Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Époque quatrième - Virilité

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Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 245-408).





ÉPOQUE QUATRIÈME.



VIRILITÉ.


Elle embrasse plus de trente années, pendant lesquelles je compose, je traduis et me livre à diverses études.





CHAPITRE PREMIER.

Mes deux premières tragédies, Philippe II et Polynice, conçues et écrites en prose française. — Chemin faisant, un déluge de mauvaises rimes.


Me voilà donc, à l’âge de vingt-sept ans, ou à peu près, prenant avec le public et avec moi-même le rude engagement de me faire poète tragique ; pour soutenir une entreprise si téméraire, voici quels étaient alors mes capitaux.

Un esprit résolu, indomptable, très-opiniàtre ; un cœur rempli, débordant de passions de tout genre ; deux entre autres dominaient toutes les autres, et se mêlaient étrangement, l’amour avec toutes ses fureurs, et une haine profonde, une horreur invincible pour toute espèce de tyrannie. Venait se joindre à cet instinct confus de ma nature une vague et lointaine réminiscence des différentes tragédies françaises que j’avais vues au théâtre, plusieurs années auparavant : et s’il faut dire toute la vérité, jusque alors je n’en avais jamais lu aucune, loin d’en avoir médité une seule. Joignez à cela une ignorance à peu près complète des règles de l’art tragique, et une inexpérience tout aussi grande (le lecteur a pu le remarquer dans les fragmens que j’ai cités) en l’art indispensable et divin de bien écrire et de manier ma propre langue, le tout enveloppé dans l’épaisse et dure écorce d’une présomption, ou, pour mieux dire, d’une pétulance incroyable, et d’une impétuosité de caractère qui ne me laissait qu’à grand'peine, et encore rarement et en rongeant mon frein, connaître, rechercher, entendre la vérité. C’étaient là, on le voit sans peine, des capitaux, d’où il était plus facile de tirer un prince médiocre et vulgaire, qu’un auteur éclairé.

Cependant une voix secrète se faisait entendre au fond de mon cœur, et m’avertissait plus énergiquement encore que ne le faisait ce petit nombre de mes vrais amis : « il te faut de toute nécessité retourner en arrière, et pour ainsi dire, redevenir enfant, recommencer ex professo l’étude de la grammaire et apprendre successivement tout ce qu’il faut savoir pour écrire correctement et avec art. » Et cette voix parla si haut que je finis par me laisser convaincre, et par baisser la tête : chose dure cependant, et à mon âge plus mortifiante que je ne puis dire, d’aller avec la pensée et la manière de sentir d’un homme, me remettre à l’école, pour épeler comme un petit garçon. Mais la gloire faisait luire à mes yeux un flambeau si brillant, et toujours courbé sous la honte de mes premiers essais, j’avais une telle hâte de jeter là ce fardeau, qu’insensiblement je trouvai le courage d’affronter et de surmonter ces obstacles non moins sérieux que repoussans.

J’ai dit que la représentation de Cléopâtre m’avait ouvert les yeux. Elle ne m’avait pas seulement éclairé sur l’absurdité d’un sujet malheureux par lui-même, et qui ne pouvait venir en pensée qu’à un auteur inexpérimenté, et encore pour son coup d’essai, elle m’avait encore rendu le service de me faire mesurer dans toute son immensité l’espace que j’aurais à parcourir en arrière, avant de pouvoir, pour ainsi parler, me remettre en selle, rentrer en lice, et me lancer vers le but avec plus ou moins de bonheur. Le voile qui jusque là avait si fort obscurci ma vue étant donc tombé de mes yeux, je pris avec moi-même un solennel engagement, je jurai de n’épargner ni encre, ni fatigue, pour me mettre en état de parler ma langue aussi bien que qui que ce fût en Italie ; et je fis ce serment, persuadé que si une fois je parvenais à bien dire, il ne m’en coûterait pas beaucoup ensuite pour concevoir avec force et composer avec sagesse. Ce serment fait, je me précipitai aussitôt dans l’abîme de la grammaire, comme autrefois Curtius dans le gouffre, tout armé et le regardant en face. Autant j’étais convaincu d’avoir toujours fait mal jusque là, autant je m’assurais de pouvoir mieux faire avec le temps. J’en avais dans mon portefeuille une preuve irrécusable à mes yeux. C’étaient mes deux tragédies de Philippe II et de Polynice, que j’avais écrites en français et en prose, entre le mois de mars et le mois de mai de cette même année 1775, c’est-à-dire environ trois mois avant la représentation de Cléopâtre. Je les avais lues à quelques amis, et il m’avait paru qu’ils en étaient frappés. Je ne jugeais pas de l’impression que j’avais produite par le plus ou moins de louanges qu’ils me donnaient, mais par l’attention sincère, nullement commandée, qu’ils me prêtèrent d’un bout à l’autre, et par l’expression muette de leurs visages émus, qui en disait beaucoup plus que leurs paroles. Mais pour mon malheur, et il était grand, ces tragédies avaient été conçues, étaient nées en prose française, et j’avais à reprendre un long et pénible chemin, pour les faire passer dans la poésie italienne. Si je les avais écrites dans cette langue déplaisante et médiocre, ce n’était pas qu’elle me fût familière ou que j’eusse, le moins du monde, la prétention de la savoir ; mais pendant mes cinq années de voyage je n’avais parlé, je n’avais entendu que ce jargon-là, et il expliquait un peu mieux, ou, si l’on veut, il trahissait un peu moins ma pensée. Inhabile à parler quelque langue que ce fût, j’éprouvais précisément ce qui arriverait à l’un de ces fameux coureurs d’Italie qui, retenu malade dans son lit, et rêvant qu’il dispute le prix de la course à ses rivaux ou à ses inférieurs, s’apercevrait que pour remporter la victoire il ne lui manque que des jambes.

Et cette impuissance à m’expliquer, ou si l’on veut à me traduire moi-même, je ne dis pas en vers, mais simplement en prose italienne, elle allait si loin, que quand je voulais relire un acte, une scène, je dis de celles qui avaient plu à mes auditeurs, aucun d’eux n’y reconnaissait mon œuvre, et on me demandait sérieusement pourquoi j’avais changé tout cela. C’était bien la même figure, mais autrement drapée, et si différente dans ses nouveaux habits, qu’on ne pouvait ni la reconnaître, ni la tolérer. Je me mettais en fureur, je pleurais, le tout en vain. Il n’y avait qu’un remède : prendre patience et recommencer ; et en attendant, il me fallait avaler les lectures les plus insipides, les plus anti-tragiques, pour me familiariser avec le génie toscan. Je dirais (si je ne craignais le ridicule de l’expression), je dirais en deux mots qu’il me fallait tout le jour dépenser, pour repenser ensuite.

Toutefois, j’avais là en portefeuille le germe de deux tragédies, et cette pensée m’aidait à prêter une oreille un peu plus patiente à tous les avis pédantesques, qui de toutes parts pleuvaient sur moi. Ces deux tragédies m’avaient aussi donné la force d’affronter la représentation de cette absurde Cléopâtre ; chaque vers que prononçait l’acteur retentissait dans mon cœur, comme la plus amère critique de tout l’ouvrage, qui, dès ce moment, cessa d’exister à mes yeux ; je ne le considérai plus que comme un aiguillon pour ceux qui devraient suivre. Aussi, d’une part, si je ne me laissai pas décourager par les critiques (justes peut-être en partie, mais plus souvent perfides et ignorantes), qui assaillirent la première édition de mes tragédies, celle de 1783, à Sienne, je ne me laissai pas non plus enorgueillir, ni convaincre par ces applaudissemens aveugles et immérités, que voulut bien m’accorder le parterre de Turin, prenant sans doute en pitié mon assurance et ma présomption de jeune homme. Mon premier pas vers la pureté toscane devait être, et fut en effet la résolution que je pris d’écarter impitoyablement toute lecture française. Depuis ce mois de juillet, je me refusai à prononcer un seul mot de français, évitant d’ailleurs soigneusement les personnes et les sociétés qui parlaient cette langue ; malgré tout cela, je ne venais pas encore à bout de m’italianiser. J’avais toujours beaucoup de peine à me faire aux études graduées et réglées ; et recommençant, tous les trois jours, à regimber contre les conseils, sans cesse aussi je recommençais à vouloir voler de mes propres ailes.

La moindre idée qui me passait par la tête, j’essayais aussitôt de la mettre en vers. Tous les genres, tous les mètres m’étaient bons ; j’y laissais mon orgueil et mes cornes, jamais mon indomptable espoir. Entre autres rapsodies (car je n’oserais les appeler des poésies), il me prit la fantaisie de composer un morceau, pour le chanter ensuite à un banquet de francs-maçons. C’était, ou ce devait être une allusion perpétuelle aux divers ustènsiles, grades et fonctions de cette société grotesque. Bien que dans mon premier sonnet, celui que j’ai cité plus haut, j’eusse dérobé un vers à Pétrarque, telle était encore cependant mon insouciance et mon ignorance, que je commençai alors mon travail sans me souvenir, ou peut-être même, n’ayant jamais bien su la règle des tercets ; et j’allai ainsi, de sottise en sottise, jusqu’au douzième. Un doute alors m’étant venu, j’ouvris Dante, et voyant ma faute, je pris garde de ne plus y retomber, mais je laissai les douze tercets tels qu’ils étaient. Je les chantai ainsi au banquet ; mais ces honnêtes francs-maçons s’entendaient à la poésie presque autant qu’à la maçonnerie, et le morceau fit son effet. Je veux encore le donner ici, tout entier bu en grande partie, comme un dernier échantillon, comme un dernier essai de mes efforts infructueux, si toutefois le papier ne me manque pas, ou la patience.

Au mois d’août de cette même année 1775, craignant de mener à la ville une vie trop dissipée, et de ne pouvoir y étudier à mon gré, je m’en allai dans les montagnes qui séparent le Piémont du Dauphiné, et je passai près de deux mois dans un petit village appelé Cézannes, au pied du Mont-Genèvre, où l’on veut qu’Annibal ait passé les Alpes. Quoique réfléchi de ma nature, il m’arrive parfois de céder à une étourderie de premier mouvement : je ne songeai pas, lorsque je pris cette résolution, que dans ces montagnes j’allais encore donner du pied contre cette maudite langue française qu’avec une obstination si légitime et si nécessaire je m’étais bien promis d’éviter désormais. L’idée me vint de cet abbé qui, l’année d’avant, m’avait accompagné dans mon ridicule voyage à Florence. Cet abbé était de Cézannes ; il se nommait Aillaud. C’était un homme de beaucoup d’esprit, d’une philosophie aimable, et profondément versé dans les lettres latines et françaises. Il avait été précepteur de deux frères avec qui j’étais fort lié dans ma première jeunesse ; notre amitié datait de cette époque, et depuis nous l’avions toujours cultivée. Je dois ajouter, pour être juste, que dans mes premières années cet abbé avait fait tout au monde pour m’inspirer le goût des lettres, réassurant que je pourrais y réussir. Mais ce fut vainement. Souvent il nous arrivait de faire entre nous cette plaisante convention : il me lirait pendant une heure entière de ce roman où de ce recueil de contes qui a pour titre les Mille et une Nuits ; après quoi, je consentirais à m’entendre lire, pendant dix minutes seulement, un morceau des tragédies de Racine. Et moi qui étais tout oreilles pour les fades niaiseries de la première lecture, je m’endormais au son des plus doux vers de ce grand tragique. Aillaud s’emportait, m’accablait de reproches, et il avait bien raison. Telle était ma disposition à devenir auteur tragique, à l’époque où j’étais dans le premier appartement de l’Académie royale. Je n’ai pas mieux réussi plus tard à me faire à cette complainte monotone, muette et glaciale des vers français, qui jamais ne m’ont paru des vers, ni lorsque j’ignorais encore ce que c’était qu’un vers, ni plus tard, quand j’ai cru le savoir. Je retourne à ma retraite d’été, à Cézannes, où, avec mon abbé lettré, j’avais, en outre, près de moi un abbé musicien, de qui j’apprenais à pincer de la guitare, instrument qui me semblait fait pour inspirer un poète, et pour lequel j’avais certaines dispositions. Mais je n’avais pas toujours une persévérance égale au transport que le son de la guitare excitait en moi. Aussi jamais, ni sur cet instrument, ni sur le clavecin, que j’avais appris depuis mon enfance, n’ai-je dépassé le médiocrité, quoique j’eusse l’oreille et l’imagination musicales au plus haut degré. Je passai ainsi mon été entre mes deux abbés, dont l’un, avec sa guitare, m’allégeait l’ennui pour moi si nouveau d’une étude sérieuse et appliquée, tandis que l’autre me faisait donner au diable avec son français. Avec tout cela ce furent pour moi de délicieux momens et les plus utiles de ma vie, parce qu’il me fut permis de me recueillir en moi-même et de travailler efficacement à dérouiller ma pauvre intelligence, à rouvrir dans mon cerveau les facultés d’apprendre qui s’étaient obstruées au-delà de toute croyance, pendant ces dix mois entiers où je m’encroûtai dans le léthargique oubli de la plus coupable oisiveté. Tout d’un coup je m’évertuai à traduire et à mettre en prose italienne ce Philippe et ce Polynice, venus au monde sous des haillons français. Mais quelque ardeur que j’y apportasse, ces tragédies restaient toujours pour moi deux choses amphibies entre le français et l’italien, sans pouvoir être ni de l’un ni de l’autre, précisément comme l’a dit notre poète du papier qui s’enflamme :

.....Un color bruno
Che non è nero ancora, e il bianco muore[1]

Parmi cet insipide ennui de composer des vers italiens sur des pensées françaises, j’avais aussi rudement travaillé à refaire ma troisième Cléopâtre. Plusieurs scènes de cette dernière que j’avais écrites et lues en français à mon censeur, le comte Augustin Tana, et que celui-ci, plus préoccupé du drame que de la grammaire, avait trouvées fortes et très-belles, entre autres celle d’Auguste avec Antoine, une fois habillées de mes pauvres vers peu italiens, monotones, faciles et sans nerf, lui parurent au-dessous du médiocre. Il me le dit nettement, et je le crus ; je dirai mieux, je le sentis comme lui. Tant il est vrai que dans toute poésie le vêtement fait le mérite du corps, et que, dans quelques genres (le lyrique, par exemple), l’habit est tout. À ce point que tels vers :

Con la lor vanità che par persona[2],

l’emportent sur tels autres où :

Fossero gomme legate in vile anello[3].

J’ajoute ici que le père Paciaudi et le comte Tana, surtout ce dernier, ont acquis des droits éternels à ma reconnaissance, et je leur en garde une sans bornes pour les vérités qu’ils me dirent, et pour m’avoir contraint à rentrer dans le bon et véritable sentier des lettres. Telle était ma confiance en ces deux hommes, que ma destinée littéraire a tout entière dépendu d’eux. Le moindre signe de l’un d’eux m’eût fait jeter au feu toute composition qu’ils auraient blâmée, comme je fis de tant de vers qui ne méritaient pas une autre correction. Si j’ai fini par devenir poète, je dois ajouter : poète par la grâce de Dieu, de Paciaudi et de Tana. Ils furent mes patrons vénérés dans la cruelle bataille qu’il me fallut livrer pendant toute cette première année de ma vie littéraire, uniquement occupée à écarter toute forme, toute période française, à dépouiller, pour ainsi dire, mes propres idées, pour leur donner ensuite un autre vêtement, un autre air ; en un mot, à concentrer sur le même point l’étude réfléchie d’un homme déjà mûr et les efforts d’un enfant à ses premières lettres. Inexprimable labeur, le plus ingrat qui fut au monde, et fait pour rebuter, j’oserai le dire, quiconque se fût senti une ardeur moindre que la mienne.

Ayant donc, comme je l’ai dit, achevé de traduire en mauvaise prose ces deux tragédies, je m’attachai à lire et à étudier vers par vers, et dans, l’ordre chronologique, tous nos premiers poètes, écrivant sur les marges, non des mots, mais de petits traits perpendiculaires, pour m’indiquer à moi-même les pensées, les expressions, les sons qui m’avaient fait plus ou moins de plaisir. Mais tout d’abord, trouvant le Dante encore trop difficile, je pris le Tasse que je n’avais pas même ouvert jusque là. Je le lisais avec une si minutieuse attention, m’obstinant à y découvrir mille choses diverses, mille pensées contradictoires, qu’après en avoir déchiffré dix octaves, je ne savais plus ce que j’avais lu, et me sentais plus las, plus rendu que si j’avais eu la peine de les composer moi-même. Mais insensiblement mon œil et mon esprit se firent à l’extrême fatigue de ce genre de lecture, et c’est ainsi qu’en les notant je gravai en moi, tout d’une haleine, et jusqu’au dernier vers, la Jérusalem du Tasse, le Roland de l’Arioste, ensuite Dante sans commentaire, et enfin Pétrarque. J’y employai près d’une année. Pour les difficultés de Dante, si elles étaient historiques, je ne m’inquiétais guère de les entendre ; mais venaient-elles de l’expression, du tour, ou du mot, je faisais tout pour les surmonter en devinant. S’il m’arrivait souvent de ne pas tomber juste, je n’en étais que plus fier de réussir quelquefois. Dans cette première lecture, ce fut, pour ainsi dire, une indigestion que je me donnai plutôt que je ne m’assimilai la véritable substance de ces quatre grands modèles. Mais je me préparai ainsi à les bien comprendre dans mes lectures suivantes, à les analyser, à les goûter, peut-être même à leur ressembler un peu. Pétrarque me parut plus difficile encore que Dante, et en commençant il me plut moins ; car on ne saurait trouver un grand charme aux poètes tant qu’on fait effort pour les comprendre. Mais comme je me proposais d’écrire en vers blancs (sciolti), je cherchai encore des modèles en ce genre. On me conseilla la traduction de Stace par Bentivoglio. Je la lus, l’étudiai, l’annotai avec une extrême avidité. Mais je trouvai la charpente du vers un peu molle pour le pouvoir appliquer au dialogue tragique. Les amis qui me dirigeaient me firent ensuite prendre l’Ossian de Cesarotti. Pour le coup, ses vers blancs me plurent, me saisirent, se gravèrent dans mon esprit. Il me parut enfin que, sauf une légère modification, c’était là pour le vers dialogué un excellent modèle. Je voulus lire aussi quelques tragédies des nôtres ou de celles qui ont été traduites du français, dans l’espérance d’y former au moins mon style ; mais cela me tombait des mains : tant les vers et le tour en étaient languissans, vulgaires, prolixes, sans parler, en outre, de la faiblesse des pensées. Entre les moins mauvaises, je lus et j’annotai les quatre que Paradisi a traduites du français, et la Merope originale de Maffei. Celle-ci, en quelques endroits me plut assez par le style, quoiqu’elle laissât encore beaucoup à désirer, pour atteindre à cette perfection idéale ou réelle dont mon imagination s’était formé le type. Souvent je m’interrogeais moi-même : « D’où vient que notre divine langue, si mâle, si ferme et si fière dans la bouche de Dante, perdrait sa force et sa virilité dans le dialogue tragique ? Pourquoi le vers de Cesarotti, qui vibre avec tant d’éclat dans l’Ossian, se change-t-il en une froide psalmodie, lorsqu’il traduit la Sémiramis et le Mahomet de Voltaire ? Pourquoi le superbe et pompeux Frugoni, ce maître en fait de vers libres, dans sa traduction du Rhadamiste de Crébillon, est-il si prodigieusement au-dessous de Crébillon et de lui-même ? Certes je m’en prendrai à tout autre chose qu’à notre idiome si flexible et si varié dans ses formes.» Et ces doutes, que je proposais à mes amis, à mes maîtres, aucun ne pouvait me les résoudre. L’excellent Paciaudi me recommandait toujours de ne pas négliger dans mes laborieuses lectures la prose qu’il appelait savamment la nourrice du vers ; et à ce propos, je me souviens qu’un jour il m’apporta le Galateo de Casa, avec recommandation de bien en méditer les tours, qui étaient du toscan le plus pur et sans aucun mélange de manière française. Dans mon enfance j’avais lu ce livre, mais fort mal, et, comme il nous est arrivé à tous, l’entendant assez peu et ne le goûtant pas ; peu s’en fallut que je ne me tinsse pour blessé de ce conseil puéril et, à mon sens, pédantesque. Je l’ouvris donc à contrecœur, ce Galateo maudit ; et à la vue de ce premier Conciossia cosache[4] qui traîne après lui l’interminable queue d’une période si pompeuse et si peu substantielle, je fus saisi d’un tel accès de colère que je jetai le livre par la fenêtre, et m’écriai comme un insensé : « Il est pourtant trop dur et trop révoltant que, pour écrire des tragédies à l’âge de vingt-sept ans, il me faille avaler de nouveau de telles puérilités, et me dessécher le cerveau avec ces fadaises de pédant. » Paciaudi sourit à cette poétique fureur digne d’un enfant mal élevé, et me prédit que je reviendrais un jour au Galateo, et le relirais plus d’une fois. Et c’est en effet ce qui m’arriva, mais longues années après, lorsque mes épaules et mon cou se furent tout-à-fait endurcis à porter le joug grammatical. Et ce ne fut pas seulement le Galateo, mais tous nos prosateurs du quatorzième siècle que je lus en les annotant. En retirai-je grand fruit ? je l’ignore. Il n’en est pas moins vrai qu’un auteur qui les aurait bien lus, qui aurait bien étudié leur manière, et qui serait venu à bout de s’approprier avec sens et adresse l’or de leurs vêtemens, en écartant la friperie de leurs idées, pourrait bien, poète, historien, philosophe, en quelque genre enfin que ce fût, donner à son style une richesse, une précision, une propriété, un coloris qui n’appartiennent encore véritablement à aucun de nos écrivains ; pourquoi ? peut-être parce que le labeur est immense ; ceux qui auraient assez de talent et de capacité pour l’accomplir ne le veulent pas faire, et ceux-là l’essaient en vain, à qui le ciel a refusé ces dons.





CHAPITRE II.

Je reprends un maître pour expliquer Horace. Premier voyage littéraire en Toscane.


1776. Vers le commencement de l’année 1776, déjà depuis plus six mois enfoncé dans mes études italiennes, il me vint une honte honnête et cuisante de ne plus entendre le latin ; à ce point que, rencontrant çà et là, comme il arrive, des citations, souvent même les plus courtes et les plus simples, je me voyais forcé de sauter à pieds joints par-dessus, pour ne perdre pas mon temps à en déchiffrer le sens. M’étant d’ailleurs interdit toute lecture française, et réduit au seul italien, je me voyais privé de tout secours pour mes lectures dramatiques. Cette raison, venant se joindre à la honte, me fit entreprendre ce nouveau labeur, pour lire les tragédies de Sénèque, dont quelques morceaux sublimes m’avaient enlevé. Je voulais pouvoir lire aussi en latin les traductions littérales que l’on a faites des tragédies grecques, plus fidèles pour l’ordinaire et moins fastidieuses que tant d’autres qui, pour être en italien, ne servent pas à grand’chose. Je m’armai donc de patience, et je pris un fort bon maître qui, m’ayant mis Phèdre entre les mains, s’aperçut, à sa grande surprise et à ma honte, et me dit que je ne l’entendais pas, bien que déjà j’eusse expliqué ces fables à l’âge de dix ans. En effet, quand je voulus me mettre à le lire et à le traduire en italien, je tombai dans d’énormes bévues et dans d’étranges méprises. Mais mon intrépide maître, ayant avec la mesure de mon ignorance celle de mon indomptable résolution, m’encouragea vivement, et au lieu de me laisser Phèdre, il me donna Horace en me disant : « Si nous allions du difficile au facile ? nous ferions chose plus digne de vous. Risquons-nous donc sur les écueils de ce prince des lyriques latins, et nos erreurs nous aplaniront la route pour redescendre aux autres. » Et ainsi nous fîmes. Je pris un Horace sans commentaire aucun ; et du commencement de janvier à la fin de mars, à force de faire des sottises, de construire, de deviner, de me tromper, je parvins à traduire de vive voix toutes les odes. Cette étude me coûta beaucoup de peine, mais elle me fut d’une grande utilité, parce qu’elle me remit dans la grammaire sans me faire sortir de la poésie.

