Mémoires de Madame la marquise de La Rochejaquelein, 1889/Chapitre VI

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CHAPITRE VI

DEPUIS LE 13 MARS 1793
COMMENCEMENT DE LA GUERRE DE VENDÉE
JUSQU’AU 9 AVRIL
JOUR DE MON ARRESTATION



On ne doit pas s’attendre à trouver dans ces Mémoires des détails de tout ce qui s’est passé dans la guerre de la Vendée ; je me suis fait une loi de n’écrire que ce que je sais d’une manière positive, et j’aime mieux passer sous silence des faits intéressants, ou les indiquer seulement, que d’altérer en rien la vérité. Je n’ai pas été dans les commencements de la révolte ; ainsi, jusqu’à l’époque où je m’y suis trouvée, je n’aurai que peu de choses à en dire, et je m’attacherai principalement à ce qui me concerne : ce sera beaucoup moins curieux, mais cela sera plus vrai.

L’insurrection a commencé à la fois sur plusieurs points, parce que les paysans ne voulaient pas tirer à la milice. À Challans, le nommé Gaston, perruquier, fut tué en prenant la ville à la tête des gens du pays[1] ; MM. de Charette, de la Cathelinière[2] et autres, se mirent ensuite à leur tête dans cette partie. Près Machecoul, du côté des Herbiers et de Montaigu, MM. de Royrand[3], de Sapinaud[4], de Verteuil[5], se joignirent aux paysans qui se révoltaient, gagnèrent une bataille considérable[6], prirent Montaigu, restèrent à garder les postes important de Chantonnay et du Pont-Charron, et n’agirent plus pendant longtemps. Je ne sais aucun détail sur tous ces points ; ce que je connais le mieux, et je le raconterai en conséquence, c’est la manière dont la guerre commença du côté de l’Anjou. Le district de Saint-Florent rassembla les paysans pour tirer à la milice ; ils firent un peu de bruit dans la ville, puis s’en retournèrent ; le district les ajourna au dimanche suivant, il y avait un jeune homme nommé Forest[7], du village de Chanzeaux, qui avait beaucoup plus d’éducation que n’en ont ordinairement ceux de sa classe ; il avait émigré et était rentré après la campagne de 1792. Cet homme était suspect et avait paru le plus ardent à détourner les paysans de tirer à la milice. Le district jugea essentiel de l’arrêter avant le dimanche indiqué, et envoya huit gendarmes pour le prendre, Forest s’y attendait et s’était muni d’armes bien chargées ; il demeurait dans le bourg. Il voit arriver à sa maison les gendarmes, tire sur eux par la fenêtre, en tue un, le reste s’enfuit. Il court à l’église et sonne le tocsin ; la paroisse se rassemble, il harangue les paysans en leur montrant le corps du gendarme. Aussitôt, tous les jeunes gens du village se dispersent et vont dans toutes les paroisses des environs sonner le tocsin.

Pendant ce temps, Cathelineau[8], colporteur, du Pin-en-Mauges, père de cinq enfants en bas âge, en faisait autant, uniquement poussé par l’idée de la vengeance qu’exercerait le district sur ses compatriotes pour la mutinerie qui avait eu lieu à Saint-Florent.

Tout le pays se rassemble : Cathelineau, Forest, Forestier, Stofflet se mettent à la tête ; la plupart armés de bâtons, ils vont attaquer Chemillé, Cholet, les prennent, ainsi que les canons qui y étaient, s’emparent de plusieurs autres petites villes. MM. de Bonchamps[9], d’Elbée[10], se joignent à eux[11]. Je ne ferai point encore connaître les caractères des personnes que je viens de nommer ; j’y reviendrai plus loin, pour ne pas trop interrompre ce qui me regarde.

