Mémoires de Louise Michel/Chapitre 2XIII
XIII
J’arrive au procès de Lyon, pour affiliation à l’Internationale, qu’on sait ne plus exister.
Au procès de Lyon, je songeais, en regardant M. Fabreguettes, le profil anguleux, le bras levé avec la manche large qui remonte, la parole acerbe, je songeais à une gravure devant laquelle j’ai souvent rêvé dans mon enfance et qui représente le grand inquisiteur Thomas de Torquemada.
À mon procès, je songeais l’Éloge de la folie d’Érasme.
Les marottes manquaient, mais le son des grelots tintait à l’oreille.
Les jurés hébétés, affolés du réquisitoire où il leur avait été dit que, s’ils ne me condamnaient pas, leurs boutiques ne seraient pas en sûreté ; cette idée burlesque de m’accuser d’avoir ri sur une porte ; les petits jeunes gens venus pour m’insulter et dont quelques-uns, cependant, sont sortis calmés, pris peut-être par la Révolution qui souffle dans les prétoires, je revois tout cela.
Mais ce n’est pas moi, messieurs, que vous avez condamnée ; on sait bien que je ne cherche pas à m’enrichir ; c’est ma vieille mère que vous avez condamnée à mort — et elle est morte.
On ne la réveillera pas, sous terre.
Qu’il me soit permis de me rendre une justice.
Cette accusation d’avoir ri n’est qu’un leurre. On ne voulait pas me condamner autrement parce qu’une femme est plus vite tuée par le ridicule. Rétablissons les faits : ce sont mes convictions qu’on poursuit en moi ; j’ai donc le droit de mettre ici le manifeste de Lyon comme j’avais ma place au procès des anarchistes et j’en partage toutes les idées.
Ceci sera une justice, et cela étant fait, je n’aurai plus besoin de m’inquiéter de mon procès.
Ce qu’est l’anarchie, ce que sont les anarchistes, nous allons le dire :
Les anarchistes, messieurs, sont des citoyens qui, dans un siècle où l’on prêche partout la liberté des opinions, ont cru de leur droit et de leur devoir de se recommander de la liberté illimitée.
Oui, messieurs, nous sommes de par le monde quelques milliers, quelques millions peut-être, car nous n’avons d’autre mérite que de dire tout haut ce que la foule pense tout bas, nous sommes quelques millions de travailleurs qui revendiquons la liberté absolue, rien que la liberté, toute la liberté !
Nous voulons la liberté c’est-à-dire que nous réclamons pour tout être humain le droit et le moyen de faire tout ce qui lui plaît ; de satisfaire intégralement tous ses besoins, sans autre limite que les impossibilités naturelles et les besoins de ses voisins également respectables.
Nous voulons la liberté et nous croyons son existence incompatible avec l’existence d’un pouvoir quelconque, quelle que soit son origine et sa forme, qu’il soit élu ou imposé, monarchique ou républicain, qu’il s’inspire du droit divin ou du droit populaire, de la Sainte-Ampoule ou du suffrage universel.
C’est que l’histoire est là pour nous apprendre que tous les gouvernements se ressemblent et se valent. Les meilleurs sont les pires. Plus de cynisme chez les uns, plus d’hypocrisie chez les autres ! Au fond, toujours les mêmes procédés, toujours la même intolérance. Il n’est pas jusqu’aux plus libéraux en apparence qui n’aient en réserve, sous la poussière des arsenaux législatifs, quelque bonne petite loi sur l’Internationale à l’usage des oppositions gênantes.
Le mal, en d’autres termes, aux yeux des anarchistes, ne réside pas dans telle forme de gouvernement plutôt que dans telle autre. Il est dans l’idée gouvernementale elle-même, il est dans le principe d’autorité.
La substitution, en un mot, dans les rapports humains, du libre contrat, perpétuellement révisable et résoluble, à la tutelle administrative et légale, à la discipline imposée, tel est notre idéal.
Les anarchistes se proposent donc d’apprendre au peuple à se passer de gouvernement comme il commence déjà à se passer de Dieu.
Il apprendra également à se passer de propriétaires. Le pire des tyrans, en effet, ce n’est pas celui qui vous embastille, c’est celui qui vous affame ; ce n’est pas celui qui vous prend au collet, c’est celui qui vous prend au ventre.
Pas de liberté sans égalité ! Pas de liberté dans une société où le capital est monopolisé entre les mains d’une minorité qui va se réduisant tous les jours et où rien n’est également réparti, pas même l’éducation publique, payée cependant des deniers de tous.
