Mémoires de Thérésa/II

La bibliothèque libre.
Mémoires de Thérésa écrits par elle-même
E. Dentu (p. 25-39).


CHAPITRE DEUXIÈME


Ma visite au théâtre des Funambules. — Alexandre Dumas et ses mémoires. — Sa manière et la mienne. — Pas de politique. — Le concierge Charles Kalpestri. — Un portier qui cumule beaucoup d’emplois. — Le directeur. — Une histoire du temps passé. — Trois amis intimes. — Débuts de Frédérick Lemaître. — Colombine. — Sa loge. — Mon entrée dans les coulisses. — Suprêmes émotions. — Monsieur Billion et son économie. — Je figure. — Ma maîtresse dans la salle. — Mon premier malheur.


I


Il me semble avoir suffisamment souligné, dans le chapitre précédent, mon amour précoce pour le théâtre, aussi ne s’étonnera-t-on pas de la joie que j’éprouvai le jour où l’une de mes dix-huit maîtresses me donna l’ordre d’aller essayer un chapeau à Mlle  X***, Colombine des Funambules, et ce, le soir, dans sa propre loge.


Je me pomponnai de mon mieux, et, dès six heures, je me présentai toute rougissante d’émotion et de plaisir chez le concierge du théâtre.


Ceux qui ont vécu comme moi sur le boulevard du Temple, se rappellent quelle était, à cette époque, l’entrée des artistes du théâtre des Funambules.


II


Une fois pour toutes, il faut que je prévienne le lecteur qu’il m’arrivera souvent, à chaque pas que je ferai dans mon récit, de raconter ce que j’aurai vu et ce qu’on m’aura dit, et de répéter au public des anecdotes qui l’intéresseront, comme elles m’ont intéressée moi-même.

Il me paraît, du reste, malgré mon peu d’habitude de ces sortes de choses, que c’est ainsi que des Mémoires doivent être écrits.

Je n’ai pas la prétention d’intéresser constamment le lecteur en lui parlant de ma petite personne, et, d’ailleurs, je ne fais en cela que m’approprier la manière d’Alexandre Dumas.


Qu’on se rassure pourtant : toute imbue que je sois de son exemple, je ne raconterai aucune révolution et laisserai tranquilles les hommes politiques de mon temps.

Cette explication donnée, je reviens à mon modeste concierge du théâtre des Funambules.


III


Ce concierge se nommait Charles. — Je ne suis pas bien sûre que son autre nom n’était pas Kalpestri.

Charles était une organisation étonnante.

Il cumulait mille emplois.

Concierge, il écrivait des pantomimes, y figurait à l’état d’acteur, et construisait à ses moments perdus des trucs pour le théâtre.

C’est à lui que le fanatique public des Funambules est redevable de ces potirons qui se changeaient en chars, et de ces bocaux de cornichons qui devenaient des tableaux de famille.


Il avait une grande admiration pour son directeur, M. Billion, dont la profonde économie l’étonnait, lui qui, avec cent francs par mois qu’il gagnait à tous ces métiers, résolvait cependant des problèmes insensés d’économie sociale.


On m’a conté, à propos des Funambules et de son directeur, quelques détails que je ne crois pas trop connus.


IV


En 1825 ou 30, le théâtre des Funambules donnait encore des parades à la porte.

Les artistes devaient à tour de rôle, avant de charmer le public à l’intérieur, le dérider à l’extérieur.

Parmi ces artistes, il en était trois qui s’aimaient d’une amitié réelle.


Quand je dis trois artistes, je me trompe : je devrais dire deux comédiens et un employé.

Le premier, était le roi du théâtre, et, de par son mérite, avait été gracié de la parade extérieure ; il jouait les Arlequins.

Le second, moins favorisé, remplissait sur les tréteaux de la porte le rôle sacrifié de l’ours ; il jouait les Léandre.

Le troisième, l’employé, allumait les quinquets ; il était second lampiste du théâtre.


Ces amis, jeunes tous trois, étaient dévorés d’ambition, les deux derniers surtout.

Ils jalousaient la haute fortune de leur ami l’Arlequin, qui gagnait jusqu’à soixante-dix francs par mois et avait droit à deux chandelles par soirée dans sa loge.

De vrais feux !


La bataille de la vie commença, et chacun d’eux cherchait nuit et jour cette fameuse clef qui ouvre la porte de la fortune.

La clef fut longue à trouver, paraît-il, puisqu’ils mirent plus de vingt ans à faire cette trouvaille.

Mais aussi, voyez quel bizarre changement cette porte, une fois ouverte, a apporté dans la position respective de chacun des trois amis.


V


L’Arlequin, si jalousé, si envié, n’arriva qu’à attraper une place de modeste figurant au Cirque du Châtelet.

Le Léandre, l’ours, devint un grand comédien.

Et le troisième, le lampiste, fut un financier sérieux.


Le premier se nommait Thys,

Le second Frédérick Lemaître,

Et le troisième Billion.


VI


Revenons, pour la seconde fois, à mon concierge des Funambules, ou plutôt à ma visite dans la loge de mademoiselle X…, la Colombine.


Il était six heures, et, à cette heure, les artistes arrivaient seulement au théâtre.

Au fur et à mesure qu’ils entraient chez Charles pour prendre leur clef, j’enviais leur brillante position.

Je voyais des comédiens de près, et cela me faisait battre le cœur.

La vue des actrices surtout me causait une émotion profonde.

