Mémoires de Madame la marquise de La Rochejaquelein, 1889/Chapitre V

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CHAPITRE V

DEPUIS MON SÉJOUR À TOURS JUSQU’AU 13 MARS 1793
COMMENCEMENT DE LA GUERRE DE VENDÉE





Monsieur de Lescure partit à franc étrier pour Saumur, afin de savoir la vérité sur les troubles de Bressuire. M. Thomassin avait été, à Tours même, faire viser nos passeports à la municipalité ; grâce à son uniforme, nous passons fort tranquilles dans le faubourg, quoique nous entendions beaucoup de bruit qu’on faisait dans la ville, où le peuple promenait sur des ânes les femmes qui ne voulaient pas aller à la messe (des prêtres intrus).

Au bout de deux jours, M. de Lescure nous envoya un courrier pour nous dire que le bruit était fini et que nous pouvions continuer notre route. Nous fûmes arrêtés dans un petit village par le corps de garde : un paysan, qui était en sentinelle, voulait non seulement voir nos passeports, mais encore visiter nos malles, chose très désagréable pour nous, car nos femmes, parties devant avec M. de Marigny, avaient les clefs ; les paysans se rassemblaient, le soldat faisait un tapage terrible, M. Thomassin nous tira de ce mauvais pas ; il demande l’officier, montre nos passeports, prend au collet le soldat qui criait toujours qu’il fallait nous arrêter, et, avec le ton d’un général, dit à l’officier : « Il est singulier, monsieur, que la discipline ne s’observe pas mieux ici, et qu’une sentinelle ose commander ; c’est vous seul qui en avez le droit ; vous voudrez bien mettre cet homme en prison et veiller sur votre troupe. » L’officier s’incline profondément et nous partons aux cris de : Vive la nation !

Nous arrivons à Thouars, les esprits étaient extrêmement échauffés, la ville étant fort patriote, et l’insurrection des campagnes venant à peine de se terminer. On visite toutes nos malles et paquets avec un soin si exact, qu’on déploie tout le linge, et on vide plusieurs pots de confiture dans la voiture, prétendant qu’il y avait dedans de la poudre ; cependant on nous laisse passer et nous arrivons à Clisson.

Il est temps ici de parler de l’insurrection qui venait d’avoir lieu, et de ce pays qu’on a appelé depuis généralement : la Vendée. Il se nommait alors vulgairement le pays du Bocage : la moitié était de la province du Poitou, un quart de celle d’Anjou, et un quart du comté Nantais. Il est borné au nord par la Loire, Paimbœuf d’un côté, et de l’autre Brissac ; à l’occident par la mer et la ville des Sables ; au midi, par Luçon, Fontenay, Niort ; à l’orient, par Parthenay, Thouars, Vihiers.

Toutes les villes que je viens de nommer étaient patriotes[1] enragées, ainsi que les campagnes environnantes, c’est-à-dire tous les habitants de la Plaine ; au contraire, toutes les campagnes du Bocage, situées entre les limites que je viens de décrire, fort aristocrates. Le pays est plein de collines couvertes de bois, coupé par une multitude de ruisseaux d’eau vive ; les chemins sont creux, étroits, pleins de bourbiers, bordés de haies vives fort élevées et d’arbres. Il n’y a point de grands chemins ni de rivière navigable ; la seule route est celle de Mortagne à Nantes ; le pays est en outre plein de gros rochers. On laisse reposer la terre très longtemps ; on sème des genêts dans les champs en friche, on les y laisse quelquefois jusqu’à dix ans, ils deviennent comme des bois taillis presque impénétrables[2].

On voit que ce pays est bien propre à faire la petite guerre ; ajoutez à cela qu’on trouve à tout moment quatre chemins, tous pareils ; ce sont des berceaux d’où on ne peut distinguer aucun objet ; la plupart des villages et les maisons sont dans les vallons, on ne les aperçoit pas de loin. Ce pays est très agreste et très pittoresque, mais il a un aspect sauvage ; il y a cependant des points de vue superbes. Il était fort peuplé. La richesse principale est en bestiaux et grains ; les denrées sont excellentes et à vil prix. Presque tous les seigneurs du pays étaient riches et vivaient dans leurs terres avant l’émigration, mais alors ils étaient presque tous sortis de France ; les paysans les adoraient et en étaient traités comme des enfants chéris.