Je ne négligeais pas néanmoins de lire et d’annoter toujours les poètes italiens ; j’en ajoutai même de nouveaux à ma liste, Politien, par exemple et Casa ; puis je retournais aux maîtres dont je recommençais les œuvres. Pétrarque et Dante, entre autres, je les lus certainement et les annotai bien cinq fois dans l’espace de quatre années. Comme de temps à autre je me remettais aussi à faire des vers tragiques, j’avais achevé de versifier le Philippe. Mais quoiqu’il fût déjà un peu moins mou, un peu plus présentable que la Cléopâtre, néanmoins cette versification me semblait encore languissante, prolixe, fastidieuse et triviale. Et, en effet, ce Philippe qui, dans mes œuvres, n’a plus pour ennuyer son public que quatorze cents et quelques vers, dans mes deux premières tentatives, plus terrible à l’auteur qu’il s’obstinait à désespérer, en avait pour le moins deux mille, et encore disait-il bien moins de choses avec ses deux mille vers qu’il n’a fait depuis avec quatorze cents.

Cette langueur et cette faiblesse de style que j’étais beaucoup plus tenté d’attribuer à ma plume qu’à mon esprit, ayant fini par me persuader que je n’arriverais jamais à bien dire en italien, tant que je me bornerais à me traduire moi-même en français, me déterminèrent enfin à aller en Toscane pour y apprendre à parler, à entendre, à penser, à rêver en toscan, et jamais autrement. Je partis donc au mois d’avril 1776, avec l’intention de rester six mois en Toscane, me flattant de l’illusion qu’il n’en fallait pas davantage pour me défranciser. Mais six mois ne sauraient détruire une triste habitude de plus de dix années. Ayant pris la route de Plaisance et de Parme, je m’en allais lentement, tantôt en voiture, tantôt à cheval, en compagnie de mes petits poètes de poche, ayant d’ailleurs fort peu de bagage, trois chevaux seulement, deux domestiques, ma guitare et toutes les espérances de ma gloire future. Grâces à Paciaudi, je vis à Parme, à Modène, à Bologne et en Toscane presque tous les hommes de quelque renom dans les lettres, et moins dans mes premiers voyages j’avais recherché cette sorte de gens, plus dans celui-ci j’apportais d’empressement et de curiosité à connaître les premiers en tout genre, et ceux ensuite qui occupaient le second rang. Ce fut alors que je fis connaissance à Parme avec notre célèbre Bodoni, et son imprimerie fut la première où je mis le pied ; j’avais pourtant été à Madrid et à Birmingham, deux villes qui possèdent les plus remarquables typographies de l’Europe, après celle de Bodoni. Je n’avais donc jamais vu encore un a en métal, ni aucun de ces outils innombrables qui devaient avec le temps m’attirer de la gloire ou des brocards. Mais certes je ne pouvais tomber pour la première fois dans un plus noble atelier, ni rencontrer pour m’en faire les honneurs un cicérone plus bienveillant, plus habile, plus ingénieux que Bodoni, dont les travaux ont jeté tant d’éclat sur cet art merveilleux que sans cesse il perfectionne encore.

C’est ainsi que, peu à peu, chaque jour, sortant davantage de ma longue et épaisse léthargie, je voyais, j’apprenais, un peu tard, hélas ! mille choses. Mais pour moi, le plus important, c’est que chaque jour aussi j’apprenais à connaître, à débrouiller, à peser mes facultés intellectuelles et littéraires pour ne pas me tromper plus tard, s’il se pouvait, en faisant choix d’un genre. Pour ce qui est de cette étude sur moi-même, j’y étais moins novice que dans les autres. Devançant l’âge au lieu de l’attendre, déjà, depuis des années, j’avais entrepris de déchiffrer mon existence morale, et je l’avais fait, la plume à la main, ne me bornant pas à y songer. Je possède encore une espèce de journal que, pendant plusieurs mois, j’avais eu la constance d’écrire, et où je tenais note, non seulement de mes sottises de chaque jour, mais encore de mes pensées, et des raisons intimes qui me faisaient agir ou parler ; je voulais voir si, à force de me regarder dans ce triste miroir, je finirais par en devenir un peu meilleur. J’avais commencé mon journal en français, je le continuai en italien ; il n’était bien écrit, ni dans l’une, ni dans l’autre langue ; il y avait plutôt de l’originalité dans la pensée et la manière de sentir. Je m’en lassai bientôt, et je fis très-bien ; car j’y perdais mon temps et mon encre. Il m’arrivait souvent de me trouver le lendemain pire encore que la veille. Mais c’est assez pour faire comprendre que j’étais parfaitement en état de connaître et de juger sur tous les points ma capacité littéraire. Après m’être rendu un compte exact de tout ce qui me manquait et du peu que je tenais de la nature, j’allai plus loin, et m’ingéniai à démêler entre les diverses qualités qui me faisaient faute celles que je pourrais acquérir dans leur entier, celles que je ne pourrais atteindre qu’à demi, celles qui m’échapperaient complètement. J’aurai dû à cette sérieuse étude de moi-même, sinon d’avoir réussi en tout, au moins de n’avoir essayé aucun genre de composition que je n’y fusse entraîné irrésistiblement par un violent instinct de la nature, instinct dont les élans, dans tous les beaux-arts, que l’œuvre soit ou non parfaite, ne ressemblent en rien aux élans de cette impulsion factice qui peut, elle, après tout, créer une œuvre parfaite en toutes ses parties.

À Pise, je fis connaissance avec les plus célèbres professeurs, et j’en tirai pour mon art tout le profit qu’il me fut possible. Dans mes relations avec eux, tout mon embarras, et il était grand, consistait à les interroger avec assez de réserve et de dextérité pour ne pas leur laisser voir mon ignorance toute entière, en un mot, si je puis me servir d’une métaphore monacale, pour leur sembler profès quand je n’étais que novice ; non que je voulusse ou qu’il me fût possible de trancher du docteur, mais j’ignorais tant et tant de choses que j’en avais honte avec de nouveaux visages ; et à mesure que se dissipaient les ténèbres de mon esprit, il me semblait voir se dresser plus gigantesque le fantôme de cette fatale et tenace ignorance ; mais tout aussi grande était mon audace. Ainsi, pendant que d’une part je rendais au savoir d’autrui l’hommage qui lui était dû, de l’autre, je ne me laissais nullement abattre par le sentiment de mon ignorance, bien convaincu que pour composer des tragédies, ce qu’il faut savoir avant tout, c’est sentir fortement, chose qui ne s’apprend pas. Il me restait à apprendre (et certes c’était encore beaucoup) l’art de faire sentir aux autres ce que moi-même je croyais sentir. Dans les six ou sept semaines que je demeurai à Pise, je conçus et j’écrivis en assez bonne prose toscane la tragédie d’Antigone, et je réussis à mettre le Polynice en vers, un peu moins mal que le Philippe. Je crus alors pouvoir lire mon Polynice à quelques-uns de ces maîtres de l’université. Ils se montrèrent assez contens de la tragédie dont ils censurèrent çà et là quelques expressions, mais non aussi sévèrement que mon œuvre l’eût mérité. Il y avait de loin en loin dans ces vers des choses heureusement dites ; mais le style dans son ensemble était encore, à mon sens, d’une pâte languissante, triviale et molle ; ces professeurs, au contraire, qui lui reprochaient d’être parfois incorrect, le trouvaient d’ailleurs sonore et coulant. Nous ne nous entendions pas. J’appelais, moi, languissant et trivial ce qui pour eux était coulant et sonore. Quant aux incorrections, c’était chose de fait et non de goût, il ne pouvait donc y avoir discussion. En fait de goût, j’étais tout aussi accommodant, et je jouai mon rôle de disciple aussi bien qu’eux leur rôle de maîtres. Dans le fond, et avant tout, c’était à moi d’abord que je voulais plaire. Je me bornais donc à apprendre de ces messieurs ce qu’il fallait ne pas faire, me reposant sur le temps, sur l’expérience, sur mon obstination et sur moi-même du soin d’apprendre ce qu’il fallait faire. Si je voulais égayer mon lecteur aux dépens de ces doctes critiques comme peut-être alors ils s’égayaient aux miens, je n’aurais qu’à nommer tel d’entre eux, je dis un des plus majestueux, qui m’apportait la Tancia de Buonarotti[5], et me la conseillait, je ne dirai pas comme modèle, mais comme pouvant m’être d’un utile secours dans l’étude du vers tragique : j’y trouverais un ample répertoire de tours et d’expressions. C’était recommander à un peintre d’histoire la manière de Callot. Un autre me louait le style de Métastase, excellent, disait-il, pour la tragédie, un autre autre chose; mais aucun de ces savans n’était savant en tragédie. Pendant mon séjour à Pise, je traduisis également en prose, avec clarté et simplicité, l’Art poétique d’Horace, pour en graver dans mon esprit les ingénieux et judicieux préceptes. Je m’appliquai aussi beaucoup à lire les tragédies de Sénèque, quoiqu’il me fût bien démontré que rien ne ressemblait moins aux préceptes d’Horace ; mais il y a dans ses œuvres quelques traits d’un vrai sublime qui me transportaient, et je cherchais à les rendre en vers blancs, ce qui, en favorisant mon étude du latin et de l’italien, m’excitait encore à écrire en vers et dans un style élevé. Ces tentatives m’amenaient à comprendre la grande différence qui existe entre le vers iambique et le vers épique, qui par la diversité du mètre font bien sentir ce qui distingue le ton du dialogue de celui de toute autre poésie. En même temps, il m’était clairement démontré que, la poésie italienne n’ayant que l’endécasyllabe pour toute composition héroïque, il fallait créer un arrangement de mots, une chute de sons toujours variée, un tour de phrase fort et prompt, qui aidassent à distinguer absolument le vers blanc tragique de tout autre vers blanc ou rimé, qu’il fût épique ou lyrique. Les iambes de Sénèque me convainquirent de cette vérité, et peut-être me donnèrent-ils les moyens d’en tirer parti. Plusieurs traits de cet écrivain les plus mâles et les plus fiers doivent la moitié de leur sublime énergie à l’allure brisée et peu sonore du mètre. Et enfin, quel serait l’homme assez dépourvu de sentiment et d’oreille pour ne pas remarquer l’énorme différence qu’il y a entre ces deux vers, l’un de Virgile, qui veut charmer, ravir son lecteur,

Quadrupedante putrem sonitu quatit ungula campum[6].

l’autre de Sénèque, qui veut étonner, confondre l’auditeur et caractériser en deux mots deux personnages différens :

Concède mortem.
Si recusares darem[7].

Un tragique italien ne devra donc pas non plus, dans les situations les plus passionnées et les plus terribles, mettre à la bouche de ses personnages des vers qui pour le son ressemblent en rien à ces vers d’ailleurs admirables, grandioses, de notre épique :

Chiama gli abitalor dell’ ombre eterne
Il rauco suon della tartarea tromba[8].

Convaincu dans le cœur qu’il faut conserver entre les deux styles cette différence essentielle, qui pour nous autres Italiens est d’autant plus difficile qu’il est nécessaire de la créer sans sortir du même mètre, je me rangeais donc fort peu à l’avis des savans de Pise, quant au fond même de l’art dramatique et au style qu’il y faut employer ; en revanche, je les écoutais avec patience et humilité pour ce qui était de la pureté toscane et grammaticale, bien qu’à vrai dire, même sur ce point, les Toscans de nos jours ne semblent pas irréprochables.

Me voilà donc enfin, moins d’une année après la représentation de ma Cléopâtre, possesseur en propre d’un petit fonds de trois autres tragédies. Ici, pour être sincère, je dois dire de quelles sources je les avais tirées. J’avais lu, il y avait plusieurs années, le roman de Don Carlos, par l’abbé de Saint-Réal, et mon Philippe, né Français, d’un père français, était un souvenir de cette lecture. Le Polynice était Français aussi ; je l’avais tiré des Frères ennemis, de Racine. L’Antigone, le premier de mes ouvrages qui ne fût pas entaché d’origine étrangère, m’était venue en lisant le douzième livre de Stace, dans la traduction de Bentivoglio, dont on a parlé plus haut. J’avais aussi inséré dans le Polynice quelques morceaux empruntés à Racine, d’autres aux Sept Chefs d’Eschyle, que j’avais lu tant bien que mal dans la version française du père Brumoy ; je fis vœu, pour l’avenir, de ne lire les tragédies des autres qu’après avoir achevé les miennes, quand il m’arriverait de reprendre des sujets déjà traités, pour ne pas encourir le reproche d’avoir pillé, et pouvoir dire que, bon ou mauvais, l’ouvrage était de moi. Lire beaucoup avant de composer, c’est s’exposera prendre à son insu, et à perdre l’originalité que l’on pourrait avoir. C’est aussi pour cette raison que depuis un an j’avais cessé la lecture de Shakspeare, sans compter que j’avais le malheur de le lire dans une traduction française. Plus mon esprit s’accommodait des allures de ce poète, dont au reste je savais fort bien distinguer tous les défauts, plus j’eus à cœur de m’en abstenir.

J’avais à peine achevé d’écrire l’Antigone en prose, qu’enflammé par la lecture de Sénèque, je conçus et enfantai tout ensemble ces deux tragédies jumelles, l’Agamemnon et l’Oreste. Avec tout cela, il ne me semble pas que l’on puisse y voir un larcin fait à Sénèque. À la fin de juin, je quittai Pise, et m’en allai à Florence où je demeurai tout le mois de septembre. Je m’y appliquai de toutes mes forces à me rendre maître de la langue parlée, et à force de m’entretenir chaque jour avec des Florentins, j’en vins passablement à bout. Je commençai dès cette époque à penser presque exclusivement dans cet idiome si élégant et si riche ; c’est la première, l’indispensable condition pour le bien écrire. Pendant mon séjour à Florence, je remis en vers le Philippe pour la seconde fois d’un bout à l’autre, sans vouloir même jeter un coup d’œil sur les premiers vers, et pour les refaire ne me servant que de la prose. Mais j’avançais très-lentement, souvent même je croyais perdre, au lieu de gagner. Dans le courant du mois d’août, me trouvant, un matin, au milieu d’un cercle de gens de lettres, quelqu’un rappela par hasard l’anecdote historique de don Garcia, mis à mort par son propre père Cosme premier. Je fus frappé de ce fait, et comme il n’est pas imprimé, je me procurai une copie manuscrite du récit inséré dans les archives publiques de Florence, et dès lors ma tragédie fut conçue. Je continuais cependant à griffonner des rimes, mais toujours les plus malencontreuses du monde. Je n’avais à Florence aucun censeur, aucun ami, qui pût remplacer auprès de moi Tana ou Paciaudi ; j’eus néanmoins assez de sens et de jugement pour ne donner à personne copie de ces vers, et assez de réserve pour ne les réciter que très-rarement. Je ne me laissai pas décourager par le peu de succès de ces rimes ; j’en tirai au contraire cette conclusion, qu’il ne fallait pas cesser de lire et d’apprendre par cœur ce qu’il y avait de mieux en ce genre, pour me familiariser avec les formes poétiques. Aussi, pendant tout l’été, je m’inondai de vers de Pétrarque, du Dante, du Tasse, j’y ajoutai même jusqu’à trois chants entiers de l’Arioste, convaincu au fond qu’infailliblement un jour viendrait où toutes ces formes, toutes ces phrases, toutes ces expressions sortiraient des diverses cases de mon cerveau, mêlées et assimilées à mes propres pensées, à mes propres sentimens.






CHAPITRE III.

Je m’obstine à me livrer aux études les plus ingrates.


Au mois d’octobre, je retournai à Turin, non que j’eusse la présomption de me croire suffisamment toscanisé, mais je n’avais pas pris toutes les mesures nécessaires pour rester plus long-temps hors de chez moi. Il entrait aussi dans ma résolution plus d’un motif frivole. Tous mes chevaux que j’avais laissés à Turin m’y attendaient et m’y rappelaient. Cette passion des chevaux a long-temps disputé mon cœur à celle des muses, et ce ne fut que plus d’un an après qu’elle perdit vraiment sa cause. D’autre part, l’étude et la gloire ne m’absorbaient pas tellement, que l’amour du plaisir ne me fît souvent encore sentir son aiguillon. Que de raisons pour y céder à Turin, où j’avais une bonne maison, des relations de tout genre, des bêtes autant que je pouvais en désirer, des distractions et des amis plus qu’il ne m’en fallait. Malgré tant d’obstacles, l’hiver n’apporta aucun ralentissement à mes études ; j’ajoutai, au contraire, aux occupations et aux devoirs que je m’étais imposés. Après Horace tout entier, j’avais lu et médité, page par page, beaucoup d’autres écrivains, et dans le nombre, Salluste. L’élégante précision de cet historien m’avait si bien gagné le cœur, que je m’appliquai sérieusement à le traduire, et j’en vins à bout dans le cours de cet hiver. J’ai à ce travail des obligations infinies ; depuis, je l’ai refait, corrigé, limé peut-être sans trop d’avantage pour l’œuvre en elle-même, mais certainement avec grand profit pour moi, car en m’aidant à mieux comprendre le latin, il me rendait aussi plus habile à manier la langue italienne.

Sur ces entrefaites revenait de Portugal l’incomparable abbé Thomas de Caluso, qui, m’ayant trouvé contre son attente enfoncé pour tout de bon dans la littérature, et obstiné au scabreux dessein de me faire poète tragique, me prodigua les encouragemens, les conseils et le secours de toutes ses lumières, avec une bienveillance et un dévouement ineffables. Ainsi fit encore le très-savant comte de Saint-Raphaël, avec qui je fis connaissance, cette même année, et plusieurs autres personnages d’un esprit très-orné, qui tous, mes aînés par l’âge, le savoir et l’expérience dans l’art, eurent pitié de moi et me donnèrent des enrouragemens que la bouillante ardeur de mon caractère rendait au surplus inutiles. Mais je garde, je garderai toute ma vie une profonde reconnaissance à tous les hommes distingués dont je viens de parler, pour avoir supporté avec tant de patience mon insupportable pétulance de ce temps-là, qui, à vrai dire, cependant se calmait de jour en jour, à mesure que j’acquérais des lumières.

Vers la fin de cette année 1776, j’éprouvai une consolation bien douce et après laquelle je soupirais depuis long-temps. Un matin que j’étais allé chez Tana, à qui je portais mes poésies, toujours avec émotion et tremblement, au moment même où je venais de les achever, je lui présentai enfin un sonnet où il trouva fort peu à reprendre, et que, tout au contraire, il loua beaucoup, et comme les premiers vers dignes de ce nom que j’eusse encore faits. Après tant et de si cruelles tribulations, tant d’humiliations éprouvées depuis plus d’un an, chaque fois que je lui lisais mes informes productions qu’il censurait toujours sans aucune miséricorde, en véritable et généreux ami, me disant le pourquoi et me laissant satisfait de ses raisons, je laisse à juger quel doux nectar furent pour moi ces louanges sincères et inaccoutumées. Ce sonnet avait pour sujet l’enlèvement de Ganimède, et je l’avais écrit à l’imitation de l’inimitable sonnet de Cassiani, sur le rapt de Proserpine. Je l’ai imprimé en tête de mes poésies. Excité par ces louanges, j’en composai aussitôt deux autres dont j’empruntai le sujet à la fable, que j’imitai comme le premier, et que j’ai placés dans mon livre immédiatement après celui-ci. Imités tous les trois, ils se ressentent un peu trop de leur servile origine, mais si je ne me trompe, ils ont le mérite d’être écrits avec une certaine clarté et avec une élégance que jamais encore je n’avais rencontrée. C’est pour cela que j’ai tenu à les conserver et à les imprimer long-temps après, en y changeant fort peu de chose. À la suite de ces trois premiers sonnets passables, et de cette nouvelle source qui venait de s’ouvrir en moi, il en coula beaucoup trop d’autres pendant cet hiver, sonnets d’amour la plupart, mais que l’amour n’avait pas dictés. Uniquement pour m’exercer dans la langue des vers, j’avais entrepris de décrire, l’une après l’autre, les beautés d’une très-aimable et très-charmante dame. Je ne me sentais pas pour elle la moindre étincelle dans le cœur, et peut-être ne le verra-t-on que trop bien dans ces sonnets plus descriptifs que tendres.

Cependant comme les vers ne sont pas trop mauvais, j’ai voulu les conserver presque tous, et leur donner place dans mes œuvres. Ceux qui entendent quelque chose à la poésie pourront y remarquer, jour par jour, les progrès que je faisais dans cet art si difficile de bien dire, art sans lequel ne saurait vivre le sonnet le mieux conçu et le mieux conduit.

1777. Ces progrès manifestes dans l’art des vers, cette prose de Salluste amenée à une grande précision, qui pourtant ne coûtait rien à la clarté, mais encore dépourvue de cette harmonie variée qui n’appartient qu’à la prose et en est le caractère essentiel, m’avaient rempli le cœur d’espérances ardentes. Mais comme ces efforts, ces tentatives avaient toujours pour premier, et alors pour unique but, de me former un style à moi et qui fût propre à la tragédie, de ces occupations secondaires, j’essayais quelquefois de remonter à la principale. Au mois d’avril 1777, je mis en vers l’Antigone, dont j’avais fait le plan, et que j’avais écrite, comme je l’ai dit, un an peut-être auparavant et pendant mon séjour à Pise. J’achevai ce travail en moins de trois semaines, et voyant que j’avais acquis une certaine facilité, je crus avoir fait un grand pas. Mais ayant lu mon œuvre dans une société littéraire qui nous réunissait presque tous les soirs, j’ouvris les yeux, et malgré les éloges de mes auditeurs, je m’aperçus, à ma grande douleur, que j’étais véritablement bien loin encore de cette façon de dire dont l’idéal était si profondément gravé dans mon esprit, sans qu’il me fût possible de le retrouver ensuite sous ma plume. Les louanges des doctes amis qui m’écoutaient me persuadèrent que, pour ce qui était des passions et de l’intrigue, j’avais peut-être rencontré la tragédie ; mais mon oreille et mon intelligence me convainquirent que, quant au style, elle n’y était pas. Et nul autre ne pouvait en juger comme moi, à une première audition ; car cette curiosité inquiète, émue, que ne manque jamais d’exciter une tragédie que l’on ne connaît pas encore, fait que l’auditeur, quelle que soit d’ailleurs la sûreté de son goût, ne peut, ni ne veut, ni ne doit prendre sérieusement garde au style. Tout ce qui n’est pas détestable, passe toujours inaperçu et sans trop déplaire. Mais connaissant d’avance la tragédie que je lisais, j’étais trop bien averti, chaque fois que, trahis ou affaiblis, la pensée ou le sentiment ne rencontraient pour se produire qu’une expression dépourvue de chaleur, de vérité, de précision, de force ou de pompe.

Une fois convaincu que je n’étais pas encore au point, et que si je n’y arrivais pas, c’est qu’il y avait encore pour moi trop de distractions à Turin, et point assez de solitude pour la méditation, je résolus tout-à-coup de retourner en Toscane, où mon langage ne pouvait manquer à la longue de prendre une allure plus italienne. À Turin, il est vrai, je ne parlais pas français ; mais notre dialecte piémontais, que j’employais sans cesse, et que j’entendais parler tout le jour, valait-il beaucoup mieux pour apprendre à parler, à penser et à écrire en italien ?




CHAPITRE IV

Second voyage littéraire en Toscane ; je le gâte par un sot luxe d’équipage. Je me lie d’amitié avec Gandellini. Travaux accomplis ou ébauchés à Sienne.


Je partis dans les premiers jours de mai, muni comme de coutume de la permission qu’il fallait obtenir du roi pour sortir de ses bienheureux états. Le ministre à qui je la demandai me répondit que j’avais déjà été, l’année d’avant, en Toscane. « C’est pour cela, répliquai-je, que je me propose d’y retourner encore cette année. » Cette permission me fut accordée ; mais ce mot me donna à penser, et fit dès lors germer dans ma tête le dessein que moins d’un an après je mis pleinement à exécution, et qui me dispensa dans la suite de demander aucune permission de ce genre. Comme ce second voyage devait se prolonger plus que l’autre, et qu’à mes rêves de véritable gloire il se mêlait encore quelques bouffées de vanité, j’emmenai avec moi plus de gens et de chevaux, afin de marier ainsi deux rôles qui rarement vont d’accord ensemble, le rôle de poète et celui de grand seigneur. J’eus donc huit chevaux à ma suite et un équipage digne d’un pareil train. Je pris la route de Gènes, où je m’embarquai avec mon bagage et une petite calèche, laissant mes chevaux suivre la voie de terre par Lerici et Sarzana. Ils y arrivèrent heureusement et avant moi. Pour moi, la felouque où j’étais, presque en vue de Lerici, fut ramenée en arrière par un coup de vent, et je fus forcé de débarquer à Hapallo qui n’était guère qu’à deux postes de Gênes. Ayant pris terre sur cette côte et me lassant d’attendre que le vent redevînt favorable pour reprendre la route de Lerici, je laissai la felouque avec mes effets, et, prenant avec moi quelques chemises, mes écrits dont je ne me séparais plus et un seul de mes gens, j’enfourchai un bidet de poste, et, à travers les précipices de l’Apennin dépouillé, je me rendis à Sarzana, où je trouvai mes chevaux, et où il me fallut attendre la felouque plus de huit jours. Bien que j’eusse là mes chevaux pour me distraire, comme je n’avais, en fait de livres, que mon petit Horace et mon Pétrarque de poche, je m’ennuyai beaucoup à Sarzana. Un prêtre, frère du maître de poste, me prêta un Tite-Live dont les œuvres ne m’étaient pas tombées dans les mains depuis l’académie, où je ne l’avais ni compris, ni goûté. Quoique passionné admirateur de la rapidité de Salluste, cependant la sublimité du sujet et la majesté des discours de Tite-Live me frappèrent vivement. Ayant lu dans cet historien la mort de Virginie et les discours enflammés d’Icilius, j’en fus si transporté qu’aussitôt l’idée me vint d’en faire une tragédie ; et je l’aurais écrite d’un trait, si ne m’avait troublé l’attente continuelle de cette maudite felouque dont l’arrivée serait venue m’interrompre dans le feu de la composition.

