Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T1-09

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Auguste Brancart (I et IIp. 115-132).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre

CHAPITRE IX

LA PREMIÈRE INFIDÉLITÉ.





D élicieuse coupe des premiers plaisirs, je viens de vous épuiser en entier. Amour, tu m’as ouvert l’entrée de ce temple voluptueux où il est si doux de t’adorer ; j’ai, dans les bras de ma jeune amante, connu ce charme dont la durée plus prolongée ne nous laisserait rien à envier aux divinités immortelles ; et toi, mon Euphrosine, parée de tes grâces, de ta tendresse, tu n’as point encore retrouvé l’usage de tes sens : ton œil roule encore, ta bouche enflammée presse encore la mienne, ton sein s’agite, et tout ton être enivré de mes ardentes caresses veut de nouveau s’unir au mien. Je retrouve une énergie que m’avait enlevée l’excès du bonheur ; tes attraits, ton naïf emportement, mes désirs renaissant sans cesse, tout se réunit pour me prêter de nouvelles forces ; une chaleur dévorante circule dans mes veines, elle m’élève au-dessus de mon âge, je me précipite de nouveau dans cette étroite carrière, le sang ne coule plus, mais des flots d’une liqueur embrasée s’échappent, nous ne voyons rien, le plaisir porté à son comble nous ôte tout autre sentiment, et sept fois, sur l’autel de la nature, l’amour impétueux consomma ses adorables sacrifices.

Cependant, moins égarés, nous retrouvons notre raison perdue, ce long éblouissement se dissipe, et par degré levant nos yeux appesantis, nous revenons à la vie pour mieux nous aimer. Oui, je la vois encore cette douce Euphrosine, elle ne connaît pas l’étendue de son sacrifice, elle ne cache point sous de feintes larmes le délire qu’elle éprouve.

— Ô Philippe ! me dit-elle, qu’avons-nous fait ? Quel pouvoir surnaturel vient d’ajouter au bonheur que j’avais de t’aimer ; cher et tendre ami, dans quelles délices ne m’as-tu pas plongée ? Non, jamais il ne disparaîtra de ma mémoire, ce jour heureux qui fait le commencement de ma nouvelle existence ; viens rassurer mon cœur, viens me jurer encore une tendresse éternelle.

J’allais essayer de nouveau le serment le plus énergique, lorsque j’entends mon nom retentir ; je ne perds point de temps, je passe le vêtement indispensable, je revêts ma petite lévite, j’embrasse mon Euphrosine à la bouche, et loin de là. Puis, avec un air de sagesse, je cours vers l’ennuyeux crieur : c’était le valet de chambre de mon oncle.

M. Philippe, M. Philippe ! criait à s’égosiller le maudit braillard.

PHILIPPE.

Eh bien ! qu’est-ce ? lui dis-je, on y va, vous hurlez comme si le feu était à la maison.

LE VALET.

C’est que madame votre mère vous demande.

PHILIPPE.

Que veut-elle ?

LE VALET.

Elle est chez monsieur votre oncle : on vous croyait dans le boudoir, quand je ne vous y ai point trouvé, j’ai crié pour me faire entendre.

PHILIPPE.

Eh ! bourreau ! je ne t’ai que trop entendu. Je vais cependant vers la chambre de mon oncle.

MADAME D’ORANSAI.

Comme te voilà fait, mon ami !

MON ONCLE.

On dirait qu’il vient du combat.

PHILIPPE.

Il fait si chaud, j’avais quitté ma lévite, et je jouais à la corde sur la terrasse voisine.

MADAME D’ORANSAI.

Il faut que sur-le-champ tu me suives.

PHILIPPE.

Vous m’emmenez ?

MADAME D’ORANSAI.

Ton oncle est en état de sortir ; tu devais le quitter demain, je t’enlève aujourd’hui.

Philippe, à part.

Ô ! mon Euphrosine !

MON ONCLE.

Il faut rendre justice à Philippe : on ne peut pas mener une conduite plus exemplaire.

PHILIPPE.

Auprès de vous, mon oncle, peut-on ne pas vous imiter ?

MADAME D’ORANSAI.

Aimable enfant.

MON ONCLE.

Studieux, s’occupant toujours, remuant mes livres de tactique.

PHILIPPE.

Je voulais apprendre comment il fallait faire pour prendre une place.

MADAME D’ORANSAI, avec intention.

Cette lecture pourra t’être utile.

MON ONCLE.

Comment t’y prendrais-tu ? Voyons.

PHILIPPE, malicieusement.

