Mémoires de Louise Michel/Chapitre 2III

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F. Roy, libraire-éditeur (p. 246-254).
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III


Men of England, wherefore plough
for the lords who lay ye low ?
Shelley.


Hommes d’Angleterre, ou du monde, peu importe, pourquoi labourer pour les maîtres qui vous oppriment ? N’est-ce pas la même chose partout, et pourtant vous labourez toujours et les moissons succèdent aux semailles.

Quant à agir, il est probable que la potence serait là ! Ce n’est pas ce détail qui nous gâte l’horizon, allez ! Il fut un temps où l’idée de faire, au bout d’une ficelle, la grimace aux pauvres gens m’était désagréable ; j’ai su depuis qu’en Russie on vous met dans un sac. En Angleterre il est probable que les choses, aussi, se font convenablement. L’Allemagne a le billot après Reinsdorff et les autres. Tout cela n’est qu’une forme de la mort et plus la mise en scène est lugubre, plus elle s’enveloppe des rouges lueurs de l’aurore.

Au temps où j’avais des préférences, je songeais à l’échafaud d’où l’on salue la foule, puis au peloton d’exécution dans la plaine de Satory.

Le mur blanc du Père-Lachaise ou quelque angle de mur à Paris m’aurait plu ; aujourd’hui je suis blasée ; peu importe comment, peu importe où, je n’y bouderai pas. Au grand jour ou dans un bois, la nuit, qu’est-ce que cela me fait ?

J’ignore où se livrera le combat entre le vieux monde et le nouveau, mais peu importe : j’y serai.

Que ce soit à Rome, à Berlin, à Moscou, je n’en sais rien, j’irai et sans doute bien d’autres aussi.

Et quelque part que ce soit, l’étincelle gagnera le monde ; les foules seront partout debout, prêtes à secouer les vermines de leurs crinières de lions.

En attendant on parle toujours et on n’agit guère ; ce sont les grondements du volcan ; la lave débordera quand on n’y songera pas.

On dansera encore ce soir-là dans les Élysées, et les parlements diront encore : Il y a longtemps que cela gronde, cela grondera toujours sans qu’on y puisse rien faire. Alors viendra la grande débâcle, comme si les soulèvements des peuples n’arrivaient pas à leur heure comme ceux des continents, la race étant prête pour un développement nouveau qui irait toujours si on n’en faisait pas un moule.

Mes conférences à l’étranger ont soulevé dans la réaction deux questions dont j’aurais ri sans le respect que nous portons à nos convictions :

1o Où j’avais l’argent des voyages ;

2o Ce que je faisais des recettes.

L’argent des voyages, quand il n’était pas fourni par le groupe qui me demandait, c’était Rochefort qui me le prêtait et je ne le lui rendais jamais. Je revenais aux frais des groupes prélevés sur les conférences. — Les amis allaient prendre mon billet de chemin de fer.

La recette ? Les groupes révolutionnaires savent ce qui en était fait, je n’ai donc pas à m’occuper de cette question, je n’en gardais rien. Les conférences de Bruxelles, dont on fit des racontars plus ou moins vrais, passèrent convenablement, à part la troisième ou quatrième séance où un jeune drôle, qui prétendait se nommer Fallou, et avouait naïvement être venu de Paris en même temps que moi, ce qui dispense de plus amples informations, essaya de faire du potin en prétendant que j’avais demandé dans la Révolution sociale qu’on élevât une statue à M. Thiers ! ! ! Il prétendait avoir le journal et un bon nombre de personnes avalaient cette bourde. C’est probablement parce que j’avais ainsi commencé un article : Foutriquet est écorné ! une main d’enfant a essayé… Malgré les pieds de bancs jetés sur la tribune par des amis de l’ordre la séance s’acheva, montrant (par l’exemple qu’on avait sous les yeux mieux que par toutes les paroles du monde) qu’on entend par l’ordre le droit d’assommer les gens qui prétendent que les abeilles ne doivent pas travailler éternellement pour les frelons.

À Gand, après le magnifique spectacle des corporations, j’eus le spectacle d’une scène moyen âge dans une ville moyen âge, pendant la nuit, ce qui ajoute à la mise en scène.

Une partie de la salle avait été occupée par des policiers envoyés de Paris et dont l’un donnait, comme un chef d’orchestre, le signal du bastringue. Les parties hautes de la salle étaient occupées par les élèves des universités catholiques ; leurs oreilles se dessinaient en larges ombres ; ils poussaient des hurlements à chaque signal du chef d’orchestre qui levait un bâton.

Si seulement il y avait eu quelques rugissements dans le concert, mais ce n’étaient que des glapissements.

Mes amis eurent le tort d’exiger que je quittasse la séance ; les petits messieurs se seraient au moins donné une extinction de voix et la partie raisonnable de la salle aurait pu juger leur conduite jusqu’au bout. J’obéis à regret à leur volonté.

