Mémoires de Cora Pearl/19

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XIX

UNE PROMENADE EN REMISE. — POÉTIQUE SOUVENIR DU DUC DE BELLANO. — LE COCHER ET LE ZOUAVE.


Quelque temps avant cette apparition subite dans notre coupé, il nous était arrivé une assez plaisante histoire que je racontai plus tard au duc lui-même, en ayant soin toutefois de lui cacher le nom du cavalier qui m’avait accompagnée dans la circonstance.

Nous avions déjeuné chez Brébant, de Rouvray et moi. De Rouvray propose un tour au Bois. Il n’avait pas sa voiture : nous prenons une remise. Le cocher ouvre la portière : nous montons, en même temps qu’un zouave prenait place sur le siège.

— Voilà, me dit de Rouvray, un gaillard assez sans gêne !

— Une connaissance du cocher ! lui dis-je.

On part. Arrivés au rond-point des Champs-Élysées, nous rencontrons Girard avec un de ses amis. De Rouvray fait arrêter, ce qui ne paraît pas du goût du cocher.

— Nous allons faire un tour au Bois. Voulez-vous venir avec nous ? Il y a place pour quatre personnes.

— Pourquoi pas pour six ? dit le cocher, en maugréant.

— Ne fais pas semblant d’entendre, dis-je à de Rouvray, qui commençait à perdre patience.

Girard et son ami montent avec nous. Pendant ce temps-là, le zouave, toujours sur le siège, toussait, crachait, faisait un bruit du diable.

— Voilà un groom bien mal stylé ! dit en souriant Girard.

— Et le cocher vaut le groom, ajouta de Rouvray.

Nous roulons.

Le zouave, très secoué, avait, comme on dit, quelque part, la sputation fréquente. Il me rappelait les malheurs arrivés à un aimable gentilhomme, lors de certain bal, donné dans un camp ; et j’en fis en riant l’observation.

— Ah ! oui ! dit de Rouvray, en répétant le propos tenu dans cette circonstance par le cadet du héros de l’aventure : « Ce n’est rien, c’est mon frère, le duc de Bellano qui… dé… goise !… »

Ce souvenir nous mit en belle humeur. Nous rencontrâmes — c’était inévitable — un grand nombre de connaissances. En entrant au Bois les chevaux prirent le pas.

Le zouave se mit à chanter, — Dieu sait comme !

— C’est trop fort ! dit de Rouvray.

— Il pourrait en effet le prendre plus bas, dit Girard.

De Rouvray mit la tête à la portière et prie le cocher d’imposer silence à son compagnon.

On descendit à la cascade pour prendre un rafraîchissement. Girard, toujours plein de prévenances, fit passer par le garçon un bock pour le cocher, un autre pour le zouave.

— Girard, mon ami, dit de Rouvray, je crains bien que tu ne sois trop généreux.

Les bribes d’une conversation fort animée parvenaient en même temps à nos oreilles. C’étaient nos deux hommes qui se prenaient de bec.

— Je t’ai dit la caserne du prince Ugène ! criait le zouave.

— La porte en face ! répondait le cocher.

— Les amis vont se taper, dit à mi-voix Girard.

Nous reprenons nos places dans le landau. De Rouvray donne mon adresse. Girard et son ami veulent bien nous accompagner encore.

Arrivé devant ma porte, de Rouvray paye la voiture, et donne au cocher le pourboire. Mais celui-ci fait la grimace :

— Merci ! dit-il. Cinq personnes !…

— Comment, cinq personnes !… Nous ne sommes que quatre.

— Eh bien ? Et le zouave ?

— S’il vous plaît ?…

— Dites donc, bourgeois, si vous croyez que c’est agréable de se balader deux heures avec un particulier qui m’a mis mon siège dans un état !…

Une pensée troublante traverse l’esprit de Rouvray. Girard, son ami et moi, partons d’un grand éclat de rire.

Le zouave avait été mis sur notre compte !

Je n’ai pas besoin de dire que le cocher l’a fait descendre plus vite qu’il n’était monté. La porte s’est refermée sur nous, tandis qu’un rassemblement commençait à se former devant la voiture, le cocher bousculant le zouave, en le traitant de « galvaudeux » et le zouave répétant au cocher, de sa plus douce voix :

« Quand j’te dis : À la caserne du prince Ugène ! »