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Mémoires de Louise Michel/Chapitre 2XI

La bibliothèque libre.
F. Roy, libraire-éditeur (p. 366-388).
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XI


J’ai parlé déjà de la bonne réception qui nous fut faite par les proscrits de Londres. On ne s’était pas revu depuis dix ans ; cela nous faisait l’effet, nous retrouvant ainsi, de revivre les jours de la Commune.

J’avais su en chemin, par une lettre de Marie, que ma pauvre mère, sur l’annonce de mon retour, s’était un peu remise, et j’étais heureuse de me retrouver au milieu des nôtres ; mais j’avais trop de hâte de la revoir pour ne pas partir de suite pour Paris.

Nos places payées et chacun dix francs en poche, les amis nous conduisirent à la gare où nous devions prendre le chemin de fer pour nous conduire au bateau en partance pour Dieppe.

La gare de Londres avait été ébranlée par le chant de la Marseillaise que de loin nous entendîmes longtemps gronder sans que la susceptibilité anglaise en ait été le moins du monde troublée, et tant que nous l’avons entendue, nous avons répondu sans que personne ait cherché à nous en incriminer.

À Dieppe des amis attendaient à la gare ; à la première station après, c’était ma chère Marie avec Mme Camille B…[1]

J’ai quelques documents conservées par Marie sur mon retour.

Voici une lettre que j’adressais à Rochefort et à Olivier Pain :


Chers citoyens Rochefort et Pain,

Je reçois une dépêche de Pain qui me demande des détails sur mon arrivée.

Mais vous savez bien que si j’accepte d’être l’objet d’une de ces réceptions qui ne sont pas payées trop cher de toute une vie, je ne veux pas que ce soit ma personnalité, mais uniquement la Révolution sociale et les femmes de cette Révolution auxquelles tout soit adressé.

Du reste, je ne me souviens que de ceci : c’est que je vous ai tous embrassés à mon arrivée, et qu’affolée par l’idée de revoir ma mère, je n’ai rien voulu entendre et n’ai rien compris avant d’être à la gare Saint-Lazare. J’ai vu seulement cette grande foule grondante que j’aimais tant autrefois et que j’aime plus encore depuis que je reviens du désert. J’ai entendu seulement la Marseillaise et une unique impression m’a dominée : c’est qu’au lieu de livrer à de nouvelles hécatombes cette foule bien aimée, il vaut mieux ne risquer qu’une tête, et que les nihilistes ont raison.

J’ai hâte de remercier, j’ai hâte de dire qu’avec les dix déportés qui sont revenus hier, nous avons eu également à Londres, par les derniers proscrits, un de ces accueils fraternels qui nous avaient presque préparés à la journée d’hier et qui prouvent combien nous sommes amis et combien nous nous souvenons à travers le temps, l’exil et la mort.

J’écris, en même temps qu’à vous, à Joffrin, au sujet de la réunion de Montmartre avant laquelle je ne puis aller à aucune ; c’est à Montmartre que j’ai marché autrefois, c’est avec Montmartre que je marche aujourd’hui.

Je vous embrasse de tout cœur,

Louise Michel.


On a vu dans les chapitres précédents la réunion de Montmartre, dans cette salle de l’Élysée-Montmartre, si pleine pour moi de souvenirs. Voici quelques-unes des autres ; j’en trouve les comptes rendus dans un des registres de Marie.

Entre autres celle de la salle Graffard. À ce propos, j’ignore pourquoi j’ai vu si souvent sous certaines caricatures, sous des portraits, et je crois à l’inscription du Musée Grévin, Louise Michel à la salle Graffard ; j’ai dû être à la salle Graffard comme dans toute autre salle ; il me semble qu’on ne change pas de figure à une tribune ou à l’autre.

Sous mon portrait qu’un très jeune peintre, le fils de Mme Tynaire, s’est entêté à faire pour le Salon et que je lui ai laissé faire malgré l’ennui que j’éprouvais de poser en ce moment : c’était immédiatement après la mort de Marie, je crois que le jeune artiste a mis cette légende : Louise Michel à la salle Graffard.

