Mémoires de John Tanner/39
Justice expéditive des traiteurs. — Voyage et dangers. — Assassinat. — Père de famille abandonné. — Opération indienne. — Pieuses croyances. — Traiteurs français.
Je ne retournai point au lac des Bois par le Be-gwi-o-nus-ko-se-be ; je préférai prendre une autre route, moitié par terre, moitié par eau. Si l’on remonte la Mauvaise Rivière, il y a un raccourci en prenant la rivière de l’Esturgeon, et ensuite un portage pour rejoindre le cours d’eau principal. Près de l’embouchure de la rivière de l’Esturgeon, était alors un village ou camp de six ou sept cabanes. Dans cette bande se trouvait un jeune homme nommé Ome-zhuh-gwut-oons ; fustigé, peu de temps auparavant, par ordre de M. Cote, pour quelque acte de mauvaise conduite, réelle ou apparente, commis dans les alentours du comptoir, il en gardait un profond ressentiment : instruit de mon passage, il vint me rejoindre dans son petit canot.
Cet homme affecta d’une manière assez étrange de s’entretenir avec moi, et prétendit qu’il existait entre nous des relations de famille. Il campa la nuit avec nous, et le matin nous partîmes ensemble. Comme nous faisions une halte sur la rive, je remarquai qu’il saisissait une occasion de rencontrer dans le bois une de mes filles, qui revint sur-le-champ, un peu agitée. Sa mère eut aussi plusieurs fois avec elle, dans la journée, une conversation intime ; mais la jeune fille resta triste et poussa plusieurs fois des cris.
Vers la nuit, lorsque nous nous arrêtâmes pour camper,le jeune homme ne tarda pas à s’éloigner. Fort occupé, en apparence, à mon campement, je ne le perdais pas de vue ; tout à coup je me rapprochai de lui, et je le trouvai au milieu de toutes ses médecines étalées ; il roulait, autour d’une balle, un nerf de daim, d’environ cinq pouces de longueur. Je lui dis : « Mon frère (c’était ainsi qu’il m’avait lui-même nommé), si vous manquez de poudre, de balles, ou de pierres à feu, j’en ai beaucoup et je vous en donnerai autant que vous en voudrez. » Il me répondit qu’il en avait lui-même beaucoup ; et je le quittai pour rejoindre mon camp.
Il resta quelque temps sans revenir, et reparut enfin habillé et paré comme un guerrier qui va combattre. Pendant la première partie de la nuit, il surveilla tous mes mouvemens avec une attention singulière, et mes soupçons, déjà fort excités, se confirmèrent de plus en plus ; mais il continua à parler beaucoup et aussi amicalement que jamais. Il me demanda mon couteau pour couper, me dit-il, un peu de tabac, et au lieu de me le remettre, il le glissa dans son ceinturon ; je pensai qu’il me le rendrait probablement dans la matinée.
Je me couchai à l’heure ordinaire, ne voulant point paraître suspecter ses intentions. Je n’avais pas élevé ma tente, et mon unique abri consistait en une pièce de toile peinte qui m’avait été donnée à la rivière Rouge. En m’étendant par terre, je choisis une position qui me permît de surveiller tous les mouvemens du jeune homme ; comme il se tenait de l’autre côté du feu, je pouvais voir que ses yeux restaient ouverts et attentifs, sans qu’il montrât la moindre propension à s’endormir. Un orage survenant, il parut plus inquiet et plus impatient que jusqu’alors ; dès les premières gouttes de pluie je l’invitai à venir partager mon abri, ce qu’il accepta ; l’averse fut très forte, et notre feu se trouva entièrement éteint ; mais peu après les moustiques devenant fort incommodes, Ome-zhuh-gwut-oons ralluma le feu et les chassa d’autour de moi avec une branche d’arbre.
Je sentais néanmoins que je ne devais pas dormir ; mais l’assoupissement commençait à me gagner, lorsqu’un nouvel orage, plus violent encore, vint à gronder. Dans l’intervalle des éclairs, je restais comme assoupi, sans remuer, sans plus ouvrir les yeux. Je ne perdais pas de vue le jeune homme ; une fois, un coup de tonnerre plus retentissant parut l’alarmer, et je le vis jeter comme offrande un peu de tabac dans la flamme ; une autre fois, le sommeil paraissant me gagner tout à fait, je le vis me surveiller comme un chat prêt à s’élancer sur sa proie, mais je ne m’abandonnai pas au sommeil.