Nous étions parfaitement tranquilles ; M. Thomassin avait été faire un voyage dans une terre de M. de Lescure[12], près des Sables. En retournant par les Essarts et les Herbiers, à peine eut-il passé ce dernier bourg de quelques lieues, qu’il vit venir à lui plusieurs personnes qui s’enfuyaient au grand galop. Elles lui dirent que les Herbiers venaient d’être pris par des troupes de ligne provenant apparemment d’un débarquement (car la peur les avait tellement aveuglés, qu’ils avaient cru voir tous les paysans en uniforme). M. Thomassin continua sa route ; à Bressuire, il trouva toute la ville en émoi et deux cents volontaires qui y étaient cantonnés depuis leur formation, sous les armes. On ne savait cependant rien de positif. M. Thomassin était en uniforme ; il s’était beaucoup vanté dans cette ville de son grade de capitaine de la garde de Paris, il avait toujours fait le patriote et le brave (il méritait seulement ce second titre). Il est arrêté dans la ville par plusieurs personnes du district et autres, qui le questionnent et le consultent avec beaucoup d’inquiétude. Il ne croyait pas ce que les fuyards lui avaient dit, parce que cela n’était vraiment pas probable, et il aurait beaucoup désiré que ce fût vrai ; mais, persuadé que c’était une terreur panique, il raconte en riant ce qu’on lui avait appris en route, ajoute qu’il ne le croit pas, badine beaucoup tous ces patriotes effrayés, en leur disant qu’il ne manquerait pas de venir les défendre, et qu’il se chargeait de garder la ville à lui tout seul. Ces gens le prennent au mot, et il n’obtient la permission de venir jusqu’à Clisson, qu’à condition de retourner le soir même à Bressuire ; on lui en fait donner sa parole d’honneur. Il arrive chez moi et nous raconte toute cette aventure, riant de ce qu’on prétendait que des troupes débarquées étaient aux Herbiers, où il avait passé peu d’heures avant, venant du bord de la mer.

Nous croyons d’abord que M. Thomassin a perdu l’esprit, nous n’ajoutons pas plus de foi que lui à tout ce qu’on lui avait dit. Il retourne à Bressuire, et nous fait dire le lendemain qu’il paraissait très vrai que les Herbiers étaient pris et que l’on se battait dans plusieurs endroits du pays ; mais il ne pouvait comprendre ce que c’était, un débarquement ou une révolte : le premier n’était pas probable, et l’autre ne l’était guère plus, vu les avantages que les troupes assaillantes paraissaient remporter. Du reste, rien n’était positif, les rapports se contredisaient et étaient tous invraisemblables.

Nous restions confondus d’étonnement et dans la plus grande incertitude. Le lendemain, Motot alla à Bressuire et revint nous dire que l’on avait battu les Brigands, qu’on en avait beaucoup tué, et pris huit cents ; il ajouta, en riant, que la guillotine allait les mettre à la raison. Nous étions furieux contre lui, sans oser le témoigner. On venait toute la journée nous faire les contes les plus étranges et les plus différents. M. de la Rochejaquelein envoya son domestique, à cheval ; chez sa tante, qui n’était qu’à quatre ou cinq lieues des Herbiers, pour savoir la vérité. Il écrivit une lettre fort simple, lui mandant qu’il lui envoyait un de ses chevaux qui était malade, et il chargea de vive voix son domestique de savoir la vérité des rapports inconcevables que nous entendions depuis trois ou quatre jours.

Ce domestique fut arrêté à Bressuire, et on trouva sur lui une lettre de M. de la Cassaigne à Mlle de la Rochejaquelein, dont il était parent et ami, et une douzaine de sacrés-cœurs peints sur du papier. La lettre était fort courte et ne contenait à peu près que cette phrase : « Je vous envoie, mademoiselle, une petite provision de sacrés-cœurs, que j’ai faits à votre intention. Je vous prie de remarquer que toutes les personnes qui s’appuient sur cette dévotion réussissent dans toutes leurs entreprises. » Ces paroles y étaient mot pour mot ; précisément les révoltés avaient tous attaché un sacré-cœur à leur habit, nous l’ignorions entièrement ; nous ne savions pas non plus que M. de la Cassaigne eût écrit ; nous l’apprîmes quelques jours après. Aussi nous ne pouvions nous expliquer l’aventure qui nous arriva et qui nous parut incompréhensible.