Le peuple est essentiellement doux par caractère, entêté, hospitalier, bon, confiant, brave, gai, fort dévot, plein de respect pour les prêtres et les nobles ; il les aborde avec timidité, quoique toujours sûr d’en être bien reçu ; aussi cette timidité se change au bout d’un instant en familiarité, et on peut dire qu’ils traitent leur seigneur comme des enfants traitent leur père, avec respect et tendresse. Les paysans avaient les mœurs pures et simples, ils vivaient dans l’abondance, sans être riches, mais ils étaient très heureux ; le pays étant plein de gibier, leur défaut était d’être fort braconniers : cela leur a beaucoup servi pour la guerre.

La portion du Poitou située dans le pays de Bocage est comprise, depuis la révolution, dans les départements de la Vendée et des Deux-Sèvres ; celle d’Anjou fait partie de Maine-et-Loire, et celle du comté Nantais est dans la Loire-Inférieure. C’est lors de la grande guerre de 1793, que les républicains donnèrent à tout ce pays insurgé le nom de Vendée, qu’il n’avait pas auparavant. Les paysans avaient toujours été aristocrates, comme je l’ai dit déjà ; il y avait cependant des petites villes patriotes, dans l’intérieur des terres, comme Mortagne, Bressuire, Cholet, Châtillon, Montaigu, Beaupréau, Machecoul, Challans, ainsi qu’une portion des bourgs et quelques individus disséminés dans les villages ; ces derniers en si petit nombre, toutefois, qu’on peut dire avec vérité que, sur cent paysans, à peine pouvait-on en compter un de patriote ; les autres, depuis le commencement de la révolution, n’ont pas cessé de témoigner leur dévouement au Roi, à la religion, à la noblesse.

Quand, en juillet 1789, on fit prendre les armes à toute la France, en faisant croire à chaque village qu’une multitude de brigands arrivaient pour incendier, et que presque partout on insulta les seigneurs, les paysans de la Vendée (j’appellerai ainsi dorénavant le pays insurgé) vinrent se ranger autour des leurs, pour les défendre des prétendus brigands. Quand on nomma des maires, des commandants de garde nationale, ils choisirent leurs seigneurs ; quand partout on ôta les bancs des églises, appartenant aux gentilshommes, ils conservèrent ceux des nobles et brûlèrent ceux des bourgeois ; quand les intrus remplacèrent les curés légitimes, le peuple ne voulut pas aller à leur messe, ni à celle des prêtres assermentés ; au point qu’un intrus, qui vint pour la dire aux Échaubroignes, paroisse de quatre mille âmes, fut obligé de s’en aller, n’ayant pu même trouver du feu pour allumer les cierges. Les paysans cachaient les prêtres, se rassemblaient dans les champs pour prier ; cela avait causé de petites insurrections partielles. On avait quelquefois envoyé des gendarmes avec les intrus, il y avait eu des rixes ; on avait déjà vu plusieurs traits héroïques. Un paysan du bas Poitou[3], entre autres, se battit longtemps avec une fourche de fer contre les gendarmes ; couvert de vingt-deux blessures, on lui criait : Rends-toi ; il répondait : Rendez-moi mon Dieu, et il expira, sans vouloir céder.

Les paysans demandaient souvent à leurs seigneurs quand ils voudraient se mettre à leur tête pour rétablir l’ancien régime ; enfin, lors de l’émigration, plusieurs apportèrent leur argent, pour les aider à faire le voyage ; quelques-uns les suivirent, et tous s’empressaient à les combler de vœux pour leur retour.

Ô bon pays ! Comment ne pas t’aimer ? Seul, au milieu de la France, tu n’as jamais varié ; tu n’as pas eu un seul moment d’erreur.

