Mémoires de Thérésa/POURQUOI J’ÉCRIS CE LIVRE
POURQUOI J’ÉCRIS CE LIVRE
Un soir de l’année dernière, j’avais chanté le Chemin du Moulin, et le public, avec sa bienveillance habituelle, me rappelait et me redemandait le dernier couplet de la chanson que j’avais mise à la mode. Fiorentino, qui m’avait fait l’honneur de venir m’entendre, s’écria :
Le mot était cruel ; il me fit beaucoup de peine. Depuis je l’ai souvent entendu retentir à mes oreilles au milieu des chaleureuses acclamations que me décerne chaque soir un public ami.
Il ne m’appartient pas de parler de mon talent.
J’ai été discutée plus que je ne le méritais. Les uns m’ont appelé la Patti de la chope ; d’autres ont dit que je mêlais de l’absinthe à mes chansons !
J’ai laissé dire tout le monde sans songer à protester.
Je ne suis pour rien dans mon succès ; j’ai toujours suivi mes instincts, je n’ai pas cherché ma voie, les événements m’ont guidée ; ils ont fait de moi une chanteuse de cabaret.
Soit !
Je suis une fille du peuple, et j’amuse le peuple. C’est ainsi que je trouve moyen de ne pas me séparer de ma famille !
On m’a dit souvent que personne n’arrive à une célébrité quelconque à Paris sans une valeur réelle.
Or, je suis aussi populaire que Timothée Trimm, Ponson du Terrail ou Jacques Offenbach.
Si le public se trompe, ce n’est pas ma faute.
Les artistes grandissent suivant le milieu dans lequel les jette le hasard.
Moi, après bien des luttes, après bien des tourments, j’ai été jetée sur les planches d’un café-concert.
Je n’ai pas eu le choix.
J’étais seule d’abord comme une naufragée dans une île inconnue.
J’ai chanté, et tout Paris est venu à moi.
Évidemment, tout Paris avait ses raisons pour cela.
Ces raisons sont-elles bonnes ou mauvaises ?
Je l’ignore !
J’ai mon public ; j’ai la vogue, et j’ai la conscience de ne pas être la première venue dans cette immense ville.
J’aurais tort de me plaindre.
Trois années heureuses ont effacé de mon souvenir les tristesses du temps passé.
De tous mes chagrins d’autrefois, il ne m’en reste qu’un seul :
Le mot de Fiorentino souvent répété :
Qu’ai-je de commun avec cette femme, qui a, pendant quelques mois, joui d’une triste célébrité, et dont le goût public a fait justice ?
Je ne dois pas ma réputation à un art qu’on ne peut avouer en public, et je n’aurai jamais à rougir de ma fortune.
Depuis que je pense, ma constante préoccupation a été de devenir une artiste.
Et je suis artiste !
Mon public m’aime et j’aime mon public.
Le soir, lorsque j’entre en scène, je ne vois autour de moi que joyeux visages… je suis la bienvenue toujours, et il me semble que je suis au milieu de mes amis.
Et souvent, au moment d’entonner un refrain à la mode, je suis émue et j’hésite…
Parfois j’ai envie de vous dire :
— « Vous qui m’applaudissez, vous qui m’aimez, vous qui m’avez tant de fois entendue chanter, vous ne seriez peut-être pas fâché de m’entendre causer une fois par hasard ? C’est à vous que je dois ce que je suis ! Voulez-vous savoir ce que j’ai été ?
Eh bien ! le courage m’a toujours manqué.
Et il faut pourtant que je parle !
Il faut que je dise ce qu’il y a de vrai et de faux dans les mille bruits qu’on fait circuler sur mon passé.
Et si j’hésite encore à écrire mes Mémoires, c’est que Rigolboche a écrit les siens !
Que l’orchestre se taise !
Ami public, je prends une chaise, je vais m’asseoir devant la rampe et je commence.