Mémoires de Thérésa/I
CHAPITRE PREMIER
I
Je suis une enfant de Paris ; la cité Riverin, rue de Bondy, fut mon berceau.
Ma mère était une brave femme du peuple qui ne connaissait de l’humanité que son pauvre ménage. Tout ce qui était en dehors des quatre murs de notre obscur logement ne l’intéressait guère.
Mon père, un humble musicien, s’en allait jouer du violon dans tous les bals où il trouvait du pain pour sa famille.
Sa plus grande joie était de m’entendre chanter les airs qu’il jouait sur son violon et qu’il me faisait répéter pendant des heures entières.
Il est vrai que je ne lui donnais pas beaucoup de travail, car il suffisait qu’il me jouât trois ou quatre fois le même air pour que je le retinsse.
À l’âge de trois ans, je savais par cœur toutes les chansonnettes à la mode. Je les fredonnais soit dans la cour de la cité, soit dans l’escalier de la maison.
Les voisins m’avaient prise en grande affection ; on m’invitait à dîner dans toutes les mansardes du voisinage, et au dessert, la petite chanteuse — c’est ainsi qu’on m’appelait déjà — disait, de sa petite voix flûtée, les chansons qui couraient les rues.
II
J’avais sept ans à peine, et je chantais comme d’habitude dans la cour, quand un monsieur, qui semblait trouver un plaisir extrême à m’entendre roucouler, me dit :
— Qu’est-ce qui t’apprend ces jolies chansons ?
— C’est mon père.
— Ah ! et que fait-il ton père, est-il ouvrier ?
— Non, monsieur, répondis-je avec fierté, il est artiste !
À ces mots, dits avec un certain orgueil, l’étranger sourit.
En ce moment mon père survint ; je courus à lui.
— Ah ! c’est vous qui êtes le père de la petite ? lui dit l’étranger.
— Oui, monsieur.
— Et que comptez-vous faire de votre enfant ?
Cette question me surprit beaucoup, je l’avoue. Jusqu’ici je n’avais pas cru qu’en ce monde on pût faire autre chose que jouer et chanter.
Je regardai avec un certain étonnement ce monsieur qui n’était autre que M. Hippolyte Cogniard, alors directeur de la Porte-Saint-Martin.
Son entretien avec mon père dura quelques instants.
J’ai su depuis que M. Cogniard proposait de me faire apprendre la danse et de me faire débuter dans une de ses féeries au théâtre de la Porte-Saint-Martin.
Ce projet n’eut pas de suite.
III
C’est tout ce que je sais de ma première enfance ; d’ailleurs, ma vie était la même chaque jour.
Le matin je me levais en chantant, et le soir je me couchais en fredonnant un nouveau refrain que mon père m’avait appris.
Pour moi, l’humanité se composait de deux hommes :
De mon père d’abord,
Et ensuite de M. Artus, chef d’orchestre du théâtre de l’Ambigu, qui passait dans le quartier pour un grand musicien, et que je savais l’auteur de quelques-unes de mes chansons favorites.
Quand M. Artus passait devant la cité Riverin, je le saluais avec le respect que je croyais devoir à l’homme qui, dans ma pensée enfantine, partageait avec mon père la gloire de la musique française.
IV
À l’âge de douze ans, j’entrai en apprentissage chez une modiste du quartier.
J’y restai quinze jours ; le seizième, ma maîtresse me renvoya sous prétexte que je faisais trop de bruit et que mes chansons empêchaient les ouvrières de travailler.
Je m’en retournai chez mon père, et je lui contai en pleurant qu’on venait de me congédier.
Je considérais alors cette action de ma maîtresse comme une injustice sans nom.
Elle me défendait de chanter !
Il me semblait tout simple qu’on chantât comme on mangeait, pour obéir à la voix de la nature.
V
À cette époque, j’étais loin de me douter de ma vocation.
Mes parents désiraient me faire apprendre un état.
J’obéis à mon père, et j’entrai en apprentissage chez une autre modiste.
Cela dura encore un mois.
Un jour, ma nouvelle maîtresse m’envoya porter une note chez une actrice des Folies-Dramatiques, que je trouvai en train d’étudier une ronde qu’elle devait chanter dans un nouveau vaudeville.
Elle me congédia brusquement.
Mais l’air m’avait plu, et au lieu de rentrer à l’atelier, je restai devant sa porte, l’oreille collée contre le trou de la serrure, et je l’entendis ainsi répéter son refrain, que je retins bientôt.
Au bout de deux heures, je revins à l’atelier en fredonnant l’air nouveau. Ma maîtresse me reçut fort mal ; je me sentis humiliée de m’entendre dire des choses blessantes devant tout le monde.
J’avais le sentiment de l’indépendance comme toutes les filles de ma condition qui ont grandi en plein air ; mon père m’avait appris à lire et à écrire, je n’avais jamais fréquenté une école ; personne ne m’avait jamais imposé sa volonté ; mon caractère s’était développé librement avec les instincts de ma nature un peu sauvage.