L’insurrection qui éclata en août 1792 fut plus considérable que les autres ; une quarantaine de paroisses se soulevèrent, toutes du district de Châtillon, depuis district de Bressuire ; la cause en fut dans les persécutions qu’on faisait éprouver aux prêtres. Il y en avait plusieurs de cachés dans le pays, et, comme on veillait avec plus de soin que jamais à ce qu’ils ne disent pas la messe et qu’on ferma, sitôt le 10 août, quelques chapelles qu’on leur avait laissées, les paysans se rassemblaient tous les dimanches dans un champ, y amenaient trois ou quatre prêtres et leur faisaient célébrer la messe. On menaça d’enlever ces prêtres pendant le sacrifice ; le dimanche suivant, ils se rendirent dans le même champ, mais armés de fusils, de faux, de bâtons. Peu de jours après, sachant que les émigrés étaient à Verdun, ils n’écoutèrent que leur zèle, et ces deux motifs les firent attaquer Bressuire[4]. Il n’y avait en ce moment que deux gentilshommes dans le pays ; tous étaient, les uns à Paris près du Roi, les autres émigrés. M. Baudry d’Asson[5], qui depuis fut tué en 1793, et M. de Calais[6] (a), seuls restés, se mirent à la tête[7], mais ils n’étaient pas en état de commander un homme ; leur seul mérite à tous deux était la bravoure. Ils firent hacher les malheureux paysans, on en tua une centaine qui moururent en criant Vive le Roi ; on en prit cinq cents, le reste se dissipa, et presque tous passèrent l’hiver, errants, dans les bois, toujours dans la crainte d’être arrêtés. Les volontaires massacrèrent un M. de Richeteau[8], il ne périt cependant aucun des prisonniers[9]. Le tribunal de Niort, bien composé, trouva moyen de les acquitter tous peu à peu, en faisant tomber le prétendu crime de l’insurrection sur les morts et sur les absents. Ce fut dans ce malheureux moment que nous arrivâmes à Tours et de là à Clisson. Notre paroisse de Boismé, où le château est situé, et quelques autres au bord du pays, ayant plus de patriotes et étant près de la Plaine, entre Parthenay et Bressuire, n’osèrent pas se révolter et allèrent même, par crainte, donner du secours à Bressuire ; d’ailleurs notre paroisse était plus tranquille sur l’article de la religion que les autres. Le curé[10] et le vicaire avaient fait le serment, mais avec de grosses restrictions, surtout le vicaire[11], le prêtre le plus vertueux que je connaisse. Quelques autres curés du voisinage l’avaient imité ; ils avaient fait le serment « sauf en ce qui pouvait être contraire à la religion catholique, apostolique et romaine, dans laquelle ils déclaraient vouloir vivre et mourir » ; ils priaient pour l’évêque légitime[12] et n’obéissaient point aux mandements de l’intrus[13] ; le district fermait les yeux, apparemment par prudence.

À peine rendus à Clisson, nous apprenons les massacres du 2 septembre. Maman se douta de la mort de Mme de Lamballe, ne recevant pas de ses nouvelles, car elle avait chargé une infinité de personnes de lui en donner ; elle finit par nous demander la vérité, notre silence lui confirme ce malheur. Elle tombe sans connaissance et passe trois semaines, jour et nuit, dans des attaques de nerfs, en versant des larmes. Nous lui cachons cependant la mort de plusieurs autres de son intimité, surtout celle de M. de Montmorin, de Fontainebleau, ce sincère ami de toute la famille, que M. de Lescure et moi regardions comme un frère.

Dans ce temps, les couvents furent détruits ; nous avions une tante abbesse, sœur de mon grand-père, le duc de Civrac[14] ; elle avait élevé maman au couvent de Saint-Ausone[15], à Angoulême. Cette femme, la plus respectable que j’aie connue, avait soixante-quinze ans ; elle était fort sourde, mais point infirme. Jamais on n’a réuni autant d’esprit, de piété, de gaieté et de douceur. Elle se décida à vivre avec ma mère en Gascogne ; comme, dans le moment, celle-ci était chez moi, elle consentit avec plaisir à y venir, mais elle ne voulut pas, de peur de nous gêner, amener aucune religieuse, malgré nos instances. M. Thomassin alla chercher ma tante ; son arrivée rendit beaucoup de calme à maman, par le plaisir qu’elle lui fit et le désir de la voir heureuse.

