Mémoires de Joinville/Avertissement

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AVERTISSEMENT.




Avant d’indiquer le plan que nous avons suivi dans notre travail sur les Mémoires de Joinville, il est nécessaire de faire connoître les diverses éditions qui en ont été faites.

Ces Mémoires furent donnés au public pour la première fois en 1547. Antoine-Pierre de Rieux en trouva un exemplaire manuscrit à Beaufort en Vallée, dans de vieux registres qui avoient appartenu au roi René. Il en corrigea le style, le fit imprimer à Poitiers, sa patrie, et le dédia au roi François Ier.

En 1617, Claude Menard, lieutenant en la prévôté d’Angers, amateur des antiquités françaises, en faisant des recherches dans les papiers des monastères échappés aux ravages des guerres civiles du seizième siècle, rencontra un autre manuscrit des Mémoires de Joinville : il le corrigea et le publia.

En 1663, Du Cange à qui l’on devoit déjà une excellente édition des Mémoires de Ville-Hardouin, en publia une des Mémoires de Joinville. Très-versé dans le vieux langage, après avoir soigneusement comparé les versions de Rieux et de Menard et concilié leurs contradictions, il sut en tirer un texte clair, précis, en conservant parfaitement le caractère des écrits publiés en français sous le règne de saint Louis. Du Cange joignit à ces Mémoires un grand nombre de dissertations curieuses sur les mœurs, la législation et les coutumes du treizième siècle.

En 1750, la bibliothèque du Roi fit à Lucques l’acquisition d’un nouveau manuscrit de Joinville qui avoit appartenu à Antoinette de Bourbon, mariée en 1513 à Claude de Lorraine, premier duc de Guise. Ce manuscrit avoit été retouché : il étoit moins complet que le texte donné par Du Cange. On n’en fit aucun usage.

En 1761, trois savans bibliographes, MM. Mellot, Sallier et Caperonnier, publièrent in-folio une belle édition de Joinville, d’après un manuscrit nouvellement acquis par la bibliothèque du Roi, et qu’on croit avoir été enlevé à Bruxelles, en 1746, par le maréchal de Saxe. Il n’y a pas lieu de douter que cette édition ne présente, à peu de chose près, le vrai texte de Joinville ; mais ce texte est presque inintelligible pour ceux qui ne sont pas très-familiarisés avec le vieux langage. Les savans éditeurs joignirent aux Mémoires plusieurs morceaux historiques du même temps, tels que les Annales du règne de saint Louis, par le bénédictin Guillaume de Nangis, la Vie de ce prince par le confesseur de la reine Marguerite, son épouse, et le long récit des miracles qui, après sa mort, s’opérèrent sur son tombeau. Ces morceaux étoient fort intéressans, mais ne donnoient pas une idée complète de ce règne fameux. Pour atteindre ce but, il auroit fallu y joindre l’Historia major de Mathieu Paris, et plusieurs autres écrits du temps, ce qui auroit formé une collection trop volumineuse.

Malgré les soins que ces trois hommes recommandables donnèrent à leur édition, il s’y glissa quelques fautes graves qui furent relevées lorsqu’elle parut. Dans la liste des chevaliers qui suivirent saint Louis à sa seconde croisade, on remarque les altérations les plus extraordinaires. « Rien ne surprend davantage, dit un critique du temps, que de voir l’apostolle Climent (c’est-à-dire le Pape), mis au nombre des chevaliers qui accompagnèrent saint Louis. Personne n’ignore qu’aucun Pape n’a jamais passé la mer pour aller combattre en personne les Infidèles. Qui ne seroit pas étonné de voir le nom du pape Clément placé dans cette liste (page 22) entre messire Pierre Rembant et messire Piastre de Henequerqus, dans l’ordre qui suit :

« Messire Pierre Rembant.
« L’apostolle Climent.
« Messire Piastre de Henequerqus.

« Il n’est pas douteux que le titre d’apostolle ne signifie le Pape : c’est le nom qu’on lui donnoit du temps de saint Louis : Joinville ne le qualifie pas autrement dans son Histoire. C’étoit le pape Clément iv qui occupoit alors le saint-Siége : c’est donc ce pontife que la liste imprimée au Louvre met au rang des chevaliers qui accompagnèrent saint Louis à sa seconde croisade, et cette énorme bévue découvre si clairement l’ignorance du copiste, qu’elle suffiroit seule pour décréditer cette pièce informe et mal digérée.»