Nous croyons, nous, que le capital, patrimoine commun de l’humanité, puisqu’il est le fruit de la collaboration des générations passées et des générations contemporaines, doit être mis à la disposition de tous, de telle sorte que nul ne puisse en être exclu ; que personne, en revanche, ne puisse en accaparer une part au détriment du reste.
Nous voulons en un mot l’égalité ; l’égalité de fait, comme corollaire ou plutôt comme condition primordiale de la liberté. À chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins ; voilà ce que nous voulons sincèrement, énergiquement ; voilà ce qui sera, car il n’est pas de prescription qui puisse prévaloir contre des revendications à la fois légitimes et nécessaires. Voilà pourquoi l’on veut nous vouer à toutes les flétrissures.
Scélérats que nous sommes ! Nous réclamons le pain pour tous, la science pour tous, le travail pour tous ; pour tous aussi l’indépendance et la justice !
Ce manifeste était signé par le prince Kropotkine, Émile Gautier, Bordat, Bernard et quarante-trois autres prévenus. C’est Gautier qui l’avait rédigé.
Un seul compte rendu me reste des conférences de Lyon pendant le procès. Je ne me rappelle plus à quel journal il est emprunté. Le voici :
On télégraphie de Lyon, 19 janvier :
Hier soir, à la salle de l’Élysée, Louise Michel a fait une conférence au profit des familles des détenus anarchistes.
Kropotkine et Bernard ont été acclamés présidents d’honneurs.
En prenant la parole, Louise Michel reconnaît d’abord que la force seule peut transformer la société, puisqu’on l’emploie pour la détruire.
À Lyon, dit-elle, les anarchistes sont sur le banc des accusés. En Angleterre, ils sont membres de la Chambre des communes.
Elle rapportait, ajouta-t-elle, une adresse, signée par les réfugiés français de Londres, protestant contre le procès de Lyon et se déclarant solidaires des accusés et de leurs théories.
Mais, se sachant surveillée par la police, elle a détruit cette pièce, afin de ne compromettre personne.
Louise Michel développe longuement ses idées sur la situation de la femme dans la société actuelle.
Le président met aux voix un ordre du jour concluant à une prise d’armes pour se défendre contre la bourgeoisie.
Cet ordre du jour est adopté.
Un nommé Besson demande l’expulsion des journalistes.
Louise Michel proteste et dit que la liberté doit être égale pour tous.
Un orateur demande que l’assemblée émette un vœu en faveur de l’acquittement des anarchistes.
Le président répond que cela est l’affaire des juges et non de l’assemblée. Un tel vœu, dit-il, ne peut être émis sans l’assentiment des prévenus.
La séance est levée au milieu des acclamations des assistants.
À une autre conférence, salle de la Perle, je crois, on imagina de faire passer derrière la tribune, en cassant une vitre, je ne sais quelle fumerolle qui, si nous fussions restés sans nous en occuper en disant que c’était un truc de la police ou des imbéciles, eût fait porter à la fois une grande partie de la foule vers une toute petite sortie où il y aurait eu des accidents.
C’étaient des imbéciles. Honteux ils m’envoyèrent leurs excuses, que je lus publiquement, sans dire les noms bien entendu.
Souvenez-vous de ceci, femmes qui me lisez : On ne nous juge pas comme les hommes.
Quand les hommes, même de mauvaise foi, accusent d’autres hommes, ils ne choisissent pas certaines choses, si monstrueusement bêtes, qu’on se demande si c’est pour tout de bon.
Quand une femme n’est dupe, ni de la souveraineté dont on berne les peuples, ni des hypocrites concessions dont on berne les femmes, c’est comme ça qu’on s’y prend avec elle.
Et il faut qu’une femme ait mille fois plus de calme que les hommes, devant les plus horribles événements. Il ne faut pas que dans la douleur qui lui fouille le cœur elle laisse échapper un mot autre qu’à l’ordinaire.
Car les amis, par la pitié qui les trompe ; les ennemis, par la haine qui les pousse, lui ouvriraient bien vite quelque maison de santé, où elle serait ensevelie, pleine de raison, avec des folles qui, peut-être, ne l’étaient pas en entrant.
L’homme, quel qu’il soit, est le maître ; nous sommes l’être intermédiaire entre lui et la bête, que Proudhon classait ainsi : ménagère ou courtisane. Je l’avoue, avec peine toujours, nous sommes la caste à part, rendue telle à travers les âges. Quand nous avons du courage, c’est un cas pathologique ; quand nous nous assimilons facilement certaines connaissances, c’est un cas pathologique.