Il déjeûna comme à l’ordinaire avec nous et partit en avant sans que je fusse encore prêt. Ma fille, à qui il avait parlé dans le bois, semblait plus alarmée qu’auparavant, et refusait absolument d’entrer dans le canot ; mais sa mère se donnait beaucoup de peine pour calmer son agitation et m’empêcher d’y prendre garde. Elle se décida enfin, et nous partîmes. Le jeune homme côtoya le rivage devant nous à peu de distance, jusqu’à dix heures à peu près. Alors, à un tournant dans un endroit difficile et rapide d’où la vue s’étendait au loin, je fus surpris de ne plus apercevoir ni lui, ni son canot.
À cette place, la rivière a près de quatre-vingts verges de largeur, et à dix verges de la pointe dont je viens de parler, s’élève une petite île de roches nues. J’avais mis bas mon habit, et je poussais avec grand effort mon canot contre un courant violent, qui me forçait à me tenir très près du rivage, lorsque soudain une décharge de fusil retentit près de moi. J’entendis une balle siffler au dessus de ma tête ; je sentis comme un coup à mon côté ; la rame s’échappa de ma main droite, et cette main elle-même tomba sans force. La fumée du fusil obscurcissait les buissons, mais d’un second coup-d’œil je distinguai Ome-zhuh-gwut-oons, qui s’enfuyait.
Au même instant, les cris de mes filles attirèrent mon attention sur le canot, que je vis tout couvert de sang. J’essayai, de ma main gauche, de pousser mon canot à terre pour poursuivre le jeune homme ; mais le courant, trop fort pour moi, nous entraîna vers l’autre bord et nous jeta sur la petite île rocheuse. Là, mettant pied à terre, je tirai un peu de ma main gauche le canot sur le roc, et j’essayai de charger mon fusil ; avant d’y être parvenu, je tombai sans connaissance. Quand je revins à moi, j’étais seul sur l’île ; le canot qui portait mes filles disparaissait à perte de vue en descendant la rivière ; je m’évanouis presque aussitôt une seconde fois, mais enfin je repris connaissance.
Croyant que l’homme qui m’avait frappé m’observait encore de quelque endroit caché, j’examinai mes blessures ; mon bras droit était fort maltraité. La balle, entrée dans mon corps dans la direction du poumon, n’était pas sortie ; mon état me parut désespéré. J’appelai Ome-zhuh-gwut-oons, je le suppliai de venir mettre un terme immédiat à des jours qui ne pouvaient plus se prolonger qu’au milieu des souffrances. « Vous m’avez tué, lui dis-je ; mais, quoique ma blessure soit mortelle, je crains d’être quel» que temps encore à mourir. Venez donc, si vous êtes un homme, et tirez sur moi un second coup. » Je l’appelai à plusieurs reprises sans aucune réponse.
Mon corps était à peu près nu ; car, au moment de ma blessure, je n’avais sur moi, outre mon pantalon, qu’une vieille chemise toute déchirée, dont les travaux du matin avaient arraché plus d’un lambeau. Je restai exposé au soleil et aux mouches à tête noire et verte, sur un rocher nu, la plus grande partie d’une journée de juillet ou d’août, sans autre perspective que celle d’une mort lente ; mais, au coucher du soleil, l’espérance revint avec la force, et je nageai jusqu’à l’autre bord. En prenant terre je pus me lever sur mes pieds et je poussai le sassahkwi ou cri de guerre, en signe de joie et de défi. Mais la perte de sang causée par les efforts que je venais de faire en nageant entraîna une seconde défaillance.
Quand je revins à moi, je me cachai près du rivage pour observer mon ennemi. Bientôt je vis Ome-zhuh-gwut-oons sortir de sa cachette, mettre son canot à flot, s’y embarquer et descendre la rivière. Il passa tout près de moi, et j’éprouvai une vive tentation de m’élancer sur lui pour le saisir et l’étrangler dans l’eau ; mais je craignis que la force ne me manquât, et je le laissai passer sans me découvrir.
Je ne tardai pas à sentir la soif la plus ardente ; les bords de la rivière étaient escarpés et rocailleux ; je ne pouvais, avec mon bras blessé, me coucher pour boire ; il me fallut donc entrer dans l’eau, et m’y plonger jusqu’à ce qu’elle baignât mes lèvres. La soirée se rafraîchissait de plus en plus, et ma force renaissait à proportion. Mais le sang paraissait couler plus librement, et je me mis à panser ma blessure. Je tâchai, quoique la chair fût déjà très gonflée, de replacer les fragmens de l’os. Je commençai par déchirer en petites bandes le reste de ma chemise ; puis, avec mes dents et ma main gauche, j’essayai de tourner les bandes autour de mon bras, lâches d’abord et de plus en plus serrées, jusqu’à ce que ce pansement eût pris, autant que je le pouvais, une forme convenable. J’y attachai ensuite de petites branches d’arbres pour tenir lieu d’éclisses, et je suspendis mon bras à une corde qui passait autour de mon cou.