Dans le même temps, M. de la Rochejaquelein s’échappa de Paris et alla d’abord chez lui. Sa tante[16], demoiselle de la plus haute vertu, demeurait près de Châtillon, à Saint-Aubin de Baubigné, où était le château de son père, nommé la Durbelière ; c’était une des paroisses révoltées. Comme ce jeune homme était seul dans le château, fort suspect par cette raison, et de plus comme étant officier de la garde, et dans un pays qui venait de se soulever, M. de Lescure l’engagea à venir chez lui. Nous étions moins suspects que tous les autres, par la grande quantité de vieillards et de femmes qui étaient réunis chez moi, et aussi en raison de ma grossesse ; d’ailleurs j’ai déjà dit que notre paroisse ne s’était pas révoltée.

Je veux commencer par tracer le portrait d’Henri de la Rochejaquelein, que j’augmenterai dans la suite, son caractère s’étant singulièrement développé par la guerre. Il avait cinq pieds sept pouces ; extrêmement mince et blond, une figure allongée, il paraissait plutôt Anglais que Français. Il n’avait pas de jolis traits, mais la physionomie douce et noble. Dans ce temps-là il avait l’air fort timide ; on remarquait cependant des yeux très vifs, qui depuis sont devenus si fiers et si ardents, qu’on disait qu’il avait un regard d’aigle. Il était excessivement adroit et leste, montait à cheval à merveille. C’était un bon sujet, sévère sur ses devoirs. Il avait été au collège militaire de Sorèze[17] ; à l’âge de quinze ans il entra au régiment Royal-Pologne[18] cavalerie, dont son père était colonel, alors en garnison à Niort. À l’une des premières manœuvres, étant au premier rang, le régiment au galop, il culbuta avec son cheval ; les cavaliers voyant tomber le fils de leur colonel, s’arrêtèrent ; celui-ci cria plusieurs fois ; Au galop, et tous passèrent sans lui faire aucun mal.

Outre les personnes que je viens de nommer, il y avait chez moi le respectable M. d’Auzon, vieillard infirme ; M. des Essarts, le père[19], pauvre gentilhomme, dont notre famille avait fait la fortune ; il avait été marié par Mme de Lescure, la grand’mère, à une de nos voisines[20], mais il avait toujours vécu à Clisson, ainsi que ses enfants ; il n’avait à cette époque que sa fille[21], âgée de trente ans. Cette demoiselle avait toute l’instruction et tout l’esprit possibles, mais le jugement faux ; pleine de prétentions, elle menait entièrement son père, qui était instruit, spirituel et bon naturellement, mais qui avait aussi des prétentions et secondait sa fille dans la rage qu’elle avait de tout gouverner. Du reste je lui rends cette justice, qu’elle a eu les soins les plus touchants pour ma grand’mère, pendant sa maladie. Ses deux frères étaient l’un, M. des Places[22], officier de marine, dont je ne parlerai pas, parce que, étant alors émigré, il n’entrera pour rien dans ces Mémoires, et l’autre, l’abbé, depuis le chevalier des Essarts[23], ami de M. de Lescure. Il avait toujours vécu à Clisson, mais il avait été obligé d’en sortir par un arrêté du département des Deux-Sèvres, prescrivant à tous les ecclésiastiques, même simples tonsurés, qui avaient refusé de prêter le serment, de quitter le pays. M. des Essarts, qui était dans le dernier cas, avait été forcé d’aller demeurer à Poitiers ; c’était un jeune homme de vingt-trois ans, extrêmement aimable, doux, gai. Ses deux défauts étaient d’être susceptible et de se laisser diriger par sa sœur qu’il aimait, mais qui avait pris un entier ascendant sur toute la famille. Cette sœur était enivrée d’amour propre et d’ambition, et ne négligea rien dans la suite pour en inspirer à son frère et à son père pendant la guerre de Vendée.

Nous avions en outre, à Clisson, M. le chevalier de Saint-Laurent de la Cassaigne[24] ; il était un peu de nos parents, et comme tout ce qu’il possédait était chez des émigrés, il se trouvait absolument à l’aumône ; M. de Lescure l’avait recueilli chez lui par charité. J’aurai occasion de beaucoup parler de lui ; aussi, il faut que j’en fasse le portrait. C’était un homme de cinquante ans, petit, gros, bon, sot et poltron : voilà en deux mots son caractère ; sa figure exprimait la bêtise et peignait parfaitement son mérite. Il avait dû être prêtre pendant plusieurs années ; tout le temps qu’il avait porté le petit collet, il avait été assez libertin ; il entra au service et devint bigot : il portait tout à l’excès. M. de Marigny était aussi chez moi, y étant revenu en même temps de Paris.