Ici, pour l’intelligence du lecteur, je dois dire ce que j’entends par ces mots dont je me sers si souvent, concevoir, développer et mettre en vers. Je m’y prends toujours à trois fois pour donner l’être à chacune de mes tragédies, et j’y gagne le bénéfice du temps, si nécessaire pour bien asseoir une œuvre de cette importance, qui, pour peu qu’elle vienne au monde contrefaite, a grand’peine ensuite à se redresser. Concevoir une tragédie, ce que j’appelle ainsi, c’est donc distribuer mon sujet en scènes et en actes, établir et fixer le nombre des personnages ; puis, en deux petites pages de mauvaise prose, résumer, pour ainsi dire, scène par scène, ce qu’ils diront et ce qu’ils doivent faire. Reprendre ensuite ce premier feuillet, et, fidèle à la trace de mes indications, remplir les scènes, dialoguer en prose, comme elle vient, la tragédie tout entière, sans écarter une seule pensée, quelle qu’elle soit, et écrire avec toute la verve que je puis avoir, sans prendre garde aux termes, c’est là ce que j’appelle développer. J’appelle enfin versifier, non seulement mettre la prose en vers, mais avec un esprit à qui j’ai laissé le temps de se reposer, choisir parmi les longueurs du premier jet les pensées les meilleures, les élever à la forme et à la poésie. Il faut ensuite, comme dans toute autre composition, limer, retrancher, changer. Mais si d’abord la tragédie n’était ni dans la conception, ni dans le développement, je doute que plus tard elle se retrouvât dans cette étude du détail. C’est là le procédé que j’ai suivi dans toutes mes compositions dramatiques, à commencer par le Philippe, et j’ai pu me convaincre qu’il compte au moins pour les deux tiers de l’œuvre. Et en effet, après un certain temps, ce qu’il en fallait pour oublier complètement cette première distribution de scènes, quand il m’arrivait de reprendre ce feuillet, je sentais tout-à-coup, à chaque scène, gronder dans mon cœur et dans mon esprit un assaut tumultueux de sentimens et de pensées qui m’excitaient, et, pour ainsi dire, me forçaient à écrire ; j’en concluais aussitôt que ce premier plan était bon et tiré des entrailles mêmes du sujet. Si, au contraire, je ne retrouvais pas cet enthousiasme, égal ou même supérieur à ce qu’il était quand j’écrivais cette esquisse, je la changeais ou la brûlais. Le premier plan approuvé, le développement allait très-vite ; j’en écrivais un acte par jour, quelquefois plus, rarement moins ; et d’ordinaire, dès le sixième jour, la tragédie était née, sinon faite. De cette façon, n’admettant de juge que mon propre sentiment, toutes les tragédies que je n’ai pu écrire ainsi, et avec cette fureur d’enthousiasme, jamais je ne les ai achevées, ou si je les ai terminées, jamais du moins je ne les ai mises en vers. Tel fut le sort d’un Charles Ier, qu’immédiatement après le Philippe j’entrepris de développer en français ; au troisième acte de l’ébauche, mon cœur et ma main se glacèrent en même temps, et si bien que ma plume se refusa absolument à poursuivre. Même chose arriva à une tragédie de Roméo et Juliette, que je développai pourtant tout entière, mais avec effort et non sans me reprendre. Quelques mois après, quand je voulus revenir à cette malheureuse esquisse et la relire, elle me glaça tellement le cœur, et j’entrai contre moi dans une telle colère, qu’au lieu d’en poursuivre l’ennuyeuse lecture, je la jetai au feu. De cette méthode, que j’ai voulu caractériser avec détail, il est peut-être résulté une chose : c’est que mes tragédies dans leur ensemble, et malgré les nombreux défauts que j’y vois, sans compter tous ceux que peut-être je n’y vois pas, ont du moins le mérite d'être, ou, si l’on veut, de paraître pour la plupart venues d’un seul jet et rattachées à un seul nœud, de telle sorte que les pensées, le style, l’action du cinquième acte s’identifient étroitement avec la disposition, le style, les pensées du quatrième, et ainsi de suite, en remontant jusqu’aux premiers vers du premier, ce qui a du moins l’avantage de provoquer, en la soutenant, l’attention de l’auditeur, et d’entretenir la chaleur de l’action. La tragédie ainsi développée, lorsqu’il ne reste plus au poète d’autre souci que de la versifier à son aise, et de distinguer le plomb de l’or, l’inquiétude que communique à l’esprit le travail des vers et cette passion de l’éloquence, si difficile à satisfaire, ne sauraient nuire en rien au transport et à l’enthousiasme qu’il faut aveuglément suivre dès que l’on veut concevoir et créer une œuvre terrible et passionnée. Si ceux qui viendront après moi jugent que cette méthode m’a conduit à mon but plus heureusement que d’autres, cette petite digression pourra, avec le temps, éclairer et fortifier quelque disciple de l’art que je professe. Si je me suis abusé, d’autres peut-être s’aideront de ma méthode pour en trouver une meilleure.

Je reprends le fil de ma narration. Enfin arriva à Lerici cette felouque si impatiemment attendue ; je m’emparai de ma garde-robe et je partis immédiatement de Sarzana pour Pise, ayant ajouté à mon bagage poétique cette Virginie de plus, sujet qui allait merveilleusement à mon humeur. Je m’étais bien promis de ne pas rester cette fois plus de deux jours à Pise ; je me flattais de profiter davantage sous le rapport de la langue à Sienne, où l’on parle mieux et où il y a moins d’étrangers, sans compter que durant le séjour que j’avais fait à Pise, l’année d’auparavant, je m’étais épris à moitié d’une belle et noble demoiselle, que ses parens m’auraient sans doute accordée pour femme, quoique riche, si je l’avais demandée. Mais quelques années de plus m’avaient mûri sur ce point, et ce n’était plus le temps où, à Turin, j’avais consenti que mon beau-frère demandât pour moi cette jeune fille, qui, à son tour, ne voulut pas de moi. Cette fois, je ne voulus pas laisser demander pour moi celle-ci qui assurément ne m’eût pas refusé. Elle me convenait autant par son caractère, que sous tout autre rapport, et je dois ajouter qu’elle ne me plaisait pas médiocrement. Mais j’avais maintenant huit ans de plus, j’avais vu, bien ou mal, presque toute l’Europe, et l’amour de la gloire, qui était entré dans mon âme, cette passion pour l’étude, cette nécessité d’être ou de me faire libre pour devenir un intrépide et véridique auteur, étaient autant d’aiguillons qui me faisaient passer outre, autant de raisons qui me criaient dans le fond de mon cœur que sous la tyrannie c’est déjà bien assez, si ce n’est trop, de vivre seul, et que jamais, pour peu que l’on y songe, il ne faut y être ni mari ni père. Je passai donc l’Arno, et me voici à Sienne. Je bénirai toujours le moment où j’y arrivai, car je m’y composai un petit cercle de six ou sept hommes doués de sens, de jugement, de goût et d’instruction, ce qu’on aura peine à croire d’un pays aussi petit. Mais j’en distinguai un entre tous, c’était le respectable Francesco Gori Gandellini : j’en ai souvent parlé dans mes divers écrits, et sa douce et chère mémoire ne sortira jamais de mon cœur. Une sorte de ressemblance entre nos caractères, une même façon de penser et de sentir (bien plus rare, bien plus remarquable chez lui, dont la vie était si différente de la mienne), un besoin mutuel de soulager nos cœurs du poids des mêmes passions, que fallait-il de plus pour nous unir bientôt d’une vive amitié ? Ce nœud sacré d’une franche amitié était, et il est toujours dans ma manière de penser et de vivre, un besoin de première nécessité. Mais ma nature austère, réservée, difficile, me rend, et, tant que je vivrai, me rendra peu propre à inspirer à d’autres ce sentiment qu’à mon tour je n’accorde pas sans une extrême difficulté. Cela fait que je n’aurai connu dans le cours de ma vie qu’un très-petit nombre d’amis ; mais je me vante de n’en avoir eu que de bons, et qui tous valaient mieux que moi. Pour ma part, je n’ai jamais cherché dans l’amitié qu’un épanchement réciproque des faiblesses de l’humanité, où je demande à la raison et à la tendresse de mon ami de corriger chez moi et d’améliorer ce qu’il y trouverait à blâmer, de fortifier, au contraire, et d’élever encore le peu de choses louables par où l’homme peut se rendre utile aux autres, et s’honorer lui-même. Telle est, par exemple, la faiblesse de vouloir devenir auteur, et c’est là surtout que les nobles et affectueux conseils de Gandellini me furent d’un grand secours et m’encouragèrent beaucoup. Le très-vif désir que j’éprouvais de mériter l’estime de cet homme rare donna tout-à-coup comme un nouveau ressort à mon esprit, et à mon intelligence une vivacité qui ne me laissait ni paix, ni trêve, tant que je n’avais pas composé une œuvre qui fût ou me parût digne de lui. Je n’ai jamais joui de l’entier exercice de mes facultés intellectuelles et créatrices, que mon cœur ne se trouvât auparavant rempli et satisfait, et que mon esprit ne se sentît appuyé, soutenu par une main estimable et chère. Cet appui, au contraire, venait-il à me manquer, et à me laisser, pour ainsi dire, seul au monde, me regardant comme un être inutile à tous, et qui n’était aimé de personne, je tombais alors dans de tels accès de mélancolie, de désenchantement et de dégoût sur toute chose, et ces accès se renouvelaient si fréquemment que je passais des journées entières, et même des semaines, sans vouloir, sans pouvoir toucher un livre ou une plume.

Pour obtenir et mériter l’approbation d’un homme aussi estimable que Gori l’était à mes yeux, je travaillai, cet été, avec beaucoup plus d’ardeur que je n’avais fait encore. C’est de lui que me vint l’idée de mettre au théâtre la conjuration des Pazzi. Le fait m’était complètement inconnu, et il me conseilla de le chercher dans Machiavel de préférence à tout autre historien. Et c’est ainsi que, par une étrange rencontre, ce divin auteur qui devait aussi faire, un jour, mes plus chères délices, venait, une seconde fois, se placer sous ma main, grâce à un autre ami véritable, semblable sous bien des rapports à ce cher d’Acunha que j’avais tant aimé, mais beaucoup plus savant et plus instruit que ce dernier. Et en effet, quoique le terrain ne fût pas encore assez préparé pour recevoir et féconder une telle, semence, je lus néanmoins çà et là, pendant le mois de juillet, bien des fragmens de Machiavel, outre le récit du fait de la conjuration ; et alors non seulement je conçus sans différer le plan de ma tragédie, mais épris de cette façon de dire si originale et si puissante, il me fallut laisser là pour quelques jours toutes mes autres études, et, comme inspiré de ce génie sublime, écrire d’une haleine les deux livres de la Tyrannie, tels ou à peu près que je les imprimai quelques années plus tard. Ce fut l’épanchement d’un esprit trop plein et blessé dès l’enfance par les flèches de l’oppression détestée qui pèse sur le monde. Si j’avais su reprendre un tel sujet dans un âge plus mûr, je l’aurais sans doute traité un peu plus savamment, et l’histoire serait venue au secours de mes opinions. Mais quand j’ai imprimé ce livre, je n’ai pas voulu, avec le froid des années et le pédantisme de mon petit savoir, étouffer le feu de la jeunesse, et la généreuse, la légitime indignation que j’y vois briller à chaque page, et dont l’éclat n’ôte rien à une sorte de franche et véhémente logique qui me paraît y dominer le reste. Que si j’y remarquai aussi des erreurs ou des déclamations, ce sont filles d’inexpérience et non de mauvaise volonté que je voulus également y laisser. Aucune fin cachée, aucun sentiment de vengeance personnelle ne me dicta cet écrit. J’ai pu me tromper dans ma façon de sentir, ou écrire avec trop de passion. Mais peut-il y avoir excès dans la passion que l’on éprouve pour le juste et pour le vrai, surtout quand il s’agit de la faire partager aux autres ? Je me suis borné à dire ce que je pensais, moins peut-être que je ne sentais. Dans l’ardeur bouillante de cet âge, raisonner et juger n’étaient peut-être qu’une noble et généreuse manière de sentir.






CHAPITRE V.

Un amour digne de moi m’enchaîne enfin pour toujours.


Après avoir ainsi soulagé mon âme ulcérée de sa haine contre la tyrannie, haine conçue en naissant, et chaque jour plus vive, je sentis aussitôt se réveiller mon ardeur pour les œuvres théâtrales ; mais auparavant, ayant lu mon petit livre à mon ami et à un très-petit nombre d’autres personnes, je le cachetai pour le mettre à part, et n’y pensai plus pendant nombre d’années. Cependant ayant repris le cothurne, je développai en très-peu de temps et tout ensemble, l’Agamemnon, l’Oreste et la Virginie. Pour ce qui est d’Oreste, il m’était venu un scrupule avant de le développer ; mais comme ce scrupule était chose mesquine en soi et peu digne d’arrêter, mon ami me le leva avec quelques mots. J’avais conçu cette tragédie à Pise, l’année d’avant, et j’en avais pris le sujet dans l’Agamemnon de Sénèque, pièce détestable, s’il en fut. L’hiver arriva, et me trouvant alors à Turin, un jour que je passais mes livres en revue, j’ouvris par hasard un volume du théâtre de Voltaire, où le premier mot qui s’offrit à moi ce fut : Oreste, tragédie. Je fermai aussitôt le livre, dépité de me connaître un tel rival parmi les modernes. Je n’avais jamais su qu’il eût fait une tragédie de ce nom. Je pris alors quelques avis, et l’on me dit que c’était une des bonnes tragédies de l’auteur. Cette réponse m’avait singulièrement refroidi dans le dessein de donner suite à mon plan. Me trouvant donc à Sienne, ainsi que je l’ai dit, et ayant achevé de développer l’Agamemnon, sans ouvrir même une seule fois celui de Sénèque, pour ne pas devenir plagiaire, lorsque je me vis sur le point de développer l’Oreste, j’allai consulter mon ami, je lui racontai le fait, et le priai de me prêter celui de Voltaire pour y jeter un coup d’œil, et voir si je devais ou non faire le mien. Gori refusa de me prêter l’Oreste français, et me dit : « Commencez par écrire le vôtre avant de lire celui-ci, et si vous êtes né pour la tragédie, le vôtre pourra valoir plus ou moins ou autant que cet autre Oreste, mais du moins sera-ce bien le vôtre. » Je fis ce qu’il me dit, et ce noble et généreux conseil devint pour moi dès lors un système. Toutes les fois depuis que j’ai entrepris de traiter des sujets déjà traités par d’autres modernes, je n’ai voulu lire leur ouvrage qu’après avoir esquissé et versifié le mien ; si je l’avais vu au théâtre, je cherchais aussitôt à ne plus m’en souvenir, ou si malgré moi je m’en souvenais, je m’attachais à faire, autant que possible, le contraire en tout de ce qu’ils avaient fait. Somme toute, j’y ai gagné, ce me semble, une physionomie et une allure tragiques, où peut-être il y a fort à reprendre, mais qui, à coup sûr, sont de moi.

Ce séjour à Sienne de près de cinq mois fut donc un véritable baume pour mon intelligence, et en même temps pour mon esprit. Outre les compositions dont j’ai parlé, j’y continuai avec persévérance et avec fruit l’étude des classiques latins, de Juvénal entre autres, qui me frappa vivement, et que dans la suite je n’ai cessé de relire non moins qu’Horace. Mais à l’approche de l’hiver, qui, à Sienne, n’est nullement agréable, comme d’ailleurs je n’étais pas encore bien guéri de ce besoin de changer de lieux, qui est une maladie de la jeunesse, au mois d’octobre, je me décidai à aller à Florence, sans savoir au juste si j’y passerais l’hiver, ou s’y je m’en retournerais à Turin. Mais je m’y étais à peine établi tant bien que mal, pour essayer d’y séjourner un mois, qu’une circonstance nouvelle m’y fixa, et pour ainsi dire m’y enferma pour bien des années. Cette circonstance me détermina heureusement à renoncer pour toujours à ma patrie, et je trouvai enfin dans des chaînes d’or, qui tout-à-coup me retinrent doucement, cette liberté littéraire sans laquelle jamais je n’eusse fait rien de bon, si tant est que j’aie fait quelque chose de bon.

Pendant l’été précédent, que j’avais tout entier passé à Florence, comme je l’ai dit, j’y avais souvent rencontré, sans la chercher, une belle et très-aimable dame. Étrangère de haute distinction, il n’était guère possible de ne la point voir, et de ne pas la remarquer, plus impossible encore, une fois vue et remarquée, de ne pas lui trouver un charme infini. La plupart des seigneurs du pays et tous les étrangers qui avaient quelque naissance étaient reçus chez elle ; mais plongé dans mes études et ma mélancolie, sauvage et fantasque de ma nature, et d’autant plus attentif à éviter toujours entre les femmes celles qui me paraissaient les plus aimables et les plus belles, je ne voulus pas, à mon premier voyage, me laisser présenter dans sa maison. Néanmoins il m’était arrivé très-souvent del la rencontrer dans les théâtres et à la promenade. Il m’en était resté dans les yeux et en même temps dans le cœur une première impression très-agréable ; des yeux très-noirs et pleins d’une douce flamme, joints (chose rare) à une peau très-blanche et à des cheveux blonds, donnaient à sa beauté un éclat dont il était difficile de ne pas demeurer frappé, et auquel on échappait malaisément. Elle avait vingt-cinq ans ; un goût très-vif pour les lettres et les beaux-arts ; un caractère d’ange, et, malgré toute sa fortune, des circonstances domestiques, pénibles et désagréables, qui ne lui permettaient d’être ni aussi heureuse ni aussi contente qu’elle l’eût mérité. Il y avait là trop de doux écueils pour que j’osasse les affronter.

Mais dans le cours de cet automne, pressé à plusieurs reprises par un de mes amis de me laisser présenter à elle, et me croyant désormais assez fort, je me risquai à en courir le danger, et je ne fus pas long-temps à me sentir pris, presque sans m’en apercevoir. Toutefois, encore chancelant entre le oui et le non de cette flamme nouvelle, au mois de décembre je pris la poste, et je m’en allai à franc étrier jusqu’à Rome, voyage insensé et fatigant, dont je ne rapportai pour tout fruit que mon sonset sur Rome, que je fis, une nuit, dans une pitoyable auberge de Baccano, où il me fut impossible de fermer l’œil. Aller, rester, revenir, ce fut l’affaire de douze jours. Je passai et repassai par Sienne, où je revis mon ami Gori, qui ne me détourna pas de ces nouvelles chaînes dont j’étais plus d’à moitié enveloppé ; aussi mon retour à Florence acheva bientôt de me les river pour toujours. L’approche de cette quatrième et dernière fièvre de mon cœur s’annonçait heureusement pour moi par des symptômes bien différens de ceux qui avaient marqué l’accès des trois premières. Dans celles-ci, je n’étais pas ému, comme dans la dernière, par une passion de l’intelligence, qui, se mêlant à celle du cœur et lui faisant contre-poids, formait, pour parler comme le poète, un mélange ineffable et confus qui, avec moins d’ardeur et d’impétuosité, avait cependant quelque chose de plus profond, de mieux senti, de plus durable. Telle fut la flamme qui, à dater de cette époque, vint insensiblement se placer à la tête de toutes mes affections, de toutes mes pensées, et qui désormais ne peut s’éteindre qu’avec ma vie. Ayant fini par m’apercevoir au bout de deux mois que c’était là la femme que je cherchais, puisque loin de trouver chez elle, comme dans le vulgaire des femmes, un obstacle à la gloire littéraire, et de voir l’amour qu’elle m’inspirait me dégoûter des occupations utiles, et rapetisser, pour ainsi dire, mes pensées, j’y trouvai, au contraire, un aiguillon, un encouragement et un exemple pour tout ce qui était bien ; j’appris à connaître, à apprécier un trésor si rare, et dès lors je me livrai éperduement à elle. Et certes je ne me trompai pas, puisque après dix années entières, à l’heure où j’écris ces enfantillages, désormais, hélas ! entré dans la triste saison des désenchantemens, de plus en plus je m’enflamme pour elle, à mesure que le temps va détruisant en elle ce qui n’est pas elle, ces frêles avantages d’une beauté qui devait mourir. Chaque jour mon cœur s’élève, s’adoucit, s’améliore en elle, et j’oserai dire, j’oserai croire, qu’il en est d’elle comme de moi, et que son cœur, en s’appuyant sur le mien, y puise une force nouvelle.





CHAPITRE VI.

Donation entière de mes biens à ma sœur. — Nouvel accès d’avarice.


Je commençai donc alors à travailler joyeusement, c’est-à-dire, avec la sérénité d’un cœur apaisé, et en homme qui a trouvé enfin son but et son appui. J’étais bien décidé à part moi à ne plus sortir de Florence, aussi long-temps du moins que ma dame pourrait y demeurer. C’était le moment de réaliser un projet que déjà depuis long-temps j’avais ébauché dans ma tête, et dont l’exécution était devenue pour moi d’une nécessité absolue, le jour où j’avais si invariablement placé mon cœur sur un digne objet.

1778. J’avais toujours senti outre mesure le poids et l’ennui des chaînes de ma servitude native, et entre autres le privilège peu enviable qui fait exclusivement aux nobles feudataires un devoir de demander au roi la permission de quitter le royaume, même pour le temps le plus court, permission que le ministre n’accordait pas toujours de bonne grâce et sans difficulté, et qui d’ailleurs n’était jamais que limitée. J’avais eu quatre ou cinq fois l’occasion de la demander, et quoique je l’eusse toujours obtenue, je trouvais néanmoins si injuste cette nécessité de la solliciter, quand ni les cadets, ni les bourgeois d’aucune classe, dès qu’ils n’avaient aucun emploi, besoin de l’obtenir, que je m’y pliais avec une répugnance chaque fois plus grande, répugnance qui ne faisait que s’accroître à mesure que la barbe me venait. La dernière démarche que je fis à ce sujet et qui m’attira, comme je l’ai marqué plus haut, une parole assez peu aimable, m’avait paru fort dure à avaler. Mes écrits, en outre, devenaient de jour en jour plus nombreux ; cette Virginie que j’avais développée avec l’énergie et la liberté que réclame un tel sujet ; ce livre de la Tyrannie que j’avais écrit, comme si j’étais né, comme si j’habitais dans un pays libre et où il fût permis de parler justice et liberté ; le plaisir que je trouvais à lire, à goûter, à sentir vivement Tacite et Machiavel, et un petit nombre d’autres écrivains sublimes et libres ; les réflexions qui m’avaient amené à me rendre un compte exact de ma véritable situation, et de l’impossibilité où j’étais, soit de rester à Turin en imprimant, soit d’imprimer en voulant y rester ; la conviction bien profonde qu’il y aurait pour moi mille dangers, mille déboires, à imprimer au dehors, en quelque lieu que je fusse, tant que je resterais soumis à une loi de ma patrie que je citerai plus bas ; joignez enfin à toutes ces raisons, qui sont par elles-mêmes assez graves et évidentes, la passion qui tout nouvellement et pour ma plus grande félicité venait de s’emparer de moi ; c’était assez, ce me semble, pour que je n’hésitasse plus à travailler avec une ardeur et une persévérance sans bornes à l’œuvre importante que j’avais conçue, celle de me dépiémontiser, autant que possible, et d’abandonner pour toujours, à quelque prix que ce fût, le nid malencontreux où j’étais né.