D’abord on entoure le fort, on s’y ménage des intelligences, on tente l’escalade, on brise les portes, on monte sur les tours, et pour signe de victoire on arbore son pavillon.

MON ONCLE.

À merveille.

MADAME D’ORANSAI.

Il commence à se faire tard ; grâce à messieurs les frères et amis, les rues ne sont pas sûres, il faut partir.

PHILIPPE.

Je te suis, maman. Bonsoir, mon oncle.

MON ONCLE.

Tu partirais sans aller faire une visite d’adieux à madame de Closange ?

PHILIPPE.

J’y cours, mon oncle. Et voilà que je me mets à courir, que je franchis les degrés pour arriver plus vite, que je sonne, que la porte s’ouvre, qu’Euphrosine vient me recevoir, que je souffle la bougie qu’elle tient, que j’embrasse mon amie, qu’elle me le rend de nouveau, que nous renouvelons nos serments, que je lui jure fidélité éternelle, que j’allais lui… quand la voix maternelle se fait entendre ; me voilà donnant le bras à maman. Les yeux étincelants, les sens rallumés, le cœur gonflé de désirs, nous cheminions assez lentement, lorsqu’arrivés devant la porte de l’hôtel d’une des intimes amies de ma mère, qui logeait à deux pas de notre demeure, il prend fantaisie à madame d’Oransai de s’y arrêter quelques moments. À la proposition de ma très honorée mère, je me récriai, lui demandant en grâce de me permettre de revenir seul au logis ; maman ne voulant point me contraindre y consentit sans peine : je la laissai donc, et sans avoir une pensée bien arrêtée, je me pressai de me rendre à notre logement.

Le lecteur a oublié peut-être une certaine Fanchette qui, la première parlant à mes sens, me fit connaître ce que je pouvais faire. Eh bien, dois-je l’avouer, quoique j’en rougisse encore, je ne l’avais pas oubliée, je venais de quitter Euphrosine ; n’importe, mon caractère m’emportait, et déjà cette légèreté fatale qui, pendant longtemps, en a fait le premier mobile, m’entraînait vers de nouvelles amours. Je heurte, le portier m’ouvre ; je m’élance et monte brusquement à la chambre de la jolie soubrette. Que faisait-elle alors ? Occupée des préparatifs de sa toilette, elle essayait une fraîche robe d’indienne, dont elle voulait faire sa parure dans le bal où elle allait passer la soirée ; ses cheveux roulés avec art, tombaient à tire-bouchons sur son visage toujours décoloré, son sein était nu ; ce fut sur ces entrefaites que je parus : — Eh ! bonjour, ma belle Fanchette, lui dis-je en sautant à son cou ; que je suis aise de te revoir !

FANCHETTE.

Ah ! monsieur Philippe, vous voilà donc ?

PHILIPPE.

Je t’assure qu’il me tardait bien de te revoir (j’en avais menti, ou ce désir n’était né que d’une heure.)

FANCHETTE.

Comme vous m’embrassez ! je croyais que depuis longtemps vous n’en aviez plus envie ?

PHILIPPE.

Pour te punir de cette pensée, il faut que je baise ceci, puis cela, encore cela, et voilà que du front je passais à la bouche, de la bouche au menton, du menton sur deux mobiles éminences, de là… Ma foi, j’étais bien caressant. Émerveillée de cette nouveauté, Fanchette me laisse agir ; mais comme je marchais sur sa robe, elle se recule, elle fait un faux pas, tombe, où ?… sur le parquet ; et voilà que sans y prendre garde je tombe auprès… non, sur elle ; et comme nous voulons voir si la robe n’est pas déchirée, je la relève malgré l’obscurité profonde, car en croulant nous avions entraîné la lumière. La robe relevée : — Ah ! disait Fanchette, arrête… mon ange… monsieur, que faites-vous… quel plaisir… plus bas… ah !… ah !… Et je gagnais du chemin, et… j’étais parjure, et mon huitième sacrifice de la journée s’accomplissait ; mais je réfléchissais que je ne saurais où trouver le neuvième, si, comme je n’en doutais pas, Fanchette était aussi curieuse qu’Euphrosine. Déjà je ne faisais qu’une triste figure, déjà la main de Fanchette cherchait à ranimer mon honneur éteint, lorsqu’un bruit de pas parvient à mon oreille. Redoutant que ce ne fût madame d’Oransai, qui eût trouvé mauvais que je jouasse à la boule sur un parquet, avec sa femme de chambre, je ne savais que devenir ; une prompte réflexion me fit glisser sous le lit, et je le fis si lestement, que Fanchette me crut sorti par une porte dérobée. Se levant aussi avec vitesse. — Qui est là, demanda-t-elle ?

