Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans/T1-10

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Auguste Brancart (I et IIp. 133-147).

Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre
Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, bandeau de début de chapitre

CHAPITRE X.

QUI MET EN SCÈNE DE NOUVEAUX ACTEURS.





J ’ai fait serment de tout dire, et cette promesse a seule pu me faire rapporter la première action dont j’aie eu à rougir. Oui, j’eus tort ; mais à quatorze ans se commande-t-on toujours ? et dans cet âge de flamme la tête ne l’emporte-t-elle pas sur le cœur ? Il était grand jour quand je me réveillai ; ma première pensée fut la promesse que j’avais faite à ma cousine, la seconde appartint à Euphrosine, la troisième… Mais Fanchette m’avait quitté, elle n’avait pas attendu mon réveil pour revenir auprès de ma mère ; ainsi, ne trouvant plus à qui parler, je me levai lestement pour aller trouver mon camarade d’étude le bon Saint-Claire. Il était encore couché lorsque j’arrivai chez lui ; je fus droit à sa chambre, et usant du privilège que donnait l’amitié, je le réveille sans façon et lui explique, après l’avoir embrassé le sujet de ma visite intéressée. Au nom de ma cousine, au portrait que je lui en trace, mon galant écolier m’assure qu’il est tout à moi, que de ce pas il va trouver son père, et il m’invite à le suivre dans une chambre richement meublée. Le citoyen municipal se faisait habiller par un gros vilain domestique qui tutoyait son maître à faire frémir.

— C’est toi, citoyen d’Oransai, me dit l’officier public ! que veux-tu, mon enfant ?

Cette républicaine interrogation n’était nullement du goût de mon jeune orgueil, mais ce n’était pas le moment de marquer mon peu d’amour pour les coutumes révolutionnaires ; me contentant de saluer silencieusement le ci-devant épicier parvenu, je laissai à Saint-Clair le soin de répondre à son père. À peine avait-il achevé son discours, qu’une voix aigre que j’entends, s’écrie : — Ça ne se peut pas ; il vous sied bien, morveux, de vous intéresser pour un suspect !

Surpris, je me retourne, et j’aperçois un long, gros et noir individu, paraissant âgé de vingt-deux ans, porteur de la plus exécrable physionomie jacobine ; les cheveux gras et courts, chargés d’un rouge bonnet, et vêtu d’un très sale uniforme bleu : moi, qui ne connaissais point ce disgracieux coquin :

— Et pourquoi cela ne se peut-il pas ? lui dis-je d’un ton de mauvaise humeur remarquable.

— Parce que nous ne devons pas avoir pitié des aristocrates.

— Puissent-ils vous le rendre quelque jour ! lui répondis-je avec plus de véhémence.

— Vous l’entendez, mon père, s’écria Saint-Clair l’aîné, qui se fit alors reconnaître ; voilà comme ils sont tous, ils ne vivent que dans l’espoir d’une contre-révolution.

M. Saint-Clair, moins jacobin que beaucoup de ses confrères, imposa silence à son fils ; puis se retournant vers moi : — Citoyen, je vous accorde la permission que vous me demandez, mais sous la condition que l’entrevue de la citoyenne Barene, avec son père, aura lieu en présence d’un député de la municipalité.

Il valait mieux cela que rien, et déjà je remerciais le municipal, lorsqu’après avoir signé l’ordre du permis, il vit son fils aîné venir à lui, et lui demander d’être nommé pour assister à la visite que ma cousine devait faire. À cette demande un mouvement inconnu s’éleva dans mon âme ; depuis, je l’ai pris pour un présage. Le citoyen Saint-Clair approuva son fils, et moi, sans espoir d’obtenir un autre témoin, je revins vers mon Honorée. Suivi de maman, elle se préparait à sortir pour faire des démarches tendantes au même but ; que sa joie fut grande quand je lui apportai la bienheureuse permission ! elle ne put s’empêcher de me serrer dans ses bras. Eh ! quelle plus douce récompense eût-elle pu m’accorder ?