Telles étaient les personnes qui vivaient à Clisson, et nous ne recevions pas de visites, parce que personne n’osait se voir ; nous avions, entre nous, une cinquantaine de domestiques, tous aristocrates, à l’exception du nommé Motot (valet de chambre-chirurgien de ma grand’mère), de sa femme et du maître d’hôtel. Le premier était terroriste ; cependant nous les gardions tous, parce qu’ils avaient eu les plus grands soins de Mme de Lescure. À sa mort, ignorant leurs principes, elle avait prié son petit-fils de les garder chez lui toute leur vie, et leur avait fait en outre des legs considérables. La mémoire de sa grand’mère était si chère à M. de Lescure, qu’il ne voulait point désobéir à la moindre de ses volontés,

Le 31 octobre au soir, les douleurs me prirent pour accoucher ; on envoya chercher un chirurgien de Châtillon, nommé Beauregard, très habile, fort patriote contre les prêtres et le Roi, mais attaché à la noblesse, surtout à notre famille. Il arriva trop tard ; après avoir souffert sept heures, je mis au monde une fille ; Motot pensa me tuer par maladresse. Cependant mes couches furent très heureuse. Maman me prodigua ses soins ; je donnai ma fille à nourrir à une paysanne que je pris chez moi, ne voulant pas nourrir moi-même ; je prévoyais que la révolution pourrait nous atteindre, et je voulais suivre, à quelque prix que ce fût, M. de Lescure, soit en prison, si on l’y mettait, soit à la guerre, s’il se formait un parti, le sachant déterminé à s’y jeter.

Quelque temps après, le Roi périt. MM. de la Rochejaquelein et de Lescure avaient chargé des amis de les avertir, si on préparait quelque mouvement pour le sauver, afin de se rendre sur-le-champ à Paris ; mais il n’y eut rien du tout. Il est impossible de peindre la douleur que nous ressentîmes en apprenant ce crime : ce ne fut, pendant plusieurs jours, que des larmes dans toute la maison.

Le fort de l’hiver étant passé, ma mère parla de se rendre en Gascogne avec mon père et ma tante ; elle ne pouvait cependant se décider à me laisser ; elle voulait m’emmener, et moi je ne pouvais me déterminer à la voir partir, ni à quitter ma fille et M. de Lescure ; celui-ci tenait à attendre chez lui, parce qu’il prévoyait que tôt ou tard les paysans se révolteraient, sans cependant avoir aucun plan, et il voulait faire la guerre avec eux ; maman était loin de le blâmer, mais elle désirait m’emmener.

Au milieu de ces incertitudes, s’alluma la guerre de la Vendée. Toute ma famille resta ; car, dans ce malheureux temps, on était également suspect, quand on s’enfuyait ; dans l’autre insurrection, Mlle des Essarts avait été mise en prison à Parthenay, où elle passait, pour se rendre à Niort ; d’ailleurs mon père ne voulait plus partir, une fois le mouvement déclaré, comptant y participer aussi.

Me voici donc à cette époque à jamais célèbre. Je finis ce chapitre en assurant (ce qui est l’exacte vérité, mais on ne l’a point cru,) que ni les prêtres, ni les nobles n’ont jamais fomenté, ni commencé la révolte ; ils ont secondé les paysans, mais seulement quand l’insurrection a été établie ; alors ils ont cherché à la soutenir. Je suis loin de dire qu’ils ne la désiraient pas ; mais, on doit le comprendre pour peu qu’on y réfléchisse, aucun d’eux n’était assez fou pour engager une poignée de paysans sans armes, sans argent, à attaquer la France entière ; ils attendaient un moment favorable, espéraient qu’il viendrait tôt ou tard, connaissant les dispositions du pays et gémissant de n’avoir aucun moyen de les seconder. Enfin puissances coalisées ne donnèrent aucun secours à la Vendée, ni pour pousser le peuple à se révolter, ni pour soutenir la guerre. La Vendée s’est insurgée par un mouvement spontané, inattendu ; on peut vraiment dire qu’elle s’est levée en masse.