— C’est moi.

— Qui moi ?

— Georges, qui vient vous chercher pour vous conduire au bal.

Le lecteur saura que M. Georges passait dans mon esprit pour le cousin de Fanchette. Ce Georges, assez bel homme, grand, bien fait, aux larges épaules, aux noirs sourcils, ne me plaisait pas du tout. — Que diable faisiez-vous sans lumière, disait-il ?

— Je viens de l’éteindre.

— Vous êtes seule ?

— Oui, lui dit Fanchette, trompée sur mon évasion.

— Puisque cela est ainsi, je vais t’aider à chercher ta bougie.

Surpris de ce tutoyement imprévu, je commençai à former quelques soupçons ; ils furent réalisés lorsque le drôle dit à Fanchette : La voilà, prends-la donc. Et Fanchette la prit ; mais au demi-cri qui lui échappa, je devinai le genre de bougie qui lui fut remise. Le lit sous lequel j’étais caché était près ; Fanchette s’en approcha, et s’asseyant dessus, tendit le chandelier à Georges, qui y plaça la chandelle d’une manière expéditive.

Transporté de colère, je ne me possède plus ; me voir insulter en ma présence, l’injure était sanglante ; je ne voyais point là-dedans une juste punition de mon propre parjure : je m’approche du bord du lit, et avançant mes deux mains je pince en même temps et Georges et Fanchette ; la douleur leur arrache un cri commun. Georges, vaillant champion dans les combats de l’amour, mais d’ailleurs poltron s’il en fût, se relève ; Fanchette qui, sur-le-champ, devine la vérité, le repousse, et s’écrie au secours, espérant me tromper. Georges, interdit, ne savait à quoi se résoudre, lorsque d’une voix sépulcrale, je lui crie : Malheureux tu vas mourir ! À ces formidables paroles mon faquin s’échappe. Fanchette, partagée entre la crainte de ma colère et l’envie de rire, se rejette sur le lit, et moi me glissant avec précaution, je sors de ma cache et de la chambre, avant que l’audacieuse soubrette ait eu le temps de se justifier. Mon amour-propre, blessé au dernier point, me donna des ailes ; je sortis de la maison, et fus rejoindre maman.

— Ô ! vous qui me lirez, avez-vous été, comme moi, la dupe d’une de vos maîtresses ? Croyez que ma vanité eût moins souffert si Euphrosine m’eût trompé ; mais se voir trahir à sa barbe, par une femme de chambre, et se voir sacrifier sur-le-champ, à qui ? à un domestique, il y en avait pour mourir de confusion et de colère. Je me promettais de ne plus voir Fanchette, et le cœur gonflé de dépit, j’entrai dans le salon, la tête basse, contre mon ordinaire.