J’ai laissé faire ce portrait pour ne pas contrarier un enfant de talent, sûre que j’étais qu’il serait reçu pour deux raisons. Celle que je place la première est qu’il peint bien ; la seconde sur laquelle je comptais pour lui est que ce portrait ressemble trait pour trait, et surtout expression pour expression, non pas à moi, mais à une ancienne prisonnière que j’ai vue en 72, à la centrale d’Auberive et qui s’appelle Mme Dumollard.

Je rends justice à ma laideur, mais entre cela et le portrait, magnifiquement peint — mais ne me ressemblant en rien — dont je parle, il y a la différence qu’on peut vérifier par n’importe quelle photographie de moi mise auprès du portrait.

La réaction devait se frotter les pattes en disant : Quel monstre !

Cela m’a fait rire jusqu’à ce qu’on ait eu la bêtise de raconter à ma mère divers incidents ; mais son ennui n’a pas tenu devant la scène suivante :

Un bonhomme tiré au moins à un million d’épingles, un bonhomme bête et raide comme une poupée de bois, se présente boulevard Ornano, 45, où nous demeurions ma mère et moi.

— Mademoiselle Michel ? me dit-il, en oubliant d’ôter son tuyau de poêle et en battant sa patte droite d’une petite badine.

— C’est moi.

— Non, ce n’est pas vous.

— Comment ! ce n’est pas moi ?

— Allons donc ! je connais Louise Michel, j’ai vu son portrait au Salon.

— Eh bien ?

— Eh bien ! tâchez de ne pas vous moquer de moi, et puis ce n’est pas une femme qui a chevaux et voitures qui ouvre elle-même sa porte. Allez me la faire venir ! Je vous répète que ce n’est pas elle qui ouvre la porte.

— C’est elle qui la ferme aussi.

Et là-dessus comme le bonhomme n’était pas tout à fait dedans, je le pousse tout à fait dehors, la porte sur le nez. Il déblatère un peu derrière et puis je l’entends qui descend déblatérant toujours.

C’était bien vrai qu’on me disait chevaux et voitures et qu’on faisait semblant de croire que les réunions étaient à mon profit.

Comme ceux qui les organisaient savent ce qui en était fait, j’avoue que je ne m’occupais guère de ces racontars méchamment bêtes.

Marie restait près de ma mère quand je sortais et je pus ainsi parcourir le Midi où les divers groupes révolutionnaires m’avaient appelée.

À Bordeaux j’étais avec Cournet. Je me souviens qu’à une réunion intime où se trouvaient représentées les diverses fractions échelonnées sur le chemin que nous parcourions, on agita la question de la mort.

— Nous, nous mourrons debout ! s’écria Cournet. Il pensait au branle-bas qui aura lieu quand de partout la Révolution montera à l’assaut de la vieille épave.

Ce jour-là tout le monde donnera, et les jeunes, et les revenants de l’hécatombe, probablement les derniers blanquistes ; ces liens appuieront les forces révolutionnaires comme une armée. En tête Soixante-et-onze prendra sa place avec les groupes anarchistes où nous avons le droit de mourir aussi debout. Mais ne vous plaignez pas, amis fauchés au rouge anniversaire que les drapeaux arrosés de sang conduisent au Père-Lachaise. Vous êtes morts sans cesser la lutte ; c’est mourir debout.

J’ai su vaguement, car je ne lis pas les journaux depuis deux ans, ce qui s’est passé au Père-Lachaise le 26 mai.

C’était impossible qu’il en fût autrement ; la défense de porter les bannières de couleurs prohibées le faisait présager.

Ô mes amis, que nul d’entre vous après la victoire du peuple ne soit assez fou pour songer à un pouvoir quelconque.

Tous les pouvoirs feront de ces choses-là, tous ! Quand on a revêtu la tunique de Nessus de l’autorité, on sent en même temps les effluves de Charenton.

Que cette fois le peuple soit le maître ; le sens de la liberté se développera. Peut-être vaudra-t-il mieux pour lui que nous tombions dans la lutte afin qu’après la victoire il ne se fasse plus d’états-majors, et comprenne qu’à tous le pouvoir est juste et grand, qu’à quelques-uns il affole.

Un ami me récite un passage de journal dont il veut que j’aie connaissance. Après les brutalités de ceux qu’enivrent le vin et le sang, il y a comme en Soixante-et-onze ceux qui les applaudissent, les encouragent, trouvent qu’il n’y a pas assez de meurtres commis.