Le lendemain matin du jour où M. de la Rochejaquelein (que j’appellerai désormais Henri, pour abréger) envoya son domestique, nous sommes réveillés à sept heures par nos gens. Ils venaient nous dire que toutes les portes et avenues du château étaient gardées par deux cents volontaires à pied et qu’il y avait dans la cour vingt gendarmes portant des ordres du district. Nous cachons Henri, craignant pour lui, parce qu’il était de la garde du Roi, et nous allons savoir des gendarmes ce qu’ils veulent. Le district faisait demander tous les chevaux, équipages, fusils, munitions, et M. de la Cassaigne. M. de Lescure se mit à rire et dit aux gendarmes qu’il semblait qu’on crût sa maison un arsenal, et M. de la Cassaigne, le général d’une armée invisible ; du reste il imaginait qu’on pouvait avoir besoin d’armes et de chevaux ; mais, quant à M. de la Cassaigne, le district avait été sûrement induit en erreur ; c’était un homme infirme, paisible, et il mourrait de peur si on l’arrêtait ; il allait écrire au district, et en répondait corps pour corps, afin de le représenter sitôt qu’on l’exigerait. Les gendarmes firent difficulté, mais le brigadier, nommé Bâty, prit M. de Lescure à part, lui dit qu’il pensait comme nous, nous raconta que les révoltés avaient battu les Bleus à Montaigu, nous donna beaucoup de détails, et, comme il croyait nos partisans plus forts qu’ils n’étaient en effet, il promit à M. de Lescure de faire tout ce qui dépendrait de lui pour l’obliger, et le pria de tâcher de contenter le district, en lui accordant pourtant le moins possible. La seule grâce qu’il demandait, c’était de rendre un jour témoignage en sa faveur et de lui conserver sa place. M. de Lescure, sans se fier à cet homme (il fit bien, car c’était un patriote que la peur seule faisait parler), le remercia et lui dit que, dans toutes les occasions, il chercherait à lui être utile, et qu’il pourrait venir chez lui, sûr d’y être bien reçu. Il ne donna au district que deux ou trois mauvais chevaux et tout le reste à proportion, et répondit par écrit de M. de la Cassaigne.

À peine la troupe partie, ce dernier, qui habitait un corps de logis séparé du château, arriva en disant : « Eh bien, j’ai eu grand’peur pour vous. » Ayant appris ce qui le regardait, il perdit la tête ; le moindre bruit le faisait trembler ; il se cachait sous les chaises, sous la tapisserie, sitôt qu’on ouvrait une porte. Il baisait les mains de M. de Lescure, et nous donnait la comédie. Nous étions d’autant plus en train de rire, que Bâty nous avait persuadé que la révolte était très forte et qu’il y avait même un débarquement. Le pauvre la Cassaigne ne parlait que de fuir ; nous lui représentions que M. de Lescure avait répondu de lui.

Peu de jours après, deux seulement, je crois, nous fûmes bien étonnés de voir arriver M. Thomassin. Il nous dit que l’insurrection était prodigieuse ; il y avait un débarquement, les ennemis marchaient sur Bressuire ; le district avait évacué la ville sur Thouars, et lui avait trouvé le moyen de se sauver en cachette pour venir nous joindre et se réunir avec nous aux royalistes. Il nous apprit toute l’histoire des sacrés-cœurs et du domestique arrêté. Tous les royalistes portaient ce signe, et, dans le premier moment, on avait fait la motion de venir mettre le feu à Clisson et de nous massacrer tous. Il était parvenu à calmer cette fureur, et nous en étions quittes pour ce qu’on vient de lire.