Madame de Sancerre, qui depuis quelque temps ne m’avait point vu, me témoigna son plaisir de me trouver chez elle. Je répondis assez gauchement aux amitiés qu’elle voulait bien me faire : car j’entendais dire autour de moi : Comme il a grandi ! c’est un joli garçon, il a l’air d’un homme ; et je trouvais fort mauvais qu’on crût que je n’avais que l’air. Pourtant, après un demi-quart d’heure de bouderie, je levai les yeux, et d’une manière distraite, les portai à droite et à gauche. Dans ce moment je fus frappé d’apercevoir, non loin de moi, une jeune demoiselle que je ne connaissais pas ; au premier abord, sa figure ne m’étonna point, je m’approchai doucement de maman et lui demandai le nom de cette inconnue. Six ans, me répondit-elle, ont donc apporté de grands changements en elle, puisque tu ne retrouves point les traits de ta cousine Honorée de Barene. À ces mots, honteux de mon peu de mémoire, je courus vers Honorée, et d’un air joyeux je lui demandai pardon de ma négligence à lui rendre mes devoirs. Honorée se leva avec politesse, me regardant avec des yeux d’où les larmes paraissaient prêtes à s’échapper, me remercia, et puis se rassit en silence. La riche taille de ma cousine m’avait charmé, son ton mélancolique vint encore ajouter à cette première impression ; et n’osant lui parler, car je m’aperçus qu’elle ne voulait point porter ses regards sur moi, je fus m’asseoir à l’autre bout du salon, et là je m’enivrai du plaisir de la contempler. Telle était Junon, telle était Honorée : même fierté, même dignité dans l’œil et dans le port ; sa figure ovale et majestueuse commandait le respect en inspirant l’amour. Auprès d’elle disparaissait ma légèreté naturelle. Honorée prit sur moi un ascendant que rien n’a jamais pu détruire. Tout en elle me séduisait : ses yeux parés de deux sourcils dont l’ébène faisait ressortir la blancheur de son teint, de ses yeux partaient la flamme et l’enthousiasme ; sa bouche, légèrement relevée donnait à Honorée une figure grave, malgré qu’elle éclatât de toutes les grâces de la jeunesse. Mais que ses attraits étaient encore loin de ses qualités morales ! Honorée, née exactement le même jour que moi, avait laissé son âge bien loin d’elle. Ferme, courageuse, elle savait allier la prudence au courage, l’héroïsme à la bonté ; ne dédaignant pas les soins du ménage, elle les réunissait aux occupations les plus étrangères à son sexe ; élevée au milieu des orages de la révolution et parmi les rangs des braves Vendéennes, son âme exaltée ne soupirait qu’après le rétablissement de la monarchie. Sa mère, victime du régime de la terreur, était tombée sous la hache meurtrière. Sœur de mon père, elle avait éprouvé le même sort. Le désir de délivrer son père, qui lui restait, et qu’on faisait languir dans les prisons nantaises, avait seul pu arracher Honorée à ses occupations belliqueuses : vêtue en amazone, suivant partout le commandeur de Barene, son oncle, elle partageait les dangers ainsi que les victoires de l’armée royale. En apprenant la nouvelle de l’arrestation de son père, elle avait tout quitté ; et depuis quelques heures, arrivée dans Nantes, elle attendait, chez madame de Sancerre, l’arrivée de maman, pour lui demander un asile. Plus je regardais ma cousine, plus je sentais l’amour naître dans mon cœur. Ce n’était point ce désir que m’avaient inspiré dans mon bas âge ces jeunes beautés dont j’ai tracé les portraits ; ce n’était pas non plus ce sentiment impétueux qui, auprès d’Euphrosine, me porta aux plus ardentes entreprises. Non, la seule vue d’Honorée me suffisait, ma pensée ne se portait qu’à la chérir, et je ne pouvais imaginer que je fusse jamais capable d’oser lui déclarer mon amour. Pauvre Euphrosine ! te voilà donc oubliée. À peine quelques heures se sont écoulées depuis l’instant heureux, et déjà j’ai volé dans les bras d’une autre, et déjà je t’ai donné la plus dangereuse des rivales. Mais, que dis-je ! non, je n’ai point cessé de te chérir ; tes charmes enfantins me plaisent encore ! j’aime à me reposer sur le souvenir de nos caresses ; il me tarde de voir se lever le jour de demain pour revoler près de toi, pour respirer encore la vie sur ta bouche charmante. Oui, mon Euphrosine j’admire Honorée ; mais je ne chéris que toi : elle me subjugue, et tu me transportes ; douce et naïve amante, repose-toi dans la couche que j’ai partagée ! que la troupe folâtre des songes te rappelle nos délicieux combats ! puisses-tu les désirer encore, et puissé-je demain te porter un amour raffermi contre mon humeur légère. Euphrosine ! je t’adore !… Mais que dit-on là bas ? Quoi ! Honorée va nous suivre ? elle reposera sous le même toit ? y pensez-vous, ma mère ? Honorée, tu vas occuper la chambre voisine de la mienne. Eh ! que m’importe ; le seul regard de ma cousine ne suffit-il pas pour m’interdire toute coupable pensée ? Hélas ! devant Honorée je ne saurai que soupirer et me taire.

— Prends le bras de Philippe, ma chère enfant, dit madame d’Oransai à ma cousine. Honorée, sans rien dire, obéit ; et mon pauvre cœur se met à battre la campagne. Nous entrons dans notre demeure, et mademoiselle Fanchette paraît pour nous éclairer, tenant le fatal flambeau dont l’aspect me rappelle le plus désagréable souvenir.