J’avais plus d’une manière d’arriver à mon but. Je pouvais, en la faisant renouveler, prolonger d’année en année la permission que j’avais obtenue de vivre à l’étranger. C’était peut-être le parti le plus sage ; mais c’était rester dans le doute. Y avait-il moyen de conserver une entière sécurité, tant que je restais soumis à une volonté étrangère ? Je pouvais encore user de subterfuges, de détours et de lenteurs, feindre des dettes, vendre en secret mes biens, et les réaliser ainsi ou de toute autre façon, pour les extraire de la noble prison qui me les retenait. Mais c’étaient là des moyens lâches, peu sûrs, et ils ne me plaisaient nullement au fond, peut-être parce qu’ils n’avaient rien d’extrême. Accoutumé du reste par caractère à toujours mettre les choses au pire, je voulais absolument en finir une bonne fois avec cette affaire, à laquelle de toute manière il eût bien fallu revenir un jour ou l’autre, si je ne voulais renoncer à l’art et à la gloire d’écrivain véridique et indépendant. Ainsi déterminé à éclaircir la chose, et à voir si je pourrais sauver une partie de mon bien, pour m’échapper ensuite et imprimer hors de mon pays, je me préparai énergiquement à tenter l’aventure ; et je fis sagement, quoique jeune encore et passionné de tant de façons. Et certes, avec les habitudes despotiques du gouverneur sous lequel j’avais eu le malheur de naître, si je m’étais laissé gagner par le temps, si j’avais commencé par imprimer à l’étranger même les écrits les plus innocens, la chose devenait alors très-problématique, et mes moyens d’existence, ma gloire, ma liberté même restaient complètement à la merci de ce pouvoir absolu qui, blessé nécessairement de ma façon de penser, d’écrire et d’agir avec le généreux dédain d’un homme libre, n’aurait eu garde assurément de me seconder dans le dessein de me soustraire à sa dépendance.

Il y avait alors en Piémont une loi qui portait : « Il sera également interdit à qui que ce soit de faire imprimer des livres ou d’autres écrits, hors de nos états, sans la permission des censeurs, sous peine d’une amende de soixante écus ou autre châtiment plus grave, et même corporel, si les circonstances le rendent nécessaire pour l’exemple de tous. » De cette loi il faut en rapprocher cette autre qui disait : « Les sujets qui habitent nos états ne pourront s’absenter desdits états sans notre autorisation écrite. » Entre ces deux entraves il sera aisé de conclure que je ne pouvais en même temps devenir auteur et rester sujet. Je préférai donc être auteur. Et profondément ennemi comme je l’étais de tout subterfuge et de tout délai, je pris pour me désassujettir la voie la plus courte et la plus unie ; vivant, je fis une donation complète de tous mes immeubles libres ou féodaux (ce qui faisait plus des deux tiers du tout) à mon héritier légitime, je veux dire à ma sœur Julie, qui avait épousé, comme on l’a vu, le comte de Cumiana. Je la fis dans la forme la plus solennelle, la plus irrévocable, ne me réservant qu’une pension annuelle de quatorze mille livres de Piémont, environ quatorze cents sequins de Florence, ce qui formait peut-être un peu plus de la moitié de tous mes revenus à cette époque. Content de ce qui me restait, il me semblait que je ne payais pas trop cher de l’autre moitié l’indépendance de mon opinion, et avec la liberté de ma plume celle de séjourner où il me plairait. Mais cette donation de mes biens et son entier accomplissement fut pour moi la source d’une infinité d’ennuis et de dégoûts, grâce à toutes les formalités légales qui ne pouvaient manquer de prendre beaucoup de temps, l’affaire s’étant traitée par correspondance. Il y fallut, en outre, ces éternelles autorisations du roi ; car, en ce bienheureux pays, il n’est pas d’affaire si privée où le roi n’intervienne. Il fallut que mon beau-frère, travaillant pour lui comme pour moi, obtînt du roi la permission d’accepter mes biens, et se fit autoriser à me payer cette redevance annuelle partout où il me plairait de me fixer. Aux yeux des moins clairvoyans il était bien manifeste que le principal motif de cette donation était la résolution que j’avais prise d’abandonner le pays. De là cette nécessité d’obtenir la permission du gouvernement qui aurait toujours pu, selon son bon plaisir, s’opposer à ce que cette pension me fût soldée en pays étranger ; mais très-heureusement pour moi, le roi d’alors, qui certainement avait pénétré ma pensée (plus d’une fois je l’avais trahie), eut plus de plaisir encore à me laisser partir qu’il n’en aurait eu à me retenir. Il consentit sur-le-champ à me voir me dépouiller ainsi, et nous fumes très-contens l’un et l’autre, lui de me perdre, moi de me retrouver.

Mais je crois juste d’ajouter ici une particularité passablement étrange pour consoler mes ennemis et pour faire rire à mes dépens ceux qui, en s’examinant eux-mêmes, se jugeront moins faibles d’esprit et moins enfans que je ne l’étais. De cette particularité que l’on verra chez moi se reproduire à côté d’actions énergiques qui ne me coûtaient pas, celui qui sait observer de près et réfléchir conclura sans doute que souvent dans l’homme, ou du moins en moi, le nain est près du géant. Le fait est que dans le temps même où j’écrivais la Virginie et le livre de la Tyrannie, dans le temps même où je secouais si vigoureusement, où je brisais les chaînes qui me rattachaient au Piémont, je continuais néanmoins à porter l’uniforme du roi de Sardaigne, quoique je fusse hors de ses états, et que depuis environ quatre ans j’eusse quitté le service. Et que diront les sages quand je confesserai ingénuement la raison qui me le faisait porter ? Il me semblait avoir sous ce costume un air plus avenant et plus dégagé. Riez, lecteur, vous en avez sujet. Et ajoutez, si vous le voulez, qu’en agissant de cette façon puérile et déraisonnable, je préférais sans doute paraître plus beau aux yeux des autres qu’estimable aux miens propres.

La conclusion de mon affaire traîna en longueur depuis janvier jusqu’en novembre de cette année 1778, parce que je stipulai dans une clause dernière, qui fut comme un second traité, l’échange de cinq mille livres de ma pension annuelle en un capital de cent mille livres de Piémont, que ma sœur devait me compter. Ce nouvel arrangement souffrit un peu plus de difficulté que le premier ; mais le roi finit encore par consentir à ce que cette somme me fût livrée, et je la plaçai ensuite avec d’autres dans un de ces établissemens si communs en France et si chanceux qui servent des rentes viagères. Or si je me fiais médiocrement au roi de Sardaigne, je n’avais guère plus de confiance dans le roi très-chrétien. Mais il me semblait qu’en partageant ainsi ma fortune entre deux tyrannies diverses, je risquais peut-être un peu moins, et qu’à défaut de ma bourse, je sauvais du moins ma plume et mon intelligence.

Ce fut pour moi une époque importante, décisive, que celle où je fis cette donation, et je n’ai cessé depuis d’en bénir le ciel et l’heureuse issue. Mais je n’en dis rien à mon amie qu’après en avoir rendu l’acte principal irrévocable et définitif. Je ne voulus pas mettre la délicatesse de son âme à l’épreuve ou de la blâmer comme contraire à mes intérêts et de l’empêcher, ou de la louer, et de l’approuver comme favorable sous quelques rapports à la durée, à la sécurité de notre amour mutuel, cette résolution devant m’ôter à l’avenir toute pensée de m’éloigner d’elle. Lorsqu’elle l’apprit, elle la blâma avec une candeur ingénue qui n’appartient qu’à elle ; mais ne pouvant l’empêcher, elle se résigna et me pardonna de lui en avoir fait un mystère, peut-être m’en aima-t-elle davantage, et son estime en augmenta.

Pendant que j’écrivais lettres sur lettres à Turin, pour mettre un terme à tous les ennuis, à tous les embarras que me suscitaient le roi, la loi et ma famille, bien décidé à ne pas reculer, quelle que pût être l’issue de mes démarches, j’avais commandé à Élie, resté par mes ordres à Turin, de vendre tous mes meubles et mon argenterie. En deux mois qu’il y employa sans perdre un moment, il m’avait réalisé plus de six mille sequins que je lui ordonnai de me faire passer en lettres de change sur Florence. Je ne sais par quel hasard il arriva qu’entre la lettre où il m’annonçait qu’il avait cette somme dans les mains et l’exécution de l’ordre que je lui donnai, en lui écrivant par la poste de m’envoyer ces lettres de change, il se passa plus de trois semaines durant lesquelles je ne reçus ni lettres de lui, ni argent, ni avis d’aucun banquier. Quoique peu défiant par caractère, un si étrange délai avait bien cependant de quoi éveiller mes soupçons dans des circonstances si urgentes et de la part d’un homme ordinairement si exact et si soigneux que l’était Élie. Il m’entra donc un violent soupçon dans le cœur, et mon imagination (toujours si prompte et si ardente) me fit aussitôt d’une perte possible une perte consommée. Pendant plus de quinze jours, je crus fermement que mes six mille sequins s’en étaient allés en fumée avec l’excellente opinion que j’avais toujours eue d’Élie et avec justice. Cela posé, je me trouvais, alors dans une position très-difficile. Mes arrangemens avec ma sœur n’étaient pas encore définitivement arrêtés, et chaque jour ayant à me défendre de quelque nouvelle chicane de mon beau-frère, qui ne manquait jamais de mettre dans la bouche du roi, et sous son nom, ses petites objections personnelles, j’avais fini par lui répondre avec colère et mépris que s’ils ne voulaient pas de mes biens comme don, ils étaient libres de les prendre ; car de ma vie je ne retournerais à Turin, et n’avais que faire d’eux, de leur argent et de leur roi, qu’ils gardassent le tout et qu’on n’en parlât plus. J’étais en effet très-décidé à m’expatrier pour toujours, dussé-je me voir réduit à demander l’aumône. Ainsi, de ce côté, tout étant doute et incertitude, et quant à l’argent de mes meubles, ne me voyant sûr de rien, ma tête s’exalta, et je n’eus, devant les yeux que la hideuse pauvreté jusqu’au moment où m’arrivèrent les lettres de change d’Élie, et que, me trouvant en possession de cette petite somme, je cessai de craindre pour ma vie de chaque jour. Dans ces accès d’une imagination malade, le métier que j’envisageais comme le plus propre à me tirer d’affaire était celui de dresseur de chevaux, dans lequel je suis ou me crois du moins passé maître, et c’est assurément là un des moins serviles. C’était aussi celui qui semblait devoir se combiner le mieux avec la profession de poète, puisque après tout, pour écrire des tragédies on était moins à l’aise à la cour que dans une écurie.

Mais déjà, et avant que de tomber dans ces perplexités dont la cause était au fond plus imaginaire que réelle, la donation à peine faite, j’avais aussitôt renvoyé tous mes gens, hormis un seul pour mon service, et un cuisinier, à qui je donnai aussi son congé peu de temps après. Et depuis lors, quoique déjà très-modéré dans ma nourriture, je contractai l’excellente et salutaire habitude d’une sobriété peu commune, je renonçai entièrement au vin, au café, et autres excitans du même genre, et me restreignis aux alimens les plus simples, le riz, les viandes bouillies ou rôties, et toujours les mêmes pendant des années entières. De mes chevaux j’en avais renvoyé quatre à Turin, avec ordre de les vendre avec ceux que j’y avais laissés en partant ; les quatre autres, j’en fis présent à autant de seigneurs florentins qui n’étaient pour moi que de simples connaissances, mais qui, moins fiers que je ne l’aurais été, les acceptèrent. Mes habits, je les abandonnai tous à mon valet de chambre, et l’uniforme cette fois y passa comme le reste. Je pris l’habit noir pour la soirée, et pour le jour un drap bleu, deux couleurs que je n’ai plus quittées et que je porterai jusqu’au tombeau. C’est ainsi que chaque jour me retranchant quelque chose, je me réduisis assez mesquinement au plus strict nécessaire, et il arriva qu’en donnant tout mon bien, je devins un avare.

Ainsi préparé à tout ce qui pourrait m’arriver de pire, et persuadé que je n’avais au monde que ces six mille sequins, je me hâtai de les jeter en France dans un de ces abîmes de rentes viagères ; et ma nature me portant toujours aux extrêmes, mon économie et mon indépendance allèrent peu à peu si loin que, chaque jour, imaginant pour me l’imposer quelque nouvelle privation, je tombai dans une avarice presque sordide, et si je dis presque, c’est parce que tous les jours encore je changeais de chemise, et ne négligeai jamais le soin de ma personne ; mais si mon estomac écrivait, lui aussi, l’histoire de ma vie, il ferait bon marché du presque et dirait que mon avarice était en effet très-sordide. Ce fut le second, ce fut, je crois, le dernier accès de cette ignoble et honteuse maladie, trop bien faite pour dégrader l’âme et rapetisser l’intelligence. Mais quoique chaque jour je m’ingéniasse à trouver le moyen de me retrancher ou de me refuser quelque chose, je ne laissais pas de dépenser beaucoup en livres. Je rassemblai alors presque tous les ouvrages de notre langue, et bon nombre des plus belles éditions des classiques latins, et les prenant tous l’un après l’autre, je les lus et les relus, mais trop vite, mais avec une avidité trop grande, et je n’en tirai pas le fruit que j’en aurais recueilli, si je les avais lus à tête reposée, et en me pénétrant des commentaires. C’est une habitude à laquelle je n’ai pu me plier que fort tard, et depuis mon jeune âge j’ai toujours mieux aimé deviner les passages difficiles, ou les sauter à pieds joints, que de les aplanir par la lecture et l’étude des commentateurs.

Dans le cours de cette année matérielle et fiscale de 1778, si je ne négligeai pas entièrement mes compositions, elles se ressentirent du moins de toutes les distractions anti-littéraires au milieu desquelles m’avait jeté la nécessité. Sur le point à mes yeux le plus important, je veux dire l’étude approfondie de la langue toscane, il m’était survenu un nouvel obstacle, c’était que, mon amie ne sachant presque point alors l’italien, j’avais été forcé de retomber dans le français que je parlais, que j’entendais sans cesse parler dans sa maison. Pendant le reste du jour, je cherchais ensuite un contre-poison à mes gallicismes dans nos excellens et ennuyeux prosateurs du quatorzième siècle, et j’accomplis dans ce but des travaux qui n’étaient pas poétiques, mais qui auraient fait honneur à un âne. Peu à peu cependant je finis par obtenir que ma bien-aimée apprît parfaitement l’italien, pour le lire et pour le parler, et elle y réussit autant et mieux qu’aucune autre étrangère qui jamais s’en soit mêlée. Elle le parle même avec une prononciation beaucoup meilleure que n’est celle de toutes les Italiennes qui ne sont pas Toscanes, et qui, chacune à sa manière, Lombardes ou Vénitiennes, de Rome ou de Naples, déchirent impitoyablement toute oreille qui a quelque habitude de l’accent expressif et suave du dialecte toscan. Mais quoique mon amie ne parlât jamais une autre langue avec moi, sa maison toujours pleine d’ultramontains exposait mon pauvre toscan à un martyre de toutes les heures. Ainsi, à beaucoup d’autres contrariétés, il me fallut encore ajouter celle d’être resté alors près de trois ans à Florence pour y entendre plus de français que de toscan ; et dans presque tout le cours de ma vie jusqu’à ce jour, le sort m’a condamné à trouver sur mon chemin cet idiome barbare. Si donc j’ai pu réussir à écrire avec correction, avec pureté, et dans le goût toscan (sans toutefois le rechercher jusqu’à l’affectation et à la manière), j’ai droit à une double gloire, en raison des obstacles ; si je n’y ai point réussi, l’excuse en est meilleure.







CHAPITRE VII.

Études poursuivies avec passion à Florence.


Au mois d’avril 1778, après avoir mis en vers la Virginie, et presque tout l’Agamemnon, je fus attaqué d’une maladie inflammatoire qui fut courte, mais violente, et accompagnée d’une angine qui contraignit le médecin à me saigner. Cette saignée me donna une longue convalescence, et de cette époque date pour moi dans ma santé un notable affaiblissement. L’agitation, l’ennui des affaires, l’étude et une passion de cœur m’avaient rendu malade, et quoique la fin de cette année eût vu se terminer aussi toutes mes discussions de famille, l’étude et l’amour, dont l’ardeur depuis alla toujours croissant, suffirent pour ne plus me laisser à l’avenir cette vigueur d’imbécile que je m’étais faite par dix années de dissipation et de voyages presque continuels. Cependant le retour de l’été me rendit des forces, et je travaillai beaucoup. L’été est ma saison favorite, et plus ses chaleurs sont grandes, mieux elle me convient, surtout pour composer. Depuis le mois de mai de cette année, j’avais commencé un petit poème, en octaves, sur le meurtre du duc Alexandre par Laurent de Médicis. Le sujet m’avait beaucoup plu, mais au lieu d’une tragédie, j’avais cru plutôt y trouver un poème. Je le travaillai donc par fragmens, sans en développer aucun à l’avance, pour reprendre l’habitude de rimer que me faisait perdre de plus en plus l’usage des vers libres dans un si grand nombre de tragédies. J’écrivais aussi des vers d’amour, tantôt pour louer mon amie, tantôt pour soulager la douleur profonde où me retenaient, pendant de longues heures, ses soucis domestiques. Les vers que je fis pour elle commencent, parmi ceux que j’ai imprimés, au sonnet dont voici le début :


Negri, vivaci, in dolce fuoco ardenti, etc.


Toutes les poésies d’amour qui viennent à la suite sont pour elle, et bien à elle, uniquement à elle, car jamais assurément je ne chanterai une autre femme. Il peut y avoir plus ou moins de bonheur et d’élégance dans la pensée et dans le style ; mais je voudrais que dans toutes on sentît quelque chose de l’immense amour qui me forçait à les écrire, et que chaque jour ne faisait qu’augmenter dans mon cœur. Peut-être le remarquera-t-on surtout dans les pièces écrites durant la longue absence qui nous sépara l’un de l’autre.

Je reviens à mes occupations de 1778. Au mois de juillet, je développai, dans l’accès d’une frénétique ardeur pour la liberté, la tragédie des Pazzi, et immédiatement après le Don Garcia, bientôt ensuite, je conçus mes trois livres du Prince et des Lettres, et les distribuai en chapitres dont j’ébauchai même les trois premiers. Mais ne me sentant pas encore assez de verve pour bien rendre mes pensées, j’ajournai ce travail pour n’avoir pas à le refondre plus tard tout entier lorsque j’y reviendrais pour le corriger. Au mois d’août de cette même année, à l’instigation de mon amie et pour lui plaire, j’esquissai la Marie Stuart. Au mois de septembre, je m’appliquai à mettre l’Oreste en vers, et c’est par où je terminai cette année si laborieuse et si pleine.

1779. Mes jours s’écoulaient alors dans un calme pour ainsi dire parfait ; rien n’y aurait manqué, si je n’avais eu trop souvent la douleur de voir mon amie en proie aux déplaisirs domestiques que ne cessait de lui susciter un vieux mari, chagrin, déraisonnable et toujours ivre. Ses peines étaient les miennes, et me faisaient éprouver tour à tour toutes les agonies de la mort. Je ne pouvais la voir que le soir, et quelquefois en dînant chez elle ; mais le mari était toujours présent, ou s’il n’était là, il se tenait la plupart du temps dans une chambre voisine. Ce n’est pas que je lui donnasse plus d’ombrage qu’un autre, mais tel était son système ; et pendant plus de neuf ans que vécurent ensemble ces deux époux, jamais il ne lui est arrivé à lui de sortir sans elle, jamais à elle de sortir sans lui. C’eût été assez à la longue pour ennuyer même deux jeunes amans du même âge ; aussi tout le jour je m’enfermais chez moi pour étudier, après avoir chevauché pendant une couple d’heures de la matinée sur une bête de louage, uniquement pour ma santé. Le soir, j’avais la douceur de sa vue, douceur trop souvent, hélas ! comme je l’ai dit, mêlée du regret amer de la trouver triste et opprimée. Si je n’avais eu cette opiniâtre préoccupation de l’étude, je n’aurais pu me résigner à la voir si peu et de cette manière ; mais aussi, si je n’avais eu cette unique consolation de sa chère présence pour adoucir l’âpreté de ma solitude, je n’aurais pu résister à cette ardeur continuelle, et, pour ainsi dire, à cette rage de l’étude.

Pendant 1779, je mis en vers la Conjuration des Pazzi, je conçus la Rosemonde, l’Octavie, le Timoléon ; je développai la Rosemonde et la Marie Stuart ; je versifiai le Don Garcia ; j’achevai le premier chant de mon poème, et j’avançai beaucoup dans le second.

Parmi ces chaudes et laborieuses occupations de l’esprit, je trouvais le temps de satisfaire aux besoins de mon cœur entre ma bien-aimée présente et deux amis absens avec qui je m’épanchais dans mes lettres. L’un était Gori, de Sienne, qui était venu deux ou trois fois à Florence pour me voir ; l’autre, cet excellent abbé de Caluso qui, vers le milieu de cette même année 1779, vint aussi à Florence où l’appelaient en partie le désir de se plonger pendant une année dans les douceurs de cette bienheureuse langue toscane, en partie (du moins je m’en flatte), le plaisir de revoir un homme qui l’aimait autant que je le faisais ; c’était aussi pour se livrer à ses études plus tranquillement et plus librement qu’il n’aurait pu le faire à Turin, où sans cesse assailli d’une nuée de frères, de neveux, de cousins, et d’importuns d’un autre genre, grâce à sa débonnaire et complaisante nature, il appartenait aux autres beaucoup plus qu’à lui-même. Pendant une année presque entière qu’il resta à Florence, nous nous voyions tous les jours, et nous passions ensemble plusieurs heures de l’après-diner. Sa conversation pleine d’agrément et de savoir, m’enseigna beaucoup plus de choses que je n’aurais pu en apprendre à pâlir durant des années sur une quantité de livres. Je lui garderai entre autres une reconnaissance éternelle pour m’avoir appris à goûter, à sentir, à apprécier la belle et immense variété des vers de Virgile ; jusque alors je m’étais borné à les lire et les comprendre. Qu’est cela ? autant dire rien, quand il s’agit d’un tel poète, et du profit que l’on peut trouver à le lire. J’ai tenté depuis (je ne sais si j’y ai réussi) de faire passer dans le vers libre de mon dialogue cette continuelle variété d’harmonie qui fait que rarement un vers ressemble à celui qui le précède ou le suit, et autant que le permet le génie de notre langue, ces artifices de coupe et ces transpositions par où cette merveilleuse-versification de Virgile ressemble si peu à celle de Lucain, d’Ovide, et de tant d’autres. Ce sont ces différences qu’il est malaisé d’expliquer par la parole et qui ne sont bien senties que par les gens de l’art. J’avais grand besoin, en effet, d’amasser çà et là un trésor de tours et de formes qui aidassent le mécanisme de mon vers tragique à prendre une physionomie qui fût la sienne, et à se tenir debout sur ses pieds par la seule force de sa structure. C’est un genre de composition où il n’est permis, ni de venir au secours du vers, ni de l’enfler d’une foule de périodes, d’images, de transpositions, de mots pompeux ou bizarres et d’épithètes recherchées. Le simple arrangement des mots relevé de quelque grandeur y répand l’essence du vrai, sans lui ôter la vraisemblance et le naturel du dialogue. Mais tout cela, que peut être j’exprime ici fort mal, dès lors et chaque jour plus vivement empreint dans mon esprit, ne se rencontra sous ma plume que bien des années après, si jamais je l’y rencontrai, et ce ne fut, je crois, qu’à l’époque où je fis à Paris une édition de mes tragédies. Si à force de lire, d’étudier, de sentir, de discerner, d’analyser les beautés et les tours de Dante et de Pétrarque, j’ai fini par apprendre à rimer passablement et avec quelque goût, l’art du vers blanc tragique (que je l’aie en effet possédé ou que je me sois borné à le définir), je ne le dois qu’à Virgile, à Cesarotti et à moi-même. Toutefois avant de pouvoir me rendre raison à moi-même de l’essence du style que je voulais créer, j’ai bien long-temps erré, j’ai long-temps tâtonné, et souvent il m’est arrivé de tomber dans l’obscur et l’étrange, pour vouloir trop bien éviter le lâche et le trivial. J’en ai parlé ailleurs assez longuement, quand j’ai essayé de faire comprendre ma manière d’écrire.

1780. L’année suivante, 1780, je mis en vers la Marie Stuart ; je développai l’Octavie et le Timoléon ; de ces deux dernières l’une était le fruit de la lecture de Plutarque, à qui j’étais aussi revenu, l’autre était une vraie fille de Tacite que je lisais et relisais avec transport. En outre, je refis d’un bout à l’autre tous les vers du Philippe, toujours en en retranchant quelque chose. Mais cette tragédie se ressentait toujours plus que les autres de son origine bâtarde, et il y restait encore trop de formes étrangères et impures. Je versifiai la Rosemonde, et une grande partie de l’Octavie qu’il me fallut interrompre sur la fin de l’année, à cause des peines de cœur dont je me vis accablé.





