Mémoires de Cora Pearl/33

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XXXIII

GONTRAN DE CÉDAR. — COMMENT IL EN USAIT AVEC UN PHILOLOGUE. — JALOUSIE DE LA COMTESSE DE MORGANE. — QUINZE JOURS D’ATTENTE. — MA VISITE AU CHÂTEAU DE MENON, PRÈS DE PARIS. — À CACHE-CACHE. — BRONCHITE FINALE.


Le vicomte Gontran de Cédar avait un faible pour les grands crus. L’inconvénient qui résultait pour lui de cette tendance, était de s’endormir au milieu de la conversation. Les efforts d’attention auxquels il se livrait pour en reprendre le fil, considérablement dévidé, me donnèrent plus d’une fois à rire. Ses amis lui connaissaient ce travers, dont il parvint à se corriger complètement, fait assez rare pour qu’il vaille la peine qu’on l’enregistre. Il avait en outre la manie d’aller à pied.

Un maître de langue russe, je crois, l’homme le plus distrait de la terre, qui savait quinze idiomes différents, allait au château de Menon, l’hiver, trois fois par semaine, donner des leçons au maître de céans et s’en retournait le soir, à la gare, armé d’une lanterne. Le vicomte l’accompagnait souvent jusqu’à la station. Comprend-on un homme archimillionnaire qui prend plaisir à guider dans l’obscurité un professeur de russe ? Gontran marchait devant Burchère (c’était le nom du quidam), dans un chemin bordé de fossés. À chaque dix pas, on entendait des gémissements plaintifs.

— Où êtes-vous, Burchère ?

— Dans le le fossé, monsieur le vicomte.

— À droite, maître ?

— Non, à gauche.

Le vicomte procédait au sauvetage.

Burchère, ses livres d’une main, sa lanterne de l’autre, s’élançait dans l’espace, étendant les bras. Il nourrissait l’espoir de rattraper ainsi le temps perdu. Mais, au bout de cinq minutes, c’était encore un appel du maître.

— Burchère ! s’écriait le vicomte, fidèle à sa mission, de quel côté cette fois ?

— Toujours à gauche.

— Très bien !

Nouvelle extraction du fossé : nouvel essor du philologue : nouvelle extension des bras.

À ce train, on risquait fort de manquer l’autre ; et c’est ce qui arrivait souvent. Mais il y avait de la ressource : un départ toutes les deux heures.

Les médecins avaient prescrit au vicomte un peu d’exercice après le dîner. Le bon professeur se faisait un plaisir de prendre sa part du régime. Tout d’ailleurs se faisait en russe, chemin, chute, sauvetage.

Gontran ne prétendait pas m’imposer d’aussi émouvantes promenades : et ce fut pour me rassurer, sans doute, à cet égard, qu’il m’offrit un landau des plus confortables. Ce furent ensuite des cadeaux magnifiques : bref en sept mois, 76,000 francs.

La famille du vicomte ne voyait pas notre liaison d’un œil bienveillant. La comtesse de Morgane, entre autres, m’honorait d’une antipathie vraiment princière. Dieu sait ! pourtant, si j’ai jamais contre elle usé de représailles ! Après tout, ce n’était pas ma faute si les bijoux et les parures ne m’allaient pas mal !

Il m’est revenu que cette chère comtesse avait un soir, à l’Opéra, essuyé une grosse avanie. Ce que je sais, c’est que l’affaire me fut mise sur le dos. Encore eussé-je été bien aise d’être instruits de ce dont on m’accusait. Fureur de la grande dame, épousée pour la première fois peut-être, par le grand mari.

Cris, menaces, gros yeux, et c’est tout. Je cherche encore pourquoi.

Gontran avait en moi une confiance que je n’ai jamais trahie. Je fus en mainte occasion initiée à ses projets les plus confidentiels.

Sur ces matières je n’ai naturellement rien à dire : mes Mémoires ne sont pas les siens. Si je note le fait, c’est uniquement parce que je le trouve tout à l’honneur de sa confiance. Je regrette seulement que l’homme qui m’avait montré cette confiance même se soit caché de moi, comme il l’a fait, pour contracter un mariage, qui devait le plus naturellement du monde, je dis, le plus simplement, amener entre nous une rupture.

Il gelait à pierre fendre. Gontran me quitte :

— Il fait froid. S’il gèle trop pour chasser à courre, j’irai chasser au lapin.

Je l’attends quinze jours. Personne. Je me rends à son château par une pluie battante ; un vent à décorner le diable. Je descends à la station. J’entends rouler une voiture : c’est la sienne. La voiture était vide. J’apprends du cocher que M. le vicomte vient de prendre le train de Paris. C’était décidément un chassé-croisé. Je monte dans le coupé, résolue d’attendre mon déserteur. Jamais je n’étais venue à Menon. Le valet de chambre me fait les honneurs du palais. Un véritable palais qui ne renferme pas moins de soixante-dix appartements. Je ne puis échapper aux renseignements que le larbin croit de son devoir de me fournir.