Nous passâmes la journée la plus gaie, attendant à tout moment l’armée des royalistes ; tout le pays avait la même impatience. Les paroisses environnant Bressuire étaient sous le joug et ne pouvaient se révolter sans qu’on vînt les aider, car s’étant insurgées six mois avant les autres, elles avaient été désarmées. On avait tué les plus hardis, forcé les autres à se cacher au loin, et les paysans étaient si surveillés, qu’ils ne pouvaient se réunir et prendre un parti. Mais quel fut notre désespoir en apprenant, le lendemain, que le district et la troupe étaient de retour à Bressuire, ayant su dans la nuit que les rebelles avaient été battus et s’éloignaient de Bressuire au lieu de s’en approcher ! Nous ne doutions plus de notre perte. Mais quel parti prendre ? M. de Lescure était depuis quatre ans commandant de la garde nationale de sa paroisse ; il ne l’avait rassemblée qu’une fois, pour la procession du Saint-Sacrement. Nous pensâmes que, si le district avait oublié, par peur ou par d’autres motifs, d’appeler notre paroisse à la défense de la ville, comme à l’autre révolte, il n’y avait pas de doute qu’il ne le fît alors, ne fût-ce que pour forcer M. de Lescure et tous les habitants du château à aller au secours de la ville, ou à se faire arrêter, d’autant que nous avions plus de vingt-cinq hommes dans la maison, en état de porter les armes. Nous nous rassemblons tous pour délibérer. On invite M. de la Rochejaquelein à parler le premier comme étant le plus jeune. Il dit avec vivacité qu’il ne portera jamais les armes contre les paysans, ni contre les émigrés, et qu’il aime mieux périr. M. de Lescure parle après lui, dit qu’il pense de même ; qu’il se fera tuer sur place, plutôt que de se déshonorer et de se battre contre ses amis. Tous répètent la même chose, et je dois l’assurer, dans ce triste moment, personne n’imagina un conseil timide. Maman y applaudit ; elle dit : « Vous êtes tous, tous du même avis : plutôt périr que de secourir Bressuire ; c’est le mien aussi, et cela est résolu. » Après avoir prononcé ces mots d’un ton ferme, elle se jette dans un fauteuil en s’écriant : « Il faut donc tous mourir ! » M. Thomassin lui dit : « Madame, moi je me sacrifie ; le seul moyen que je puisse trouver, c’est d’aller demain de grand matin à Bressuire. Peut-être réussirai-je à vous sauver ; peut-être aussi, devenu suspect, parce que je n’ai pas suivi la troupe à Thouars, je serai arrêté moi-même ; mais je m’expose pour mes amis, cela suffit. » Nous le remercions tous.

Le lendemain matin, il partit pour Bressuire. Je renvoyai ma petite fille dans le village de sa nourrice, afin de la sauver ; cette femme, du reste, avait une telle peur, qu’elle risquait de perdre son lait. Maman, ma tante et mol allâmes nous cacher dans une métairie ; ces messieurs restèrent, attendant la mort ; ils ne voulurent jamais nous garder avec eux. On pourra dire : « Mais pourquoi n’alliez-vous pas tous joindre les royalistes ? » Nous ne savions au juste où ils se trouvaient ; le plus près qu’ils pouvaient être était à sept ou huit lieues, le pays était rempli de troupes, il nous était impossible de fuir.

On juge aisément de l’état où nous étions dans la métairie ; je restai quatre heures à genoux, pleurant à chaudes larmes. Enfin arrive un domestique, qui avait été avec M. Thomassin à Bressuire, il nous dit de sa part qu’il avait été assez bien reçu. Dans ce moment on se contentait de tenir quelques propos contre nous, mais il ne paraissait pas qu’on voulût nous inquiéter. Il nous apprit aussi que le domestique d’Henri avait été emmené à Thouars avec plusieurs autres prisonniers, lors de l’évacuation de Bressuire ; pendant toute la route, les troupes voulaient les fusiller, le district et les officiers avaient eu beaucoup de peine à les sauver. Revenues toutes les trois au château, nous retrouvâmes nos parents avec la joie la plus vive.

Nous fûmes tranquilles environ huit jours, sans savoir aucune nouvelle positive, et ne recevant que des rapports absurdes et contradictoires. On ne pouvait entrer à Bressuire sans un laisser-passer ; encore faisait-on de grandes difficultés. On fouillait à l’entrée, à la sortie ; aussi était-il impossible à M. Thomassin de nous écrire et à nous de lui envoyer un exprès. Motot répandait le bruit qu’on voulait arrêter MM. de la Rochejaquelein, de Marigny et de la Cassaigne ; tout cela n’était que des ouï-dire.

M. de Lescure et Henri s’étaient amusés depuis quelque temps à m’apprendre à monter à cheval ; j’avais une telle peur, que j’en pleurais ; eux à pied me tenaient chacun une main, et un domestique la bride de mon cheval. M. de Lescure trouvait avec raison qu’il fallait me forcer à apprendre : cela pouvait me devenir nécessaire dans un temps de révolution. Je commençais à être un peu moins craintive et à me promener dans les jardins.