Nous sommes loin d’adopter cette extrême sévérité du critique. Nous pensons seulement que les savans éditeurs négligèrent de revoir attentivement la pièce dont il s’agit. La faute vint de ce que le copiste qu’ils employèrent passa un mot et fit deux articles d’un seul. Le texte que nous suivons porte : Messire Rambauz parent l’apostolle Clément, c’est-à-dire parent du pape Clément. Nous ne rappelons cette erreur, qui ne fut pas la seule qu’on releva dans l’édition de 1761, que pour montrer combien il est difficile de ne pas se tromper quelquefois en faisant des recherches sur nos antiquités souvent si obscures, et pour réclamer l’indulgence des lecteurs, si, malgré les soins que nous donnons à notre travail, il nous arrivoit de tomber dans quelque faute involontaire.

Le manuscrit publié par MM. Mellot, Sallier et Caperonnier, a donné la solution d’une difficulté qui avoit beaucoup embarrassé Du Cange. La dédicace du manuscrit qu’il a suivi porte : A tres noble, tres excellant, et tres puissant roy Loys, fils de tres digne et de tres saincte mémoire le roy sainct Loys, etc. ; et l’auteur ajoute que cet ouvrage lui a été demandé par la mère du Roi, veuve de saint Louis. Du Cange fait à ce sujet beaucoup de conjectures qui ne le satisfont point, parce que les deux successeurs de saint Louis ne s’appelèrent pas Louis, mais Philippe. Son embarras venoit de ce que son texte se trouvoit altéré dans cet endroit. Celui de MM. Mellot, Sallier et Caperonnier, porte dans la dédicace : A son bon seigneur Looys, filz du roy de France, par la grace de Dieu roy de Navarre, et il n’y est pas question que la reine fût veuve de saint Louis : ce qui lève toutes les difficultés. En effet, Louis-Hutin, fils de Philippe-le-Bel, perdit sa mère Jeanne de Navarre en 1305, et fut héritier de ce royaume du vivant de son père, qui ne mourut qu’en 1314. Il est donc clair que les Mémoires de Joinville furent dédiés à Louis-Hutin, arrière-petit-fils de saint Louis, alors roi de Navarre, et que ce fut la reine Jeanne qui les demanda quelque temps avant sa mort.

Il nous reste à rendre compte du plan que nous avons suivi dans notre travail. À l’exemple des premiers éditeurs de la Collection des Mémoires relatifs à l’Histoire de France, nous avons préféré le texte de Du Cange à celui de MM. Mellot, Sallier et Caperonnier, quoique nous soyons convaincus que ce dernier se rapproche le plus de l’original. Il nous a semblé qu’il étoit inutile de multiplier les difficultés que pourront éprouver quelques lecteurs peu familiers avec le vieux langage. À l’exception de l’altération que nous venons de remarquer, le texte que nous adoptons est entièrement conforme à celui du dernier manuscrit ; il ne diffère qu’en ce qu’il est plus clair, et que l’orthographe en est moins barbare. Du reste, le même ton, la même naïveté y règnent ; et l’on a l’avantage, en s’en servant, de mettre cet ouvrage plein de charme à la portée d’un plus grand nombre de personnes. Nous aurions pu imprimer le texte le plus ancien à côté de celui de Du Cange ; mais il nous a paru que ce seroit inutilement grossir le volume, et que nous avions assez fait pour les amateurs enthousiastes du vieux langage, en leur donnant le texte pur des Mémoires de Ville-Hardouin.

Les récits de Joinville n’offrent des détails étendus que sur la première croisade entreprise par saint Louis, qui forme seulement une période de six années. Le reste se compose d’anecdotes isolées qui se rattachent à un règne de quarante-quatre ans. Nous avons cru devoir tracer un tableau de ce règne, qui, nous l’espérons, répandra quelque lumière sur les Mémoires, et qui pourra servir à les compléter.

Nous y joignons un choix des meilleures dissertations de Du Cange, et cinq extraits des manuscrits arabes de la bibliothèque du Roi, traduits en français par M. Cardonne[1], interprète pour les langues orientales. Ces derniers morceaux se trouvent dans l’édition de 1761, et en forment l’une des parties les plus curieuses. On y remarque des particularités pleines d’intérêt ; et l’on y voit l’idée que se faisoient les Sarrasins, tant de saint Louis, leur adversaire le plus redoutable, que des forces dont il pouvoit disposer.




  1. M. Cardonne, secrétaire interprète du Roi pour les langues orientales, professeur des langues turque et persane au collége royal, censeur royal, inspecteur de la librairie, mourut en 1783.