On doit, je crois, ajouter foi à ce que je dis ; personne ne peut savoir ces détails aussi bien que moi, les choses secrètes, comme les plus connues. D’ailleurs, je n’ai aucune espèce d’intérêt à cacher les menées que M. de Lescure et autres auraient pu faire, et je ne les aurais pas ignorées. On doit donc croire, sans aucun doute, cette étonnante vérité, que ni les particuliers, ni les Gouvernements, n’ont excité la Vendée à la guerre ; mais que le peuple, par sa propre volonté, y a fait un soulèvement général, au moment où on s’y attendait le moins.

Si M. de Lescure et d’autres prévoyaient qu’une révolte éclaterait, ce n’était qu’une idée éloignée, vague, à laquelle ils ne donnaient aucune suite, ne voyant aucun moyen raisonnable de réussir. Trop surveillés pour faire la plus petite démarche, ils s’abandonnaient uniquement à ce que développerait l’avenir. Je crois pouvoir assurer qu’il en était de même en Anjou.

  1. Ainsi s’étaient nommés eux-mêmes les ennemis de l’ancien régime, qui avaient embrassé la cause de la révolution. (Alfred Lallié.)
  2. Le Bocage ne ressemble plus guère à ce qu’il était autrefois. Maintenant, des routes stratégiques superbes le coupent dans tous les sens ; on y voit beaucoup de peupliers d’Italie, des bois blancs de toutes sortes, des arbres verts, etc. Tout cela y était inconnu jadis, à peine en trouvait-on dans les jardins de quelques châteaux. Les espèces d’arbres y étaient peu variées : chênes, ormeaux, châtaigniers, cerisiers, frênes, voilà tout. Sans cesse, des chemins couverts de genêts et d’ajoncs de douze, de quinze et jusqu’à vingt pieds de haut ; ces grands genêts, ces grands ajoncs n’existent plus ; les bourgs se bâtissent à la moderne ; enfin le Bocage n’est plus reconnaissable. Ces changements ont commencé après 1832. (Note de l’auteur.)
  3. Il s’appelait Guillon.
  4. Le 24 août 1792.
  5. Gabriel Baudry d’Asson, né en 1755, seigneur de Brachain, paroisse de Saint-Marsault, en bas Poitou, fut condamné à mort par contumace, comme brigand de la Vendée, le 26 avril 1793, par la commission militaire séant aux Sables d’Olonne, et fut tué à la bataille de Luçon, le 14 août suivant.
  6. Louis-Joseph de Calais, seigneur de Puy-Louët, né le 13 mars 1749 ; fait prisonnier après Savevay, il échappa heureusement à une condamnation à mort et fut déporté en Espagne, d’où il passa en Angleterre. Il mourut à Puy-Louët, commune des Aubiers, près Bressuire, le 13 août 1823.
  7. Avec eux étaient M. de Feu et Adrien-Joseph Delouche, ancien poêlier à la Châtaigneraie, puis avoué, maire de Bressuire. Celui-ci fut condamné à mort par le tribunal de Niort, le 18 novembre 1792, il avait alors quarante ans. L’arrêt ayant été annulé par la cour de Cassation, Delouche se réfugia à Nantes, où il mourut.
  8. D’après la tradition de la famille, c’était Louis-Alexandre-François de Richeteau, chevalier, seigneur de Villeguay, né le 4 mai 1766, fils de René-Louis-Charles-Henri-Urbain de Richeteau, chevalier, seigneur de la Coindrie et de la Coudre, près Argenton-Château, et de Catherine-Mélanie Hunault de la Chevalerie. Après l’affaire des moulins Cornet, à Bressuire, il se cacha pendant trois jours, puis fut pris et fusillé à Thouars, le 28 août 1792.