Depuis les troubles je n’avais pas monté à cheval ; M. de Lescure et Henri me le proposèrent, ils montèrent aussi. Comme nous étions à nous promener dans le parc, nous apercevons une troupe de gendarmes venant au château ; nous craignons que ce ne soit pour arrêter Henri nous le forçons à gagner au galop une de nos métairies, et nous revenons. Les gendarmes réclament nos chevaux et spécialement ceux d’Henri ; il y en avait encore un à lui dans l’écurie. M. de Lescure fait l’impossible pour le sauver. Le gendarme lui dit qu’Henri est beaucoup plus suspect que lui ; il répond avec vivacité : « Je ne sais pas pourquoi ; c’est mon cousin, c’est mon ami, et nous pensons absolument l’un comme l’autre. » Les gendarmes demandent où il est. « Sûrement dans sa chambre ou à la promenade », répond M. de Lescure. Cela passe ainsi ; on emmène son cheval et quelques-uns des nôtres ; Henri revient à la maison.

Nous commencions alors à apprendre tous les jours de nouvelles arrestations faites dans le pays ; on mettait en prison le peu de gentilshommes qui y étaient restés ; tous étaient des vieillards, des infirmes ; on arrêtait aussi les femmes, nous attendions notre tour. Il fut dit qu’on allait faire tirer à la milice le dimanche d’après, cela nous inquiéta beaucoup. Le mardi, Mlle de la Rochejaquelein envoya un paysan savoir des nouvelles de son neveu ; elle l’avait envoyé une autre fois, mais il n’avait pu rien nous apprendre de l’armée des royalistes ; à ce second voyage il nous en fit mille rapports fort avantageux ; il nous annonça que Châtillon était en leur pouvoir, que toutes les paroisses des environs s’y joignaient. Il ajouta, s’adressant à Henri : « Monsieur, on dit que vous allez dimanche tirer à la milice. Y consentirez-vous, tandis que vos paysans se battent pour ne pas y tirer ? Paraissez, et tout le pays, qui vous désire, se rangera sous vos ordres. » Henri déclara aussitôt qu’il partait, et l’homme lui promit de le guider ; il dit qu’il faudrait faire neuf lieues à pied à travers champs pour éviter toutes les patrouilles des Bleus, c’est-à-dire les républicains (je les nommerai ainsi dorénavant, comme on le faisait dans la Vendée). M. de Lescure voulait à toute force l’accompagner et aller se battre à côté de lui, nous eûmes beaucoup de peine à le retenir. Henri lui représentait que, n’ayant pas sa famille (elle était émigrée), il devait plus hasarder que lui ; que d’ailleurs étant en visité à Clisson, il pouvait s’en absenter quelques jours, sans trop se compromettre, pour connaître au juste ce qu’était cette révolte, dont on ne savait rien de positif ; qu’il lui ferait dire si c’était vraiment une guerre et s’il était raisonnable de s’y joindre ; mais que M. de Lescure, en partant comme un fou, sans réfléchir, sans savoir si on pouvait espérer de servir la bonne cause, risquerait de nous faire tous massacrer inutilement, car il serait impossible, à une quantité de vieillards et de femmes de se sauver ; que lui n’était point sujet à la milice, son pays n’était point encore révolté : toutes ces raisons devaient le retenir. Nous joignîmes nos prières et nos représentations à celles d’Henri. Si j’avais été seule avec mon mari, j’aurais hasardé d’aller avec lui rejoindre les révoltés ; mais toute notre famille eût été perdue. M. de Lescure se rendit enfin, mais alors, nouvelle scène. Plusieurs personnes prétendaient que le départ d’Henri, connu pour être son ami et pour demeurer chez lui, le compromettait et qu’il serait mis ainsi que nous en prison : Henri se déclara prêt à tout sacrifier à cette considération. Alors M. de Lescure lui dit : « L’honneur et ton désir te portent à aller rejoindre tes paysans, ils t’appellent ; je souffre mortellement de ne pouvoir te suivre, mais j’aime mieux risquer mille fois la prison que de t’empêcher d’aller faire ton devoir. — Je viendrai donc te délivrer », s’écria Henri, en se jetant dans ses bras, et en prenant cet air martial qu’il a toujours eu depuis, M. de Lescure prescrivit à tout le monde de ne plus faire de représentations sur le départ d’Henri ; qu’il était fixé, et que c’était déjà trop de l’avoir déterminé lui-même à ne pas partir aussi.