J’ai ri de cela toute ma vie. Maintenant cela m’est égal comme toutes les erreurs qui tomberont.
Et puis, la sinistre pécore des vieux clichés réactionnaires voit, par delà notre époque tourmentée, les temps où l’homme et la femme traverseront ensemble la vie, bons compagnons, la main dans la main, ne songeant pas plus à se disputer la suprématie que les peuples ne songeront à se dire chacun le premier peuple du monde ; et c’est bon de regarder en avant.
Plusieurs semaines après le procès de Lyon, il me semblait que j’eusse été complice d’une lâcheté, si je n’employais pas la liberté qu’on me laissait, je ne savais pourquoi, à appeler, au lieu de l’Internationale morte, une nouvelle et immense Internationale debout d’un bout de la terre à l’autre.
Cela, je l’avais dit et fait ouvertement. On ne m’en a pas dit un mot à mon jugement ; c’était convenu que j’avais ri sur une porte, un jour que le peuple demandait du travail, et que ma mère m’avait suppliée d’attendre qu’elle fût morte pour aller aux manifestations.
Pendant que certains reporters causaient avec moi dans une maison où je n’étais pas, d’autres me voyaient en partie de plaisir au Bois où je n’étais pas non plus. J’habitais dans les familles de mes amis Vaughan et Meusy, d’où je me rendais, vêtue en homme, chez ma pauvre mère.
J’aurais pu, sous ce costume, ne pas quitter Paris, ou emmener ma mère à l’étranger.
J’aurais pu, même, continuer à faire de la propagande. Combien de fois suis-je allée dans les réunions d’où les femmes sont exclues ! Combien de fois, au temps de la Commune, suis-je allée, en garde national ou en lignard, à des endroits où on n’a guère cru avoir affaire à une femme !
Quand vous lirez ceci, amis qui, à ce moment-là, m’avez donné l’hospitalité comme à un membre de la famille, souvenez-vous bien que je regrettais de vous tant tourmenter ; mais il fallait me rendre avant le jugement ; c’est pour nous surtout que nous devons être implacables. Les mensonges étaient trop honteux !
Et vous, Louise et Augustine, souvenez-vous, mes grandes, que vous l’avez senti et que vous m’avez dit : Vous avez raison ! Moi, je ne l’oublie pas, je sais que vous serez ainsi toujours.
S’il faudra du courage à vos frères pour les choses qu’ils verront, il vous en faudra cent fois davantage.
Il faut aujourd’hui, qu’où les hommes pleureraient, les femmes aient les yeux secs.
Et vous, les petites et les petits, croyez-vous que je vous oublie ?
Si Paul et Marius sont un jour ce que je crois qu’ils seront, eux aussi auront besoin de courage ; que l’un poète, l’autre musicien, fassent leur route au grand soleil, cherchant où l’art se lève, dégagé des bandelettes de la mort.
Et vous, Marie et Marguerite, vous aussi, mes petites, vous serez de la grande étape où, l’humanité étant en marche, les femmes ne doivent pas faiblir. Tant pis et tant mieux !
Je reviens à mon procès. Plusieurs de nos amis s’étaient proposés pour me défendre, mais, outre que chacun de nous doit s’expliquer lui-même, il m’était impossible de choisir entre ceux qui déjà avaient défendu nos amis comme on doit défendre des hommes libres et Locamus qui, à Nouméa, défendait les déportés appelés aux tribunaux de la colonie.
Combien de fois nous l’avons vu passer, ses clients étant acquittés et lui condamné pour insultes à la magistrature, et s’en allant en prison avec les menottes ! Il tenait à cette mise en scène, et se la faisait appliquer pour achever de la ridiculiser.
Et Locamus riait en passant, de manière à vous faire rire aussi.
Il se carrait avec cela, tout comme Lisbonne sous sa casaque de forçat.
Si ce n’est que Locamus tout droit secouait sa grosse tête frisée, et que Lisbonne, frappant sa béquille, relevait la sienne sous sa crinière ; tous deux avaient des allures de lions.
Ce qui gêne pour parler devant un tribunal quand on est plusieurs accusés, c’est que vos phrases sont guettées pour servir, quand c’est possible, à en faire des armes à l’accusateur. J’espère avoir évité cet écueil.
