Mémoires de Thérésa/VIII

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Mémoires de Thérésa écrits par elle-même
E. Dentu (p. 123-133).


CHAPITRE HUITIÈME


Suite du précédent. — La conversation chez Clémence. — Febvre et son violon. — Schey et Rachel. — Les mésaventures de Schey. — Un comique qui joue la comédie. — Succès à la ville et au théâtre. — Noailles et Alexandre Dumas. — Un prince auvergnat. — Une visite chez M. Billion. — La dixième muse. — Un créancier terrible. — Les dix francs de Dumaine. — Les intérêts d’une bonne action. — Un créancier que je ne payerai jamais. — On verra pourquoi.


I


Quelques mots encore sur la table d’hôte de Clémence. Je n’ai pas dit tout ce que j’en sais.

Le ton général de la conversation était assez dégagé. C’étaient des réunions d’artistes, où chaque convive apportait sa part de gaieté.

Febvre, qui joue maintenant les premiers rôles au Vaudeville, commençait alors sa carrière ; il ne gagnait pas encore les gros appointements d’aujourd’hui et il venait modestement dîner avec nous à trente sous !

Au dessert, il jouait quelquefois du violon, car il est bon musicien.


Schey, le gai comique du boulevard, faisait, lui aussi, partie de notre table.

Il commençait déjà à se faire une réputation, et certes personne ne se douterait que cet excentrique comédien a commencé par jouer du Racine et du Corneille.


II


Schey a, pendant plusieurs années, voyagé avec l’illustre Rachel.

Lui et un autre acteur du Châtelet, M. Noailles, étaient les deux étoiles de la troupe ambulante de la grande tragédienne.

Schey nous racontait volontiers ses mésaventures.

Il n’avait pas beaucoup de dispositions pour la tragédie.

Généralement, quand il entrait en scène, coiffé du casque antique, une bordée de sifflets l’accueillait.

Alors Schey disait à son camarade Noailles :

— Le parterre est mécontent, remontons la scène.

Et ils allaient causer dans le fond.


Quand l’orage avait cessé de gronder, Schey et Noailles revenaient vers la rampe.

Nouveaux sifflets.

— Nous n’avons pas assez remonté, disait Schey.


Puis, après le spectacle, les deux tragédiens s’en allaient souper dans quelque restaurant de la ville.

Ils y entendaient des dialogues de ce genre :

premier bourgeois. — Si cet animal de Schey joue encore une fois Polyeucte, il faudra lui jeter des pommes cuites.

deuxième bourgeois. — Ce qui m’étonne, c’est que la police tolère de pareilles représentations !


III


On voit que nos deux artistes retrouvaient au cabaret le succès du théâtre.

Ils avalaient leur honte et leur souper ! comme dirait M. Commerson du Tintamarre.


Aujourd’hui, les deux tragédiens se sont fait des positions plus dignes de leur talent.

Schey joue les comiques au théâtre de la Porte-Saint-Martin.

Noailles monte à cheval dans les pièces militaires du Cirque.


Noailles n’a pas eu de chances. Ce garçon serait allé loin sans son accent auvergnat.

C’est Alexandre Dumas qui a inventé Noailles.

Le grand romancier s’intéressait à ce brave garçon, il lui confia le rôle d’Hamlet.

Il eut quelque succès.

Et cependant l’opinion générale s’étonnait de voir un prince auvergnat héritier du trône de Danemark.

Plus tard, Noailles fut engagé à l’Odéon.

Il se fit une réputation au quartier latin… comme joueur de billard.


Un soir, au milieu du quatrième acte de je ne sais plus quelle tragédie, un spectateur cria :

— Hé ! Noailles ! Assez de classique ! Viens-tu faire trente carambolages au café Tournon ?

Noailles s’avança vers la rampe, et répondit :

— Messieurs ! à présent la tragédie ! plus tard le billard !


Aujourd’hui, Noailles joue les adjudants chez M. Hostein, et il n’a pas de rival pour dire :

— Général ! on voit d’ici les avant-postes de l’armée ennemie…


IV


J’ai déjà dit qu’à cette époque j’étais à la Porte-Saint-Martin, où je jouais le drame.

Chez Clémence, je chantais quelquefois au dessert. Un comédien du Cirque m’engagea à changer de théâtre, à chercher un engagement chez M. Billion, son directeur, qui faisait répéter alors une nouvelle féerie.