Nous, au lendemain de la victoire et même l’instant où elle nous appartiendra, nous aurons, je l’espère, autre chose à faire que des infamies pareilles.

La Révolution est terrible ; mais son but étant le bonheur de l’humanité, elle a des combattants audacieux, des lutteurs impitoyables, il le faut bien.

Est-ce que vous croyez qu’on choisit, pour tirer les gens de l’eau où ils se noient, si on les prend par les cheveux ou autrement ? La Révolution agit ainsi pour tirer l’humanité de l’océan de boue et le sang où des milliers d’inconnus servent de pâture à quelques requins.

Allons, me voilà emballée ! Je reprends mon récit.

Après mon arrestation pour l’affaire de l’anniversaire Blanqui, Marie tomba malade.

Depuis dix ans elle souffrait d’une maladie de cœur ; toute émotion lui était fatale ; elle en eut une violente me voyant arrêtée.

Pauvre Marie !

Elle dort dans un grand châle rouge qu’on m’avait donné pour faire au besoin une bannière ; il a fait un linceul ; pour nous c’est la même chose maintenant.


MARIE FERRÉ

Mes amis, puisqu’il faut nous dire qu’elle est morte,
Qu’au seuil de nos prisons, nous ne la verrons plus ;
Puisque du froid néant nul ne rouvre la porte,
Que vers les trépassés nos cris sont superflus ;
Parlons d’elle un instant ; que son nom nous reporte
Vers ceux que nous avons perdus.


Modeste, elle savait être héroïque et fière.
Souvent, nous admirions ce contraste charmant !
Maintenant, c’en est fait, dans le noir cimetière
Pour jamais elle dort, emportant en mourant
Notre dernier sourire ; et mon cœur sous sa pierre
Se sent enseveli vivant.

Entre le ciel désert et la terre marâtre,
Quand, parfois, nous avons des trésors aussi beaux,
C’est afin que la mort vienne nous les abattre,
Afin que tout soit deuil sous les rouges drapeaux.
Tous ceux que nous aimons comme un sarment dans l’âtre
Vivants sont pris par les tombeaux !

Ô Révolution ! mère qui nous dévore
Et que nous adorons, suprême égalité !
Prends nos destins brisés pour en faire une aurore.
Que sur nos morts chéris plane la liberté !
Quand mai sinistre sonne, éveille-nous encore
À ta magnifique clarté !

Louise Michel.
Février 1882.


Je croyais mourir après ce coup terrible ; ma mère me restait, ma mère et la Révolution. Maintenant je n’ai plus que la Révolution.


Si ces Mémoires auront un grand nombre de volumes ? Je n’en sais rien ! cela dépend de bien des choses. Si on voulait tout dire on écrirait sans fin.

Dans tous les cas, je ferais bien peut-être d’esquisser dans ce premier volume l’histoire de mes prisons.

Il faut bien qu’on sache combien parmi ces misérables qu’on méprise, se trouvent de braves cœurs ; il faut bien qu’on voie une foule de choses telles qu’elles sont, et ceux-là seuls le savent qui les ont vécues ! Je termine le chapitre des conférences pour en arriver à celui des prisons.

Je cite quelques fragments encore ; en voici un de notre ami Deneuvillers. C’est la contre-partie honnête de ce qui se passa le même jour dans l’autre salle. J’ai raconté dans un chapitre précédent les folies qu’y firent les réactionnaires devenus enragés parce que les gens de bonne foi écoutaient, sans parti pris, parler de la Révolution.

Je cite ce fragment, non par orgueil personnel, mais par orgueil révolutionnaire. On y verra la conduite du peuple opposée à celle de ses exploiteurs conscients ou inconscients du rôle qu’ils jouent.


LOUISE MICHEL À GAND

Louise Michel a donné mercredi, au profit de la cause socialiste, une conférence à la salle du Mont-Parnasse. Trois mille compagnons étaient présents et ont fait un accueil enthousiaste à la conférencière, qui a parlé sur la propagande révolutionnaire.

Lorsque la citoyenne s’est retirée pour aller donner une autre conférence à l’Hippodrome, celle-ci dans un milieu bourgeois, réactionnaire, l’honnête et vaillante population gantoise voulait lui faire cortège pour la protéger contre les insulteurs.