Cette opération achevée, je pris un peu de l’écorce d’une espèce de cerisier que j’avais remarquée à peu de distance, et après l’avoir bien mâchée, je l’appliquai sur mes blessures, espérant arrêter ainsi l’effusion du sang. Les buissons les plus voisins et l’espace qui me séparait de la rivière étaient tout ensanglantés. Quand la nuit vint, je choisis, pour m’étendre, un endroit couvert de mousse ; un tronc d’arbre me servit d’oreiller. J’avais eu soin de me tenir près de la rivière pour observer tout ce qui passerait et pouvoir étancher ma soif, si elle revenait avec une égale violence. Je savais qu’un canot de traiteurs, annoncé à la rivière Rouge, devait passer vers ce temps-là, et c’était de lui que j’attendais du secours. Il n’y avait pas de cabanes d’Indiens plus près que le village d’où Ome-zhuh-gwut-oons était venu à ma suite, et j’avais quelques raisons de supposer qu’il ne se trouvait, à plusieurs milles à l’entour, personne autre que lui, ma femme et mes filles.
Étendu par terre, je priai le Grand Esprit d’abaisser sur moi des regards de pitié et de m’envoyer du secours dans le temps de ma détresse. Pendant que j’achevais mes prières, les moustiques, qui s’étaient abattues en grand nombre sur mon corps nu, et dont les piqûres ajoutaient beaucoup à mes souffrances, commencèrent à se lever, volèrent quelque temps autour de moi, et disparurent enfin. Je n’attribuai pas ce soulagement si grand à l’intervention immédiate d’un être supérieur répondant à ma prière : la soirée devenait assez froide, et c’était, je le savais bien, l’effet de la température. J’étais cependant convaincu, comme je l’avais toujours été dans les temps de détresse et de danger, que le maître de ma vie, quoique invisible, était près de moi et veillait sur moi. Je dormis sans peine et paisiblement, mais non tout d’un somme. Chaque fois que je me réveillai, je me souvins d’avoir vu en songe un canot chargé d’hommes blancs devant moi, sur la rivière.
Vers le milieu de la nuit, j’entendis, à une distance de deux cents verges, de l’autre côté de la rivière, des voix de femmes que je crus reconnaître pour celles de mes filles. Je crus qu’Ome-zhuh-gwut-oons avait découvert leur retraite, et leur faisait quelque violence, car leurs cris annonçaient la détresse ; mais j’étais si faible, qu’il me fut tout à fait impossible de me lever pour aller à leur secours.
Le lendemain matin, avant dix heures, j’entendis des voix humaines dans la direction de la rivière, au dessus de moi, et de la place que je m’étais choisie, je vis venir un canot chargé d’hommes blancs, semblable au canot que j’avais déjà vu dans mes songes de la nuit. Ces hommes prirent terre à peu de distance et firent leurs apprêts de déjeûner. Je reconnus le canot de M. Stewart, de la compagnie de la baie d’Hudson, attendu, vers cette époque, avec M. Grant. Convaincu que mon apparition ferait sur eux une impression pénible, j’attendis, pour me montrer, la fin de leur repas.
Quand je les vis remettre leur canot à flot, j’entrai à gué dans la rivière, afin d’attirer leur attention. Dès qu’ils m’aperçurent, les Français cessèrent de ramer, et tous portèrent leurs regards sur moi, avec l’apparence du doute et de la stupéfaction. Le courant les entraînait avec rapidité loin de moi, et mon appel répété en langue indienne semblait ne produire aucun effet. J’appelai enfin M. Stewart par son nom, et, prononçant quelques mots anglais dont je pus me souvenir, je suppliai les voyageurs de venir me prendre. En un clin d’œil, les rames furent remises à l’eau, et le canot vint si près de moi, qu’il me fut possible d’y entrer.
Personne ne me reconnut ; M. Stewart et M. Grant étaient cependant tout à fait l’un et l’autre de ma connaissance. Je n’avais pas pu laver le sang qui couvrait mon corps, et il est probable que mes souffrances m’avaient extrêmement changé. Les questions se succédant avec rapidité, l’on sut bientôt qui j’étais et les principales circonstances de ce qui venait de m’arriver. Un lit me fut dressé dans le canot ; je suppliai vivement les traiteurs de chercher mes enfans dans la direction où j’avais entendu leurs cris. Je craignais qu’on ne les trouvât massacrés ; mais toutes les recherches sur ce point et sur d’autres furent infructueuses.