Jacques avait le poing énergiquement serré contre son front, et ne faisait pas le moindre mouvement…

Haletants sous le poids de ces sensations, je ne sais à quelle explosion aurait abouti cette émotion générale, arrivée à son dernier paroxysme, si Iakof n’eût tout à coup fini par un son aigu, d’une finesse, d’une hardiesse et d’une pureté extraordinaires, comme si le ciel lui eût à jamais retiré du gosier sa voix d’ange au moyen d’un fil d’or, visible à l’œil jusqu’à la hauteur des nues. Personne ne cria, personne ne bougea ; il semblait qu’on attendît vaguement, à son retour des cieux, cette voix ravie, exhalée tout à ]’heure… Mais Iakof avait rouvert les yeux : il semblait surpris de ce silence extatique ; son regard nous en demandait la cause ; il ne tarda pas à la comprendre : la victoire lui était due, elle lui fut dévolue.

« Iakof !… » dit le Dîkï-Bârine en lui posant sur l’épaule une main frissonnante d’émotion ; et il ne put proférer une syllabe de plus.

Nous étions tous comme pétrifiés par enchantement. Le rival de Jacques se leva, s’avança vers lui :

« Tu as gagné… oui… gagné, » dit-il avec un trouble pénible à voir ; et il sortit en hâte du cabaret.

Ce mouvement rapide, cette porte qu’il ouvrit et referma avec promptitude, mit fin à l’enchantement qui tenait comme paralysés les esprits et les corps ; tout le monde se mit à parler bruyamment et joyeusement. Obaldouï fit un saut de trois pieds de hauteur, balbutia quelques mots, fit mouliner ses grands bras comme les ailes d’un moulin à vent ; Morgatch approcha en boitant du virtuose et lui donna des baisers ; Nikolaï Ivanytch se détacha de sa cloison et déclara solennellement qu’il ajoutait un second litre gratis à celui de l’enjeu conquis par Iachka ; le Dîkï-Bârine rit d’un bon franc rire que je ne m’attendais pas à rencontrer sur son visage ; le paysan se rencogna dans la pénombre de l’angle et s’essuya de ses deux manches les joues, les yeux, le nez et la barbe, en murmurant : « Ah ! bien, bien, pardieu, que c’est bien ! que je ne sois qu’un fils de chien si on trouve que ce n’est pas bien ! » Et la femme de Nikolaï Ivanytch, se sentant rouge d’émotion, se leva et disparut. Jacques jouissait comme un enfant de sa victoire, que je permets à d’autres d’appeler vulgaire, mais qui ne l’est point à mes yeux. Sa physionomie était transfigurée ; ses regards surtout réfléchissaient un haut degré de bonheur. On le prit sous les bras et à la taille, pour l’amener devant le comptoir. J’aimai à le voir appeler près de lui le paysan en guenilles et en larmes, et dépêcher à son concurrent le jeune fils du cabaretier, qui ne put malheureusement le retrouver nulle part… Et on commença de trinquer. Obaldouï, toujours importun, voulut sur l’heure obtenir de Jacques la promesse de chanter encore, de chanter jusqu’à la nuit.

Je regardai encore une fois avec une grande attention le triomphateur, et je sortis. J’aurais craint, en demeurant là, de gâter des impressions que je tiens à conserver dans leur pureté, et dont j’avoue n’avoir pu donner ici qu’une bien imparfaite et misérable idée.

La chaleur au dehors était restée insupportable ; elle demeurait suspendue à la surface de la terre incandescente, en une couche lourde, épaisse, étouffante. L’œil croyait voir, sous la voûte azur foncé du ciel, tournoyer des myriades de petites flammes à travers une région de poussière très-fine et presque noire. Le silence était universel dans l’air imprégné d’on ne sait quoi de désespéré, d’oppressé, au milieu de ce profond silence de la nature, dont toutes les forces vitales étaient paralysées. Je me hissai dans le grenier à foin, où je m’étendis voluptueusement sur une herbe fauchée et rentrée à peine, et déjà à peu près desséchée. Je ne me rends aucun compte des heures écoulées pendant que je rêvai là, toujours entendant, dans l’ébranlement de mon imagination, les ravissantes mélodies de Iakof… À la fin, la chaleur et la fatigue prirent le dessus, et je fus saisi d’un sommeil de mort.