Comme le papier du municipal ne portait que mon nom et celui d’Honorée, maman ne put point nous suivre ; elle confia ma cousine à mes soins ; et rentrant chez elle, elle fut s’occuper du projet qu’elle machinait depuis longtemps. Je ne crus pas nécessaire de prévenir Honorée que son entrevue aurait un témoin. Nous arrivâmes à la porte de la prison ; après une heure d’attente on nous appelle, nous entrons à notre tour, et le geôlier, après avoir vérifié notre permis, va nous conduire lorsque Saint-Clair, l’aîné, paraît devant nous. À sa vue, je vois Honorée tout à coup pâlir et rougir ; puis, sa contenance se rassure, et la fierté la plus dédaigneuse s’empreint dans son imposant regard. Saint-Clair, de son côté, avait reculé de deux pas. — Quoi ! dit-il malgré lui, est-ce là mademoiselle de Barene ? Je ne pus douter que ces deux personnages ne se connussent déjà.

— Oui, citoyen, lui répond Honorée, vous savez quel est mon nom.

Elle dit, le geôlier marche, nous le suivons ; Saint-Clair s’avance ; et ma cousine me serre fortement avec son bras ; je ne sais que penser, nous descendons un étroit escalier, nous traversons de longs couloirs ; partout étaient de fortes portes de fer, partout nous entendions les gémissements des malheureux détenus. Enfin une barrière nous arrête, le geôlier l’ouvre, il nous fait descendre huit marches, nous avançons alors sur un terrain boueux, trois autres portes s’ouvrent consécutivement, et Honorée se trouve dans les bras de son père.

Ce vénérable vieillard remercia mille fois le ciel compatissant de l’inespéré bonheur qu’il lui envoyait. Qui n’eût été touché de ces purs embrassements, de ces larmes qui coulèrent des yeux de M. de Barene et de sa fille ! Hélas ! ce sombre cachot, cette demeure fétide, n’offraient plus leurs horreurs à un père qui revoyait son enfant : il ne nous apercevait pas, spectateurs attendris ; je les contemplais avec ravissement, et je me sentais moins prévenu contre Saint-Clair, depuis que je le voyais sur le seuil de la prison, cachant sa figure dans son bonnet rouge, comme si quelque sentiment de pitié avait accès dans son cœur. Que je le connaissais mal !!!

Après un long temps donné à la tendresse, M. de Barene me reconnut : je fus à lui et je reçus ses caresses pendant qu’Honorée lui apprenait que c’était à moi qu’ils devaient cette entrevue si désirée. L’heure s’écoulait, et le concierge nous avait déjà plusieurs fois avertis qu’il fallait se retirer ; nous résistions encore : enfin, il fallut obéir. Le lendemain on ne pouvait se revoir ; mais le jour suivant devait ramener la plus tendre des filles auprès du plus sensible des pères. Nous remontâmes en silence : notre cœur se serrait au bruit des verrous qu’on refermait sur M. de Barene. À la porte de la prison, Saint-Clair nous laissa. Je le saluai par une silencieuse inclination : il parut vouloir parler à Honorée ; mais celle-ci s’éloigna en m’entraînant. Je marchais de surprise en surprise : je ne pouvais douter que mademoiselle de Barene ne connût Saint-Clair ; et pourtant ma curiosité n’osa point se satisfaire en interrogeant Honorée, tant elle m’inspirait du respect. Nous revînmes ainsi au logis, et là, me remerciant encore, ma cousine fut se renfermer dans sa chambre. Me voilà seul : où irai-je ? où ? Eh ! parbleu ! chez mon oncle ; il y a un siècle que je ne l’ai point vu. Ce cher oncle ! comme je le caresse ! comme j’ai grand soin de parler bien haut, afin de faire accourir mon Euphrosine à la fenêtre qui est vis-à-vis celle par laquelle je regarde. Je la vois soudain j’abrège les compliments ; je sors de chez mon oncle : je vais entrer chez elle ; mais elle n’est pas seule : Ambroisine, sa sœur, l’accompagne : Ambroisine, qui n’a encore que treize ans, et qu’un jour… n’anticipons pas. L’Amour est bien triste quand il a un témoin ; je bâillais, je ne disais plus rien : Ambroisine était assurément jolie ; mais je ne pensais point à elle. Euphrosine se dépitait ; que faire ? Il fallut se séparer sans avoir pu se dire un mot. Ah ! pour la bavarde Euphrosine comme pour moi, ce contre-temps était insupportable. D’assez mauvaise humeur, je sors et l’habitude me conduit chez Madame de Ternadek : si elle eût reçu l’éducation du monde, si elle en avait parfaitement connu les usages, elle eût été citée parmi les femmes aimables. Je puis dire que, depuis l’instant où je l’ai connue jusqu’aujourd’hui, je ne me suis pas ennuyé une seule minute auprès d’elle. Après avoir aimé les plaisirs, elle donna par bouffée dans la dévotion ; elle l’afficha sous les bannières du jansénisme. Mais, malgré ses pieux désirs, l’ancien caractère perce toujours, et par étincelles l’esprit s’échappe des voiles du rigorisme. Elle a dû avoir été fort bien ; sa taille est élégante, son œil est très beau, et, malgré ses quarante ans, je lui ai connu plusieurs adorateurs. L’active médisance, je veux dire calomnie, m’a toujours rangé dans cette classe, et je jure que les seuls liens de l’amitié me liaient à cette femme charmante ; indulgente pour moi, elle paraissait écouter avec intérêt mes jeunes récits ; je ne craignais pas de lui tout confier, et son étonnante discrétion ne me donna pas un instant d’inquiétude à des époques où il lui eût été si facile de me nuire si elle eût parlé. Ce fut donc chez madame de Ternadek que je me rendis. Tout occupé de mes conquêtes, de ma cousine, de mes incertitudes, je lui appris tout ; et la maligne, qui alors n’avait que trente ans, se moqua de moi, me fit enrager, me retint pourtant ; car il est si doux d’avoir quelqu’un qui vous montre de l’amitié ! Depuis longtemps j’étais avec elle, quand on vint annoncer madame Derfeil : je voulais me retirer. — Non, restez, me dit madame de Ternadek, je veux vous faire voir une jolie femme. Elle dit, et madame Derfeil parut. Je ne sais, lecteur, si déjà tu t’es aperçu que j’ai la manie de peindre tous les individus que je te présente : peut-être cette manie te déplaît-elle ; mais comme lorsque j’ai fait mon ouvrage, tu n’étais pas là pour me donner ton avis, tu auras la bonté de sauter les portraits qui pourraient te déplaire, et de lire ceux qui t’offriront quelque agrément.