    Un de ses frères, René-Louis de Richeteau, né à la Coindrie le 1er septembre 1768, seigneur de la Sevrie, fut condamné et exécuté à Angers le 18 nivôse an II, 7 janvier 1794, comme frère d’un chef de brigands, fusillé au début du soulèvement.
  9. C’est à cette affaire que la garde nationale de Thouars fit son apprentissage de barbarie ; à leur rentrée dans la ville, presque tous ceux qui la composaient apportaient des oreilles, des nez des malheureux qu’ils avaient massacrés, quoiqu’ils fussent sans armes. M. Duchastel*, qui depuis fut envoyé à la Convention, donna une preuve d’humanité : il fit son possible pour empêcher le massacre, mais on égorgea quelques-uns de ces infortunés paysans jusque dans ses bras. (Note du manuscrit.)
  10. Le curé, Daniel Caillaud, fut plus tard condamné à mort par le tribunal criminel des Deux-Sèvres, le 13 nivôse an II, 2 janvier 1794.
  11. Pierre Joubert, né le 6 juillet 1762, à Saint-Clémentin, près Argenton-Château, vicaire de Boismé en 1786, mourut le 29 avril 1849, curé de cette même paroisse qu’il n’avait jamais quittée.
  12. L’évêque de la Rochelle, Jean-Charles de Coucy, né au château d’Écordal, près Vouziers, le 23 septembre 1746, sacré le 3 janvier 1790, il émigra en juillet 1791 et ne rentra en France qu’en 1814. Archevêque de Reims le 1er octobre 1817, comte et pair de France en 1822, il mourut le 9 mars 1824.
  13. Joseph-Jean Mestadier, né à la Foye-Montjault, près Beauvoir-sur-Niort, le 3 février 1739 ; curé de Breuilles, près Saint-Jean-d’Angély, élu évêque constitutionnel des Deux-Sèvres le 8 mai 1791, il se retira, en 1795, à Coulon, près Niort, où il exerça le notariat, et mourut le 10 vendémiaire an XII, 3 octobre 1803.
  14. Marie-Françoise de Durfort-Civrac, née à la Mothe-Montravel, en Périgord, le 27 avril 1717, abbesse de Saint-Ausone en 1760, faite prisonnière à Saint-Barthélemy, près Angers, condamnée le 15 frimaire an II et exécutée le 19, 9 décembre 1793.
  15. Abbaye fondée vers le IIIe siècle, détruite successivement par les Normands, les Anglais et les calvinistes ; reconstruite dans l’enceinte de la ville d’Angoulême par la munificence de Louis XIII.
  16. Anne-Henriette du Vergier de la Rochejaquelein, née à la Durbelière le 23 octobre 1750, décédée à Saint-Aubin le 17 janvier 1810.
  17. M. de la Rochejaquelein n’aimait pas l’étude, aussi n’était-il pas très instruit ; le seul livre dont il ne se lassait point était la Vie de Turenne, qu’il relisait constamment. (Note de l’auteur.)
  18. 12e régiment de cavalerie, devenu en 1791 le 5e régiment de cavalerie, puis le 5e de cuirassiers.
  19. Pierre Michel, écuyer, sieur des Essarts, fut élu, le 5 juillet 1790, secrétaire de l’assemblée des électeurs du district de Châtillon-sur-Sèvre. Devenu second président du conseil supérieur de la Vendée, il se cacha, après la déroute de Savenay, à Fégréac, près Redon, où il fut découvert et fusillé en 1794.
  20. Marie-Périne Richard de la Messardière, dame de Corbin en Boismé, près Bressuire.
  21. Élisabeth-Agathe-Marie-Henriette Michel des Essarts, née à Boismé, fut arrêtée à Montrelais, près Varades, condamnée à Angers comme « ci-devant noble », et exécutée le 21 nivôse an II, 10 janvier 1794, à l’âge de trente-deux ans.
  22. Joseph-Michel des Places des Essarts fut retraité sous la Restauration comme capitaine de vaisseau, chevalier de Saint-Louis, puis nommé doyen du conseil de préfecture de la Vienne. Il mourut à Poitiers le 20 novembre 1837, à l’âge de soixante-quinze ans.
  23. Charles-Marie Michel, chevalier des Essarts, né à Boismé. Il fut pris à Montrelais, près Varades, condamné et exécuté à Angers le 19 nivôse an II, 8 janvier 1794. Il était âgé de vingt-cinq ans.
  24. Louis-Charles de la Cassaigne, chevalier, seigneur de Saint-Laurent des Combes, en Angoumois, né à Varennes en Clermontois, le 20 mars 1740.