Quand je me réveillai, il faisait nuit ; le foin exhalait une odeur enivrante ; à travers les minces perches d’un toit à moitié découvert, je voyais briller de pâles étoiles ; je sortis. Je me tournai vers l’occident ; il était clos ; mais, dans l’air qui avait été embrasé pendant quinze heures entières, la chaleur se faisait sentir malgré le frais de la nuit, et la poitrine desséchée soupirait après un peu de vent et après l’apparition de quelques nuages. Mais le ciel, quoique obscur, était partout pur et profond, et les étoiles ne s’y révélaient qu’en scintillant à des intervalles prolongés.

Dans le village endormi, on apercevait çà et là quelques petits feux rougeâtres ; seul le cabaret tranchait sur ce fond noir par les lumières d’un brillant éclairage de fête, et il en jaillissait comme un chaos harmonique de voix mêlées et confuses où dominait, à ce qu’il me sembla, la voix de Iakof lui-même. Un rire désordonné faisait de temps en temps explosion. J’approchai de l’une des fenêtres, et, collant mon front contre le verre, je parvins à voir un tableau peu gai sans doute, mais du moins vif et bigarré.

Tous là dedans étaient ivres ; tous, à commencer par Iakof, qui, la poitrine débraillée, était assis sur le fond d’un tonneau. Il chantait d’une voix entrecoupée de hoquets une folle chanson, une ronde de village, et frôlait paresseusement les cordes d’une guitare. Ses cheveux mouillés pendaient en mèches flasques le long de ses joues blafardes.

Au beau milieu du cabaret, Obaldouï, entièrement dévergondé et en chemise, dansait en faisant des zigzags, des écartements de jambes, des sauts et des chutes vertigineuses, ayant pour vis-à-vis, pour la partie du grave et du gracieux, le gros paysan à la souquenille en pendeloques. Celui-ci, son tour venu d’exécuter quelque passe, piétinait et tortillait de son mieux ses jambes affaiblies : il souriait stupidement, d’un sourire de crétin, qui perçait à travers les révoltes de sa barbe surabondante, et sa main, à défaut de sa voix, semblait dire, en se déjetant à la hauteur de l’épaule, les quelques paroles qui se prononcent dans cette danse d’ivrognes d’une gaieté désespérée. Il ne se pouvait rien imaginer de plus grotesque que ce visage grimaçant d’efforts pour hausser ses sourcils pendant que ceux-ci refusaient tout service et persistaient à couvrir des yeux qui voulaient, à toute force, se faire tendres et doux. Le rustre était dans cet état de l’homme ivre qu’on secoue en vain, et dont chaque passant dit : « En voilà un qui en tient joliment. » Morgatch, rouge comme une écrevisse et les narines toutes grandes ouvertes, souriait malignement du banc où il s’était établi près de la fenêtre. Le seul Nicolas Ivanovitch avait, comme il convient à tout digne cabaretier, conservé parfaitement toute sa tête. Il y avait là une quantité de visages nouveaux : je m’obstinais à chercher du regard le Dîkï-Bârine ; j’y perdais mon temps, il n’y était plus.

Je résolus de descendre la colline sur laquelle s’élève Kolotofka. Dans la vallée s’étend une large plaine que couvrait l’épais et sombre brouillard du soir ; cette plaine, ainsi cachée à la surface, paraissait dix fois plus étendue qu’elle ne l’était réellement, et semblait se confondre avec le ciel, dont ce brouillard épaississait encore l’obscurité. Je descendais à grands pas en suivant le chemin qui côtoie le ravin, quand tout à coup, au loin, dans la vallée, retentit la voix sonore d’un jeune garçon, d’un enfant.

« Antrôpka ! Antrôpka ! a a a !… criait-il avec un désespoir plein de larmes et d’obstination, en traînant longtemps, longtemps et comme par secousses, la dernière voyelle. Il gardait le silence quelques instants, et de nouveau se reprenait à crier de la même manière. Sa voix, ébranlant cet air endormi et immobile, empruntait de l’heure et de la disposition des lieux une portée immense. Trente fois au moins il vociféra le nom d’Antrôpka, et tout à coup, de l’extrémité opposée d’un terrain vague, accidenté de broussailles, arriva à mon oreille comme de l’autre monde, très-affaiblie par la distance, cette question : « Quoi ? »

La voix de l’enfant, animée d’une joie pleine de malignité, répondit : « Viens ici, démon, viens, méchant diable !

— Pourquoi ça, a a a ? répondit l’autre voix après avoir laissé passer deux minutes.