Je ne comprenais pas le luxe de leur toilette, ou plutôt je me disais :

— Mon Dieu ! que j’ai donc raison d’aimer le théâtre, puisqu’il suffit qu’on y soit pour être tout de suite aussi bien mise !

J’ai compris plus tard que ce n’était pas tout à fait le théâtre qui donnait ces toilettes-là.


Mademoiselle X… parut.

Sitôt qu’elle me vit, elle me dit :

— Ah ! c’est vous, petite… à la bonne heure, vous êtes exacte. Suivez-moi.

Je me levai toute tremblante ; le mot suivez-moi m’avait serré le cœur comme dans un étau.

Depuis une demi-heure que j’étais là, j’attendais avec impatience le moment de pénétrer dans ce fameux couloir sombre qui menait sur le théâtre, dans les loges, dans les coulisses !


VII


Je suivis mademoiselle X…

Elle me mena dans sa loge.

Tout cet attirail de blanc et de rouge me ravit.

— Allons, dit la Colombine, essayons le chapeau.

Et elle se décoiffa rapidement.

— Oh ! fis-je avec regret… déjà !

— Comment, déjà ?

— Oui, répondis-je la figure en feu ; je m’amuse tant ici !

— Ah ! tu t’amuses. Eh bien, reste, petite ; tu m’essayeras mon chapeau après la première pièce.

Je sautai de joie.


Mademoiselle X… commença sa toilette ; elle se mit le blanc et le rouge que vous savez, s’arqua les sourcils et endossa enfin son charmant costume de Colombine tout à paillettes.

Je la dévorais des yeux, mais mon rêve n’était pas là.

Mon ambition, c’était d’aller sur le théâtre, de visiter les coulisses.

Et je n’osais lui faire cette audacieuse demande.

Mademoiselle X… devina sans doute cette ambition dans mon regard, car lorsqu’elle fut habillée, elle me dit :

— Allons, viens, tu me verras jouer.

J’eus une terrible envie de lui sauter au cou et de l’embrasser.

Le respect me retint.


VIII


J’arrivai enfin dans les coulisses.

J’avoue que je fus légèrement désenchantée : ces quinquets fumeux, ces affiches collées sur les décors, tout cet envers, enfin, de la fiction, qui est bien aussi comme l’envers de toutes les joies de ce monde, m’arracha un léger cri de surprise.


Le rideau était levé et l’on jouait.

Que jouait-on ? voilà ce que je ne saurais dire.

Tout ce que je me rappelle, c’est que, dans cette pièce, des figurants en habits de ville entraient en scène et faisaient cercle autour de la Colombine qui dansait un pas.

J’étais à peu près seule dans les coulisses pendant que cette danse avait lieu.

Je regardais mademoiselle X…, dont j’admirais l’aisance et surtout l’audace.

Car, au moment de faire son entrée, aucune émotion n’était en elle.

Tout à coup j’entendis une voix formidable tonner derrière moi.


IX


C’était celle de M. Billion, le directeur.

Il s’adressait à moi :

— Qu’est-ce que tu fais là, petite flâneuse, au lieu d’aller faire nombre ?

— Moi ? fis-je la voix tremblante… entrer là… sur le théâtre ?

— Mais oui… pourquoi pas ?… Quand on vient gratis dans des coulisses, on tâche de se rendre utile… Allons, entre, il n’y a jamais trop de figurants dans une pièce.

Et il me poussa.

J’entrai machinalement en scène.


X


J’eus d’abord comme un éblouissement.

Toutes ces têtes qui me regardaient, ce lustre, cette rampe, toute cette salle enfin, me donnèrent un étourdissement véritable.

Je m’appuyai contre un décor.


Peu à peu cependant, le calme me revint, et je pus jouir à mon aise du grand plaisir que l’économie proverbiale de M. Billion venait de me donner d’une façon si imprévue.


Je me mis à regarder la salle, mais aussitôt je poussai un cri à moitié étouffé.

Je venais de reconnaître ma maîtresse d’atelier, dans une loge avec un monsieur que je ne connaissais pas.


XI


Elle aussi me vit, car sa tête indiqua d’abord un étonnement profond, puis une colère extrême.

Je compris qu’elle ne s’attendait pas à retrouver son apprentie, figurante au théâtre des Funambules, et que ma présence jetait un froid.

Sa colère, que je devinai, me rendit à l’instant même toute ma raison, et, comme affolée de la perspective du fort savon qui m’attendait, je sortis de scène, et, toujours courant, je rentrai à l’atelier.


XII


Le lendemain, ma maîtresse me fit demander.

Son front était sévère.


— Thérésa, me dit-elle, je ne veux pas chez moi de demoiselles qui fréquentent les coulisses de théâtre et qui figurent dans des vaudevilles des Funambules. J’écris à votre père de venir vous reprendre ; vous ne faites plus partie de ma maison… Allez !


Je relevai la tête.


— Eh bien ! oui, répondis-je avec fierté ; je m’en vais, et puisque vous ne voulez pas que je sois modiste, je serai artiste ! et vous serez la première à venir m’applaudir.


À partir de ce jour, ma vocation fut décidée.


XIII


Je repris le chemin de la maison paternelle préparant en moi-même le discours que j’allais faire à mon père, pour le décider à me mettre au théâtre, lorsqu’en montant l’escalier, je rencontrai une vieille amie, pâle et tremblante, qui me dit :

— Ah ! te voilà, enfin ! J’allais courir te chercher. Monte vite, monte !


Je me sentis pâlir, et je montai rapidement. Un premier et terrible malheur m’attendait à la porte de notre pauvre logement.


Mon père se mourait.