CHAPITRE VIII.

Accident qui me force à retourner à Naples et à Rome, où je me fixe.


Mon amie, je l’ai déjà dit plusieurs fois, vivait dans une affliction profonde. Ses chagrins domestiques n’avaient fait qu’augmenter avec le temps, et les continuelles persécutions de son mari finirent par amener une scène si violente pendant la nuit de Saint-André, que, pour ne pas succomber à de si horribles traitemens, elle se vit enfin contrainte à chercher un moyen de se soustraire à cette tyrannie barbare, et de sauver en même temps sa santé et sa vie ; et voici alors qu’il me fallut de nouveau (contrairement à ma nature) intriguer auprès de ceux qui avaient autorité dans le gouvernement pour obtenir d’eux qu’ils aidassent cette innocente victime à se délivrer du joug indigne qui pesait sur elle. Quoique ma conscience me dise que dans cette conjoncture je travaillai pour le bien d’autrui plutôt que pour le mien, et me rende ce témoignage que si je donnai à mon amie des conseils extrêmes, ce fut seulement lorsque ses maux le devinrent, car telle a toujours été ma maxime dans les affaires des autres, sinon dans les miennes ; quoique persuadé enfin qu’il n’y avait plus d’autre manière de procéder, je ne m’abaissai pas alors, et jamais je ne m’abaisserai à repousser les sottes et malignes imputations dont on me noircit à cette occasion. Il me suffit de dire que je sauvai mon amie de la tyrannie d’un maître insensé et toujours ivre, sans compromettre son honneur en aucune manière, et sans blesser le moins du monde les convenances de la société. Quiconque a vu de près ou seulement appris toutes les rigueurs de l’étroite captivité où elle se mourait heure par heure, trouvera qu’il n’était pas si aisé de se bien comporter en une pareille affaire, et de la mener à bonne fin, comme je crois l’avoir fait.

Elle entra d’abord dans un couvent de Florence où son mari la conduisit lui-même, comme pour visiter ce lieu, et où il se vit contraint de la laisser, à sa grande surprise ; mais tel était l’ordre du gouvernement, et toutes les dispositions étaient prises. Après qu’elle y fut restée quelques jours, son beau-frère, qui habitait Rome, l’ayant appelée dans cette ville, elle s’y rendit, et se retira dans un autre couvent. Les raisons qu’elle avait eues de rompre avec son mari étaient si nombreuses et si évidentes, que cette séparation fut universellement approuvée.

Elle partit donc pour Rome sur la fin de décembre, et je restai dans ce désert de Florence comme un aveugle qu’on abandonne. Je sentis véritablement alors et dans le fond de l’âme que sans elle je ne vivais qu’à moitié. Absolument inhabile à toute occupation, à toute œuvre élevée, et n’ayant plus aucun souci de cette gloire si ardemment aimée, ni de moi-même, il est donc bien clair que si dans cette affaire j’avais travaillé avec zèle pour le plus grand bien de mon amie, je n’avais rien fait pour le mien, puisqu’il n’y avait pas pour moi de plus grand malheur que celui de ne plus la voir. Je ne pouvais avec décence la suivre à Rome immédiatement ; je ne pouvais non plus me tenir à Florence. 1781. J’y restai cependant jusqu’à la fin de janvier 1781 ; mais les semaines étaient pour moi des années, et je ne savais plus ni travailler ni lire. Je pris enfin le parti de m’en aller à Naples chercher quelque remède ; et l’on se doute bien que si je choisis Naples, c’est que pour s’y rendre il faut passer par Rome.

Il y avait déjà plus d’un an que s’étaient dissipés les derniers brouillards de mon second accès d’avarice. J’avais placé en deux fois plus de 160,000 fr. dans les rentes viagères de France, ce qui rendait mon existence indépendante du Piémont. J’étais revenu à des dépenses raisonnables, j’avais racheté des chevaux, mais quatre seulement, ce qui peut-être était déjà trop pour un poète. Le cher abbé de Caluso était retourné à Turin depuis plus de six mois ; c’est pourquoi n’ayant aucun ami à qui confier ma peine, séparé de ma bien-aimée, et ne me sentant plus vivre, dès le 1er février je partis sans bruit, et pris à cheval la route de Sienne, pour y embrasser, en passant, mon ami Gori, et soulager un peu mon cœur avec lui. Je continuai ensuite vers Rome, dont l’approche faisait battre mon cœur, tant l’œil de l’amant ressemble peu à tous les autres. Cette contrée déserte, malsaine, qui trois ans auparavant m’avait paru ce qu’elle était, s’offrit cette fois à mes regards comme le séjour le plus délicieux du monde.

J’arrivai ; je la vis (ô Dieu ! mon cœur se brise encore rien que d’y penser !), je la vis captive derrière une grille, moins tourmentée peut-être qu’elle ne l’était à Florence ; mais, par d’autres motifs, tout aussi malheureuse. Hélas ! n’étions-nous pas séparés, et qui pouvait savoir quand nous cesserions de l’être ? Mais à travers mes larmes, c’était pour moi une consolation de songer que sa santé du moins allait se rétablir peu à peu ; de penser qu’elle pourrait du moins respirer un air plus libre, dormir d’un sommeil paisible, ne plus avoir sans cesse à trembler devant l’ombre invisible, odieuse, d’un époux ivre, qu’elle pourrait vivre enfin. Cette idée me rendait moins cruels et moins longs les jours horribles de l’absence, lorsque d’ailleurs il fallait bien m’y résigner.

Je restai à Rome fort peu de jours, pendant lesquels l’amour me fit mettre en œuvre une foule de servilités et de ruses qu’assurément j’eusse repoussées, s’il ne s’était agi que d’obtenir l’empire du monde ; servilités auxquelles plus tard je me refusai fièrement, lorsque, m’étant présenté sur le seuil du temple de la gloire, et n’osant guère espérer encore que l’accès m’en fût permis, je ne voulus ni flatter ni encenser ceux qui en étaient ou qui s’en disaient les gardiens. Je me pliai alors à faire des visites, à courtiser même son beau-frère, de qui seul désormais dépendait l’entière liberté de mon amie, douce illusion dont se flattait notre amour. Je m’étendrai peu sur ces frères, qui, à cette époque, étaient parfaitement connus de tout le monde, et puisque le temps les a, l’un et l’autre, ensevelis dans un même oubli, il ne m’appartient pas de les en tirer ; je ne saurais en dire du bien, et en dire du mal, je ne le veux pas. Mais si j’ai pu abaisser devant eux l’orgueil de mon caractère, que l’on juge par là de l’immense amour que j’avais pour elle.

Je partis donc pour Naples ; je l’avais promis, et ma délicatesse m’en faisait un devoir. Cette nouvelle séparation me fut plus douloureuse encore que celle de Florence. Pendant cette première absence, d’environ quarante jours, j’avais fait le cruel essai des amertumes qui m’attendaient dans la seconde, plus longue et plus incertaine.

À Naples, comme la vue de ces lieux enchantés n’avait pour moi rien de nouveau, et que j’avais au cœur cette blessure profonde, je ne trouvai pas l’allégement que j’en espérais pour ma peine. Les livres n’étaient plus rien pour moi ; les vers et les tragédies allaient mal ou restaient en chemin ; expédier des courriers et en recevoir, c’était là toute ma vie, et ma pensée ne pouvait se tourner que du côté de mon amie absente. Chaque jour je m’en allais, solitaire, parcourir à cheval ces belles plages de Pausilippe et de Baïa, ou encore vers Capoue et Caserte ou ailleurs, les yeux presque toujours baignés de larmes, et tellement anéanti, que mon âme pleine d’amour et de douleur n’éprouvait pas même le désir de s’épancher en vers. Je passai de la sorte les derniers jours de février et la moitié du mois de mars.

Toutefois, à certaines heures moins pesantes, je prenais sur moi-même, et j’essayais de travailler. J’achevai de mettre en vers l’Octavie, je refis plus de la moitié des vers du Polynice, et je crus avoir réussi à leur donner un peu plus de fermeté. J’avais terminé, l’année d’avant, le second chant de mon petit poème ; je voulus me mettre au troisième, mais c’est à peine si j’allai au-delà de la première stance, le sujet était trop gai pour l’état misérable de mon âme. Ainsi lui écrire et relire cent fois les lettres que je recevais d’elle pendant ces quatre mois, je n’eus pas d’autre occupation. Les affaires de mon amie commençaient pourtant à s’éclaircir un peu ; sur la fin de mars, elle avait obtenu du pape la permission de sortir du couvent, et de se tenir sans bruit séparée de son mari, dans un appartement que son beau-frère (toujours éloigné de Rome) lui laissait dans son palais. J’aurais voulu retourner à Rome, et je sentais trop bien que la bienséance me le défendait encore. Les combats que se livrent dans un cœur tendre et honnête l’amour et le devoir, non, il n’est pas pour l’homme de supplice plus terrible. Je laissai donc passer tout le mois d’avril, et j’avais pris la résolution de traîner encore de la même manière tout le mois de mai ; mais vers le 12 de ce mois, je ne sais trop comment il se fit que je me retrouvai à Rome. À peine arrivé, instruit, inspiré par l’amour et la nécessité, je repris et achevai le cours de mes servilités et de mes petites ruses courtisanesques, pour obtenir d’habiter la même ville que mon amie adorée, et de l’y voir. Ainsi, après tant d’efforts, de travaux, de fureurs pour me voir libre, me voilà transformé tout d’un coup en un homme qui fait des visites, qui salue jusqu’à terre, et fait à Rome métier de flatter, comme un candidat qui veut se pousser dans la prélature. Je fis tout, me pliai à tout, et je restai à Rome, toléré par les doctes éminences, et même soutenu par ces prestolets, qui, à tort ou raison, se mêlaient des affaires de mon amie. Heureusement qu’elle ne dépendait de son beau-frère et de sa triste séquelle que dans les choses de pure convenance, et nullement pour sa fortune, qui, placée hors de leur atteinte, était fort honorable, et alors parfaitement sûre.





CHAPITRE IX.

Je reprends mes études à Rome, où je les pousse vivement. — J’achève mes quatorze premières tragédies.


Dès que je commençai à respirer de ces petits manèges de demi-servitude, heureux plus que je ne saurais dire de l’honnête liberté qu’on me laissait de voir mon amie chaque soir, je retournai tout entier à mes études. Je repris donc le Polynice et en achevai les vers pour la seconde fois ; puis, sans reprendre haleine, je continuai mon Antigone, puis la Virginie, et successivement l’Agamemnon, l’Oreste, les Pazzi, le Don Garcia, puis le Timoléon, qui n’avait pas encore été mis en vers, et enfin, pour la quatrième fois, ce Philippe, rebelle à tous mes efforts, Je me reposais de ce travail monotone des vers blancs, en reprenant par intervalle le troisième chant de mon poème, et dans le mois de décembre de cette même année je composai d’une haleine les quatre premières odes de la Liberté Américaine. La pensée m’en vint en lisant quelques odes sublimes de Filicaja, qui me remplirent d’enthousiasme ; je ne mis que sept jours à écrire les quatre miennes, et la troisième ne m’en prit qu’un seul : elles sont encore, à peu de chose près, telles que je les conçus, tant est grande, pour moi du moins, la différence qui existe entre les vers lyriques rimes et les vers blancs de dialogue.

1782. Au commencement de 1782, voyant mes tragédies si fort avancées, j’espérai pouvoir, cette année, y mettre la dernière main. Dès la première, j’avais résolu de ne pas dépasser le nombre de douze, et je les avais toutes conçues, développées, versifiées, et reversifiées pour la plupart. Je continuai donc, et sans interruption, à les reversifier, et à limer celles qui restaient encore. J’y travaillai toujours, dans l’ordre même où je les avais conçues et développées.

Cependant, vers le mois de février 1782, un jour que j’avais mis la main sur la Mérope de Maffei, et que, pour voir si j’avais gagné quelque chose en fait de style, j’en lisais çà et là des fragmens, je fus saisi d’une soudaine indignation et d’une vive colère, en songeant que notre pauvre Italie était, en fait de théâtre, si indigente et si aveugle que l’on regardât, que l’on donnât cette pièce comme la meilleure de nos tragédies et la seule bonne, non pas seulement de celles qui existaient alors (je l’accorde aussi volontiers), mais de toutes celles qui se pourraient faire en Italie ; et immédiatement passe devant mes yeux comme un éclair, une autre tragédie du même nom et sur le même sujet, beaucoup plus simple, plus chaude, plus saisissante que celle-ci. Voilà comment elle s’offrit à moi et s’imposa, pour ainsi dire, à mon imagination. Si j’ai réussi à la rendre comme elle m’apparut, la postérité en décidera. Si jamais rimeur a pu s’écrier avec quelque raison : est Deus in nobis, j’ai pu certes le dire aussi, quand j’ai conçu, développé, versifié ma Mérope, qui ne me donna ni paix, ni trêve, qu’elle n’eût obtenu de moi coup sur coup cette triple création, contre l’habitude que j’avais prise pour toutes les autres, de mettre de longs intervalles entre ces divers remaniemens. Même chose arriva à l’égard du Saül. Depuis le mois de mars je me livrais volontiers à la lecture de la Bible, mais sans suivre un ordre régulier. Néanmoins cette lecture suffit pour m’enflammer de toute la poésie de ce livre, et ne me laissa pas en repos que je n’eusse épanché dans une œuvre biblique l’enthousiasme dont j’étais plein. Je conçus donc, je développai, et bientôt après je versifiai aussi le Saül, qui fut la quatorzième, et, dans ma pensée d’alors, devait être la dernière de toutes mes tragédies. Telle était chez moi cette année la fougue de la faculté créatrice, que si je n’avais pris cette résolution pour y mettre un frein, déjà deux autres tragédies bibliques allaient tenter mon imagination, et assurément l’auraient entraînée ; mais je demeurai ferme dans ma résolution, et trouvant que déjà peut-être c’était trop de quatorze, je ne fis point ces deux dernières, et même, toujours ennemi du trop, quoique ma nature s’emportât volontiers aux extrêmes, en développant la Mérope et le Saül, j’éprouvais un tel regret à dépasser le nombre que j’avais fixé, que je me promis de ne les mettre en vers qu’après avoir entièrement achevé et parachevé toutes les autres ; et dans le cas où je ne recevrais pas de chacune d’elles en son ensemble, l’impression que j’en avais reçue en la développant, ou même une plus vive, je me promis encore de ne pas les continuer. Mais frein, promesse, résolution, tout fut inutile ; je ne pus faire autrement ni revenir aux premières, que ces deux-ci n’eussent reçu le dernier coup de pinceau. Ainsi naquirent ces deux tragédies, plus inspirées que toutes les autres. Que la gloire nous soit commune si elles l’ont méritée et obtenue ; mais je leur renvoie la plus grande part du blâme, s’il y en a, car c’est bien malgré moi qu’elles ont voulu naître et se jeter à travers les autres. Je dois dire pourtant que de celles-ci aucune ne m’a coûté moins de travail et moins de temps.

Cependant vers la fin de septembre de cette même année 1782, mes quatorze tragédies furent dictées, recopiées, corrigées, que ne puis-je dire ! et limées. Mais au bout de quelques mois, je m’aperçus bien vite et me convainquis qu’elles étaient encore loin d’être parfaites. Je ne manquai pas de les croire telles pour le moment, et de me tenir le premier homme du monde. J’avais en dix mois versifié sept tragédies, j’en avais inventé, développé, versifié deux nouvelles ; enfin j’en avais dicté quatorze en les corrigeant. Le mois d’octobre, époque pour moi mémorable, m’apporta donc après de si rudes fatigues un repos délicieux autant que nécessaire. J’employai quelques jours à faire à cheval un petit voyage, et m’en allai à Terni, visiter cette fameuse cascade. Plein des bouffées d’une vaine gloire, je n’osais l’avouer ouvertement qu’à moi-même, et ne le laissais entrevoir que sous un voile à la douce moitié de moi-même, qui, un peu portée elle aussi (sans doute par son attachement pour moi) à me prendre pour un grand homme, m’animait plus que tout le reste, et sans cesse m’excitait à tout tenter pour le devenir. Aussi, après deux mois écoulés dans l’enivrement de cet amour-propre de jeune homme, je me ravisai, et ayant repris de moi-même l’examen de mes quatorze tragédies, je vis combien d’espace encore il me restait à parcourir, avant d’atteindre au but si ardemment désiré. Toutefois, comme je n’avais pas atteint ma trente-quatrième année, et que j’étais jeune encore dans l’arène littéraire, où je n’apportais que huit années d’études, je m’affermis plus fortement que jamais dans l’espoir d’obtenir un jour la palme. Mon visage, je ne puis le nier, laissait percer un rayon de cette noble espérance, que rien ne trahissait pourtant dans mon langage.

À plusieurs reprises déjà, j’avais lu successivement toutes ces tragédies dans différens cercles où toujours se trouvaient mêlés des hommes et des femmes, des lettrés et des ignorans, des Welches et des gens accessibles au langage de la passion. En lisant ainsi mes productions, ce que je cherchais, c’était moins des éloges que mon avantage. Je connaissais assez les hommes et le beau monde pour ne pas croire stupidement et ne pas me fier à ces louanges des lèvres que l’on ne refuse presque jamais à un auteur qui lit ses ouvrages, qui ne vous demande rien, et s’époumonne, pour vous plaire, dans un cercle de personnes polies et bien élevées. J’estimais donc ces louanges à leur juste valeur et rien de plus ; mais j’appréciais tout autrement le témoignage, l'éloge ou le blâme, que par opposition à celui des lèvres j'appellerais le témoignage de l'assiette, si l'expression n'était un peu triviale; mais je la trouve pittoresque et vraie. Je m'explique : toutes les fois que vous rassemblerez douze ou quinze personnes, mélangées, comme je l'ai dit, l'esprit général qui se formera dans cette réunion si diverse se rapprochera beaucoup en somme de celui qui s'établit dans le public d'un théâtre. Bien que ce petit nombre d'auditeurs n'ait pas payé sa place, et que la politesse leur commande de se composer un maintien, néanmoins le froid et l'ennui qui les gagnent en écoutant ne se dissimulent jamais bien, encore moins se peuvent-ils changer en une véritable attention, un intérêt passionné, une vive impatience de savoir comment l'action finira. L'auditeur ne pouvant, dans ce cas, ni commander à son visage, ni se clouer sur sa chaise, ces deux parties de l'homme indépendantes l'une de l'autre, son attitude et son visage, seront pour le lecteur de fidèles indices de ce qu'éprouvent ou n'éprouvent pas ceux qui l'écoutent. C'était-là à peu près exclusivement ce que j'observais toujours en lisant, et toujours il m'avait paru voir (sauf erreur de ma part) que pendant plus des deux tiers du temps qu'il fallait pour lire toute une tragédie, mes auditeurs étaient immobiles, constamment émus, attentifs, et pleins d'une inquiète ardeur d'arriver au dénouement ; ce qui prouvait assez que, même dans les sujets les plus connus, il restait suspendu, et laissait encore le spectateur indécis jusqu'à la fin.

Mais je dois également confesser que, pour ce qui est d’une foule de longueurs, des froides déclamations qui pouvaient se rencontrer, çà et là, outre que l’ennui m’avait souvent gagné moi-même en lisant, j’en trouvais la critique tacite, mais très-sincère, dans ces bienheureux bâillemens, dans ces toux involontaires, dans ces mouvemens inquiets qui, sans le vouloir, jugeaient l’œuvre et avertissaient l’auteur. Je ne nierai pas, non plus, que d’excellens conseils et en grand nombre, ne m’aient été donnés, après ces diverses lectures, par des gens de lettres, par des hommes du monde, et surtout par plusieurs dames, dans tout ce qui avait rapport aux passions. Les gens de lettres s’escrimaient sur l’élocution et les règles de l’art ; les hommes du monde sur l’invention, la conduite et les caractères ; les rustres enfin me servaient fort à leur manière, avec leurs contorsions et leurs ronflemens plus ou moins significatifs. Tous en somme, à ce qu’il me semble, me furent d’une grande utilité. C’est ainsi qu’en écoutant tout le monde, en me souvenant de tout, en ne négligeant rien, en ne dédaignant aucun individu, quoique j’en estimasse un fort petit nombre, j’en tirai ensuite pour moi et pour mon art ce qui convenait le mieux. À toutes ces confessions j’en ajouterai une dernière, c’est que je m’apercevais fort bien qu’en venant de la sorte lire des tragédies au milieu d’un demi-public, et devant des gens qui n’étaient pas toujours ses amis, un étranger pouvait, par là même, s’exposer au ridicule. Mais je ne saurais me repentir d’avoir agi ainsi, si la chose a tourné au profit de l’art et au mien. S’il en est autrement, le ridicule de ces lectures ira se perdre dans un autre plus grand encore, celui de les avoir imprimées et représentées.





CHAPITRE X.

L’Antigone est représentée a Rome. — J’imprime mes quatre premières tragédies. — Séparation bien douloureuse. — Voyage en Lombardie.


Je me tenais donc ainsi dans un demi-repos, couvant ma renommée tragique, mais encore incertain si j’imprimerais alors ou si je voulais attendre. Mais voici que le hasard m’offrit un moyen intermédiaire entre l’impression et le silence, c’était de me faire jouer par une compagnie d’amateurs distingués. Cette société dramatique donnait depuis quelque temps des représentations sur un théâtre particulier élevé dans le palais de l’ambassadeur d’Espagne, alors le duc de Grimaldi. On n’y avait encore joué que des tragédies et des comédies, toutes médiocrement traduites du français. J’assistai entre autres à une représentation du Comte d’Essex, de Thomas Corneille, mise en vers italiens par je ne sais qui, et dans laquelle la duchesse de Zagarolo remplissait assez mal le rôle d’Elisabeth. Avec tout cela, comme cette dame était fort belle de sa personne et pleine de majesté, et qu’elle avait une merveilleuse intelligence de ce qu’elle disait, il me parut qu’avec de bons conseils on pouvait en faire une excellente actrice ; et tombant ainsi d’une idée dans l’autre, je me mis en tête d’éprouver avec ces acteurs l’une de mes trop nombreuses tragédies. Je voulais m’assurer par moi-même s’il y avait chance de succès dans la manière que j’avais préférée à toutes les autres : une action simple et toute nue, un très-petit nombre de personnages, un vers brisé et assez capricieusement coupé pour se refuser à la monotonie du cantilène. Je choisis donc tout exprès l’Antigone, que je regardais comme l’une des moins passionnées, et me dis à part moi que si elle avait le bonheur de réussir, à plus forte raison réussiraient les autres, pleines d’entraînement et de variété dans la passion. La noble compagnie accueillit avec plaisir la proposition d’essayer mon Antigone ; mais comme parmi ces acteurs, un seul alors était capable de jouer dans une tragédie un rôle principal, le duc de Ceri, frère de la duchesse de Zagarolo, dont j’ai parlé, je me vis dans la nécessité de prendre le rôle de Créon ; je laissai celui d’Hémon au duc de Ceri ; sa femme prit celui d’Argia ; le rôle capital d’Antigone revenait de droit à la belle duchesse de Zagarolo. Ces quatre rôles distribués, la pièce fut jouée. Je n’ajouterai rien sur l’issue de ces représentations, n’ayant saisi que trop souvent l’occasion d’en parler dans mes autres écrits.

Passablement enorgueilli du succès de cette 1783.représentation, au commencement de l'année suivante, 1783, je me décidai enfin à tenter pour la première fois la redoutable épreuve de l’impression. Quoique le pas me parût très-glissant, j’en connus bien autrement le péril lorsque j’appris par expérience ce que c’était que les inimitiés et les intrigues littéraires, les tromperies des libraires, les arrêts des journalistes, les bavardages de gazette, en un mot tout le triste cortège auquel on n’échappe guère pour peu qu’on se fasse imprimer ; toutes choses qui jusque alors m’étaient parfaitement inconnues. Enfin je ne savais même pas qu’il existât des journaux littéraires avec des extraits et des jugemens critiques sur les ouvrages nouveaux, tant j’apportais de conscience pure et naïve à ce métier d’écrivain.