Cette proposition me sourit beaucoup, car, dans une féerie, j’espérais trouver l’occasion de chanter quelques couplets.


Le lendemain, j’allai au théâtre du Cirque.

On me présenta à M. Billion, et c’est à moi qu’il fit ce mot des muses à jamais célèbre. Rapportons-le pour ceux des lecteurs qui l’ignorent.

— Vous savez chanter ? me demanda le directeur.

— Un peu !

— Eh bien, vous jouerez l’une des neuf Muses !

— Mais, monsieur le directeur, fit le régisseur, vous n’y songez pas, les neuf Muses sont distribuées.

— Qu’est-ce que cela fait ? s’écria le directeur fantaisiste, nous aurons une dixième muse ; d’ailleurs, ça garnira bien plus la scène.


L’auteur ne voulut jamais consentir à ajouter une dixième muse à sa collection, et l’affaire n’eut pas de suites.

Je restai à la Porte-Saint-Martin, et je continuai à dîner chez Clémence.


V


Ici se place un incident qui mérite d’être raconté, et dont le souvenir me trouble et m’émeut encore aujourd’hui.

Depuis que je suis devenue, à tort ou à raison, une célébrité, j’ai vu bien de mes anciens amis se changer en ennemis.

Ils m’envient ma popularité, mes succès, l’argent que je gagne, que sais-je ?

Ils ne savent pas, les malheureux, que j’ai chèrement payé tout cela, et que j’ai acheté chaque heure de calme et de joie par des journées entières de misère et de désespoir.


À la fin du mois, quand j’avais épuisé ma petite bourse, Clémence me faisait généralement crédit jusqu’au commencement du mois suivant, quoiqu’elle eût contre moi une antipathie qu’elle ne cachait d’ailleurs pas.

Un soir, j’arrivai comme d’habitude à l’heure du dîner.

C’était vers la fin du mois… Il ne me restait plus d’argent depuis plusieurs jours, et je n’avais mangé qu’un petit pain… le matin, à neuf heures.

Jugez de mon appétit !


Au moment où j’allais me mettre à table, Clémence m’aborda brusquement :

— Que viens-tu faire là ?

— Parbleu ! je viens dîner.

— Du tout, du tout ! cria Clémence ; tu me dois déjà neuf francs, et c’est bien assez pour toi.

Je rougis de honte et de colère.


J’allais me lever et sortir, quand une main serra la mienne, et une voix douce et sympathique murmura à mon oreille :

— Payez cette femme sur-le-champ !


Je regardai mon voisin.

C’était Dumaine… l’excellent artiste de la Gaîté.

J’hésitai un instant… puis j’acceptai ; et, tendant à Clémence les dix francs que Dumaine venait de me donner :

— Payez-vous, lui dis-je.


À la vue de l’argent, Clémence se radoucit ; elle voulut s’excuser, mais déjà Dumaine était debout.

— Pas un mot ! dit-il à Clémence. Tu viens de faire un affront à cette pauvre Thérésa, tu vas être punie !

Et, s’adressant à nos camarades, Dumaine ajouta :

— Mes amis, il s’est passé un fait scandaleux… on a outragé une pauvre fille dans sa misère. Mettons le restaurant en interdit pour quinze jours. Que ceux qui ont du cœur me suivent… Je connais un petit bouchon à Belleville où l’on n’est pas mal du tout. Allons-y !

— Bravo, Dumaine ! s’écria la joyeuse bande.


Et nous allâmes dîner à Belleville.

Le repas fut fort gai.

Moi seule je restai triste et je ne mangeai pas ; la noble conduite de mes camarades ne put effacer le souvenir du sanglant affront que je venais de subir.

Je n’ai jamais rendu les dix francs à Dumaine ; il est des choses qu’on ne peut restituer sans froisser une nature délicate.

Aujourd’hui que je puis braver le courroux des créanciers farouches, aujourd’hui que j’ai de gros appointements, chaque fois qu’un pauvre artiste s’adresse à moi, qu’un nécessiteux quelconque invoque ma charité, je lui fais l’aumône en me disant à part moi :

— Ce sont les dix francs de Dumaine.


Je ne sais pas au juste combien m’ont coûté, jusqu’à ce jour, les dix francs de Dumaine, et cependant je suis toujours sa débitrice. Mais je connais Dumaine et son cœur, et il aime mieux cette restitution-là qu’une autre.