— Il ne faut pas, leur a dit Louise Michel, laisser croire aux ennemis du peuple que nous prenons pour idole les uns ou les autres de nous. Nous ne devons faire cortège qu’à la Révolution. C’est pourquoi je vous demande de me laisser partir seule.

Autant les ouvriers se sont montrés calmes et enthousiastes, autant les réactionnaires de l’Hippodrome se sont montrés sauvages, furieux !

Les cléricaux en délire avaient depuis trois jours préparé des choristes hurleurs qui devaient empêcher d’entendre. On ne voyait que bouches largement ouvertes, poussant des cris furieux, et une levée de gourdins à faire envie à Piétri !

Côté comique : la conférencière a gardé comme souvenir des arguments cléricaux un fragment de banquette, du poids de deux kilos, qui lui a été jeté sur la tête.

Les meutes catholiques s’assemblaient dans les rues, où elles donnaient de la voix contre les socialistes, dont on avait tenté d’assassiner celui qu’ils désignaient comme leur chef, le courageux Anseele, qui ne leur a échappé des mains que grâce à notre intervention dans la lutte.

Nous avons eu jusqu’au soir le spectacle des fureurs épileptiques de ceux qui, en étouffant une conférence, croient avoir sauvé la religion et la société.

Sans la protection du bourgmestre et du commissaire de police en chef qui ont fait preuve d’un dévouement vraiment héroïque en s’interposant dans la lutte au Cirque, et jusque dans la gare, nous ne savons ce qui serait advenu à notre amie.

Ces turpitudes n’empêcheront pas le vent de la liberté de souffler à pleines voiles et de rendre la Révolution plus inévitable et plus proche.

Deneuvillers.


Je suis obligée de chercher mes citations chez les amis, ne pouvant trouver la vérité ailleurs. Je coupe, du reste, quand c’est possible, les choses trop flatteuses pour moi qu’ils mettent parfois en réponse à celles qui sont trop exagérées par la haine en sens contraire.

Je ne suis pas méritante, puisque je suis ma pente comme tous les êtres et comme toutes les choses, mais je ne suis pas non plus un monstre.

Nous sommes tous des produits de notre époque, voilà tout. Chacun de nous a ses qualités et ses défauts ; c’est la loi commune ; mais qu’importe ce que nous sommes, si notre œuvre est grande et nous couvre de sa lumière ; il ne s’agit pas de nous dans ce que nous commençons, il s’agit de ce qui sera pour l’humanité quand nous aurons disparu.

Qu’on me permette de citer cet extrait de l’Intransigeant :


D’une part, nous lisons dans le Voltaire :

Ce que rapporte la propagande révolutionnaire.

Les conférences de Mlle Louise Michel, à Bruxelles, lui ont été payées à raison de 500 francs chacune, soit 1,500 fr. pour les trois.

À ce prix, les appels à la révolte deviennent une assez bonne affaire.

D’autre part, un lecteur aimable, s’étonnant du don princier que la citoyenne Louise Michel adresse, par notre entremise, aux victimes de Chagot, nous demande des renseignements sur ses moyens d’existence. Au sentiment de ce monsieur, notre amie aurait pour spécialité de débiter « des idioties que nous trouvons charmantes » et de faire « des voyages d’agrément aux dépens d’imbéciles exploités par un comité de gredins ».

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au lecteur aimable, nous nous bornerons à soumettre quelques chiffres, dont il sera loisible au Voltaire de faire son profit.

Ici, nous sommes d’autant plus à l’aise que notre courageuse et excellente amie est absente et qu’au risque de la mécontenter, nous pouvons dire d’elle une faible partie de ce que nous en pensons.

Sur le prix de sa première conférence, indépendamment de ce qui a été consacré à des œuvres de propagande révolutionnaire, l’Intransigeant a reçu cent francs pour les proscrits de 1871.

Sur le prix de la seconde conférence, cent francs ont été donnés aux mineurs du Borinage ; cent autres francs à la presse socialiste d’Anvers et trois cents francs, le reste — c’est le « don princier », figuraient hier en tête de notre souscription en faveur des prévenus de Chalon-sur-Saône et de leurs familles.

Il n’a certainement pas été fait un moins digne et moins démocratique usage du prix de la troisième conférence.

Notre correspondant est-il satisfait ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Parlons un peu de la conférence de Versailles. Nous y étions allés, tout un groupe d’anarchistes, nous attendant à tout, mais regardant comme un devoir d’aller saluer de là les poteaux de Satory et le mur du Père-Lachaise.