Madame Derfeil, quoi qu’en dît ma confidente, n’était point jolie ; elle avait vingt ans ; ses yeux assez petits n’étaient pas dépourvus d’une certaine expression ; la petite vérole avait exercé sur sa figure des ravages assez remarquables, néanmoins de fort vives couleurs cachaient de loin ce défaut ; les dents de cette dame, bien rangées et fort blanches, donnaient du charme à son visage ; elle parlait en minaudant, et comme si elle eût fait la moue ; sa gorge, taillée en forme de poire, était déjà dépourvue de cette fermeté, de cet embonpoint qui lui seyaient si bien. Quand à l’esprit, madame Derfeil y avait de grandes prétentions malheureusement peu fondées ; ce n’était qu’un faux brillant, un jargon maniéré qu’elle croyait être du génie. Pour les méchancetés, elle avait quelque adresse, et son orgueil sur ce point était infini ; son cœur était foncièrement mauvais, son ton étourdi, son bavardage fatigant ; cependant, par un feint étalage de sentiment, d’expressions relâchées et entortillées, de pensées fausses, assez bien exprimées, parfois elle avait su se faire une sorte de réputation qu’elle commençait partout à perdre.

Rejetée, par sa naissance, dans les sociétés du troisième ordre, reçue par hasard chez madame de Ternadek, elle n’avait point vu un homme comme il faut se ranger sous ses enseignes ; elle briguait vivement une telle conquête : elle me vit sur ces entrefaites, je n’avais pas encore quinze ans, mais je portais un nom connu, c’en fut assez. Au portrait que je viens de tracer, je dois joindre encore une dissimulation surprenante ; un besoin de venger les injures qu’elle avait reçues, un système de brouillerie organisé dans sa tête, en un mot, madame Derfeil était une femme dangereuse, et ce fut elle qui la première m’accabla de sa fureur.