Une fois décidé, et voyant que dans Rome je n’en finirais jamais avec les caprices de la révision, j’écrivis à Sienne pour prier mon ami de vouloir bien s’en charger. Il s’y employa avec infiniment de zèle, lui d’abord, et avec lui quelques autres amis ou connaissances, me promettant d’y veiller lui-même, et de hâter avec diligence et sollicitude les progrès de l’impression. Je ne voulus d’abord risquer que quatre de mes tragédies, et j’en adressai à mon ami un manuscrit irréprochable sous le rapport du caractère et de la correction, mais pour la délicatese, l’élégance, la clarté du style, hélas ! trop défectueux encore ! Je croyais alors dans l’innocence de mon cœur qu’un auteur n’a plus rien à faire quand il a donné son manuscrit à l’ imprimeur. Plus tard j’appris à mes dépens que là seulement son labeur commence.

Pendant les deux mois au moins que dura l’impression de ces quatre tragédies, j’étais à Rome sur les charbons ardens, en proie à de continuelles palpitations, et à une fièvre d’esprit que rien ne pouvait calmer. Plus d’une fois, mais la honte me retint, je fus tenté de me dédire et de reprendre mon manuscrit. Enfin elles m’arrivèrent successivement à Rome toutes les quatre, imprimées très-correctement, grâce à mon ami ; mais, chacun a pu le voir, très-salement imprimées, grâce au typographe, et versifiées d’une manière barbare, comme je l’ai vu depuis, grâce à l’auteur. L’enfantillage de m’en aller de porte en porte déposer des exemplaires bien reliés de mes premiers travaux pour me concilier des suffrages m’occupa plusieurs jours, et me rendit passablement ridicule à mes propres yeux comme à ceux des autres. J’allai entre autres présenter mon ouvrage au pape qui régnait alors, Pie VI, à qui déjà je m’étais fait présenter il y avait un an lorsque j’étais venu me fixer à Rome. Et ici je confesserai, à ma grande confusion, de quelle tache je me souillai moi-même dans cette audience bienheureuse. Je n’avais pas une très-grande estime pour le pape comme pape ; je n’en avais aucune pour Braschi comme savant ou ayant bien mérité des lettres, qui en effet ne lui devaient rien. Et cependant, moi, ce superbe Alfieri, me faisant précéder de l’offre de mon beau volume, que le Saint Père reçut avec bienveillance, ouvrit et reposa sur sa petite table, avec beaucoup d’éloges et sans vouloir me laisser lui baiser le pied, mais me relevant au contraire lui-même, car j’étais à genoux ; dans cette humble posture il me caressait la joue avec une complaisance toute paternelle ; moi donc, ce même Alfieri, l’auteur de ce fier sonnet sur Rome, répliquant alors avec la grâce doucereuse d’un courtisan aux louanges que le pontife me donnait sur la composition et la représentation de l’Antigone, dont il avait, m’assurait-il, ouï dire merveille, et saisissant le moment où il me demandait si je ferais encore des tragédies, louant fort du reste un art si ingénieux et si noble, je lui répondis que j’en avais achevé beaucoup d’autres, et dans le nombre un Saül, dont le sujet, tiré de l’Écriture, m’enhardissait à en offrir la dédicace à Sa Sainteté, si elle daignait me le permettre. Le pape s’en excusa, en me disant qu’il ne pouvait accepter la dédicace d’aucune œuvre dramatique de quelque genre qu’elle fût, et je n’ajoutai pas un mot sur ce sujet. J’avouerai ici que j’éprouvai alors deux mortifications bien distinctes, mais également méritées. L’une, de ce refus que j’étais allé chercher volontairement ; l’autre, de me voir forcé à m’estimer moi-même beaucoup moins que le pape, car j’avais eu la lâcheté, ou la faiblesse, ou la duplicité (ce fut, certes, dans cette occasion, une de ces trois choses qui me fit agir, si ce n’est même toutes trois) d’offrir une de mes œuvres, comme une marque de mon estime, à un homme que je regardais comme fort inférieur à moi, en fait de vrai mérite ; mais je dois également, sinon pour me justifier, au moins pour éclaircir simplement cette contradiction apparente ou réelle entre ma conduite et ma manière de penser et de sentir, je dois exposer avec candeur la seule et véritable raison qui me fit prostituer ainsi le cothurne à la tiare. Cette raison la voici. Les prêtres propageaient depuis quelque temps certains propos sortis de la maison du beau-frère de mon amie, par où je savais que lui et toute sa cour se récriaient fort sur mes trop fréquentes visites à sa belle-sœur ; et comme leur mauvaise humeur allait toujours croissant, je cherchais, en flattant le souverain de Rome, à m’en faire plus tard un appui contre les persécutions dont j’avais déjà le pressentiment dans mon cœur, et qui, en effet, attendirent à peine un mois pour se déchaîner. Je crois aussi que cette représentation d’Antigone avait trop fait parler de moi pour ne pas augmenter le nombre de mes ennemis, et m’en susciter de nouveaux. Si je me montrai alors bas et dissimulé, ce fut donc par excès d’amour, et il faudra bien que celui qui rira de moi reconnaisse en moi son image. Je pouvais laisser cette circonstance dans les ténèbres où elle était ensevelie. J’ai voulu, en la révélant, qu’elle fût une leçon pour tous et pour moi. J’avais trop à en rougir pour l’avoir jamais racontée à personne ; je la dis seulement à mon amie quelque temps après. Si je l’ai rapportée, c’est aussi pour consoler tous les auteurs présens ou futurs que des circonstances malheureuses forcent tous les jours honteusement et de plus en plus forceront à se déshonorer eux et leurs œuvres par de menteuses dédicaces. Je veux encore que la malveillance puisse dire avec justice et vérité que si je ne me suis pas avili par de telles faussetés, ce fut un simple effet du hasard qui ne voulut pas me contraindre à devenir vil ou à le paraître.

Au mois d’avril 1783, l’époux de mon amie tomba dangereusement malade à Florence. Son frère partit en toute hâte, pour le trouver encore vivant. Mais, le mal s’étant dissipé aussi promptement qu’il était venu, il le trouva convalescent et hors de tout danger. Pendant cette convalescence, le frère étant resté à Florence environ quinze jours, les prêtres qu’il avait amenés de Rome tinrent conseil avec ceux qui avaient assisté le malade à Florence, et décidèrent qu’il fallait absolument, au nom du mari, représenter et persuader au beau-frère qu’il ne pouvait ni ne devait souffrir plus long-temps à Rome, dans sa propre maison, la conduite de sa belle-sœur. Je ne veux pas ici faire l’apologie de la vie que mènent d’ordinaire à Rome et dans le reste de l’Italie presque toutes les femmes mariées. Je me bornerai à dire que la conduite de cette dame à mon égard était plutôt bien en-deçà qu’au-delà de ce qui se pratiquait communément à Rome. J’ajouterai que les torts de son mari et la manière brutale, odieuse, dont il en usait avec elle, étaient chose publique et connue de tout le monde. Toutefois j’avouerai aussi, pour l’amour de la justice et de la vérité, que le mari, le beau-frère et tous les prêtres de leur parti, avaient bien les meilleures raisons pour ne pas approuver mes trop fréquentes visites dans cette maison, quoiqu’elles ne sortissent pas des bornes de l’honnêteté. Mais ce qui m’irritait, c’est que le zèle des prêtres qui furent les seuls moteurs de toute cette intrigue n’était ni évangélique ni dégagé de vues mondaines ; car beaucoup d’entre eux faisaient en même temps, par leurs tristes exemples, l’éloge de ma conduite et la satire de la leur. Leur colère n’était donc pas fille d’une piété sincère, d’une vertu rigide, mais de l’astuce et de la vengeance. À peine de retour à Rome, le beau-frère fit signaler à la dame, par l’organe de ses prêtres, qu’il avait été irrévocablement décidé entre son frère et lui qu’il fallait mettre un terme à mes assiduités auprès d’elle, et que pour son compte il ne les supporterait pas davantage. Ensuite cet homme violent et irréfléchi, comme si c’était là une manière de traiter la chose avec plus de décence, promena par toute la ville le scandale de ses clameurs, en parla lui-même à beaucoup de monde, et porta ses doléances jusqu’au pape. Le bruit courut alors que le pape, à ce sujet, m’avait donné le conseil ou l’ordre de quitter Rome ; ce n’était pas vrai, mais il eût pu aisément le faire, grâce à la liberté italienne. Alors me ressouvenant que quand j’étais à l’académie, il y avait déjà bien des années, et que je portais une perruque, comme je l’ai raconté, j’avais prévenu mes ennemis, en arrachant moi-même cette perruque, avant qu’ils ne vinssent me l’ôter de force ; cette fois encore je prévins l’affront, et, au lieu d’attendre que l’on me chassât de Rome, je résolus moi-même d’en sortir. J’allai donc chez le ministre de Sardaigne, et le priai de faire savoir au secrétaire d’état qu’informé de tout le scandale qui avait lieu, j’avais trop à cœur la réputation, l’honneur et le repos d’une dame si vénérable, pour ne pas prendre immédiatement le parti de m’éloigner quelque temps, et que, pour mettre un terme aux méchans propos, je partirais dans les premiers jours du mois prochain. Ce douloureux et volontaire exil plut au ministre et reçut l’approbation du secrétaire d’état, du pape, et de tous ceux qui connurent la vérité. Je me préparai donc à ce cruel départ. Ce qui surtout m’y décida, ce fut la triste vie que je prévoyais devoir être désormais la mienne, si je restais à Rome sans pouvoir continuer à la voir chez elle, et en l’exposant à mille chagrins, à des dégoûts infinis, si je m’arrangeais pour la voir assidûment ailleurs avec une publicité affectée, ou sous le voile inutile d’un mystère sans dignité. Mais demeurer à Rome sans qu’il fût possible de nous voir, c’était pour moi un tel supplice, que, d’accord avec elle, et de deux maux préférant le moindre, je choisis l’absence, en attendant des temps meilleurs.

Le 4 mai 1783, et ce jour a été jusqu’ici et sera toujours pour moi la date d’un bien amer souvenir, je m’éloignai donc de celle qui était plus que la moitié de moi-même. Des quatre ou cinq séparations qu’il me fallut subir ainsi, celle-ci fut pour moi la plus terrible ; car toute espérance de la revoir était pour moi désormais incertaine et éloignée.

Cet événement vint de nouveau jeter dans mon esprit un trouble qui se prolongea pendant deux ans, et qui empêcha, retarda et même sous tous les rapports, dérangea notablement mes études. Durant les deux années de mon séjour à Rome, j’avais mené une vie vraiment heureuse. La villa Strozzi, située aux Thermes de Dioclétien, m’avait offert une retraite délicieuse. J’y consacrais à l’étude mes longues matinées, sans sortir de chez moi, si ce n’est une heure ou deux pour courir à cheval dans ces solitudes immenses et dépeuplées des environs de Rome, qui invitent à réfléchir, à pleurer, à faire des vers. Le soir, je descendais dans la ville habitée, et quand je m’étais reposé des fatigues de l’étude avec l’aimable vue de celle pour qui seule je vivais, pour qui seule j’étudiais, je retournais content à mon désert, où je ne rentrais jamais plus tard que onze heures. Vainement on eût cherché dans l’enceinte d’une grande ville un séjour plus riant, plus libre, plus champêtre, mieux assorti à mon humeur, à mon caractère, à mes occupations. J’en conserverai toute ma vie le souvenir et le regret.

Ayant donc ainsi laissé dans Rome mon unique amie, mes livres, cette chère villa, mon repos et moi-même avec tout le reste, je m’en éloignai comme un homme stupide et insensé. Je me dirigeai du côté de Sienne, pour pouvoir au moins librement y pleurer quelques jours dans le sein de mon ami. Je ne savais pas bien encore moi-même où j’irais, où je m’établirais, ce que je ferais. Je trouvai une grande consolation à m’entretenir avec cet homme incomparable ; il était bon, compatissant, et, avec beaucoup d’élévation et de fierté, c’était l’âme la plus humaine. On ne connaît jamais aussi bien que dans la peine le prix et l’utilité d’un ami véritable. Sans mon ami, je serais aisément, je crois, devenu fou. Mais lui, voyant en moi un héros honteusement avili et tombé au-dessous de lui-même, quoiqu’il sût bien par expérience ce que pouvaient les noms de force et de vertu, se garda bien d’opposer à mon délire le langage inopportun et cruel d’une raison sévère et glacée ; mais il eut l’art d’affaiblir ma douleur et de la vaincre en la partageant avec moi. Oh ! don rare et céleste, en vérité ! savoir en même temps raisonner et sentir !

Cependant toutes mes facultés intellectuelles étaient ou amoindries ou endormies, il n’y avait pour moi qu’une occupation, une pensée, écrire des lettres ; et tant que dura cette troisième séparation, qui de toutes fut la plus longue, j’en écrivis vraiment des volumes. Ce que j’écrivais alors, je ne saurais le dire ; j’exhalais la douleur, l’amitié, l’amour, la colère, en un mot, toutes les passions contraires, indomptables d’un cœur trop plein, d’une âme mortellement blessée. Pendant ce temps, toute idée littéraire allait s’éteignant dans mon cœur et dans mon esprit. C’était au point que différentes lettres que j’avais reçues de Toscane à l’époque de mes ennuis de Rome, lettres remplies des plus amères critiques sur mes tragédies imprimées, ne firent pas alors sur moi plus d’effet que si l’on m’eût parlé des tragédies d’un autre. De ces lettres, quelques-unes étaient écrites avec sel et courtoisie, presque toutes grossièrement et sans esprit ; plusieurs étaient signées, d’autres non, et toutes s’accordaient à ne blâmer presque exclusivement que mon style, très-dur, disait-on, très-obscur, très-extravagant , mais sans vouloir ou sans pouvoir me préciser en aucune manière ni où, ni comment, ni pourquoi. Arrivé en Toscane, mon ami, pour me distraire de mon unique pensée, me lut dans les feuilles de Florence et de Pise, qu’on appelait journaux, l’extrait des lettres qui m’avaient été adressées à Rome. Ce furent les premiers journaux littéraires qui, dans une langue quelconque, me tombèrent sous les yeux et dans les mains ; et alors seulement je pénétrai dans les replis de cet art respectable qui blâme ou loue les différens livres avec un égal discernement, selon que les auteurs de ces livres ont payé, choyé, ignoré ou dédaigné le journaliste. Je m’inquiétai peu, à dire vrai, de ces censures vénales, ayant alors l’esprit uniquement préoccupé d’une tout autre pensée.

Après un séjour à Sienne d’environ trois semaines, pendant lesquelles je ne vis et ne fréquentai personne autre que mon ami, je craignis de lui devenir trop importun, parce que je l’étais à moi-même. Qu’on ajoute à cela l’impossibilité de m’occuper de quoi que ce fût, et le besoin de changer de lieu, qui me revenait, comme toujours, avec l’ennui et l’oisiveté : c’était plus qu’il n’en fallait pour m’inspirer la résolution d’échapper encore à l’inaction par les voyages. La fête de l’Ascension approchait, et je m’en allai à Venise, où je l’avais déjà vue, il y avait bien des années. Je traversai Florence en courant ; car je souffrais trop de l’aspect de ces lieux qui m’avaient vu si heureux, et qui maintenant me revoyaient si triste et si accablé. Toutes les distractions du voyage, ses fatigues, et le mouvement du cheval en particulier, me furent un grand bienfait, pour ma santé, du moins, qui depuis trois mois s’était profondément altérée parmi tant de labeurs d’esprit, d’intelligence et de cœur. En quittant Bologne, je changeai de route pour visiter à Ravenne le tombeau du poète, et j’y passai tout un jour à prier, à rêver, à pleurer. Pendant ce voyage de Sienne à Venise, se rouvrit dans mon cœur une nouvelle et abondante veine de poésies amoureuses, et il n’y avait pas de jour où je ne me visse forcé d’écrire un ou plusieurs sonnets qui venaient impétueusement et d’eux-mêmes s’offrir à mon imagination agitée. À Venise, lorsque j’appris qu’entre l’Angleterre et les Américains avait été conclue une paix définitive qui assurait leur complète indépendance, j’écrivis la cinquième ode de l’Amérique libre, et je complétai ainsi ce petit poème lyrique. De Venise, je me rendis à Padoue, mais je n’oubliai pas cette fois, comme j’avais fait les deux précédentes, d’aller visiter à Arqua la maison et le tombeau de notre souverain maître en amour. J’y consacrai également tout un jour aux larmes et à la poésie, uniquement pour épancher le trop plein de mon cœur. À Padoue, je fis personnellement connaissance avec le célèbre Cesarotti, dont les manières vives et attrayantes ne me charmèrent pas moins que l’avait toujours fait la perfection de ses vers dans sa traduction d’Ossian. De Padoue je retournai à Bologne, en passant par Ferrare, où je voulais accomplir mon quatrième pèlerinage poétique, en y visitant la tombe et les manuscrits de l’Arioste. J’avais plus d’une fois visité à Rome celle du Tasse, ainsi que son berceau à Sorrente, où j’étais allé tout exprès pour cela, dans mon dernier voyage à Naples. Ces quatre poètes de l’Italie étaient alors, ils sont encore et seront toujours pour moi les premiers, je dirais même les seuls de cette admirable langue. Il m’a toujours paru que l’on trouvait en eux tout ce que peut humainement donner la poésie, moins cependant le mécanisme du vers blanc de dialogue; mais on peut le tirer de la matière qu’ils ont employée, et le reconstruire en le façonnant d’une autre manière. Voici seize ans que ces quatre grands maîtres sont journellement dans mes mains, et ils me semblent toujours nouveaux, toujours meilleurs dans ce qu’ils ont d’excellent, j’ajouterai toujours très-utiles dans ce qu’ils ont de plus mauvais. Car je ne suis ni assez aveugle ni assez fanatique pour, soutenir qu’ils n’ont pas tous les quatre leurs endroits médiocres ou mauvais ; mais je dirai qu’il y a encore beaucoup à apprendre, je dis beaucoup, là où ils ont failli. Mais il faut pour cela savoir pénétrer dans le secret de leurs motifs et de leurs intentions ; car ce ne serait pas assez de les comprendre et de les goûter, si on ne les sentait.

De Bologne, toujours pleurant, rimant toujours, je m’en allai à Milan. À Milan, je me trouvais trop près de mon cher abbé de Caluso, qui était venu passer la belle saison avec ses neveux dans leur admirable château de Masino, peu éloigné de Vercelli, pour ne pas faire de ce côté une petite excursion. Je restai cinq ou six jours avec lui. Me voyant alors à la porte de Turin, j’eus honte de ne pas pousser jusque là, pour embrasser ma sœur. J’allai donc y passer une nuit avec mon ami, et le lendemain soir nous retournâmes à Masino. Ayant quitté le pays depuis la donation de mes biens, et de manière à laisser croire que je ne voulais plus y rentrer, je ne me souciais pas de m’y faire voir si tôt, surtout à la cour. C’est pour cela que je ne fis que paraître et disparaître ; et cette course rapide, que beaucoup peut être auront trouvée bizarre, cessera de l’être dès qu’on en saura la raison. Il y avait déjà plus de six ans que je ne demeurais plus à Turin, où je ne voyais pour moi ni sécurité, ni repos, ni liberté, et je ne devais, je ne voulais, je ne pouvais pas y rester plus long-temps. De Masino, je retournai bientôt à Milan, où je passai encore presque tout le mois de juillet ; j’y rencontrais fort souvent alors l’auteur très-original du Matin, ce véritable précurseur de la satire italienne qui n’était pas née encore. Ce célèbre et correct écrivain m’apprit à rechercher avec une extrême docilité, et avec un désir sincère de réussir à le trouver, en quoi consistait surtout le défaut de mon style tragique. Parini, avec une bonté toute paternelle, me donna divers conseils sur des choses peu importantes, à dire vrai, et qui toutes ensemble ne peuvent pas constituer ce qu’on appelle le style, mais seulement quelques-unes de ses parties. Mais ce qui constitue surtout, sinon uniquement, le vrai défaut d’un style, et ce que je ne pouvais alors bien discerner par moi-même, Parini ni Cesarotti n’ont jamais pu ou voulu me l’apprendre, ni eux, ni aucun des hommes de mérite que je visitai et que j’interrogeai avec la ferveur et l’humilité d’un novice, pendant ce voyage en Lombardie. Et après bien des années de travail et d’incertitude, il me fallut trouver moi-même en quoi je me trompais, et moi-même essayer de le corriger. En somme, au-delà des Apennins mes tragédies avaient eu plus de succès qu’en Toscane ; le style même y avait rencontré des censeurs moins acharnés et un peu plus éclairés. La même chose était arrivée à Rome et à Naples, auprès du petit nombre de ceux qui avaient daigné me lire. C’est donc un vieux privilège qui n’appartient qu’à la Toscane, que celui d’encourager ainsi les écrivains de l’Italie, lorsqu’ils n’écrivent pas en style académique.





CHAPITRE XI.

J’imprime encore six autres tragédies. — Diverses critiques adressées aux quatre premières. — Réponse à la lettre de Calsabigi.


Dans les premiers jours du mois d’août, je partis de Milan et je retournai en Toscane. J’y allai par cette nouvelle route, si pittoresque et si belle, qui passe à Modène et aboutit à Pistoja. Chemin faisant, j’essayai pour la première fois d’épancher en quelques épigrammes le fiel poétique justement amassé dans mon cœur. J’étais intimement persuadé que si notre langue était pauvre d’épigrammes satiriques, mordantes, bien affilées, la faute certes n’en était pas à elle, car elle a bec et ongles, du trait, de la précision et de l’énergie, autant et plus qu’en ait jamais eu aucune langue. Les pédans de Florence, vers qui je descendais à grands pas, en me rapprochant de Pistoja, me fournissaient une riche matière pour m’exercer un peu dans cet art nouveau pour moi. Je m’arrêtai quelques jours à Florence, et j’en visitai plusieurs, prenant la peau de l’agneau pour apprendre à me divertir à leurs dépens. Leurs lumières m’enrichissant peu, je fis du moins une ample moisson de leurs ridicules. Ces modestes docteurs me laissèrent ou plutôt me firent clairement entendre que si, avant d’imprimer, je leur avais donné mon manuscrit à corriger, j’aurais pu bien écrire. Ils me dirent encore mille impertinences du même genre. Je leur demandai patiemment en quoi j’avais manqué à la pureté et à l’analogie des mots, à la sainteté de la grammaire, où étaient enfin dans mes vers les solécismes, les barbarismes, les fautes de mesure. Mais comme ils savaient médiocrement leur métier, ils ne purent me citer dans mon livre aucune tache de ce genre en m’en désignant les endroits. Il y avait pourtant bien quelques petites infractions à la grammaire ; mais ils étaient incapables de les y trouver. Ils se contentèrent donc de m’apporter quelques mots qui, disaient-ils, étaient passés de mode, quelques tours inaccoutumés, ou trop concis, ou obscurs, ou durs à l’oreille. Enrichi de si rares connaissances, imbu de si profondes doctrines, éclairé dans l’art tragique des lumières de ces savans maîtres, je m’en retournai à Sienne. Là je me déterminai, autant pour m’imposer une occupation forcée que pour me distraire de mes pensées douloureuses, de faire continuer sous mes yeux l’impression de mes tragédies. Lorsque je rapportai à mon ami les connaissances et les lumières que j’étais allé demander aux divins oracles de l’Italie, et particulièrement à ceux de Pise et de Florence, nous nous donnâmes un moment la comédie à leurs frais, avant de leur apprêter de quoi rire encore aux dépens de mes tragédies nouvelles. Je me mis à cette impression avec chaleur, mais avec trop de hâte ; car à la fin de septembre, c’est-à-dire en moins de deux mois, je fis paraître mes six tragédies en deux volumes, qui, avec le précédent, où il y en a quatre, forment l’ensemble de cette première édition. Il me fallut alors apprendre, par une dure expérience, ce que je ne savais pas encore. Quelques mois auparavant, j’avais fait connaissance avec les journaux et les journalistes. Cette fois ce dut être avec les censeurs de manuscrits, avec les réviseurs d’impression, les compositeurs, les pressiers et les proies. Ces trois derniers, du moins, on peut en les payant les rendre très-dociles ; mais les réviseurs et les censeurs, tant spirituels que temporels, ne faut-il pas les visiter, les solliciter , les flatter, les supporter ? et certes ce n’est pas chose légère. La première fois, mon ami Gori s’était chargé à Sienne de faire pour moi ces fastidieuses démarches, et il était bien capable de les recommencer pour ces deux autres volumes. Mais, ayant désiré voir, une fois du moins, un peu de tout dans ce monde, je voulus profiter de l’occasion pour voir le sourcil d’un censeur et la gravité pétulante d’un réviseur ; et certes il y aurait eu une ample matière à rire, pour un cœur moins triste que n’était le mien.

