Mémoires de Cora Pearl/22

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XXII

UN CHASSÉ-CROISÉ DE DUCS. — LE DUC JEAN ET LE DUC D’HACOTÉ. — AFFRANCHISSEMENT INSUFFISANT : CONSÉQUENCES. — ADALBERT INTERVIENT.


Je n’étais plus avec le duc depuis 1874. Je m’étais rendue au Cirque d’Hiver avec la Blandin pour applaudir Zoé Dupont, qu’on avait surnommée la Grande Latte. Je dois dire qu’elle manqua complètement ses exercices ce soir-là, et que je m’ennuyai presque aussi fort que j’avais applaudi. Ce n’était pas peu !

En sortant du Cirque, je vois le secrétaire du duc. Il me dit :

— Je me promène.

Il n’y avait pas de mal à ça, sans doute : un secrétaire a bien le droit de se promener comme un autre homme, fût-ce au besoin dans une armoire. Toutefois, je pensai en moi-même :

— Il m’espionne !

La Blandin s’associait à ma réflexion tacite. Elle me dit à mi-voix :

— Il vous surveille.

Je montai en voiture : et le secrétaire continua de faire les cent pas sur la place.

Aussitôt rentrée, j’écrivis, tout à la hâte, un mot à Zoé, la priant de me dire « si le duc assistait la veille à la représentation. Cela m’intéressait. »

Le lendemain, mon intime accourt chez moi comme une furie.

— Qu’est-ce que ça signifie ? m’écrire, à moi ? Avoir le front de me demander que je la renseigne ? Moi ?… Ah ! mais non !… Ah ! mais non !… Ça ne se passera pas comme ça !

Je ferme ma porte à clé, en entendant ces cris. Je la laisse pérorer à son aise.

— Parlez-moi de ça ! À la bonne heure ! Voilà les amies ! Au moins, celle-là, elle est franche ! Elle n’y va pas par quatre chemins. Elle vous prie de lever la jambe pour vous couper l’herbe sous les pieds ! Faut-il que je dise au duc bien des choses de ta part ? Tiens ! C’est une idée !

Tout cela dans l’escalier.

Zoé partit, donnant un coup de porte à ébranler la maison. La concierge, qui n’était chez moi que depuis huit jours, la prit pour une folle. Je lui dis que c’était une écuyère, mais elle était trop troublée pour saisir la différence.

Que fait ma bonne petite Zoé ? Elle met le mot que je lui avais écrit, dans une lettre qu’elle envoie au duc d’Hacôté. La lettre arrive à la garnison du duc. On la refuse, faute d’affranchissement. Pourtant, si l’on n’admet là que les lettres timbrées, il me semble que celle-là… Mais je n’ai pas la parole : je n’ai jamais économisé un sou.

« Conformément à la loi », comme le mentionne, dans les cas analogues à celui-ci, l’imprimé de l’enveloppe postale, le pli est ouvert ; et comme mon nom et mon adresse sont les seuls indiqués dans la missive, la lettre revient à mon domicile, accompagnée de la gracieuse apostille de mon intime. Je fais publier ladite lettre ainsi que son commentaire dans un journal, par Delaroute. Le public n’avait pas moins droit que moi-même à savourer l’atticisme épistolaire de la Grande Latte.

Amère parfois, je n’ai jamais été égoïste.

Nouvelle irruption chez moi de la fulminante écuyère. Nouvelle interdiction de ma porte. Nouvel ébahissement de ma concierge, tintamarre épouvantable, monologue et imprécations, mais plus dans l’escalier, cette fois ; dans mon antichambre. Autant de conquis pour cette pauvre Zoé.

J’avais grande envie de charger la police du soin de mon repos et de la défense de ma porte. Toujours bonne, la police prit les devants. Je fus mandée à la Préfecture.

Zoé Dupont, qui narrait fort agréablement, avait tout raconté à son duc, qui n’avait pas l’avantage d’être en communion d’idées avec le mien. Petites divergences politiques… D’Hacôté était au mieux avec Adalbert. Adalbert ne pouvait, en bonne politique, refuser de rendre les choses bien criminelles. Je suis allée deux fois à la Préfecture ; la première, dans mon coupé ; la seconde, dans un fiacre, dont le gouvernement m’a fait les honneurs.

En présence du représentant de l’ordre d’alors, j’exhibe l’enveloppe, objet du litige. Il avoue ne plus rien comprendre ; mais son devoir est de sévir : il ne faillira pas à son devoir. Je le prie par ses yeux si expressifs, par son front si pur, par sa fiancée si belle ! Je le sens ébranlé : j’insiste. Mais il veut me faire payer cher sa faiblesse et ma victoire. Il me secoue au point que j’en sanglote. Enfin, il brûle tout le paquet, et me laisse partir tranquille.

Et tout ça, parce que j’étais allée bâiller au Cirque ! — Histoire de parapluies changés au vestiaire ! Zoé croyait que je parlais de son duc, quand je ne m’occupais que du mien.