Madame de Ternadek m’ayant présenté à elle, je fus reçu avec un gracieux sourire, auquel je ne fis pas attention, c’est-à-dire dont je ne compris point sur-le-champ l’étendue et l’expression entière. Nous causâmes quelque temps ensemble ; au moment de se retirer, madame Derfeil remarqua avec inquiétude que la pluie tombait par torrents ; comme j’avais un parapluie, je lui fis la proposition de la reconduire ; elle accepta, et nous voilà dans la rue. — Il faut avouer, me dit ma compagne de course, que madame de Ternadek est une femme bien aimable.

— Et une excellente amie, répondis-je avec vivacité.

— Oui, reprit madame Derfeil : sans avoir l’honneur de vous avoir jamais vu, je vous connaissais déjà ; madame de Ternadek avait eu le soin de me dire plusieurs fois combien était aimable M. d’Oransai. Je croyais, je l’avoue, que ces éloges étaient peut-être un peu trop dictés par l’amitié, mais aujourd’hui je dois convenir, avec franchise, qu’ils m’ont paru au-dessous de la vérité.

Il était lancé à bout portant, ce coup d’encensoir ; on me voulait du bien, la chose est claire, mais le triple amant de Fanchette, passons vite, d’Euphrosine, d’Honorée, était aveugle auprès d’une femme qu’il n’aimait point ; mon inattention fut mon premier crime auprès de Clotilde (c’est le nom de madame Derfeil) ; elle m’en a toujours voulu.

Après avoir accompagné Madame Derfeil jusqu’à sa porte, je rentre chez moi. On m’attendait pour se mettre à table ; je dis, pour me justifier, qu’il m’avait fallu accompagner une dame.

— Jeune ? me dit maman.

— Oui.

— Jolie ?

— Oui, repris-je encore. Et j’aperçois un coup d’œil rapide d’Honorée qui prétendait descendre dans ma conscience, mais elle n’y eût découvert que l’envie de fixer sur moi l’attention de ma cousine. Honorée, malgré le mal que lui faisait ma ressemblance avec sa mère, s’accoutumait à me regarder ; j’étais pour elle rempli d’attentions délicates, dont elle me savait gré. Vers le soir nous fûmes dans le jardin de l’hôtel respirer la fraîcheur. Le père de Charles veut nous rejoindre ; dès lors je ne suis plus enfant, je cause histoire, science : le bon monsieur de Mercourt, qui m’adorait, se récrie à tout moment sur mon savoir, mon érudition profonde, et Honorée, d’écouter sans mot dire, mais sans perdre aussi un mot de l’éloge du petit cousin ; le soir, en nous séparant, j’osai approcher ma bouche de la joue d’Honorée ; loin de se retirer, elle me rend mon baiser, et me voilà le plus heureux des hommes.

— À demain, mon ami, me dit-elle.

— À demain, ma belle cousine, lui repartis-je ; et je retourne dans ma chambre.

À peine étais-je dans l’obscurité, que voilà un lutin qui vient me faire endêver ; comme je n’étais point poltron, je m’élançai sur ce follet, et sans craindre sa malice, je l’entraînai dans ma couche, et me voilà le lutinant à mon tour.

Le jour suivant nous reprîmes, avec ma cousine, la route de la prison ; nous demandons qu’elle nous soit ouverte, mais le sévère geôlier nous répond : — On n’entre plus.

Vainement par toutes sortes de moyens, même par ceux qu’un geôlier rarement refuse, nous voulons faire lever cette consigne rigoureuse, tout échoua, il fallut tristement revenir vers notre demeure ; une larme échappa à ma cousine, et de sa bouche sortaient ces mots : — Le monstre, il ne changera jamais. Comme Honorée, en parlant ainsi, ne s’adressait point à moi, je ne crus pas devoir lui demander une confiance qu’elle ne jugeait pas à propos d’avoir pour moi, et je continuai de marcher avec elle. Lorsque nous fûmes vis-à-vis de la maison d’Euphrosine, Honorée me demanda si notre oncle de B… ne logeait pas dans cet hôtel. Sur mon affirmation, elle veut lui rendre ses devoirs, je la suis… Descendant quatre à quatre les degrés, Euphrosine vint presque se heurter contre nous : elle chantait, mais elle nous a vus, et sa gaîté s’évanouit ; un pressentiment secret lui dit que le volage Philippe briguait déjà de nouvelles chaînes. Elle me salua d’un air interdit, et doucement nous suivant par derrière, elle remonte l’escalier avec nous ; M. B…, charmé de revoir Honorée, la comble de caresses ; pendant ce temps, je m’esquive, et courant à mon tour, je vais frapper Euphrosine qui, prêtant à la porte de l’anti-chambre une oreille attentive, essayait d’écouter ce qui se disait dans le salon ; je vais à elle, l’air riant, mais la jolie boudeuse me repousse, je cherche à apaiser sa petite colère, je lui jure qu’Honorée n’est que ma cousine, et pas autre chose ; je prie, je sollicite, et pendant qu’Euphrosine me conduit vers sa chambre, l’ingénue ne peut s’empêcher de me dire : Oh ! comme je t’eusse tenu rigueur, si maman n’était pas sortie !

