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Mémoires de Cora Pearl/18

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XVIII

LA CLÉ D’UNE GRANDE MAISON. — RACONTARS DE LA BLANDIN ET DE MON AMIE LA « MARCHANDE DE VIN ». LE RÉGIME DU BON PLAISIR. — UNE TÊTE À TRAVERS LA PORTIÈRE.


Depuis, j’y retournai souvent. J’avais une clé qui me donnait accès par une rue latérale. Je couchais quelquefois dans une chambre voisine des appartements de madame X, dame de compagnie de la duchesse. Le retour de cette dernière ne mit point obstacle à nos entrevues. Je dînais immédiatement après elle, dans la même salle, et servie par le même maître d’hôtel. Tout en prenant mon repas, j’entendais dans le salon voisin causer la duchesse et jouer les enfants.

Cela m’a toujours gênée et impressionnée.

Au bout d’environ deux mois, durant lesquels il ne se passa guère de semaine sans que je visse le duc, celui-ci me demanda brusquement « ce que je faisais de M. de Rouvray ? » Je ne pus, à cette question, dissimuler un sourire. Le duc se leva de sa chaise, me regarda bien dans les yeux, puis, par une de ces diversions, qui lui étaient familières, et dont il usait, à la façon des acteurs qui ménagent leurs effets, tira de son portefeuille douze mille francs, à titre d’avance, sur le prochain mois, car je lui avais fait part, la veillé, de quelque embarras où je me trouvais[1].

— Je ne suis pas méchant, me dit-il, et je veux que tu sortes toujours d’ici contente, pour que tu me reviennes toujours gaie. Mais tu aurais un peu plus d’ordre dans les affaires, que tu ne t’en trouverais pas plus mal. Trop de gens te grugent.

Et comme je faisais un signe qui voulait dire : Je sais de qui vous tenez l’avertissement, il se hâta d’ajouter :

— Blandin n’a pas besoin de me le dire. Je le vois.

Je savais bien que je ne m’étais pas trompée : La Blandin avait trop parlé sous la pression d’une atmosphère dans laquelle se dilataient ses poumons. Elle-même me fit l’aveu de son indiscrétion ! car ce n’était pas une méchante femme.

La « marchande de vin », que le duc avait aussi interrogée, avait montré plus de réserve. Il est vrai que les arguments persuasifs avaient été moins forts. Quoi qu’il en fût, il ne m’était plus possible de rester avec de Rouvray, mais il était non moins délicat de brusquer une rupture. Le duc nous épiait : la corde était terriblement tendue, et j’avais toutes sortes de bonnes raisons pour me ranger du côté du plus fort.

Je n’avais pas non plus récemment fait preuve d’une adresse très raffinée. Pour expliquer une assez longue interruption dans mes visites devenues périodiques, j’avais prétexté une foulure au pied. À la vérité, c’était ma fidélité au duc qui avait été un peu boiteuse. Mais le duc était bon « rebouteur », il me le dit en propres termes et se chargea de remettre le pied au pas. Il était, dans certains cas, pour les grands moyens.

Celui qu’il jugea le plus pratique fut une menace d’expulsion, si je ne venais pas au palais. L’affaire valait la peine qu’on s’y arrêtât. Je me disais que l’expulsion était l’atout le plus désagréable qu’il gardât contre moi dans son jeu. J’avoue que je sentais en moi quelque révolte contre ce procédé tout autocrate. Se soumettre ou partir : c’était catégorique. J’étais donc sous le régime du bon plaisir ? Franchement cela ne me plaisait guère. Et mon indépendance ? ma fière indépendance ?… mon Dieu, je la gardais tout entière, après tout. Je pouvais fixer moi-même l’heure de mon exil si l’exil offrait jamais quelque avantage à mon amour-propre ou à mon caprice. Pour le moment, j’avais tout intérêt à me soumettre. Je retrouvai donc mes jambes et vins faire ma paix. Le duc parut touché de mon repentir. Pour cimenter la réconciliation, il m’acheta, rue des Bassins, un petit hôtel de quatre cent vingt cinq mille francs, sur lequel il donna tout de suite deux cent mille francs.

Je n’aurais pas cru le duc Jean susceptible d’une telle jalousie : et je fus dans la circonstance même sensiblement touchée de son zèle à me surveiller. Un exemple suffira.

J’étais allée la veille, dans la journée, chercher la Blandin dans la voiture de Rouvray. Le duc a la vue excellente, l’oreille très fine, et justifie fort peu la réputation de sot et de poltron qu’on a tenté de lui faire. Il aperçoit le groom, rue Saint-Honoré, et suit. La voiture n’allait pas vite, à cause du nombre considérable de gens qui escortaient un régiment en promenade. Au bout de quelques minutes, il dépasse la voiture, revient brusquement sur ses pas, et fourre sa tête à l’intérieur par l’ouverture de la portière. Il me voit là avec de Rouvray. Quand je suis descendue, quelque chose me disait que je ne monterais plus dans ce coupé.

Quelques échantillons de lettres reçues du duc, durant cette période :

« Merci, chérie, j’ai été secoué, et après ton départ, je suis tombé dans une sorte d’abrutissement, dont j’ai peine à sortir. Je suis complètement sourd. Ma belle perle, je vous aime beaucoup. »

Madame Pearl
Au théâtre du Gymnase, loges des 1res no 28 ou 6, rue des Bassins.

« Ce que tu m’envoies est bête. Ne pas venir ce soir après l’avoir promis, ce serait méchant. Je t’en prie, ma belle perle adorée, viens ne fût-ce que cinq minutes. Je t’attends.

» Un malade qui t’aime beaucoup. »

« J’ai oublié hier que demain mercredi il y avait un bal aux Tuileries. Difficile que j’y manque. Ce qui avait été projeté pour demain ne se peut donc pas. Après-demain jeudi, je suis libre. Toujours ces fêtes m’ennuient énormément. Je t’embrasse. »



  1. Il me donnait douze mille francs par mois. J’en dépensais régulièrement vingt-cinq mille.