Mémoires de John Tanner/Appendice/02

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Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (2p. 353-366).

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CHAPITRE II.


DES JEÛNES ET DES SONGES.


Jeûnes des enfans. — Pronostics tirés des songes. — La chauve souris. — Net-no-kwa. — Les béquilles et la chevelure blanche. — Croyance algonquine. — La vie future. — Le sentier des morts. — Le canot vacillant et le grand chien. — Les morts reviennent. — Funérailles indiennes. — Rites particuliers aux veuves. — Le jébi. — Hymne funèbre. — Souvenirs des morts. — Tribus voisines du cercle arctique.


Des jeûnes rigoureux et long-temps continués sont prescrits, dans la jeunesse, aux Indiens non mariés de l’un et de l’autre sexe, dès une époque très rapprochée de l’enfance. Un père, le matin, offre à son enfant, d’une main, le déjeûner de tous les jours, de l’autre du charbon de bois ; si le charbon est accepté, le père se montre satisfait et donne à l’enfant des éloges ou d’autres marques de contentement. La faculté de supporter un long jeûne est un titre de considération très envié. C’est pour cela qu’ils élèvent leurs enfans à supporter long-temps la privation de nourriture.

Quelquefois les enfans jeûnent trois, cinq, sept et même, assure-t-on, jusqu’à dix jours. Dans tout cet espace de temps, ils ne prennent qu’un peu d’eau, et encore à des intervalles très éloignés. Pendant ces jeûnes, ils donnent une attention toute particulière à leurs songes ; et, d’après leur caractère, les parens à qui ces songes sont racontés se forment une opinion sur l’avenir d’un enfant.

Rêver à tout ce qui se voit en l’air, comme aux oiseaux, aux nuages, au ciel, passe pour favorable ; et, quand l’enfant se met à raconter des visions de cette nature, les parens l’interrompent en lui disant : c’est bien, n’en parle plus. Les enfans conservent de ces songes des impressions qui continuent à réagir sur leur caractère pendant toute la vie.

Un vieillard, guerrier très distingué, qui se trouvait, il y a quelques années, à la rivière Rouge, avait rêvé, pendant un jeûne, dans son enfance, qu’une chauve-souris venait à lui, et il avait choisi ce petit animal pour sa médecine. Il ne donnait aucune attention aux coûteuses médecines de guerre ou de chasse en honneur chez les autres Indiens. Toute sa vie, il porta une peau de chauve-souris attachée au sommet de sa tête, et dans ses nombreuses excursions de guerre il marchait au combat, tout triomphant de confiance que les Sioux, qui ne pouvaient pas frapper une chauve-souris juste à l’aile, ne seraient jamais capables de l’atteindre. Il se distingua dans beaucoup de rencontres et tua un grand nombre de ses ennemis, sans jamais, dans sa longue carrière, être atteint d’une seule balle. Il attribuait ces succès à l’influence protectrice de la médecine qui lui avait été révélée en songe à la suite d’un jeûne dans son enfance.

Tanner raconte que sa mère adoptive, Net-no-kwa, vers l’âge de douze ans, jeûna pendant dix jours de suite. Dans son rêve, un homme descendit du ciel, vint s’asseoir devant elle, et, après lui avoir parlé de beaucoup de choses, lui donna deux bâtons, en lui disant : « Je vous les donne pour vous promener avec ; je vous accorde aussi que votre chevelure devienne un jour blanche comme la neige. » Tout le reste de sa vie, cette excellente femme conserva une entière confiance de vivre jusqu’à un âge très avancé. Souvent, dans les grandes misères, dans la famine, dans les dangers, elle ranimait sa famille en parlant de l’assurance qui lui avait été donnée de marcher un jour sur deux béquilles et d’avoir la tête blanche comme la neige. Elle rendait le courage à ses enfans en leur inspirant une partie de sa foi dans la protection d’un pouvoir supérieur et invisible.

La croyance de communications, par la voie des songes, avec des êtres au dessus de l’humanité n’est particulière ni à ce peuple, ni à cet âge du monde. Les hommes, surtout lorsque leur esprit est peu cultivé, sont toujours très disposés à se croire l’objet d’une attention et d’une sollicitude toutes spéciales de leurs divinités.