Il me reste une lettre sur cette conférence ; la voici :


Septembre 1882.

À propos des incidents qui se sont produits à la réunion organisée dimanche dernier, à Versailles, par un groupe socialiste révolutionnaire, la citoyenne Louise Michel nous adresse la note suivante :

« Est-ce que nos amis attendaient pour nous une autre réception ?

« Nous n’avons pas besoin de parler de Révolution à ceux qui sont révolutionnaires, mais à ceux qui ne le sont pas.

« Puisque nous avons commencé par Versailles je ne vois pas d’empêchements à ce que nous finissions par la Bretagne.

« Nous irons prochainement faire un tour dans ces bons pays du Roy.

« S’il s’y trouve des gens qui nous reçoivent à coups de fourche, il s’en trouvera aussi qui seront acquis par la propagande, à la Révolution sociale. Tout leur entêtement breton se tournera vers le vrai ; tout leur fanatisme sera pour l’avenir au lieu d’être pour le passé.

« Il y a longtemps que j’y pense, pour ma part, à la conquête de cette Bretagne, depuis le jour où, de la place de l’Hôtel-de-Ville, je regardais avec indignation les larges faces blondes des gars bretons, collées aux vitres de la maison commune, d’où ils nous canardaient avec tant de conviction, de par le plan Trochu.

« C’était le 22 janvier,

« Oh ! oui, nous les aurons, comme tous les autres, pour la Révolution, les fidèles du Roy, tout comme les autres prolétaires.

« Louise Michel. »


Notre amie la citoyenne Louise Michel, a adressé hier au rédacteur en chef de l’Intransigeant la lettre suivante, qui vise l’article intitulé Souvenirs de Satory :


« Au citoyen Rochefort,
« Mon cher compagnon de route,

« Je viens vous serrer la main pour votre article d’aujourd’hui.

« Comment pouvaient-ils s’imaginer, ces gens-là, que la poursuite et les cris d’une meute inconsciente pouvaient m’émouvoir, tandis que j’avais devant moi Satory ?

« C’est absolument comme si je m’étais amusée à me plaindre à la presqu’île Ducos, avec l’île Nou à l’horizon.

« Nous avons pu constater, une fois de plus, que les arguments sérieux font défaut à nos adversaires. Ils emploient les hurlements : c’est avouer qu’ils sont perdus.

« Ce troupeau, du reste, ne manquait pas de pittoresque ; il y avait surtout un mendiant boiteux, s’allongeant comme une araignée sur ses béquilles, et vociférant contre les ennemis de la propriété.

« Vous avez vu les Gueux de Callot ? On eût dit celui-là détaché du cadre.

« Il y avait aussi quelques grands drôles de la suite d’Amphitrite, et des gavroches (parmi lesquels plus d’un futur insurgé) ; enfin tout le tableau de la bêtise humaine.

« N’importe ! cette scène aura contribué à nous amener plus d’un auditeur. Les choses ont une éloquence que n’ont pas les paroles.

« Louise Michel. »


Non seulement les calomnies allaient leur train, mais des idiots affolés de haine firent paraître dans un journal (je ne me souviens plus lequel) d’infâmes calomnies qu’ils avaient essayées sans succès, ou plutôt avec un succès contraire à leurs projets, dans une assemblée où se trouvaient par hasard des déportés de la Commune.

Cette fois ils espéraient mieux, sans songer que des milliers de personnes avaient vu ma vie jour à jour. C’est un Calédonien encore, M. Locamus avocat, ancien conseiller municipal, ancien officier à Nouméa qui leur a répondu.

Je suis obligée, devant la persistance des calomniateurs anonymes, à ces deux reprises, d’en finir par cette lettre, quelque flatteuse qu’elle soit, avec ces effrontés coquins.

Est-ce la peine ? oui, puisque nous tous témoins de ces mensonges, nous mourrons bientôt peut-être, nous devons nous garder purs pour la Révolution qui vivra éternellement.

Il n’est pas inutile de secouer les taches de boue.