Ils me forcèrent de partir ; c’était bien la peine ! Une amie qui m’accompagnait avait été séparée de moi et, à mon tour, je fis de l’autorité avec le cocher qui, après une demi-heure de silence, où il fouettait son cheval sans vouloir m’entendre, ni sentir que je le tirais par le bras, fut obligé de retourner à travers messieurs les escholiers, jetant des pierres jusqu’à la salle de réunion. Les vitres de la voiture étaient cassées, le cheval ne marchait guère et, de temps à autre, sous la nuit noire, une jeune tête, rouge de l’ivresse de la chasse, paraissait aux portières entre les fragments de vitres, hurlant une insulte. La ville se déroulait noire, la vieille ville fantôme.

À travers mon inquiétude pour mon amie Jeanne, je songeais aux anciens jours, aux d’Arteweld, dans le temps où les corporations tuaient d’un coup de hache ceux qu’elles croyaient désirer le pouvoir. Je regardais les bords sombres du canal ; c’était un tableau magnifique dans le cadre immense de la nuit et de l’eau.

Devant la salle de réunion était encore la foule des escholiers et de ceux qui les gardaient ; le moyen âge debout.

Quand je descendis pour leur demander, sérieusement inquiète, s’il avaient vu la grande brune qui était avec moi et ce qu’ils en avaient fait, puisque c’était moi seule qu’ils voulaient occire, quelques-uns, devenant graves, m’informaient.

Alors, un commissaire de police m’aida à faire les recherches, un commissaire de police de Gand, qui me dit ne se mêler aucunement de ce qui s’était passé que pour m’aider dans mes recherches et qui le fit en effet.

Je me souviens même que, trouvant les escholiers peu convenables, il se mit devant moi, à mon grand étonnement, car je m’attendais à être conduite en prison pour avoir été insultée. C’est ainsi qu’on eût fait à Paris.

En Hollande, outre nos amis dont je garde si bon souvenir et les savants, curieux de voir de près quelles bêtes sont les révolutionnaires et qui sont de bonne foi dans leurs études, j’ai rencontré des ennemis de bonne foi, ne nous connaissant que par les racontars des journaux réactionnaires et qui, fort étonnés d’avoir été trompés, en sont arrivés à comprendre les révolutionnaires.

Londres ! Eh bien, oui, j’aime Londres où mes amis proscrits ont toujours été accueillis. Londres où la vieille Angleterre est encore plus libérale à l’ombre des potences que ne le sont des bourgeois soi-disant républicains et qui, peut-être, croient l’être.

Vous imaginez-vous que ceux qui commettent des crimes contre les peuples sont tous conscients de ce qu’ils font ? Il en est qui s’illusionnent et se donneraient volontiers des prix de vertu et… d’intelligence !

Allons donc, l’intelligence ! elle est dans les foules ! Elles n’ont pas la science, c’est vrai, mais avec ça que c’est du propre la science aujourd’hui ! Elle ouvre seulement ses bourgeons ; demain, à la bonne heure ! et demain elle sera à tous.

Si le peuple ne sait pas certaines choses il n’est pas entêté à soutenir que les vers luisants sont des étoiles ; c’est toujours quelque chose. Avant le congrès de Londres, nous avions reçu, Gautier et moi, bien des avertissements anonymes sur certains agents de M. Andrieux. Mais qui croit des lettres anonymes ?

J’avais, pour ma part, prié certains de mes amis de Londres d’aller voir une dame qui, disait-on, avait avancé de l’argent à M. Seraux. Nos amis trouvèrent la dame dans un appartement qui leur causa l’impression d’avoir été meublé de suite ; mais sur cette seule impression sans preuves, ils ne durent pas appuyer une accusation. La dame leur donna des explications probables ; ni eux, ni moi, ne pouvions penser qu’elle représentât M. Andrieux.

Qu’importe ! le piège qui nous était tendu a fait plus de mal à ceux qui le tendaient qu’à nous.

Voyez les grains de sable et les tas de blé mûrs et, dans les cieux profonds, les astres entassés ; tout n’est-il pas semblable ? Où tout cela s’est vu, c’est là que nous allons ; et voici venir la grande moisson, poussée dans le sang de nos cœurs ; les épis en seront plus lourds, elle en sera plus haute.

Dans la vie sombre reviennent, berçant les tristes jours, des refrains qui vous déchirent et vous charment à la fois.


Coule, coule, sang du captif !


Les bagaudes, les Jacques, vous tous qui portez le collier de fer, causons, en attendant l’heure.

Le rêve se dégage des senteurs printanières, c’est le matin de la légende nouvelle.

Entends-tu, paysan, ces souffles qui passent dans l’air ? Ce sont les chansons de tes pères, les vieux bardits gaulois.


Coule, coule, sang du captif !


Vois cette rouge rosée sur la terre, c’est du sang.

L’herbe sur les morts pousse plus haute et plus verte.

Sur la terre, ce charnier des peuples, elle doit pousser touffue, mais le peuple quand il meurt de faim n’a pas toujours de l’herbe ; il n’en pousse pas entre les pavés des villes.

Tant qu’il lui plaira d’être le bœuf de l’abattoir ou du carnaval, le bœuf qui ouvre les sillons ou celui qu’on traîne au carnaval, on le dira, le refrain terrible qui déchire et qui charme :


Coule, coule, sang du captif !