Nouveaux transports, nouveaux plaisirs, je n’essayerai point de vous les décrire. Je n’avais qu’une demi-heure à donner à l’amour, elle ne fut pas perdue ; quel feu, quelle pétulance, quelle fièvre érotique embrasait mon Euphrosine ! Hélas ! me disait-elle, je te vois si peu. — Employons-le bien ce court espace, lui dis-je ; et nous recommençons le combat, et mille fois la jolie rose est baisée, et trois fois arrosée ; c’était, je pense, se bien conduire en une demi-heure. Honorée me rappela, je quittai Euphrosine, mais le lendemain je la revis, et pendant plus d’un mois, j’eus le plaisir de revoir cette enfant adorable. Ce temps fut employé par Honorée, comme par nous, à trouver les moyens de revoir son père ; partout nous fûmes repoussés. Le municipal Saint-Clair refusa de me recevoir, et son jeune fils me dit qu’il lui avait défendu de lui parler en faveur des aristocrates. Honorée, dont j’admirais la force surnaturelle, ne se décourageait pas ; elle assiégeait toutes les portes, elle ne se lassait point de demander, mais elle trouva des cœurs de bronze, et trop heureuse encore, elle ne fut point exposée aux insultes de ces misérables.

L’habitude de nous voir tous les jours commençait un peu à établir quelque familiarité entre nous ; Honorée écoutait mes discours : plus d’une fois, mon audace voulait lui découvrir mes sentiments, lorsqu’au moment de lui tout dire, un regard sévère glaçait mon cœur ; et par un seul soupir, si elle en comprenait le langage, je l’instruisais de l’état de mon âme. Un après-dîner, maman venait de sortir pour se rendre chez la marquise de Sancerre ; seul avec Honorée, nous dessinions ensemble un vase de fleur, lorsque Fanchette entre dans le salon, remet une lettre à ma cousine, et l’avertit que dans la soirée on viendra en chercher la réponse. Honorée ne reconnaissant point l’écriture, se hâta de rompre le cachet ; elle lit d’abord la signature, soudain son œil, son visage s’enflamment de colère, elle jette le papier à terre, le froisse avec son pied.

Ma cousine !!! m’écriai-je. Insolent ! disait-elle de son côté. Interdit, j’allais lui demander le sujet de sa colère, lorsqu’une pensée la frappant, elle ramassa la lettre fatale, et lut à haute voix :

Mademoiselle, vous cherchez à voir votre père, et vous n’y parviendrez que par mon secours ; je vous donne ma parole d’honneur que vous aurez la liberté de descendre dans sa prison, même de le ravir aux fers, si vous voulez m’accorder demain un entretien secret.

Decius Saint-Clair.

— Oui, oui, dit Honorée, je le verrai.

— Saint-Clair ! avais-je dit. Quoi ! mon Honorée, vous le connaissez ?

— Philippe, me dit-elle, demain tu sauras tout ; je veux que tu sois présent à cette entrevue ; mais pour que tu ne viennes pas l’interrompre par ta pétulance, je te placerai derrière cette porte vitrée.

— Ah ! lui dis-je, vous n’avez besoin, pour me contenir, que de le vouloir.

Elle courut à son bureau, et elle écrivit sur-le-champ cette lettre : Honorée de Barene recevra demain, à onze heures précises, le citoyen Saint-Clair. C’était l’heure des courses de maman ; et comme Honorée savait qu’elle n’était pas moins vive que moi, elle avait saisi cet instant comme le plus favorable.


Rochemond - Mémoires d’un vieillard de vingt-cinq ans, vignette fin de chapitre
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