Le citoyen Locamus, ancien conseiller municipal de Nouméa nous adresse la lettre suivante :

Nous croyons devoir la publier, bien que notre amie Louise Michel n’ait besoin d’aucune attestation pour faire justice d’immondes calomnies contre lesquelles sa vie tout entière proteste :


« Paris 27 février.
« Monsieur le rédacteur en chef,

« Je viens de lire dans l’Intransigeant les quelques lignes extraites de la réponse de Louise Michel à ses calomniateurs. Je n’ai pas lu la calomnie et je suis convaincu, comme vous, qu’il n’y a qu’à la mépriser.

« Cependant, puisque Louise Michel a daigné répondre, je crois de mon devoir d’intervenir.

« Nouméa est loin, et la réponse à ces calomnies pourrait se faire trop longtemps attendre. Heureusement, il y a des Nouméens à Paris.

« C’est en ma qualité de conseiller municipal de Nouméa, délégué à l’instruction publique en 1879 et 1880, que je viens donner à notre ancienne institutrice communale un certificat d’estime et de satisfaction.

« La commission de l’instruction publique municipale était composée de trois membres, M. Puech, négociant important, M. Armand, déporté amnistié, et moi.

« Les écoles laïques que nous avons inaugurées dans la colonie ont donné les meilleurs résultats.

« Louise Michel, appelée à nous seconder par un arrêté du maire par intérim, M. Simon, s’est acquittée de ses fonctions avec un dévouement qui ne s’est jamais démenti.

« Son concours nous a été de la plus grande utilité.

« J’ajouterai que la conduite et l’attitude de Louise Michel à Nouméa ont inspiré le respect et l’admiration, même à ses ennemis politiques.

« Recevez, monsieur, mes salutations sympathiques

« P. Locamus. »


Parlons des conférences de Londres. Les dépenses de voyages furent faites par les citoyens Otterbein de Bruxelles, et Mas d’Anvers, à qui je les dois encore.

À Londres, j’ai vécu comme précédemment chez nos amis Varlet, Armand Moreau, Viard ; tous m’ont un peu gâtée comme toujours. Je suis loin de dépenser de l’argent quand je vais à Londres ; ce sont eux au contraire qui en dépensent ; quant au résultat des conférences, nos amis savent ce qui devait en être fait.

Comme la salle était fort chère, à une réunion des groupes révolutionnaires, il fut suppléé à ce qui manquait ; l’Intransigeant ajouta encore, car il avait été promis à nos amis de 71 devenus infirmes qu’il y aurait pour eux un petit souvenir.

La recette était minime devant le projet, que nous avions formé depuis longtemps, de créer un établissement plus que modeste, mais enfin où les anciens proscrits devenus incapables de travailler — ou plutôt — à qui on refuse du travail, car les communards sont fiers, et d’autres déjà ont pris la route du père Malézieux — où, disons-nous, les meurt-de-faim anciens et nouveaux eussent au moins trouvé un peu de pain et quelques gouttes de bouillon, sans autre titre que la misère. Avec des réunions, nous pensions entretenir cette maison qui, tenue par des infirmes sous ce titre, Bouillon des proscrits, eût peut-être sauvé des désespérés.

Les journaux anglais, même les plus aristocratiques et les plus réactionnaires, rendirent compte avec une grande impartialité de mes conférences de Londres. Cette bienveillance relative était due peut-être à la mauvaise foi de quelques feuilles bourgeoises du département du Nord.

Rien de plus favorable aux gens, que d’en dire trop de mal. Après un bon éreintement on s’aperçoit de suite des plus grossières exagérations.

Quant aux comptes rendus des journaux opportunistes de Paris, ils étaient tous faits sur le même cliché. Ils n’avaient pas besoin d’envoyer des reporters. Il leur suffisait de connaître le nom de la salle où je parlais, le sujet traité et le groupe qui avait organisé la réunion, pour arranger de la belle façon « la furie révolutionnaire ».

Mes conférences de Londres étant faites dans les quartiers riches, où l’on ne me connaissait que d’après la légende forgée par mes ennemis de France, mes auditeurs britanniques furent tout étonnés de ne me trouver ni aussi mal élevée, ni aussi ridicule qu’ils étaient habitués à l’entendre dire. Ils ne reconnaissaient nullement le portrait horrible qu’on leur avait fait de moi. Aussi tous les journaux, même l’aristocratique Pall Mall Gazette, furent-ils envers moi d’une courtoisie parfaite.