Après cette scène si touchante, vient la parodie : M. de la Cassaigne dit qu’il veut suivre Henri et se joindre aux royalistes. Nous lui démontrons que c’est s’exposer beaucoup, et qu’il ne fera pas la guerre. Il nous étale de beaux sentiments de bravoure, cela nous fait rire ; dans le fait, la peur l’avait aveuglé au point qu’il croyait être plus en sûreté dans le pays insurgé. On lui objecte que M. de Lescure a répondu de lui corps pour corps, et qu’il est indigne de vouloir l’exposer à une prison certaine. Il se met à pleurer, prétend que nous voulons sa mort, que Dieu lui avait donné des jambes pour fuir, et que, tant qu’il en aurait, il fuirait ; que ce serait résister à la volonté de Dieu, de ne pas le faire. Nous le chapitrons deux heures, mais il pleurait toujours. M. de Lescure entre dans le salon, M. de la Cassaigne va lui demander tout en larmes la permission de se sauver : M. de Lescure la lui accorde, malgré nos représentations. Nouvel embarras, Nous disons à M. de la Cassaigne qu’étant gros, lourd et âgé de cinquante ans, il ne pourra jamais suivre Henri, qui n’a que vingt ans et est un des hommes les plus lestes qu’on puisse trouver, qu’il faut faire neuf lieues dans la nuit, par une pluie à verse, à travers champs, passer par-dessus des haies très hautes, sauter des fossés ; que si quelque patrouille arrivait, il ferait prendre Henri. Il dit alors à celui-ci : « Mon cher ami, dans le cas où nous entendrons du bruit, tu me laisseras et tu te sauveras.» Henri lui répond : « Est-ce que tu me crois aussi poltron que toi, et capable d’abandonner quelqu’un qui est avec moi ? Non. Si on vient pour nous prendre, je me battrai, je périrai avec toi, ou nous nous sauverons ensemble. » M. de la Cassaigne se jette sur ses mains, les baise et s’écrie mille fois : « Il me défendra, Il me défendra ! »

À onze heures, quand tous les domestiques furent couchés, Henri, son domestique, M. de la Cassaigne et le guide partirent, le premier armé seulement d’un gros bâton et de pistolets. Quand ils furent sortis, M. de Lescure me dit : « À présent que M. de la Cassaigne est en marche, je vous avouerai que je crois possible que son départ me compromette, mais je ne pouvais tenir à sa poltronnerie ; sa peur me donnait autant d’ennui que de pitié. »

Le dimanche fixé pour tirer à la milice arriva : tous nos domestiques se rendirent au bourg ; nous étions à déjeuner, quand nous entendons crier : Pistolet à la main, et aussitôt nous voyons arriver au galop, dans la cour, vingt gendarmes ; nous apercevons en même temps des sentinelles à toutes les portes des cours et des jardins. Nous allons tout de suite au-devant des gendarmes ; ils nous lisent un ordre du district, portant d’arrêter M. de Lescure, moi, M. d’Auzon et toutes autres personnes suspectes, qui pourraient se trouver à Clisson. Nous leur demandons la cause de cet ordre ; ils n’en savaient rien. Ma pauvre mère déclare sur-le-champ qu’elle se rendra en prison avec moi, mon père également, ne voulant pas m’abandonner. Je leur fais inutilement toutes les instances imaginables ; M. de Marigny dit qu’il suivra M. de Lescure, et qu’il est résolu depuis longtemps à partager son sort. Les gendarmes avaient toujours le pistolet à la main ; il y en avait deux à mes côtés, suivant mes pas et me couchant en joue ; je finis par leur dire que sûrement, au milieu de la grande quantité de femmes qui étaient dans la maison, j’aurais pu éviter dans le premier moment d’être reconnue et m’échapper, dans une maison aussi facile que la mienne pour se cacher ; ils pouvaient donc voir que je ne voulais pas m’enfuir ; que j’allais m’habiller et qu’ils voudraient bien rester dans les corridors, qu’il était ridicule de suivre une femme avec des pistolets ; ils me laissèrent. M. d’Auzon étant malade depuis quelque temps, fit accroire qu’il était fort mal et obtint de rester. Quand les gendarmes virent que nous les recevions très honnêtement, que tous nos domestiques étaient à tirer à la milice et qu’il y avait une quantité de femmes et de vieillards dans la maison, ils s’adoucirent ; une chose les frappa surtout, la volonté de mes parents de me suivre. Pendant les instances que je faisais à maman de rester, un gendarme lui dit : « Madame, de toute manière vous viendrez, car l’ordre comprend toutes les personnes suspectes. » Maman lui répondit : « Est-ce que vous voulez m’ôter jusqu’au plaisir de me sacrifier pour ma fille ? » Ce mot les attendrit beaucoup. Dans le fait, maman et mon père auraient pu éviter de venir en prison, en s’habillant en gens de service, comme firent M. et Mlle des Essarts ; mais une fois qu’ils eurent déclaré qui ils étaient, on les aurait emmenés de force. Les gendarmes nous prirent en amitié et nous firent des confidences. Ils nous dirent qu’il y avait dix jours que l’ordre du district était donné pour nous arrêter, mais tous leurs camarades du pays avaient refusé ; et dans le fait, il n’y en avait aucun parmi ceux qui étaient venus chercher les chevaux. Enfin l’ordre avait été donné sous la responsabilité du commandant : celui-ci avait choisi des hommes ne nous connaissant pas, arrivés la veille de Vierzon en Berry, car on rassemblait toutes les brigades pour former une cavalerie contre les Brigands. Eux-mêmes étaient affligés de nous arrêter, voyant combien nous étions aimés de tout le monde, et ils dirent qu’ils feraient leur possible pour nous rendre service. Je me croyais grosse à cette époque ; maman leur en parla, cela les toucha extrêmement.