— Nous avons habité assez longtemps l’autre aile du château, mais nous ne nous y trouvions point à l’aise. Ici nous sommes absolument chez nous. J’ai eu beaucoup de peine à ranger monsieur à mon avis. Il tenait, je ne sais trop pourquoi, à sa première installation. Vous savez, madame, les vieux garçons ?… Mon Dieu ! Peut-être un jour serai-je de même ! Pour le moment, monsieur paraît très occupé. Il reste beaucoup plus longtemps au château que de coutume ; il écrit pas mal de lettres. Ce garçon-là se fatigue. Je le lui dis, mais il ne m’écoute pas. Quelquefois même, il s’émotionne et me dit des choses dont il se repent beaucoup ensuite, et dont il est le premier à s’amuser. D’ailleurs, chez lui, pas un grain de méchanceté. Ce n’est qu’entêtement. Oh ! pour ça, il m’agace. Il voudrait qu’ici tout se fît à sa tête. C’est un pli que lui a laissé prendre la personne qui m’a précédé dans mes fonctions. Ce sont les domestiques qui gâtent les maîtres.

— C’est bien, dis-je, je vais m’installer dans sa chambre et l’attendre.

— C’est cela : j’allais vous le proposer. Madame pourra lire les journaux. Voyez donc ! Ils ont encore leur bande ! Je n’ai pas depuis quinze jours un moment à moi !

Et je m’installai en effet dans cette chambre où se trouvait un lit de fer. Une heure, deux heures, trois heures se passent. Marlborough ne revient pas. L’idée ne me prend point de monter à la tour : j’avais eu assez froid comme ça en chemin de fer.

— Qui sait, me disais-je, s’il n’est pas à m’attendre de son côté chez moi ?

En regardant parmi les journaux épars sur la table, je trouve une lettre à mon adresse. L’enveloppe n’avait pas été cachetée. Pas d’indiscrétion, n’est-ce pas ? La lettre est à celle à qui elle est adressée. J’ouvre le pli qui contenait tout bonnement ces mots tous raturés :

« Ma chère Cora,
» Je suis toujours (raturé)
» Tu es toujours (raturé)

» Nous sommes toujours (raturé) »

Décidément c’était un exercice de conjugaison. Cela dénotait cependant une intention quelconque.

Et Gontran n’arrivait pas !

De guerre lasse, je quitte le château, et laisse mon mouchoir sur l’oreiller. Je rentre à Paris, et, une fois à la gare, j’attends mon vicomte pour le départ de cinq heures. Je ne m’étais pas trompée. Je le vois descendre de voiture.

— On ne passe pas, et on ne part pas ! lui dis-je en riant.

Il ne savait que répondre.

— Avouez, continuai-je, que vous aimez à faire courir les gens ! Voilà une chasse qui vous a pris bien du temps !

Il me répond d’un air abasourdi :

— Ne m’en parlez pas !

J’éclate de rire à cette réflexion.

— Je vous ai attendu, lui dis-je, deux longues semaines, plus aujourd’hui, cinq heures, à Menon, dans votre bicoque : je ne m’en plains pas, cela m’a procuré l’avantage de contempler votre lit de fer, et de jouir de la conversation de votre larbin. Il me semble que j’ai droit à une petite compensation. Vous m’accorderez bien un jour. Suis-je trop exigeante ?

Il me reconduisit chez moi. Mais du motif de son absence, pas un mot. Je ne lui fis, de mon côté, aucune question.

Deux jours après, disparition nouvelle. Cela devenait une habitude. Je n’ai jamais eu de goût pour jouer à cache-cache. Pourtant je me piquai au jeu.

Je me rends à son hôtel, dans le quartier de l’École militaire. J’avais pris un fiacre, dans lequel je grelottais à claquer des dents. Le sapin stationnait en face de la porte, tandis que mon cocher se rafraîchissait dans un débit voisin, et venait voir de temps en temps si son cheval n’était pas gelé.

La nuit arrive, avec elle l’homme aux démarches ténébreuses.

Dès que la porte s’est refermée sur lui, je sonne à mon tour, et rejoins mon vicomte au bas de l’escalier.

— Voyons lui dis-je, pourquoi fuir, qu’avez-vous ?

— Moi ? Je n’ai rien.

— Vous voulez rompre ? Eh bien, dites : Rompons.

— Vous êtes extraordinaire !

— Moi ? C’est un peu fort. Voyons, mon gros René Gontran : Romprons-nous ? ou ne romprons-nous pas ? Est-ce un prétexte qui vous manque ? Est-ce une paille ? Enfin, parlez !

— Vous me faites de la peine, en me tenant ce langage, me dit-il. Je crois avoir toujours usé de franchise avec vous, et vous me supposez une dissimulation…

— Qui n’est pas dans votre caractère, continuai-je, je le sais. Mais vous me supposez à moi-même une cécité bien étonnante. Ce qui se passe est donc bien grave ?

— Je ne puis rien dire pour le moment. Plus tard vous saurez tout.

— Vous ne me traitez pas en amie.

— Mes parents eux-mêmes n’en savent pas plus que vous. Vous admettez bien, je pense, qu’on ait certains intérêts, qu’on poursuive certains buts dont on ne puisse entretenir les personnes qu’on aime le plus, sans user d’indélicatesse à l’endroit de certaines autres ?

— À la bonne heure, voilà qui est plus explicite. Vous avez un amour qui exige de vous un pénible effort de discrétion, une femme mariée peut-être ? Qu’y aurait-il là de si étonnant ?

— Je vous jure que vous êtes dans l’erreur.

— Alors je ne vous comprends plus.

— Vous comprendrez.

Le lendemain, il m’envoya dix mille francs. Mais j’avais attrapé une bronchite.

Il me fallait maintenant aller à Nice, où je restai quatre mois. C’est au retour de cette cure, que j’ai appris son mariage par le Figaro. Gontran m’avait dit vrai : personne ne connaissait son projet, même dans sa famille. De Luce et Dasvin ont été aussi surpris que moi de la chose.