Ce qui les étonnait beaucoup, c’est que je ne partageais pas les idées courantes sur les workhouses. Ils voyaient là chez moi, bien à tort du reste, une contradiction ; mais je vais développer plus loin mes idées à ce sujet.

Ils se trompaient en parlant de mon enthousiasme pour cette institution. Ce n’est pas un pareil sentiment que peuvent inspirer les workhouses. Je constatai seulement avec plaisir que l’Angleterre, elle, considère comme un devoir de s’occuper de ceux qui n’ont ni pain ni abri.

Je ne citerai pas les noms de ceux ou de celles qui, là-bas, me témoignèrent de la sympathie. Ceux-là se souviendront de ce soir d’hiver, de cet hiver noir de Londres, sur lequel flotte un linceul de brume, tombant par gouttes incessantes et tout à coup par larges ondées ; un soir glacé dans la grande salle froide, devant l’auditoire correct et froid du grand quartier aux immenses palais, sous lesquels les misérables ont des trous pareils à ceux des bêtes ! Je sentis, à travers tout cela, l’impression de l’honnêteté humaine persistant malgré les maudites entraves qu’on s’est éternellement données.

Ceux qui étaient là ne partageaient pas mes croyances, mais ils étaient de bonne foi, et je ne sais pourquoi ils me firent, graves et froids comme ils sont, l’effet d’une famille.

Alors, comme autrefois dans mon enfance à Vroncourt, comme au temps Où, toute jeune institutrice, je m’asseyais chez Mme Fayet sur la pierre de l’âtre, en laissant s’échapper tout ce que j’avais dans le cœur, je me mis dans la grande salle froide, à dire les tableaux de ma vie qui passaient devant moi, depuis Vroncourt jusqu’à la Nouvelle-Calédonie, avec la sensation présente des choses passées.

Il en est peut-être qui s’en souviennent, et je leur ai dit, du reste, d’y penser quand, dans nos procès, les tribunaux nous présentent sous un aspect qui n’est pas le nôtre.

Si, comme toute notre race, il y a en nous encore de la bête humaine, ce n’est pas la bête qu’on exhibe, le boniment est faux ; c’est en quoi fait défaut la prudence des serpents qui sifflent sur le même cratère où rauquent les lions, attendant que la lave nous emporte.

Une chose me frappa en Angleterre, et je l’ai dit de suite, c’est le soin avec lequel dans quelques workhouses, Lambeth par exemple, on ouate le nid immense où la vieille Albion entasse la misère, pour qu’elle la laisse attendre dans son île, confortablement située pour cela, que le reste de l’Europe ait fait sa révolution. Alors, n’imitant pas les bêtises qu’elle a vu faire aux autres, elle fera tout d’une seule fois. Albion se lèvera soudain, secouera la poussière de sa robe blanche et allumera le feu sacré, où les vents du large l’activeront au lieu de l’éteindre et en feront une aurore.

Pour que leurs institutions surannées durent plus longtemps, les Anglais les réchauffent de l’enthousiasme des femmes. Des femmes dirigent les workhouses ; il y aura des femmes au Parlement.

Mais les branches vertes du vieil arbre ne peuvent rajeunir le tronc pourri ; elles produiront des feuilles et des fleurs tant qu’elles pourront vivre, en tirant, non de la sève tarie, mais de l’air plein de chauds effluves, ce qui soutient leur existence.

Il est certain workhouse où les vieillards et les pauvres sont heureux ; c’est que celle qui le dirige a senti qu’il faut la liberté pour que les malheureux, comme les autres, puissent vivre.

Il n’y a pas de règlement ; c’est écrit en toutes lettres sur le mur.

Aussi l’ordre est plus grand là que partout ailleurs ; c’est l’horloge qui préside.

À l’heure du repas, du travail, des promenades, chacun s’en va librement où il faut, comme on va chez soi à son repas ou à son travail.

Ah ! vous croyez peut-être, miss M…, miss X…, miss F…, que je vous ai oubliées ? Non, allez !

Vous croyez peut-être, miss M…, que le livre n’existe plus, où vous m’avez écrit les paroles du vieux de la Montagne : Ni Dieu, ni maître !

Si, je l’ai toujours.

J’ai toujours aussi la chanson de la Chemise, si bien traduite en vers français par vous, sir T. S…

  1. Note de wikisource : Marie Ferré et Camille Bias