Ce fut aussi alors pour la première fois que je m’occupai moi-même de la correction des épreuves ; mais j’avais l’esprit trop accablé et trop peu capable d’application pour corriger comme je l’aurais du, comme je l’aurais pu, comme je le fis plusieurs années après, en réimprimant à Paris, le style de ces tragédies. Et cependant rien ne s’y prête mieux que les épreuves de l’imprimeur, où, sur des fragmens isolés et séparés du corps de l’œuvre, l’œil aperçoit plus vite les choses qui ne sont pas assez bien dites, les obscurités, les vers mal tournés, en un mot toutes ces petites négligences qui, en se renouvelant et se multipliant, finissent par faire tache. En somme, et de l’avis même des malveillans, ces six nouvelles tragédies furent jugées beaucoup plus pures que les quatre premières. Je fis très-bien alors de ne pas joindre les quatre qui restaient aux dix que je venais d’imprimer, entre autres la Conjuration des Pazzi et la Marie Stuart, qui dans les circonstances où je me trouvais, pouvaient ajouter encore à mes embarras et aux ennuis de celle qui m’intéressait bien plus que moi-même. En attendant, la fatigue de cette correction d’épreuves, si follement renouvelée en si peu de temps, outre que je m’en occupais le plus souvent aussitôt après mon dîner, me donna un accès de goutte assez violent pour me tourmenter et me tenir enfermé pendant quinze jours, parce que je n’avais pas voulu d’abord garder le lit. Cet accès était le second ; j’avais eu le premier à Rome, il y avait un peu plus d’un an ; mais il avait été fort peu de chose. Le second ne me laissa plus douter que ce passe-temps ne dût souvent me visiter pendant le reste de ma vie. Cette incommodité provenait pour moi de deux sources, la tristesse de l’âme et le travail immodéré de l’esprit. Mais l’extrême sobriété de mon régime la combattit toujours victorieusement ; ne faisant rien pour la nourrir, elle ne m’a livré jusqu’ici que de rares et faibles assauts. J’étais au moment de terminer l’impression, lorsque je reçus de Calsabigi, de Naples, une très-longue lettre sur mes quatre premières tragédies, lettre pleine de citations en toute langue, mais assez bien raisonnée. Aussitôt après l’avoir reçue, je me mis à y répondre. C’était jusque là le seul écrit qui fût parti d’une critique saine, juste et éclairée. J’y trouvais en outre l’occasion de développer mes raisons ; et, tout en cherchant moi-même comment et en quoi j’avais failli, j’enseignais au reste de mes ineptes censeurs à critiquer avec discernement et avec fruit ou à se taire. Cet écrit qui ne me coûta presque aucun travail, parce que j’étais alors tout plein de mon sujet, pouvait encore avec le temps servir comme de préface à toutes mes tragédies, quand j’aurais achevé de les imprimer. Mais alors je le réservai à part moi, et ne voulus point l’ajouter à l’édition de Sienne, qui, n’étant pour moi qu’un simple essai, devait apparaître dénuée de toute excuse, et recevoir ainsi de tous côtés toutes les flèches de la critique. Je me flattais sans doute que j’y trouverais la vie plutôt que la mort ; car rien n’est plus propre que de sottes critiques, à ranimer un auteur. J’aurais passé sous silence ce calcul de mon petit orgueil, si, dès le commencement de ces bavardages, je n’avais entrepris, je n’avais promis de ne rien taire, ou presque rien, de ce qui me regarde, ou du moins de ne rien dire de ma manière d’opérer qui ne fût de la plus exacte vérité. L’impression terminée, je publiai le second volume au commencement d’octobre, et je réservai le troisième pour provoquer une guerre nouvelle, aussitôt que la seconde serait apaisée, et l’horizon éclairci.

Sur ces entrefaites, ce qui alors me tenait au cœur plus vivement que tout le reste, l’espérance de revoir mon amie ne pouvant en aucune manière se réaliser cet hiver, accablé, désespéré, et ne trouvant nulle part le repos ni un lieu où il me fût possible de me tenir, je songeai à faire un long voyage en France et en Angleterre, non qu’il me fût resté un vif désir ou une grande curiosité de revisiter ces deux pays, dont j’avais eu bien assez dans mon second voyage, mais seulement pour changer de place. C’est le seul remède, la seule consolation que j’aie jamais su trouver à mes douleurs. Je voulais aussi profiter de l’occasion pour acheter des chevaux anglais, autant que je pourrais. C’était alors, c’est encore la troisième de mes passions, mais si effrontée, celle-ci, si audacieuse et tant de fois renaissante, que souventes fois les beaux coursiers ont osé combattre, ont osé vaincre les livres et les vers ; car, en cette tristesse de mon cœur, les muses retenaient bien peu d’empire sur mon esprit. Ainsi, de poète redevenant palefrenier, je partis pour Londres, l’imagination enflammée et ne rêvant que belles têtes, beaux poitrails, hautes encolures, vastes croupes, et ne songeant guère, si j’y songeais, à mes tragédies publiées ou non publiées. Toutes ces sottises me firent perdre au moins huit mois, pendant lesquels je ne faisais plus rien, n’étudiant pas, lisant à grand’peine quelques petits fragmens de mes quatre poètes qui, tantôt l’un, tantôt l’autre, prenaient place dans ma poche, compagnons inséparables de mes éternelles courses ; n’ayant enfin d’autre pensée que mon amie absente, à qui de temps en temps j’adressais quelques vers élégiaques que j’ajustais de mon mieux.






CHAPITRE XII.

Troisième voyage en Angleterre, uniquement pour y acheter des chevaux.


Je quittai Sienne vers le milieu d’octobre, et je pris la route de Gènes par Pise et Lerici. Gori m’accompagna jusqu’à Gènes, où nous nous séparâmes au bout de deux ou trois jours. Il repartit pour la Toscane, et je m’embarquai pour Antibes. Je fis le trajet en très-peu de temps, un peu plus de dix-huit heures ; mais il ne fut pas sans danger, et je passai toute la nuit dans une espèce de crainte. La felouque était petite, et j’y avais embarqué ma voiture, qui lui faisait perdre l’équilibre ; le vent ni la mer n’étaient bons, et j’eus là d’assez mauvais momens. À peine débarqué, je repartis pour Aix, où je ne séjournai pas ; je ne m’arrêtai qu’à Avignon, où j’allai visiter avec transport la délicieuse solitude de Vaucluse. La Sorgue reçut mes larmes dans son sein, larmes où il n’entrait ni feinte ni imitation, mais qui coulaient bien de mon cœur. Ce jour-là, je fis quatre sonnets en allant à Vaucluse, et pendant que j’en revenais ; et ce fut un des jours les plus heureux et en même temps un des plus douloureux que j’aie passés en ce monde. En quittant Avignon, je voulus visiter la célèbre chartreuse de Grenoble, partout répandant mes larmes ; j’allai recueillant une foule de vers sur ma route, jusques à Paris, où j’arrivai pour la troisième fois. Cet immense cloaque ne manqua pas de produire sur moi son effet ordinaire : indignation et douleur. J’y demeurai environ un mois, qui me parut un siècle, quoique j’eusse apporté avec moi différentes lettres pour bon nombre de littérateurs en tout genre ; et au mois de décembre je me disposai à passer en Angleterre. En France, la plupart des gens de lettres savent très-peu de chose de notre littérature italienne, et c’est beaucoup s’ils comprennent Métastase. Or, comme de mon côté je ne pouvais ni ne voulais rien savoir de la leur, il n’y avait pas entre nous matière à longs discours. Tout au contraire, enrageant au fond du cœur de m’être de nouveau mis dans le cas d’entendre et de parler encore ce jargon nasal, ce qu’il y a au monde de moins toscan, je hâtai de tout mon pouvoir le moment de m’en éloigner. Pendant le peu de temps que je restai à Paris, le fanatisme et la vogue du jour étaient alors aux aérostats, et je vis deux des premières et des plus heureuses expériences que l’on en fit ; l’une avec un ballon plein d’air raréfié, l’autre avec de l’air inflammable. Chacun d’eux portait deux personnes. Grandiose et admirable spectacle ! sujet qui semble appartenir à la poésie plutôt qu’à l’histoire ! découverte enfin à qui, pour mériter d’être appelée sublime, il ne manque jusqu’ici que de pouvoir ou de paraître pouvoir s’appliquer un jour à quelque chose d’utile. 1784. Arrivé à Londres, il ne se passa pas huit jours que je ne me misse en devoir d’acheter des chevaux : d’abord un de course, puis deux de selle, puis un autre, puis six de trait. Et comme plusieurs poulains m’étaient morts successivement ou avaient mal réussi, et que j’en rachetais deux pour un qui mourait, à la fin de mars 1784, il se trouva qu’il m’en restait quatorze. Cette passion furieuse, qui couvait en moi sous la cendre depuis bientôt six ans, irritée par cette longue privation, privation complète ou partielle, s’était si violemment rallumée dans mon cœur et dans mon imagination, que me raidissant contre les obstacles, et voyant que de dix chevaux que j’avais achetés, j’en avais perdu cinq en si peu de temps, j’arrivai à quatorze, précisément comme j’avais poussé mes tragédies à quatorze, ne voulant d’abord en faire que douze. Les tragédies avaient épuisé mon esprit, les chevaux vidèrent ma bourse ; mais la distraction de tous ces chevaux me rendit, avec la santé, le courage de recommencer à faire des tragédies et d’autres ouvrages. Je n’eus pas si grand tort de dépenser tout cet argent, puisqu’il me servit aussi à racheter ma verve et mon élan, qui languissaient dès que j’étais à pied ; et j’eus d’autant mieux raison de le dépenser que je me trouvais l’avoir en espèces sonnantes. Les trois premières années qui suivirent la donation de mes biens, j’avais vécu en avare ; les trois dernières, j’avais fait une dépense convenable mais modérée. J’avais donc alors entre les mains une somme assez ronde que j’avais épargnée : c’était tout le produit de mes rentes viagères de France, auxquelles je n’avais point touché. Ces quatorze amis m’en prirent une grande partie qu’il fallut débourser pour les acheter et les transporter en Italie ; le reste s’en alla dans leur entretien, pendant les cinq années qui suivirent ; car, une fois sorti de leur île, aucun d’eux ne voulut plus mourir, et moi je m’attachai trop à eux pour vouloir en vendre un seul, après m’être si magnifiquement monté. Désolé dans le cœur de ne pouvoir me rapprocher de celle dont l’amour était pour moi la source de toute sage pensée, de toute noble action, je ne fréquentais, je ne recherchais plus personne : je restais avec mes chevaux, ou j’écrivais lettres sur lettres. C’est ainsi que je passai environ cinq mois à Londres, sans penser plus à mes tragédies que si jamais je n’en avais eu l’idée. Seulement, à part moi, me revenait souvent ce singulier rapport de nombre entre mes tragédies et mes bêtes. Je me disais en riant : « C’est un cheval que tu as gagné par tragédie ; » faisant allusion aux chevaux que nous administraient à coups de fouet nos modernes Orbilius, lorsque nous faisions au collège quelque mauvaise composition[9].

Je vécus ainsi des mois et des mois dans cette honteuse et lâche oisiveté ; chaque jour je négligeais de plus en plus la lecture de mes poètes favoris, et ma veine poétique allait toujours s’appauvrissant. Pendant tout le temps de mon séjour à Londres, je ne fis qu’un sonnet, et deux au moment de partir. Je me remis en route, au mois d’avril, avec cette nombreuse caravane, et j’arrivai à Calais, puis à Paris encore ; puis, en passant par Lyon et par Turin, je retournai à Sienne. Mais il est beaucoup plus court et plus facile de le raconter ici la plume à la main, qu’il ne le fut de l’exécuter avec tant d’animaux. J’éprouvais chaque jour, à chaque pas, des embarras et des mécomptes qui empoisonnaient trop amèrement le plaisir que j’aurais pu trouver à ma chevalerie. C’était celui-ci qui toussait, celui-là qui refusait de manger ; l’un boitait, l’autre avait les jambes enflées, cet autre perdait ses fers. C’était un océan de malheurs continuels dont j’étais le premier martyr. Et quand il fallut passer la mer pour les transporter de Douvres, me les voir, comme un vil troupeau, jeter au fond du bâtiment pour lui servir de lest, salis à ne plus même distinguer le bel or châtain de leur charmante robe ; et à Calais, avant de débarquer, lorsqu’on enleva les quelques planches qui leur formaient une espèce de toit, voir leur dos tenir lieu de banc à de grossiers matelots qui cheminaient sur eux comme si ce n’eût pas été des corps vivans, mais la simple continuation du plancher, les voir enfin tirés en l’air avec un câble, les quatre jambes pendantes, pour être ensuite descendus dans la mer, la marée ne permettant pas au bateau d’aborder avant la matinée suivante ! Si on ne les débarquait, le soir, de cette manière, ne fallait-il pas les laisser embarqués toute la nuit dans une position si incommode ? ce fut, en un mot, mille morts à subir. Mais je déployai tant de sollicitude et de prévoyance, d’activité à remédier au mal, et d’obstination à m’en occuper toujours par moi-même, qu’à travers toutes les vicissitudes, tous les dangers, tous les embarras, je les sauvai tous, et les amenai tous à bon port, et sans accidens graves.

Je dois confesser, pour être sincère, qu’outre ma passion pour mes chevaux, j’y mettais aussi une vanité non moins sotte qu’extravagante ; et lorsqu’à Paris, à Amiens, à Lyon, à Turin, ou ailleurs, mes chevaux obtenaient le suffrage des connaisseurs, je levais la tête et me rengorgeais, absolument comme si je les avait faits. Mais l’épisode le plus hardi et le plus épique de mon expédition, ce fut de passer les Alpes avec toute ma caravane , entre Lanslebourg et la Novalaise. J’eus beaucoup de peine à bien ordonner leur marche et à surveiller l’exécution de mes ordres pour qu’il n’arrivât aucun malheur, à des bêtes si énormes et si lourdes, sur la pente étroite et difficile de ces routes sillonnées de précipices. J’éprouvai tant de plaisir à régler cette marche, que le lecteur me permettra bien sans doute d’en trouver encore un peu à les lui décrire. Ceux qui ne le voudraient pas n’ont qu’à tourner la page. Pour ceux qui liront, ils jugeront si je m’y entendais mieux à ordonner la marche de quatorze bêtes entre ces autres Thermopyles, que les cinq actes d’une tragédie.

Mes chevaux, grâce à leur jeunesse, à mes soins paternels et à une fatigue modérée, étaient pleins de feu et de vivacité ; il n’en était que plus scabreux de les conduire sans accident par ces montées et ces descentes. Je pris donc à Lanslebourg autant d’hommes que j’avais de chevaux, chacun ayant le sien qu’il devait guider à pied, et en lui tenant la bride très-courte. Attachés à la queue l’un de l’autre , ils escaladaient la montagne avec leurs hommes ; mais, de trois en trois, j’avais interposé un de mes palefreniers qui, monté sur un mulet, surveillait les trois chevaux qui le précédaient et dont la garde lui était confiée : et ainsi de trois en trois. Au milieu de la marche se tenait un maréchal de Lanslebourg, avec des clous et un marteau, des fers et des bottes de rechange, pour venir au secours des pieds qui pourraient se déferrer, ce qu’il fallait craindre surtout parmi ces grosses pierres. Moi enfin, en qualité de chef de l’expédition, j’arrivais le dernier, monté sur Frontin, le plus petit et le plus léger de mes chevaux, et ayant à mes côtés deux adjudans de route, piétons très-agiles, que j’envoyais de la queue porter mes ordres à la tête et au centre. Nous arrivâmes ainsi le plus heureusement du monde au sommet du Mont-Cenis ; mais quand nous fûmes pour descendre en Italie, comme on sait que dans les descentes les chevaux ne manquent jamais de s’égayer, de hâter le pas, et même de cabrioler inconsidérément, j’abandonnai mon poste, et, mettant pied à terre, j’allai me placer en tête de la colonne, dont je réglai la marche pas à pas. Pour modérer encore le mouvement de la descente, j’avais mis à la tête mes chevaux les plus forts et les plus pesans. Pendant le trajet, mes adjudans couraient sans cesse de la tête à la queue pour les tenir tous ensemble, et sans autre intervalle que la distance voulue. Malgré tous mes soins, plusieurs se déferrèrent de trois pieds ; mais mes dispositions étaient si bien prises, qu’aussitôt le maréchal put y porter remède, et ils arrivèrent tous sains et sauf à la Novalaise, les pieds en fort bon état, et sans qu’aucun fût devenu boiteux. Ces balivernes pourront servir de règle à ceux qui voudraient passer ou ces mêmes Alpes, ou d’autres montagne avec un grand nombre de chevaux. Pour moi, qui avais si heureusement dirigé cette expédition, je ne m’estimais guère moins qu’Annibal pour avoir fait passer un peu plus au midi ses éléphans et ses esclaves. Mais s’il lui en coûta beaucoup de vinaigre, j’y dépensai, moi, beaucoup de vin ; car guides et maréchaux, palefreniers et adjudans, tous en prirent à leur gré.

La tête ainsi remplie de ces misères où mes chevaux jouaient le grand rôle, mais vide en retour de toute pensée utile et louable, j’arrivai à Turin vers la fin de mai, et m’y arrêtai environ trois semaines, après une absence de plus de sept ans. Pour mes chevaux, dont je commençai par fois à m’ennuyer, vu le temps que cela durait, après sept ou huit jours de repos, je les expédiai, devant moi, sur la route de Toscane, où je me proposai de les rejoindre. Je voulais, en attendant, respirer un peu de tant de tracas, de fatigues et de puérilités, qui allaient peu il faut en convenir, à un poète, tragique, âgé de trente-cinq ans bien sonnés. Avec tout cela, cette distraction, ce mouvement, cette interruption complète de toutes mes études avaient été pour ma santé d’une merveilleuse ressource. J’avais retrouvé toute ma force, et me sentais rajeuni de corps, comme aussi peut-être trop rajeuni de sens et de savoir, car mes chevaux m’avaient ramené au galop à l’époque où j’étais un âne. Et la rouille s’était de nouveau si bien emparée de mon esprit, que je me croyais retombé pour toujours dans l’impuissance d’inventer et d’écrire.





CHAPITRE XIII.

Court séjour à Turin. — J’y assiste à la représentation de Virginie.


Je goûtai à Turin quelques plaisirs, mais j’y éprouvai plus de déplaisirs encore. Revoir les amis de sa première jeunesse, et les lieux que l’on a connus les premiers, retrouver chaque plante, chaque pierre, en un mot, tout ce qui a éveillé nos premières idées et nos premières passions, c’est là, sans doute, une bien douce chose. Mais d’un autre côté, voir beaucoup de ces compagnons de mon adolescence, qui, du plus loin qu’ils m’apercevaient dans une rue, évitaient ma rencontre, ou qui, pris au dépourvu, m’adressaient à peine un salut glacial, si même ils ne détournaient la tête, des gens à qui je n’avais jamais rien fait que témoigner une amitié cordiale, voilà qui me perçait le cœur, mais qui m’eût fait plus de mal encore, si le petit nombre de ceux qui m’avaient conservé de la bienveillance ne m’avaient appris que les uns me traitaient ainsi parce que j’avais écrit des tragédies ; les autres parce que j’avais beaucoup voyagé ; d’autres parce que j’avais reparu dans le pays avec trop de chevaux : des petitesses en somme, petitesses excusables cependant, très-excusables même quand on connaît les hommes, et que l’on s’examine soi-même avec impartialité ; mais dont il faut se défendre autant que possible, en quittant ses concitoyens lorsqu’on ne veut pas faire ce qu’ils font ou ne font pas, lorsque le pays est petit et les habitans désœuvrés ; lorsqu’enfin on a pu les offenser involontairement, par cela seul qu’on a essayé de faire plus qu’eux, en quelque genre que ce soit, et de quelque façon qu’où l’ait essayé.

Un autre morceau très-amer qu’il me fallait pourtant avaler à Turin, ce fut l’inévitable nécessité de paraître devant le roi, qui devait se tenir pour offensé de voir que je l’eusse renié hautement en m’expatriant pour toujours. Toutefois, vu les usages du pays et la position même où je me trouvais, je ne pouvais me dispenser d’aller le saluer et lui faire ma cour, sans passer à bon droit pour un homme extravagant, insolent et mal élevé. J’étais à peine arrivé à Turin, que mon excellent beau-frère, alors premier gentilhomme de la chambre, me sonda aussitôt avec inquiétude, pour savoir si je voulais ou non me présenter à la cour. Mais je le tranquillisai immédiatement, et lui mis du baume dans l’âme, en lui disant que c’était bien mon intention ; et comme il insistait sur le jour, je ne voulus pas différer. Dès le lendemain, j’allai chez le ministre. Mon beau-frère m’avait dit que le gouvernement était alors pour moi dans d’excellentes dispositions, que je serais fort bien reçu, qu’on avait même quelque désir de m’employer. Cette faveur que je méritais pas, et à laquelle j’étais loin de m’attendre, me fit trembler. Mais l’avis était bon, j’arrangeai mon maintien et mes discours de manière à ce qu’on ne pût ni me surprendre ni m’engager. Je dis donc au ministre que, passant par Turin, j’avais cru de mon devoir d’abord de lui rendre visite, et ensuite de solliciter par son intermédiaire la faveur d’être admis devant le roi, uniquement pour offrir mes hommages à S. M. Le ministre m’accueillit avec des manières charmantes, et je dirais volontiers qu’il me fit fête. De parole en parole, il finit par me laisser entrevoir d’abord, puis par me dire positivement, que le roi verrait avec satisfaction que je voulusse me fixer dans ma patrie ; que mes services lui seraient agréables ; que je pourrais me distinguer ; et autres niaiseries pareilles. Je tranchai droit dans le vif, et répondis sans la moindre hésitation que je retournais en Toscane pour y continuer mes études et l’impression de mes ouvrages ; que j’avais trente-cinq ans ; que c’était un âge où l’on ne pouvait plus guère songer à prendre une direction nouvelle, et qu’ayant embrassé la profession des lettres, je voulais y persévérer, à tort ou à raison, pendant tout le reste de ma vie. Le ministre répliqua que la carrière des lettres était une belle et bonne chose, mais qu’il existait des occupations plus grandes et plus importantes, pour lesquelles j’avais et devais me sentir de la vocation. Je le remerciai poliment, mais je persistai dans mon refus. J’eus même assez de modération et de générosité pour ne pas infliger à ce digne et excellent homme d’inutiles mortifications qu’il eût pourtant bien méritées. Je pouvais encore lui laisser entendre que leurs dépêches et toute leur diplomatie me paraissaient et étaient assurément quelque chose de beaucoup moins grave et de beaucoup moins élevé que des tragédies, qu’elles fussent de moi ou de tout autre. Mais ce sont gens que l’on ne convertit pas ; et moi, par caractère, je ne dispute jamais, sinon, et rarement encore, avec ceux dont les maximes s’accordent avec les miennes ; avec les autres, j’aime mieux, dès le premier mot, me tenir pour battu en toute chose. Je me contentai donc de répondre négativement. Ma résistance et mon refus arrivèrent sans doute jusqu’au roi par le canal du ministre ; car, le lendemain, lorsque j’allai le saluer, S. M. ne me dit mot à ce sujet, ce qui ne l’empêcha pas de me recevoir avec la grâce et l’extrême amabilité qui lui sont naturelles. C’était, il règne encore[10], Victor Amédée II, fils de Charles Emmanuel, sous le règne de qui je suis né. Quoique j’aime fort peu les rois en général, et les rois absolus encore moins que les autres, je dois pourtant dire, pour être sincère, que la race de nos princes est excellente en somme, et surtout quand on la compare à presque toutes celles qui règnent aujourd’hui en Europe. J’avais pour eux au fond du cœur plus d’affection que d’éloignement ; car ce prince, et le dernier qui l’a précédé sur le trône, n’ont jamais eu que de fort bonnes intentions, ont toujours mené la conduite la plus sage et la plus exemplaire, et ont fait ou font encore à leur pays plus de bien que de mal. Toutefois, quand on vient à songer et à sentir vivement que le bien et le mal que font les rois dépendent uniquement de leur volonté, il faut frémir et se sauver. Et c’est ce que je fis au bout de quelques jours, ce qu’il en fallut pour revoir mes parens et mes connaissances de Turin, et pendant la meilleure partie de ce peu de jours, m’entretenir avec charme et profit pour moi, avec mon incomparable ami, l’abbé de Caluso, qui remit aussi un peu d’ordre dans ma tête, et me tira de la léthargie où l’écurie m’avait plongé, et pour ainsi dire enseveli.

