Mémoires de Cora Pearl/23

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XXIII

UN VRAI COMTE ARABE : KHADIL-BEY. — SA MAGNIFICENCE, SA DÉLICATESSE. — GRAND DÎNER : BARRU DEMANDE DU VINAIGRE. — RÉSÉDA CHANTE. — UNE ÉTOILE DE DIAMANT. — T’EN N’AURAS PAS L’ÉTRENNE !


Un des hommes les plus extraordinaires à mon avis, fut le vieux Khadil-bey. Il m’apparaissait comme un personnage des Mille et une Nuits. Son hôtel était splendide. Toutes les merveilles de l’Orient s’y rencontraient. Une serre féerique, des appartements enchantés. Il recevait, au printemps dans son salon ; l’hiver dans son jardin. Pas un objet chez lui qui ne réveillât un souvenir, pas un meuble qui n’eût une histoire ou ne fût une curiosité.

De tout l’hôtel le maître était bien la plus saisissante : mais il était une curiosité qui charme et qu’on aime. Majestueux dans toute sa personne, sa majesté n’excluait ni la grâce ni l’enjouement. Il aimait en artiste et traitait en grand seigneur. Il avait le culte du beau sous toutes les formes, lui-même était un type de beauté, de bonté plus encore.

Rien d’étonnant que, plus que septuagénaire, il ait inspiré de grandes passions. Il était de ces hommes, — et ils sont rares, — qui se seraient crus déshonorés s’ils avaient, je ne dis pas laissé paraître, mais conçu le moindre mépris pour la femme qu’ils avaient accueillie dans leur demeure, et dont ils avaient tendrement et magnifiquement remercié le sourire.

Certes, si quelqu’un faisait grand, c’était lui. Il exerçait l’hospitalité comme devaient faire les vieux patriarches. La reine de Saba aurait trouvé dans sa maison, non moins somptueuse que celle du divin Soliman, son lit et son couvert. Ce qui dominait surtout dans cet Oriental, si parisien pourtant, c’était, je le répète, la bonté. S’il était fastueux, il était plus généreux encore. S’il avait la chance de posséder, faire plaisir aux autres était toute son étude. D’ailleurs il était si riche, qu’il pouvait rendre heureux ses amis sans s’appauvrir pour cela lui-même. Je ne sais s’il avait assuré son hôtel : c’est probable. Dans tous les cas la Compagnie, signataire du traité, devait brûler des cierges autour de l’immeuble, tout en prenant bien garde aux flammèches.

Je me suis baignée dans cette vasque de marbre rose, j’ai dormi de longues heures sur ces divans, respirant le parfum des fleurs, et rêvant de demeures enchantées ; et quand je me réveillais, la réalité m’apparaissait plus belle que le rêve.

Un soir, avant de prendre le thé, le domestique prie les dames d’attendre quelques moments. Khadil-bey sommeillait. J’avise sur une table une boîte de jouets. Il n’y avait pas, que je sache, indiscrétion à l’ouvrir, et j’ai toujours aimé à chercher la petite bête : cette curiosité m’en a fait souvent trouver de bien grosses. La boîte renfermait toute espèce de jeux. Quilles, volants, dominos, raquettes. J’avais, depuis un temps immémorial, une furieuse envie de jouer aux quilles. Sans plus de façon, je m’installe par terre et je joue. Je me livrais depuis quelques instants à cet exercice, et, je l’avoue, avec assez d’ardeur, lorsque Khadil entre et reçoit, juste au milieu des jambes, la boule assez vigoureusement lancée. Très contrariée de ma maladresse, je ramasse bien vite les quilles et les remets en place.

— Emportez cette boîte, dit-il à un domestique. Ce fut toute sa vengeance.

On prend le thé, on cause.

Quand je rentre chez moi, le premier objet qui frappe ma vue, c’est la boîte. Toute sculptée en ivoire. Valeur 4,800 francs. Khadil l’avait fait porter chez moi durant la soirée. Cela ne rappelle-t-il pas les royales munificences de Dagobert ? Je n’aurais pas osé lui dire pourtant que sa boîte m’avait donné dans l’œil.

Khadil-bey donnait de grands dîners, surtout aux membres du Jockey, au temps de Barru. Dans un de ces repas magiques, servis avec un goût et un luxe sans égal, Barru demande du vinaigre. Le domestique apporte un litre, et le place sur la table. Rire général. Fureur concentrée de l’homme d’État. Un service d’argenterie énorme, et un litre !!…

Le même soir Réséda vint chanter La Femme à barbe, et T’en n’auras pas l’étrenne. Elle fut très applaudie. En France on est toujours galant. Quand elle eut terminé, Barru lui offrit son bras, et parcourut avec elle les salons.

Arrivée devant moi, elle s’arrête.

— Oh ! les beaux diamants ! dit-elle.

Je détache une de mes étoiles, et la mets sur sa robe.

Barru murmure : « Souvenir de madame trois étoiles. » J’en avais davantage, mais, pour son mot, trois faisaient l’affaire.

Barru raconta la chose à Khadil-bey qui, dès le lendemain, envoya à la chanteuse des boucles d’oreilles en diamant. Réséda demanda si c’était tout ? »

À question, réponse. Le soir même, l’artiste reçut vingt-cinq louis, prix ordinaire d’un cachet à domicile, plus un petit cadeau, avec prière de rendre les brillants de dix mille francs, qui lui avaient été adressés par erreur. Il fallut bien s’exécuter : on le fit sans ostentation comme sans enthousiasme. Mais jamais depuis on n’entendit la diva chanter chez le nabab : « T’en n’auras pas l’étrenne. »