La plupart des Indiens de la race algonquine, peut-être même la nation tout entière, croient non seulement que leurs prières, dans les temps de détresse, sont entendues et exaucées, mais que plusieurs d’entre eux sont avertis en songe d’événemens qui doivent arriver à une époque fort éloignée, ou même après leur mort.

Il est probable que leur croyance traditionnelle d’un état futur, et des circonstances de cet état, font une si forte impression sur l’esprit des enfans, qu’ils y rêvent souvent dans leur bas âge et parfois encore dans tout le reste de leur vie : aussi en trouve-t-on parmi eux, qui, dans de violentes maladies, réduits à un état désespéré, et même déjà regardés comme morts, ont rêvé dans leur délire que les imaginations de leur jeune âge s’étaient réalisées. Aussi entend-on des Indiens raconter avec confiance que telles et telles personnes sont mortes et ont marché le long du sentier des morts, jusqu’à un grand fraisier ou arbousier qui pousse près de la route, du même côté de la rivière : ils ont vu la rivière elle-même ; quelques uns l’ont passée, et sont arrivés dans les villages des morts.

Les songes de cette nature semblent avoir été très communs parmi eux ; mais le plus souvent ils ont à parler de vexations, de disgrâces et de désappointemens. Ils sont arrivés au grand fraisier, où le jébi-nug les rafraîchit dans leur voyage ; quand ils ont voulu prendre le fruit et le séparer, ils n’ont plus, trouvé qu’une pierre.

Cette fable vient des peuplades voisines du lac Supérieur, qui ont dans leur territoire un sable très doux de couleur rouge un peu semblable au fruit.

Ils ont cependant passé outre, et ont éprouvé un grand effroi à l’aspect de me-tig-ush-e-po-kit, le canot vacillant sur lequel ils doivent passer, et du grand chien qui se tient par delà, Ils ont reçu des brocards, des railleries, des injures parmi leurs amis. On leur a ri au nez, on les a nommés jèbis. On leur a donné des cendres et de l’eau à la place du mun-dah-urin-ah-bo <m bouillon de grain ; de l’écorce pour de la venaison boucanée, et de grands puk-kwis ou o-zhush-kwa-to-wuks, qu’on nomme vesses-de-loup, pour des planches.

Quelques hommes n’ont vu dans ce pays que de jeunes femmes qui se les sont disputés pour maris, et les songes de tous se sont teints de quelques nuances empruntées à leur situation particulière. D’où les peuples ont-ils tiré leurs premières traditions sur le pays des morts ? Jamais peut-être on ne pourra le savoir ; mais, puisqu’elles existent, il n’est pas surprenant qu’elles se reflètent dans leurs songes.

Ils pensent aussi que l’ame, ou, comme ils l’appellent, l’ombre, se détache du corps dans les maladies violentes, et ils regardent une personne dont l’état paraît désespéré comme déjà morte : aussi vous parlent-ils d’hommes qui sont morts en tel temps, et qui cependant ont vécu depuis non seulement bien des jours, mais bien des années. Quand on le leur fait remarquer, ils ne reconnaissent aucune impropriété de terme ; il leur arrive même souvent de dire : telle personne est morte à telle époque, mais elle est revenue.

Je les ai entendus reprocher à un malade de s’exposer témérairement, dans sa convalescence, au danger de perdre son ombre qui n’était pas bien attachée à sa personne. Ils pensent que l’ame se sépare du corps avant le commencement de sa dissolution ; mais ils croient aussi qu’elle ne s’en éloigne que long-temps après la mort. Cette croyance se montre évidemment dans leur fête du che-bah-koo-che-ga-win, et dans quelques unes de leurs cérémonies d’enterrement, surtout de la part des femmes, qui les derniers devoirs à leurs maris.

Au printemps de 1826, un homme de la tribu des Menomonies vint à mourir, et fut enterré très près de l’endroit où campait une partie du cinquième régiment de l’infanterie des États-Unis, sur un plateau en arrière du village de la prairie du Chien, situé aux bords du Mississipi. Le corps fut accompagné à son dernier asile par une foule nombreuse d’amis et de parens : comme on allait le descendre dans la fosse, la veuve s’approcha, contempla le grossier cercueil, monta dessus, s’élança aussitôt, et prit sa course à travers la plaine sans s’arrêter avant un mille.

