Mémoires de Geoffroi de Villehardouin/Avertissement sur les mémoires de Geoffroi de Villehardouin

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MÉMOIRES


DE GEOFFROY DE VILLE-HARDOUIN,


MARÉCHAL DE CHAMPAGNE ET DE ROMANIE,


ou


HISTOIRE


DE LA CONQUÊTE DE CONSTANTINOPLE


PAR LES FRANÇAIS ET LES VÉNITIENS.



AVERTISSEMENT.




Les Mémoires de Ville-Hardouin sur l’une des révolutions les plus extraordinaires qui aient jamais eu lieu, n’en présentent ni la fin ni les suites. Les hommes s’usent vite dans ces commotions terribles ; et il leur est rarement permis de voir le dénouement des drames sanglans qu’ils ont ouverts sur la scène du monde. Ainsi la mort frappa Ville-Hardouin avant l’affermissement de l’empire qu’il avoit contribué à fonder ; et son récit ne contient que neuf années de cette histoire pleine d’originalité et d’intérêt.

Ses Mémoires d’ailleurs n’offrent en général qu’un côté des objets : très-complets quand ils roulent sur l’armée, dont l’auteur étoit un des principaux chefs, ils ne donnent presque aucun détail sur le peuple vaincu ; et quand ils en parlent, c’est presque toujours d’une manière vague et peu exacte.

L’Éditeur a regardé comme un devoir de suppléer à toutes ces omissions. Il a pensé que le lecteur verroit avec satisfaction, réunis dans un même cadre, non-seulement les événemens qui ont précédé l’établissement solide des princes français sur le trône de Constantin, mais les fautes et les revers qui ont accéléré la décadence de cet Empire. Il a pensé que l’intérêt qu’inspire toujours une nation subjuguée, et passant malgré elle sous une domination étrangère, feroit accueillir des détails sur les causes qui amenèrent les Grecs du Bas-Empire au point de ne pouvoir opposer aucune résistance à une poignée de conquérans, effrayés eux-mêmes des dangers de leur entreprise.

Le travail historique de l’Éditeur se divisera en deux parties.

Dans la première, qui portera le titre de Notice sur Ville-Hardouin, il s’attachera non-seulement à recueillir les particularités de la vie de cet homme célèbre que ses Mémoires n’offrent pas, mais à compléter les récits qui composent cet ouvrage. L’obligation de donner à ce morceau un ensemble régulier, lui imposera la nécessité de rappeler quelquefois les mêmes faits ; mais en même temps qu’il les présentera presque toujours sous un point de vue nouveau, il passera rapidement sur la plupart de ces faits, se bornant à ne développer que les événemens omis par Ville-Hardouin, et qui peuvent aider le lecteur à bien comprendre la position, le caractère, les intérêts et les passions des principaux personnages de cette histoire.

Ville-Hardouin, distingué par toutes les vertus qui honoroient l’ancienne chevalerie, ne joua pas le principal rôle dans la conquête de l’Empire grec. Sa modestie paroît d’ailleurs l’avoir empêché de parler de lui aussi fréquemment qu’on l’auroit désiré. Il en résulte que la Notice qui lui est consacrée le présente souvent en sous-ordre ; ce qui seroit un défaut si l’on pouvoit exiger dans l’histoire cette espèce d’unité qui n’est de règle que dans les ouvrages d’imagination ; mais du moins dans cette Notice on ne le perd jamais de vue, et les événemens publics se rattachent toujours à quelque circonstance honorable de sa vie. Pour tracer dans son entier le tableau de la fondation et de l’affermissement de l’Empire latin, l’Éditeur a été obligé de prolonger la Notice quelques années au-delà de la vie du personnage qui en est l’objet. Ce morceau conduira le lecteur jusqu’à la mort de Henri, Second empereur français, qui, étant parvenu à rapprocher le peuple vaincu du peuple vainqueur, promettait à ses successeurs une jouissance longue et paisible du trône que son frère avoit conquis.

La seconde partie du travail historique de l’Éditeur, placée à la suite des Mémoires, contiendra le récit rapide des événemens qui amenèrent la prompte décadence de cet Empire, fondé au prix de tant de sang. On y verra les conquérans contracter les mœurs et les vices du peuple conquis, se laisser battre par ceux qu’ils ont autrefois subjugués, et ne posséder bientôt plus que les murs d’une capitale qu’ils appeloient toujours le siége de l’Empire d’Orient. Enfin une catastrophe long-temps prévue renversera pour jamais cet édifice, dont les bases n’avoient plus aucune solidité.

Les deux parties historiques du travail de l’Éditeur, entre lesquelles se trouveront les Mémoires de Ville-Hardouin, renfermeront donc tout ce qui pourra en rendre la lecture plus facile, plus intéressante et plus instructive.

L’Éditeur, en remontant aux sources, et en s’efforçant de concilier les historiens grecs et latins, s’est surtout servi des recherches quelquefois minutieuses, mais toujours exactes de Du Cange. Cependant il n’a pas perdu de vue qu’on attendoit de lui un commentaire utile, à la portée de tous les lecteurs, et non un travail de pure érudition. C’est pourquoi, malgré la multitude de matériaux dont il pouvoit disposer, il s’est constamment abstenu de ces espèces de digressions qui peuvent plaire à quelques curieux, mais qui détournent de l’objet principal, et souvent l’obscurcissent au lieu de éclaircir.

La première édition de Ville-Hardouin parut en 1585. Blaise de Vigenère, attaché à Ludovic de Gonzague, duc de Nevers, en fut l’éditeur, et, par ordre du prince, y joignit une traduction en langage moderne. À peu près à la même époque, Paul Ramusio, vénitien, fils de Jean-Baptiste Ramusio, secrétaire du conseil des Dix, composa en latin, par ordre de la république, une histoire de la conquête de l’Empire grec, où il fondit les Mémoires de Ville-Hardouin, dont son père possédoit un manuscrit. En 1601, une seconde édition de ces Mémoires fut faite à Lyon : on n’y admit que le texte, mais on parvint à l’épurer en consultant un manuscrit de la bibliothèque du Roi. Enfin, en 1643, le père d’Outreman, jésuite flamand, publia un ouvrage plus étendu, intitulé Constantinopolis Belgica, dans lequel, ne se contentant point de paraphraser le texte de notre auteur, et de raconter l’histoire des empereurs français, il prolongea son récit jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs. Ce fut d’après ces divers ouvrages, et d’après les historiens grecs et latins, que Du Cange entreprit son grand travail sur Ville-Hardouin, qui parut en 1657. Le texte y est plus épuré et plus complet que dans les éditions précédentes, et la traduction, presque littérale, conserve une naïveté qui retrace parfaitement le ton et les mœurs du treizième siècle.