Enfin nous partîmes en voiture, tous les cinq, escortés par les gendarmes ; en sortant de la cour le chef leur dit : » Citoyens, j’espère que vous vous empresserez à rendre témoignage de la soumission avec laquelle on a obéi, et aux honnêtetés qu’on vous a faites » ; ils répondirent tous que oui. En effet, quand nous arrivons aux portes de Bressuire, beaucoup de volontaires et de peuple, voyant conduire des prisonniers, sans savoir qui ils étaient, se mettent à crier : À l’aristocrate ! Les gendarmes leur disent de se taire, qu’ils seraient tous bien heureux d’être aussi bons citoyens que nous ; qu’un malentendu seul nous faisait arrêter. Ils allèrent rendre compte au district de leur commission.

Tous les nobles faits prisonniers étaient dans le château de la Forêt[13], converti en château fort, à trois lieues de Bressuire, plus près de la révolte, dans la paroisse de Moncoutant ; sans doute les gendarmes craignaient qu’on ne les y massacrât, car ils nous promirent de faire tous leurs efforts pour que nous restions en ville ; cela nous en donna le désir. En arrivant au district, ils firent mille instances pour qu’on nous permît de retourner à Clisson avec une garde, on le refusa ; alors ils demandèrent qu’on nous laissât à Bressuire. Allain[14], honnête patriote municipal et marchand épicier de la maison, s’offrit à nous garder chez lui, disant que la prison était trop pleine ; on y consentit, et on nous assigna la ville pour séjour. M. de Lescure demanda sur-le-champ à parler au district ; il voulut payer d’assurance, et, quoiqu’il eût bien à craindre relativement à Henri et à M. de la Cassaigne, il demanda s’il y avait quelque chose contre lui, si on avait découvert quelque intelligence avec les révoltés, et il voulait qu’on lui fit sur-le-champ son procès. Le district lui répondit qu’il était suspect (ce fameux mot venait d’être mis en usage) ; il demanda en quoi il pouvait l’être ; « parce qu’il était noble, répondit-on ; il n’avait pas à se plaindre, ayant été arrêté le dernier, et toutes ses réclamations étaient inutiles. » On l’amena nous rejoindre, et de là on nous conduisit chez Allain. Je finis ce chapitre en disant que la bonne volonté des gendarmes n’avait pas été achetée, nous ne leur offrîmes point d’argent.

  1. Dans les premiers temps de l’insurrection, les gazettes républicaines parlèrent beaucoup d’un Gaston, chef des insurgés. Ce Gaston n’a existé qu’un instant ; ce qui fit sa réputation, c’est qu’il tua tout d’abord un officier d’un grade élevé, endossa son habit, fut au combat ainsi vêtu et se fit prendre pour un chef. (Note du manuscrit.)

