Mémoires de Cora Pearl/13

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XIII

AUTRE FUMISTERIE. — À QUOI TIENT UN BUREAU DE TABAC ?


Dans une autre résidence, on se plaisait à des amusements du même genre. Albert Binard qui ne cherchait qu’à rire — il était fort jeune alors — se livrait les jours de pluie à des distractions d’un goût plus ou moins délicat. Il avisait quelque brave femme, revenant du marché et cheminant, un panier sous un bras, un parapluie ouvert de l’autre. En impitoyable gamin, Albert, suivi de toute la caravane, spectatrice de son équipée, approchait derrière la bonne femme, saisissait entre le pouce et l’index une des tiges de son parapluie et exerçait une forte traction de haut en bas. Efforts résistants de la vieille qui, invariablement, serrait convulsivement contre sa poitrine l’instrument protecteur. Jamais le parapluie n’était lâché par la victime. Albert tirait de plus en plus fort : la femme opposait de plus en plus de résistance. Et tant résistait la vieille, tant insistait Albert, que la pauvre femme finissait invariablement par s’asseoir au beau milieu de la rue, sans même avoir eu la possibilité de se retourner, pour connaître l’auteur de cette inconvenante familiarité. Nous avons eu plusieurs représentations de cette scène, avec autant de victimes différentes.

Une pourtant de ses dernières voulut éclaircir la chose, et en avoir, comme on dit, le cœur net. Elle fut assez habile pour désigner Albert à un agent, qui l’arrêta incontinent.

— N’ayez pas peur, madame, lui dit le commissaire, justice sera faite. C’est donc vous, gamin, qui vous permettez de pareilles mystifications ?

Albert, Jéchonias et les autres amis qui avaient pénétré dans le cabinet, baissaient la tête.

— Votre nom ?

Albert donna son nom. Il fallait bien…

Le commissaire crut d’abord à une plaisanterie ; mais on fournit des preuves ; on proposa des références qui allaient si haut, si haut, que le commissaire en eut un étourdissement.

— Il faut pardonner à la jeunesse, madame, dit l’officier de l’ordre public. Nous-mêmes avons été jeunes.

— Monsieur, répondit avec dignité la vieille dame, je ne me serais jamais permis à vingt ans de profiter de la pluie pour…

La jeunesse de cette femme n’avait pas été orageuse, voilà tout !

Le commissaire reçut une invitation chez moi : il vint le lendemain, et n’eut pas à se plaindre plus tard d’avoir fermé les yeux sur ce qui n’était après tout qu’une peccadille. Quant à la bonne dame, elle fut tant et si bien recommandée, qu’elle bénit sa chute. Elle se plaisait à dire dans la suite :

— Sans ce jeune homme, je n’aurais pas eu mon bureau de tabac !

À quoi tiennent les choses !