Tel est l’usage des femmes de cette tribu ; et la veuve a grand soin, si elle songe à un second mariage, de ne point tourner ses regards du côté du tombeau qu’elle vient de quitter ; c’est par une route détournée qu’elle doit regagner sa cabane. Cela se fait ainsi, disent-elles, pour que le chapi (jèbi des Ojibbeways) ou le mort ne puisse plus les suivre désormais. Les Menomonies croient que, si la femme regardait en arrière, elle tomberait morte à l’instant même, ou deviendrait folle sans jamais pouvoir guérir.

Dans quelques rares occasions, une autre personne accompagne la veuve, une poignée de petites branches à la main, et, marchant immédiatement sur ses traces, agite ces branchages sur sa tête comme pour chasser les mouches. Cette action s’exprime par le mot wai-whai-na-how, et la cérémonie tout entière s’appelle ah-nenk-kun-new.

Dans l’exemple que je viens de citer, la femme courait rapidement, et sans regarder en arrière, dans une direction opposée à celle de sa cabane ; mais ses cris de douleur se faisaient entendre au loin, et semblaient contredire une action dont le seul but était de se séparer pour jamais de celui qu’elle pleurait.

Les respects ordinaires et bien connus, rendus aux morts par les Indiens, ne paraissent pas indiquer l’absence de sentimens affectueux qui ressort de la cérémonie dont je viens de parler. Dans la plupart de leurs coutumes concernant les devoirs envers les morts, on distingue non seulement les traces d’affections tendres, mais même une foi vive en une existence future. Ils croient que leurs amis séparés d’eux peuvent connaître et apprécier la valeur des bons offices qu’on leur rend après leur départ.

Au grand conseil de la prairie du Chien, en i853, un chef siou, de la bande éloignée du Sissitong, tomba malade et mourut d’une fièvre bilieuse. C’était un homme fort distingué dans sa nation, et comme il était venu à une grande distance de son pays pour obéir à l’appel de notre gouvernement, le commandant militaire de ce poste crut devoir lui rendre les derniers honneurs du guerrier. Les hommes de sa bande étaient réunis autour de son corps, dans la cabane où il avait expiré, et quand l’escorte arriva, ils le soulevèrent sur sa bière. Cent voix mâles chantèrent une espèce de requiem, que traduit ainsi une personne qui connaît bien leur langue :

« Frère, ne vous affligez pas. Le sentier où vous marchez est celui où nous marcherons nous-mêmes, et tous les hommes nous y suivront. »

Ils répétèrent ce chant jusqu’à ce qu’ils eussent atteint l’endroit de la sépulture.

Il y a quelque chose de touchant dans leur coutume de soigner le jèbi, ou souvenir du mort, qui, comme nos crêpes et nos vêtemens noirs, trouve place sous plus d’un toit où le deuil n’est guère apparent. Cependant, quoique le vide laissé par le défunt ait pu se remplir dans leur cœur, jamais ils n’oublient les tributs qu’ils regardent comme nécessaires aux besoins de celui qui n’est plus. Soit qu’ils mangent ou qu’ils boivent, une portion est soigneusement mise à part pour le jèbi, et cette observance dure des années, à moins qu’ils ne trouvent une occasion de faire partir ce souvenir avec une expédition de guerre. S’ils parviennent à le jeter sur un champ de bataille, comme ils cherchent toujours à le faire, leurs obligations cessent envers le mort.

On dit que les Chippewyans, les Sarcees, les Strong-bows (les forts arcs), et d’autres tribus de ces affreuses régions qui bordent le cercle arctique, négligent, dans beaucoup de circonstances, d’enterrer leurs morts, et que souvent ils abandonnent leurs amis et leurs parens quand la maladie ou la vieillesse les rend incapables de supporter les fatigues inséparables de leur genre de vie. Si ce fait exceptionnel est vrai, comme il n’est guère permis d’en douter, on en doit trouver la cause dans de dures nécessités qu’impose la rigueur du climat.