— Viens, que la tante te fouette, on t’attend ! » se hâta de crier l’enfant.

La voix lointaine ne répondit plus, et l’enfant recommença à appeler Antrôpka. Ses cris, de cinq en cinq minutes plus rares et plus faibles, arrivaient encore a mon oreille, qu’il faisait déjà entièrement sombre ; et je tournai enfin l’angle du bois qui entoure mon village, situé à quatre verstes de Kolotofka…

« Antrôpka ! a a a !… » Cet appel retentissait encore lointainement dans une atmosphère envahie par tout ce que les ténèbres nocturnes offrent de plus noir et de plus épais.




XVIII.


Karataëf ou la maîtresse esclave.


Il y a cinq ans, en automne, sur la route de Moscou à Toula, je dus une fois rester un jour entier au relais faute de chevaux. Je revenais de la chasse et j'avais eu l’imprudence de renvoyer ma troïka. L’inspecteur du relais, homme vieux,

  1. Qui tond, qui rase, mot formé du verbe strytch.
  2. Au petit cabaret (kabatchok) de refuge.
  3. Les bourianes sont de hautes herbes des steppes du sud de la Russie.
  4. Prostota (la simplicité), boroda (la barbe), etc., etc., etc. Outre les sobriquets personnels qui sont donnés et qui restent à chacun en Russie, il s’en donne d’occasion comme ici. Morgatch, clignot ou clignoteur était le sobriquet persistant du petit bossu.
  5. Ou chambre blanche, c’est-à-dire claire.
  6. Cette appellation s’expliquera d’elle-même plus loin.
  7. Une osmouha, huitième partie d’un vedro, et à peu près un litre.
  8. Ce sobriquet ne peut venir que du verbe boltat, oboltat, qui signifie à la fois bavarder, jacasser, et remuer, s’agiter.
  9. Du verbe morgat, clignoter.
  10. Si ce qu’on appelle le voisinage dans l’occident est de un à dix kilomètres, comptez qu’en Russie, dès qu’il s’agit d’aller chercher un peu de plaisir, le voisinage est de cinq à cent cinquante verstes.
  11. Luron, fameux gaillard, dégourdi, brave garçon. Le mot de molodetz jouit d’une grande faveur et revient à tout propos dans le langage parlé : il entre aussi dans une foule de dictons russes :

    Gaillard (molodetz) comme un concombre salé !
    Tout vrai molodetz n’a de pareil que lui-même.

  12. Il est incroyable en combien d’occasions crachent les Russes du bas peuple : ils crachent dans l’enthousiasme, dans l’admiration, dans la peur, dans la joie, dans le mépris. C’est l’effet d’une vieille et tenace superstition : il parait qu’en crachant on rejette hors de soi le diable toujours prêt à profiter de la distraction d’un pauvre homme pour lui entrer par la gorge.
  13. Les gens qui hantent les cabarets se donnent souvent des noms et des qualifications de femme.
  14. Dans les étuves russes, pour exciter une transpiration abondante sous une chaleur de 30 à 45º Réaumur, on se frappe d’une touffe de branches fines et souples de bouleau garnies de leurs feuilles ; celles de ces feuilles qui se collent sur la peau résistent souvent aux douches redoutables, aux seaux d’eau chaude qu’on se verse en abondance sur la tête pour inonder tout le corps.
  15. Bien des Russes du commun gardent toute leur vie l’habitude de substituer au milieu des mots des lettres douces à des lettres rudes, par exemple à r, à cl et à ct, les lettres l, ll, tt, chalnière pour charnière, dilettor pour director, colidor pour corridor ; car tous ces mots ont passé dans le russe. Quelques-uns parlent ainsi tout à fait comme les petits enfants, et cela contraste bizarrement avec leur barbe touffue et leur grosse panse.
  16. On appelle Polèeki (riverains de forêts) les habitants de la lisière méridionale d’une longue zone de forêts qui commence sur la limite commune des districts de Bolkhof et de Jizdrinsk. Ils se distinguent par beaucoup de particularités dans leur genre de vie, leurs mœurs et leur Langage. On les appelle tortillards, retors, zavorotni, à cause de leur caractère soupçonneux et avare.
  17. Les polèeki emploient presque à chaque mot les exclamations gha ! et badeè ! qui n’ont aucun sens ; ils abrégent beaucoup de mots ; ils disent poniaï pour pogoniaï (cours après), etc., etc.