Fanchette n’avait point songé à aller au bal, elle était rouge de honte, et n’osait lever les yeux sur moi. Cette contenance me plut, je fus moins courroucé, et au moment où la friponne leva sa charmante figure, pour contempler la nouvelle venue, je crus que le pardon ne tarderait pas à revenir dans mon âme ; cependant, pour ne point montrer ma faiblesse, j’affecte un visage sévère ; et feignant de ne m’occuper que de la belle Honorée, j’apprends par ma conduite à Fanchette, que je n’ai pas été longtemps à lui donner une concurrente redoutable. Toujours silencieuse, Honorée, quand nous fûmes à souper, continuait à ne point me regarder ; cette obstination frappe maman : — Est-ce que Philippe t’aurait déplu ? dit-elle à Honorée. — Ah ! ma tante, répondit celle-ci, pouvez-vous le croire ? mais il ressemble si fort à ma malheureuse mère ! Elle dit, ses larmes suspendues s’échappent, et l’infortunée me représente le plus beau tableau de la piété filiale ; nous cherchons à consoler Honorée. „La consolation, s’écria-t-elle, ne sera que dans la vengeance ; périssent les auteurs du crime que je déplore !” Elle ne pleurait plus, l’indignation héroïque, l’amour pour sa famille, animaient toute sa personne ; elle se précipite à genoux, et élevant ses mains vers l’Éternel, elle récite une fervente prière, que le ciel ne put se refuser à exaucer. Cette action me surprit, mais mon cœur, qu’une étincelle devait enflammer, me criait à haute, voix qu’il fallait venger Honorée, et qu’alors peut-être…


Il était temps de se séparer ; madame d’Oransai conduisit la belle affligée dans la chambre qu’on lui avait préparée, et lui promit que le lendemain elle s’occuperait de lui faciliter les moyens de voir son père.

— Ma cousine, lui dis-je, je connais un peu l’un des fils d’un des municipaux ; avec le jour je me lèverai, et je compte assez sur son amitié pour espérer qu’il appuyera notre demande.

La vivacité que je mis dans ces peu de mots, toucha Honorée ; elle me remercia affectueusement. Comme elle avait besoin de repos, nous nous retirâmes ; et moi, agité et fatigué des diverses aventures de la journée, je me retirai dans ma chambre, croyant y trouver le sommeil, qui m’était immensément nécessaire.

J’étais déshabillé, ma lumière allait s’éteindre, lorsqu’on vient heurter à la porte de mon appartement — Que veut-on ? demandai-je d’un ton impatient. Une voix flûtée, et fort de ma connaissance, me répond : Madame votre mère vous demande sur-le-champ. Je ne fais point réflexion que je suis en chemise, j’ouvre, et je vois… mademoiselle Fanchette nue, absolument nue des pieds jusqu’à la tête, qui entre brusquement, ferme la porte, et se jette sur moi. La vélocité de cette attaque m’ôta d’abord la réflexion ; mais avec un effort qui me parut digne de l’héroïsme de ma cousine, je me dégageai, et d’un ton assez sec, je demandai à Fanchette quelle était son intention. — Vous ne m’aimez plus me dit-elle, en pleurant. — Arrêtez, lui dis-je, je ne vous ai jamais aimée, vous m’avez inspiré des désirs, ils ont été satisfaits, et me voilà tranquille. Je disais ainsi, mais un démenti formel était donné à mon discours, par ma chemise, qui s’avançait en bosse, environ huit pouces en avant de mon corps ; Fanchette qui le voyait aussi bien que moi, loin de se fâcher de la dureté de ma réponse, me réplique : — Je vois bien d’où vôtre colère a pris naissance, vous m’en voulez parce que Georges… — Le diable emporte Georges, lui dis-je avec énergie. — Ah ! monsieur Philippe, si vous saviez combien il est dangereux de le refuser, il m’a avant-hier menacée de vous dénoncer vous et votre mère, si je…

Cette idée que Fanchette n’avait cédé que par générosité, les désirs que ses charmes rallumaient dans mes sens, tout me jeta dans un délire inexprimable, l’honneur s’envola, je saisis la voluptueuse soubrette. Le flambeau est éteint, j’attire Fanchette vers ma couche, je palpe ses formes gracieuses, je partage son égarement, mon âge fournit de nouveaux aliments à ma fougue inconcevable. Oh ! combien l’ardente Fanchette se félicita d’avoir su vaincre ma résistance ! que de baisers, que de mouvements rapides, excitatifs ! tout son corps, tout le mien, reçurent les hommages les plus multipliés et les plus incendiaires ; quel plaisir n’éprouvait-elle pas, ma main embrasée, à parcourir les frais trésors qu’on lui abandonnait ! Quelle nuit ! qu’il termina bien, ce beau jour ! Je n’étais plus à moi, je ne vivais plus que pour jouir, et sur le sein palpitant de ma compagne, je jurai que ma vie entière serait consacrée à l’amour, que je le chercherais partout. Je disais, et j’étais infatigable ; enfin, le sommeil triompha de mon acharnement ; je succombai sous les treize lauriers de la journée ; et après un baiser pris et rendu, je laissai aux songes le soin de me plonger dans de nouvelles extases.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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