Je quittai ma seconde maîtresse.
VI
Il me semble inutile de raconter tous les détails de cette époque peu importante de ma vie.
Qu’il suffise au lecteur de savoir qu’en moins de deux ans j’ai été renvoyée de dix-huit ateliers.
Un seul incident de mon apprentissage de modiste mérite d’être rapporté.
VII
À cette époque, je ressentais déjà un irrésistible entraînement vers le théâtre.
La vue d’une affiche de spectacle me donnait des palpitations.
Chaque soir, je voyais une longue file de spectateurs devant l’Ambigu, où l’on jouait alors les Bohémiens de Paris, un drame de MM. d’Ennery et Grangé.
La ronde de ce drame courait déjà les rues, je la chantonnais comme tout Paris : je voulus voir la pièce.
Mon père n’était pas assez riche pour me conduire au spectacle, et cependant je voulais à tout prix assister à une représentation des Bohémiens.
Ce supplice dura deux mois.
Un soir je n’y tins plus.
J’étais en course dans un quartier populeux, rue Folie-Méricourt, au coin du faubourg du Temple ; j’étais restée une demi-heure devant l’affiche, lisant et relisant les noms des acteurs, et j’avais été saisie d’un désir si violent d’entendre chanter la ronde par M. Adalbert, qui jouait le rôle de Pelure-d’Oignon, que je résolus d’aller au théâtre coûte que coûte.
J’étais sans un sou.
Je me promenai pendant une heure dans toutes les rues du faubourg du Temple, les yeux constamment fixés vers le pavé, dans l’espoir de trouver un trésor, voire même une pièce de dix sous !
Mais dans ce quartier, l’argent a trop de prix pour qu’on le laisse flâner sur le trottoir.
La nuit venait, et l’on commençait déjà à allumer les réverbères.
Je cherchais toujours et je ne trouvais rien.
Tout à coup je m’arrêtai.
Dans une cour, un pauvre vieillard psalmodiait d’une voix chevrotante le refrain à la mode :
Du boulevard, charmant séjour ;
Avoir pour coutume
De n’exister qu’au jour le jour.
Je me blottis dans un coin et j’écoutai ! Au bout de quelques secondes une fenêtre s’ouvrit et une pièce de monnaie tomba aux pieds du chanteur, qui la ramassa.
Je jetai un cri de joie.
J’avais trouvé le moyen d’aller au théâtre.
VIII
Quand le vieillard fut parti, j’entrai dans la cour ; j’essayai de chanter… mais l’émotion m’étranglait, j’allai plus loin… j’entrai dans cinq maisons, et j’en sortis toujours sans avoir eu le courage d’exécuter mon projet.
Enfin, après bien des luttes et bien des hésitations, l’amour du théâtre triompha.
J’entrai bravement dans une cour, et d’une voix tremblante je me mis à entonner la ronde des Bohémiens de Paris.
On me jeta deux sous !
Par un sentiment bien naturel de honte, je n’osai ramasser l’argent.
J’attendis que les fenêtres se fussent refermées pour m’emparer de l’aumône…
Puis je m’enfuis comme si j’avais volé cet argent.
On a bien raison de dire qu’il n’y a que le premier pas qui coûte.
Quand je fus un peu remise de cette émotion, inséparable d’un premier début, j’entrai hardiment dans une seconde cour… puis dans une troisième.
J’avais récolté huit sous !
IX
Je courus à l’Ambigu. Le spectacle était déjà commencé.
Je passai à la buraliste le premier argent que j’aie gagné par mes chansons…
Il me manquait deux sous.
Je la suppliai de me faire crédit, de me donner un billet pour n’importe quelle place.
Elle ne me répondit pas.
L’inexorable guichet rejeta mes premiers feux.
Je m’élançai comme une folle dans les rues voisines. On comprend que je n’étais pas disposée à renoncer au spectacle après tant d’efforts.
Je m’arrêtai près du canal devant un marchand de vins…
J’entrai et je commençai :
Du boulevard, charmant…
Je ne pus continuer, car deux bras vigoureux me saisirent assez brusquement.
En ce moment la porte de l’arrière-boutique s’ouvrit.
— Laissez donc faire cette pauvre petite ! dit un ouvrier.
Et il me fit entrer.
Je recommençai la ronde.
Quand j’eus fini, on me donna quelques sous… Je ne les comptai pas… Je courus au théâtre… Je tendis l’argent à la buraliste… et, pour la première fois de ma vie, j’entrai dans une salle de spectacle.
Je ne me rappelle plus les sensations de cette mémorable soirée… Je n’ai dans la tête qu’un souvenir confus de toutes ces émotions… mais c’est de ce moment que date ma résolution de paraître, un jour ou l’autre, sur les planches.