Quant aux jeunes gens déguisés en avocats, ou peut-être avocats de fraîche date, groupés à la façon des chœurs antiques, pour me regarder en riant, ou autres choses de ce genre, j’espère que les trois ou quatre qui ont cessé les insultes ne se sont point laissé enrôler dans la bande qui insulte les morts.
J’espère qu’ils ne regardent point les choses par le petit bout de la lorgnette, et que les noms de Vallès, de Rigault, de Vermorel, de Millière, de Delescluze et de tant d’autres qui, eux aussi, ont été des étudiants, leur viennent quelquefois au souvenir.
Nous ne sommes pas tentés pour la jeunesse des rôles de don Quichotte et tous les fourbissements d’armets de Mambria, tous les combats contre les moulins à vent, ne sont pas la revanche non d’une seule, mais de toutes les hontes de l’humanité.
La revanche, c’est la Révolution, semant la liberté et la paix sur la terre entière.
Quand tout monte en sève, il faut prendre rang d’un côté ou de l’autre, s’entasser dans l’ornière avec sa caste ou secouer les délimitations absurdes de castes et prendre sa place au soleil avec l’étape humaine qui se lève.
On a vu, dit-on, à l’enterrement de Vallès une multitude émue, sur laquelle flottaient les bannières noires et rouges.
Est-ce là toute l’armée révolutionnaire ? Est-ce l’avant-garde ? C’est à peine un bataillon.
Quand l’heure sera venue, avancée par les gouvernements féroces et stupides, ce ne sera pas un boulevard, mais la terre entière qui frémira sous la marche de la race humaine.
En attendant, plus large sera le fleuve de sang qui coule de l’échafaud où l’on assassine les nôtres, plus les prisons regorgeront, plus la misère sera grande, plus les tyrannies se feront lourdes et plus vite viendra l’heure, plus nombreux seront les combattants.
Combien d’indignés seront avec nous, jeunes gens, quand les bannières rouges et noires flotteront au vent de colère !
Quel raz de marée, mes amis, quand tout cela montera autour de la vieille épave !
Comme ils fileront doux, les petits jeunes gens qui se prétendent étudiants et qui bornent la patrie aux boues de Sedan !
Nous voulons, nous, pour tous les peuples du monde la revanche de tous les Sedan, où les despotes et les imbéciles ont traîné l’humanité.
La bannière rouge qui fut toujours celle de la liberté effraye les bourreaux, tant elle est vermeille de notre sang.
Le drapeau de noir crêpé de sang de ceux qui veulent vivre en travaillant, ou mourir en combattant, effraie ceux qui veulent vivre du travail des autres.
Oh ! flottez sur nous, bannières noires et rouges ; flottez sur nos deuils et sur notre espoir dans l’aurore qui se lève !
Si l’on était libre dans un pays, libre d’arborer sa bannière où et comment on le voudrait, on verrait, mieux qu’à un vote quelconque, de quel côté se rangerait la foule ; il n’y aurait pas moyen de mettre quelques hommes dans sa poche comme on y met des poignées de bulletins.
Ce serait une bonne manière de s’assurer de la majorité non falsifiée, qui serait cette fois celle du peuple.
Mais il n’est permis d’arborer nos drapeaux que sur les morts. Nous ne sommes pas à Londres.
Cette idée me remet en mémoire la dernière conférence de Blanqui.
La salle était pavoisée de drapeaux tricolores. Il se dressa, le vieux brave, pour maudire les couleurs de Sedan et de Versailles qu’on faisait flotter devant lui, symboles de redditions et d’égorgements.
Cette séance fut la dernière, les hurlements de la réaction couvraient souvent les paroles du vieillard.
Mais souvent aussi le petit souffle de la poitrine de l’agonisant, s’emplissant du souffle immense de l’avenir, dominait à son tour.
Après cette séance il se mit au lit et ne se releva plus.
Ce n’est pas le drapeau vermeil faisant une aurore sous le soleil qu’on poursuit, c’est tout réveil de liberté, ancien et nouveau, ce sont les anciennes communes de France, c’est 1793. c’est Juin, c’est 1871, c’est surtout la prochaine Révolution qui s’avance sous cette aurore. Et nous, c’est tout cela que nous défendons.
Voilà des pages qui auront bien de la peine passer le seuil de Saint-Lazare ; mais ce n’est pas pour le laisser dans l’oubli qu’il y a un article favorable dans le règlement :
« Les avocats peuvent recevoir cachetées les lettres des prisonniers. »
Un d’eux a compris que ces Mémoires étant un peu mon testament, j’ai le droit d’y mettre ma pensée telle qu’elle est.