    Gaston (Bourdie ?), perruquier à Saint-Christophe du Ligneron, fut pris au combat de Saint-Gervais, le 15 avril 1793, et massacré.

  2. Louis Ripault, chevalier, seigneur de la Catheliniére, était né dans le pays de Retz en 1768 ; il habitait le château de Princé en Chéméré, près Paimbœuf. Il fut blessé et fait prisonnier au Moulinet, paroisse de Frossay, et guillotiné à Nantes te 13 ventôse an II, 3 mars 1794.
  3. Charles-Augustin de Royrand, né à Montaigu le 9 avril 1731, chevalier, seigneur de la Petite-Roussière, paroisse de Bazoges-en-Paillers, dans le bas Poitou, lieutenant au régiment de Navarre en 1744, capitaine en 1755, chevalier de Saint-Louis en 1761, retraité comme lieutenant-colonel en 1785 ; Il commanda une armée en Vendée, fut blessé prés Eutrames le 27 octobre 1793, et mourut le 5 novembre près de Baugé, en Anjou.
  4. Sapinaud de la Vérie, né en 1788, ou château du Bois-Huguet, près Mortagne-surSèvre ; ancien garde du corps, tué au Pont-Charron, près Chantonnay, le 25 juillet 1793.
  5. Jacques-Alexis de Verteuil, écuyer, seigneur du Champblanc, né le 26 mars 1726, capitaine aux grenadiers royaux, chevalier de Saint-Louis, gouverneur de l’île Dieu, retraité en 1785. Chef de division dans l’armée vendéenne, il fut fait prisonnier et fusillé à Savenay le 24 décembre 1793.
    Son fils, Mathieu, né à Rochefort le 25 avril 1765, ancien officier au régiment de Piémont, eut les deux jambes emportées à l’attaque de la Flèche, et mourut le 8 décembre 1793.
  6. La bataille fut donnée au Pont-Charron. Le général Marcé avait treize cents hommes de troupes de ligne et les gardes nationales des villes environnantes : il fut complètement battu ; les républicains se retirèrent en désordre. (Note du manuscrit)
  7. René Forest, né le 7 avril 1752, à Chanzeaux, fut blessé à Pontorson et mourut à la Flèche, le 7 décembre 1793. — Chanzeaux était du district de Vihiers. Forest avait suivi en émigration Louis Gourreau, écuyer, soigneur de Chanteaux, au service duquel il était attaché.
  8. Jacques Cathelineau, né au Pin-en-Mauges, près Beaupréau, le 5 janvier 1759, appelé le saint d’Anjou, premier généralissime de la grande armée, fut blessé à Nantes, le 29 juin 1793, et mourut le 14 juillet, à Saint-Florent-sur-Loire.
  9. Charles-Melchior-Artus de Bonchamps, seigneur de la Baronnière, paroisse de la Chapelle-Saint-Florent, né le 10 mai 1760, au château du Crucifix, prés Châteauneuf-sur-Sarthe, blessé le 17 octobre 1793 près Cholet, mort le lendemain au hameau de la Meilleraye, paroisse de Varades.
  10. Maurice-Joseph-Louis Gigot d’Elbée, né le 22 mars 1752, à Dresde, en Saxe, où son père s’était marié, prit du service en France, devint lieutenant aux chevau-légers, puis se retira au château de la Loge, prés Beaupréau. Général en chef de la grande armée, Il fut blessé, mis hors de combat à Cholet le 17 octobre 1793 ; transporté à Noirmoutier, il y fut pris et fusillé le 9 janvier 1794.
  11. Les paysans allèrent chercher M. d’Elbée qui était tranquillement chez lui, sa femme étant accouchée de la veille ; quant à M. de Bonchamps, je ne sais si les paysans furent le chercher, ou s’il se rendit de lui-même. (Note de l’auteur.)
  12. Le Guy, dans la paroisse de Sainte-Flaive-des-Loups.
  13. La Forêt-aur-Sèvre, ancienne habitation de Philippe de Mornay, dit Duplessy-Mornay, seigneur du Plessis-Marly, 1549-1623.
  14. Jean-Louis Allain, mort à Bressuire le 7 octobre 1832, à l’âge de quatre-vingt-douze ans.