Pendant que j’étais à Turin, il m’arriva d’assister, sans que j’en eusse une grande envie, à une représentation publique de ma Virginie, donnée sur le même théâtre où neuf ans auparavant on avait joué la Cléopâtre, et par des acteurs à peu près aussi habiles. Un de mes anciens amis de l’Académie avait préparé cette représentation avant que je n’arrivasse à Turin, et sans savoir que je dusse y arriver. Il me demanda de vouloir bien m’employer à former un peu les acteurs, comme je l’avais déjà fait pour la Cléopâtre. Mais moi dont le talent s’était peut-être un peu développé, moins pourtant que l’orgueil, je ne voulus m’y prêter en rien ; je savais trop bien ce qu’il en était de nos acteurs et de notre parterre. Je ne voulus donc à aucun prix devenir le complice de leur incapacité, qui m’était parfaitement démontrée, avant que j’eusse besoin de les entendre. Je savais qu’il aurait fallu commencer par l’impossible, c’est-à-dire leur enseigner à parler et à prononcer l’italien au lieu du vénitien, à réciter leurs rôles eux-mêmes, et non par la bouche du souffleur, à comprendre enfin, (car, ce serait exiger trop si je disais à sentir), non, à comprendre simplement ce qu’ils voudraient faire passer dans l’âme de leurs auditeurs. Mon refus, on le voit, n’était pas si déraisonnable, ni mon orgueil si déplacé. Je laissai donc mon ami y penser pour moi et me bornai à lui promettre bien malgré moi d’assister à la représentation. Et en effet j’y allai, intimement convaincu d’avance que, de mon vivant, il n’y avait pour moi à recueillir sur aucun théâtre d’Italie ni louange ni blâme. La Virginie obtint précisément la même attention et le même succès qu’avait obtenus dans son temps la Cléopâtre. Comme Cléopâtre encore, elle fut redemandée pour le lendemain. Mais pour mon compte, on peut bien le croire, je n’y retournai pas. C’est à dater de ce jour que commença mon désenchantement de la gloire, qui depuis a toujours été en augmentant. Toutefois je persisterai dans la résolution que j’ai prise d’essayer encore pendant dix ou quinze ans, jusqu’à l’approche de ma soixantaine, d’écrire dans deux ou trois genres de nouvelles compositions. Je le ferai de mon mieux et avec tout le soin dont je suis capable. Je veux avoir, en mourant ou en vieillissant, l’intime consolation de me dire qu’autant qu’il a été en moi, j’ai satisfait à l’art et à moi-même. Quant aux jugemens des hommes d’aujourd’hui, je le répète en pleurant, mais tel est encore en Italie l’état de la critique, qu’il ne faut en attendre ou lui demander ni la louange ni le blâme. Je n’appelle pas louange, celle qui ne distingue point, et ne sait pas, en donnant raison d’elle-même , encourager l’auteur, comme aussi je n’appelle point blâme celui qui n’enseigne pas à mieux faire.

Je souffris mal de mort à cette représentation de ma Virginie, plus encore qu’à celle de la Cléopâtre, mais pour des motifs tout différens ; je ne veux pas m’y appesantir davantage. Celui qui a le goût et l’orgueil de l’art saura les deviner assez ; tout autre les trouverait inutiles et ne les comprendrait pas.

En partant de Turin, j’allai passer trois jours à Asti, auprès de mon excellente et vénérable mère. Lorsqu’en suite nous nous séparâmes, il y eut beaucoup de larmes de versées, car nous pressentions l’un et l’autre que nous ne nous reverrions plus. Je ne dirai pas que j’éprouvais pour ma mère une tendresse aussi vive que je l’aurais dû, que je l’aurais pu ; depuis l’âge de neuf ans, j’avais cessé de vivre auprès d’elle, et ne l’avais revue que pour ainsi dire à la dérobée, et pendant des heures. Mais mon estime, ma reconnaissance, ma vénération pour elle et pour ses vertus n’ont jamais eu de bornes, et n’en auront jamais aussi long-temps que je vivrai. Que le ciel lui accorde une longue vie ; elle l’emploie si bien pour le bonheur et l’édification de toute la ville qu’elle habite ! Elle m’aime de l’amour le plus profond, et bien plus que jamais je ne l’ai mérité. Aussi le spectacle de son immense et sincère douleur, quand je me séparai d’elle, me laissa dans le cœur une amertume que j’y retrouve encore.

Dès que je fus sorti des états du roi de Sardaigne, je crus sentir que je respirais plus à l’aise, tant pesait lourdement encore sur ma tête ce qui pouvait rester du joug natal que déjà pourtant j’avais brisé. C’est au point que pendant le peu de temps que j’y demeurai, chaque fois qu’il m’arrivait de me trouver en face de quelques personnages influens du pays, j’avais plus l’air à mes yeux d’un affranchi que d’un homme libre. Je ne pouvais m’empêcher de me rappeler le mot admirable de Pompée venant en Égypte se mettre sous la garde et à la discrétion d’un Photin : « Celui qui entre dans la maison d’un tyran, s’il n’est esclave, le devient. » De même celui qui par désœuvrement ou par passe-temps rentre dans la prison qu’il avait quittée, risque fort d’en trouver la porte fermée, quand il voudra sortir, tant qu’il y reste des geôliers.

Pendant que j’approchais de Modène, les nouvelles que j’avais reçues de mon amie venaient tour à tour remplir mon cœur de peine ou d’espérance, mais toujours d’une grande incertitude. Les dernières, reçues à Plaisance, m’annonçaient enfin qu’elle était libre de quitter Rome, ce qui me ravissait de joie ; car Rome était le seul endroit où il me fût désormais impossible de la voir ; mais, d’un autre côté, les convenances avec leurs chaînes de plomb me défendaient impérieusement de la suivre, même alors. Ce n’était qu’avec beaucoup de peines, et en faisant à son mari d’énormes sacrifices d’argent, qu’elle avait fini par obtenir de son beau-frère et du pape la permission d’aller en Suisse aux eaux de Baden : car sa santé se trouvait alors sensiblement altérée par tant de dégoûts. Elle était donc partie de Rome au mois de juin 1784, et longeant les côtes de l’Adriatique par Bologne, Mantoue et Trente, elle se dirigea vers le Tyrol, précisément à la même époque où ayant quitté Turin, je retournais à Sienne par Plaisance, Modène et Pistoja. Cette pensée que j’étais alors si près d’elle, pour nous voir bientôt encore séparés de nouveau, et si loin l’un de l’autre, me donnait en même temps une émotion de douleur et de plaisir. J’aurais bien pu envoyer directement en Toscane ma voiture et mes gens, et m’en allant seul à franc étrier par la traverse, j’avais chance de la rejoindre bientôt, et du moins je l’aurais vue. Je désirais, je craignais, j’espérais, je voulais, je ne voulais plus ; anxiété que seuls connaissent ceux qui vraiment ont aimé ! Et il en est peu. Le devoir finit par l’emporter, le devoir et l’amour, non de moi, mais celui que j’avais pour elle et pour son honneur ; je continuai donc ma route en pleurant et en blasphémant, et toujours accablé sous le poids de ma douloureuse victoire, j’arrivai à Sienne, après un voyage d’environ dix mois. Je retrouvai dans Gori un consolateur qui jamais ne m’avait été plus nécessaire pour m’apprendre à traîner encore ma misérable vie et à fatiguer l’espérance.





CHAPITRE XIV

Voyage en Alsace. — Je revois mon amie. — Je fais le plan de trois nouvelles tragédies. — Mort inattendue de mon cher Gori à Sienne.


Peu de jours après moi, arrivèrent à Sienne mes quatorze chevaux ; j’y avais laissé le quinzième sous la garde de mon ami : c’était mon beau fauve, mon Fido[11], le même qui dans Rome avait plusieurs fois reçu le doux fardeau de ma bien-aimée, et c’était assez pour me le rendre plus cher à lui seul que toute ma nouvelle troupe. Toutes ces bêtes me retenaient en même temps dans la distraction et l’oisiveté. Les peines de cœur venant à s’y joindre, j’essayai vainement de reprendre mes occupations littéraires. Je laissai passer une bonne partie de juin et tout le mois de juillet où je ne bougeai pas de Sienne, sans faire autre chose que quelques vers. J’achevai cependant plusieurs stances que manquaient encore au troisième chant de mon petit poème, et je commençai même le quatrième et dernier. L’idée de cet ouvrage, quoique souvent interrompu, repris à de longs intervalles et toujours par fragmens, et sans que j’eusse aucun plan écrit, était restée néanmoins très-fortement empreinte dans mon cerveau. Ce à quoi je voulais surtout prendre garde, c’était à ne le pas faire trop long, ce qui m’eût été bien facile, si je me fusse laissé entraîner aux épisodes et aux ornemens. Mais pour en faire une œuvre originale et assaisonnée d’une agréable teneur, la première condition , c’était d’être court. Voilà pourquoi dans ma pensée il ne devait d’abord avoir que trois chants ; mais la revue des conseillers m’en déroba presque tout un, et il fallut en faire quatre. Je ne suis pas trop sûr cependant, dans mon âme et conscience, que toutes ces interruptions n’aient bien eu leur influence sur l’ensemble du poème et qu’il n’ait l’air un peu décousu.

Pendant que j’essayais de poursuivre ce quatrième chant, je ne cessais de recevoir et d’écrire de longues lettres ; ces lettres peu à peu me remplirent d’espérance et m’enflammèrent de plus en plus du désir de revoir bientôt mon amie. Cette possibilité devint si vraisemblable, qu’un beau jour ne pouvant plus y tenir, je ne confiai qu’à mon ami où je voulais me rendre, et feignant une excursion à Venise, je me dirigeai du côté de l’Allemagne. C’était le 4 août, un jour, hélas ! dont le souvenir me sera toujours amer. Car tandis que content et ivre de joie j’allai chercher la moitié de moi-même, je ne savais pas qu’en embrassant ce rare et cher ami, quand je croyais ne me séparer de lui que pour six semaines, je le quittais pour l’éternité. Je ne puis en parler, je ne puis y songer sans fondre en larmes, aujourd’hui encore après tant d’années. Mais je ne reviendrai pas sur ces larmes ; aussi bien je me suis efforcé ailleurs de leur donner un libre cours.

Me voici donc de nouveau sur les grands chemins. Je reprends ma charmante et poétique route de Pistoja à Modène, je passe comme une éclair à Mantoue, à Trente, à Inspruck, et de là par la Souabe j’arrive à Colmar, ville de la Haute-Alsace, sur la rive gauche du Rhin. Près de cette ville, je retrouvai enfin celle que je demandais à tous les échos, que je cherchais par tout, et dont la douce présence me manquait depuis plus de seize mois. Je fis tout ce trajet en douze jours, et j’avais beau courir, je croyais à peine changer de place. Pendant ce voyage la veine poétique se rouvrit en moi, plus abondante que jamais, et il n’y avait guère de jour où celle qui avait sur moi plus d’empire que moi-même ne me fît composer jusqu’à trois sonnets et plus encore. J’étais tout hors de moi à la pensée que sur toute cette route chacun de mes pas rencontrait une de ses traces. J’interrogeais tout le monde, et partout j’apprenais qu’elle y était passée environ deux mois auparavant. Souvent mon cœur tournait à la joie, et alors j’essayais aussi de la poésie badine. J’écrivis, chemin faisant, un chapitre à Gori, où je lui donnais les instructions nécessaires pour la garde de mes chevaux bien-aimés ; cette passion n’était chez moi que la troisième, je rougirais trop de dire la seconde, les muses, comme de raison, devant avoir le pas sur Pégase.

Ce chapitre un peu long, que j’ai placé dans la suite parmi mes poésies, est le premier et à peu près l’unique essai que j’aie tenté dans le genre de Berni, dont je crois sentir toutes les grâces et la délicatesse, quoique la nature ne me porte pas de préférence vers ce genre. Mais il ne suffit pas toujours d’en sentir les finesses pour les rendre ; j’ai fait de mon mieux. J’arrivai le 16 août chez mon amie, près de qui deux mois passèrent comme un éclair. Alors me retrouvant de nouveau tout entier de cœur, d’esprit et d’âme, il ne s’était pas encore écoulé quinze jours depuis que sa présence m’avait rendu à la vie, que moi, ce même Alfieri, qui depuis deux ans n’avais pas même eu l’idée d’écrire d’autres tragédies, qui au contraire, ayant déposé le cothurne aux pieds de Saül, avais fermement résolu de ne jamais le reprendre, je me trouvai alors, presque sans m’en douter, avoir conçu ensemble et par force trois tragédies nouvelles : Agis, Sophonisbe et Myrrha. Les deux premières m’étaient d’autres fois venues à la pensée, et je les avais toujours écartées ; mais cette fois elles s’étaient si profondément fixées dans mon imagination, qu’il fallut bien en jeter l’esquisse sur le papier, avec la conviction et l’espoir que j’en resterais là. Pour ce qui est de Myrrha, je n’y avais jamais pensé. Ce sujet m’avait paru tout aussi peu que la Bible ou tout autre fondé sur un amour incestueux de nature à être traduit sur la scène ; mais tombant par hasard, comme je lisais les Métamorphoses d’Ovide, sur ce discours éloquent et vraiment divin que Myrrha adresse à sa nourrice, je fondis en larmes, et aussitôt l’idée d’en faire une tragédie passa devant mes yeux comme un éclair. Il me sembla qu’il pouvait en résulter une tragédie très-touchante et très-originale, pour peu que l’auteur eût l’art d’arranger sa fable de manière à laisser le spectateur découvrir lui-même par degré les horribles tempêtes qui s’élèvent dans le cœur embrasé et tout ensemble innocent de la pauvre Myrrha, bien plus infortunée que coupable, sans qu’elle en dît la moitié, n’osant s’avouer à elle-même, loin de la confier à personne, une passion si criminelle. En un mot, dans ma tragédie, telle que je la conçus tout d’abord, Myrrha ferait les mêmes choses qu’elle décrit dans Ovide ; mais elle les ferait sans les dire. Je sentis dès le début quelle immense difficulté j’éprouverais à prolonger pendant cinq actes, sans le secours d’aucun épisode, ces fluctuations de l’âme de Myrrha, si délicates à rendre. Cette difficulté, qui ne fit alors que m’enflammer de plus en plus, et qui, lorsque ensuite je voulus développer, versifier et imprimer ma tragédie, a toujours été l’aiguillon qui m’excitait à vaincre l’obstacle, l’œuvre achevée, je la crains, cette difficulté, et la reconnais dans toute son étendue , laissant aux autres à juger si j’ai su la surmonter complètement ou en partie, ou si elle demeure tout entière.

Ces trois nouvelles productions tragiques allumèrent dans mon cœur l’amour de la gloire que je ne désirais plus désormais que pour la partager avec celle qui m’était plus chère que la gloire. Il y avait donc un mois environ que mes jours s’écoulaient heureux et pleins, sans qu’il s’y mêlât d’autre pensée amère que celle-ci, déjà si horrible : Un mois encore, un mois au plus, et il faudra nous séparer de nouveau. Mais, comme si la crainte de ce coup inévitable n’eût pas suffi à elle seule pour répandre une affreuse amertume sur les fugitives douceurs qu’il me restait à savourer, la fortune ennemie voulut y joindre sa dose cruelle pour me rendre plus chère encore cette éphémère consolation. Des lettres de Sienne m’annoncèrent dans l’espace de huit jours, et la mort du jeune frère de Gori, et une maladie grave de Gori lui-même. Celles qui suivirent m’apportèrent la nouvelle de sa mort, après une maladie qui n’avait duré que huit jours. Si je ne me fusse pas trouvé auprès de mon amie en recevant ce coup si rapide et si inattendu, les effets de ma juste douleur auraient été bien plus terribles ; mais quand on a quelqu’un pour pleurer avec soi, les pleurs sont moins amers. Mon amie connaissait aussi, et elle aimait tendrement ce cher François Gori. L’année d’avant, après m’avoir, comme je l’ai dit, accompagné jusqu’à Gènes, de retour de Toscane, il s’était rendu à Rome presque uniquement pour faire connaissance avec elle, et pendant son séjour, qui dura plusieurs mois, il l’avait vue constamment, et l’avait accompagnée dans ses visites de chaque jour à tous les monumens des beaux-arts, qu’il aimait lui-même passionnément, et qu’il jugeait en appréciateur éclairé. Aussi, en le pleurant avec moi, ne le pleurait-elle pas seulement pour moi, mais encore pour elle-même, sachant bien ce qu’il valait par l’expérience qu’elle venait d’en faire. Ce malheur troubla plus que je ne saurais le dire le reste du temps déjà si court que nous passâmes ensemble ; et à mesure que le terme approchait, cette nouvelle séparation me paraissait bien plus amère et plus horrible. Quand fut venu ce jour redouté, il fallut obéir au sort, et je rentrai dans de tout autres ténèbres, séparé de ma bien-aimée, sans savoir, cette fois, pour combien de temps, et privé de mon ami avec la certitude cruelle que c’était pour toujours. À chaque pas de cette même route où s’étaient dissipées en venant ma douleur et mes noires pensées, je les retrouvai au retour plus poignantes. Vaincu par la douleur, je composai peu de vers et ne fis que pleurer jusqu’à Sienne, où j’arrivai dans les premiers jours de novembre. Quelques amis de mon ami, et qui m’aimaient à cause de lui comme moi-même je les aimais, accrurent démesurément mon désespoir, pendant ces premiers jours, en ne me servant que trop bien dans mon désir de savoir jusqu’aux moindres particularités de ce funeste accident. Tremblant , j’évitais de les entendre, et je ne cessais de les demander. Je n’allai plus demeurer, comme on peut bien le croire, dans cette maison de deuil que je n’ai plus jamais revue. À mon retour de Milan, l’année précédente, j’avais de grand cœur accepté de mon ami, et dans sa maison, un petit appartement solitaire et fort gai, et nous vivions comme deux frères.

Cependant, sans Gori, le séjour de Sienne me devint tout d’abord insupportable ; j’espérai qu’en changeant de lieux et d’objet j’allais affaiblir ma douleur sans rien perdre de sa mémoire. Dans le courant de novembre, je me transportai à Pise, décidé à y passer l’hiver, en attendant qu’un destin meilleur vînt me rendre à moi-même ; car privé de tout ce qui nourrit le cœur, je ne pouvais, en vérité, me regarder comme vivant.





CHAPITRE XV

Séjour à Pise. — J’y écris le Panégyrique de Trajan, et d’autres ouvrages.



Cependant mon amie, de son côté, était rentrée en Italie par les Alpes de Savoie. Elle était venue de Turin à Gènes et de Gènes à Bologne, où elle se proposait de passer l’hiver, ayant trouvé cette combinaison pour ne plus sortir des états pontificaux, sans, pour cela, retourner à Rome qu’elle regardait comme sa prison, sous prétexte que la saison était trop avancée. Se voyant à Bologne au mois de décembre, elle y resta. Nous voici donc, pendant six mois, elle à Bologne, moi à Pise, avec l’Apennin seul entre nous, séparés de nouveau, quoique tout près l’un de l’autre. C’était en même temps pour moi une consolation et un martyre. Je recevais de ses nouvelles tous les trois ou quatre jours ; mais je ne pouvais ni ne devais, en aucune manière, essayer de la voir, grâce au commérage des petites villes d’Italie, où, pour peu qu’on s’élève au-dessus du vulgaire, on est minutieusement observé par une foule d’oisifs et de malveillans. Je passai donc à Pise cet hiver interminable, sans autre consolation que ses fréquentes lettres, et, selon ma coutume, perdant le temps avec mes chevaux et ne touchant presque plus à mes livres, rares mais fidèles compagnons de ma solitude. Toutefois, pour échapper à l’ennui,1785. pendant les heures où je ne pouvais ni monter à cheval, ni faire le cocher, j’essayais de temps en temps encore de lire quelques petites choses, surtout le matin, au lit, en m’éveillant. Dans ces demi-lectures, j’avais parcouru les Lettres de Pline le Jeune, qui m’avaient fait grand plaisir, autant par leur élégance que par tout ce qu’on y apprend des choses et des mœurs de Rome, outre la noblesse d’âme et l’aimable et beau caractère que l’auteur y laisse voir chemin faisant. Après ces lettres, j’entrepris de lire le Panégyrique de Trajan, qui m’était connu de réputation, mais dont je n’avais jamais lu un seul mot. Au bout de quelques pages, ne retrouvant plus l’homme de lettres, bien moins encore un ami de Tacite, comme il faisait profession de l’être, je me sentis dans le fond du cœur comme un mouvement d’indignation. Aussitôt jetant là le livre, je me dressai sur mon séant, car j’étais couché pour lire, et prenant ma plume avec colère, je m’écriai à haute voix, me parlant à moi-même : « Mon cher Pline, si tu étais vraiment l’ami, l’émule et l’admirateur de Tacite, voici sur quel ton il te fallait parler à Trajan. » Et sans plus attendre ni réfléchir, j’écrivis de verve, comme un fou et renonçant à gouverner ma plume, environ quatre grandes pages de ma plus petite écriture, tant que, las enfin, et laissant mon ivresse dans ce flot de paroles que je venais d’épancher, je m’arrêtai d’écrire, sans plus y penser ce jour-là. Le lendemain matin, ayant repris mon Pline, ou, pour mieux dire, ce Pline si fort déchu la veille dans mes bonnes grâces, je voulus achever son panégyrique. Je me fis violence pour en lire encore quelques pages, mais il ne me fut pas possible de poursuivre. J’essayai alors de relire un peu ce lambeau de mon panégyrique à moi, que j’avais écrit la matinée précédente dans un accès de fièvre. Il ne me déplut pas à la lecture, et me réenflammant de plus belle, d’une plaisanterie je fis ou je crus faire une chose très-sérieuse. Après avoir divisé et distribué le sujet de mon mieux, j’écrivais chaque matin tout d’une haleine, autant que mes yeux me le permettaient ; car deux heures d’un travail enthousiaste suffisent pour m’ôter la vue. J’y pensai ensuite et le ruminai tout le jour, comme il m’arrive chaque fois que je retombe, je ne sais comment, dans cette fièvre d’enfantement et de composition. En cinq jours, du 13 au 17 mars, l’ouvrage était écrit tout entier, très-peu différent d’ailleurs, à part le travail de la lime, de l’ouvrage qu’on a pu lire dans mes œuvres.

Ce travail avait ranimé mon intelligence et avait fait trêve un moment à mes amères douleurs. J’appris alors par expérience que si je voulais supporter ces angoisses de mon âme, ou en attendre le terme sans y succomber, il m’était indispensable de me roidir contre le mal, et de contraindre mon esprit à un travail quelconque. Mais, comme plus libre et plus indépendant que moi-même, mon esprit ne veut, à aucun prix, m’obéir, et que si, par exemple, je me fusse proposé d’abord de lire Pline, puis de faire un panégyrique à Trajan, il n’eût jamais eu la force de rassembler deux idées, pour tromper à la fois et mon esprit et ma douleur, je trouvai le moyen de me faire violence, en m’imposant une œuvre de patience, de bête de somme, comme on dit. C’est pourquoi je retournai à Salluste, dont j’avais fait à Turin, il y avait dix ans, une traduction qui n’était alors qu’une étude ; je fis recopier cette traduction avec le texte en regard, et je m’appliquai sérieusement à la corriger dans l’intention et l’espoir d’en tirer quelque chose. Mais même pour un travail aussi pacifique, je me sentais incapable d’une application calme et suivie. L’ouvrage y gagna donc peu de chose ; je crus voir, au contraire, que dans le délire et l’effervescence d’une âme mécontente et préoccupée, peut-être est-il encore moins difficile de concevoir et de créer une œuvre courte et animée que de revenir froidement sur une œuvre déjà faite. La correction ennuie, et, chemin faisant, on pense à autre chose. La création est une fièvre, durant l’accès, c’est elle seule que l’on sent. Je remis donc le Salluste à des temps plus heureux, et me repris à cet ouvrage du Prince et des Lettres, dont j’avais eu l’idée et dessiné le plan à Florence, quelques années auparavant. J’en écrivis alors tout le premier livre et quelques chapitres du second. Dès l’été précédent, à mon retour d’Angleterre à Sienne, j’avais publié le troisième volume de mes tragédies, et je l’avais envoyé à beaucoup d’Italiens de mérite, et, dans le nombre, à l’illustre Cesarotti, que je priai de m’éclairer de ses lumières sur le style, la composition et la conduite de mes pièces. Je reçus de lui, dans le courant d’avril, une lettre critique sur les trois tragédies que contenait le volume. J’y répondis en peu de mots ; je le remerciai, et notant ce qui, dans ses observations, me paraissait de nature à être contesté, je le priai de nouveau de m’indiquer ou de me donner lui-même un modèle de vers tragiques. Je remarquai à ce sujet que ce même Cesarotti, qui avait conçu et exécuté avec tant de supériorité les vers sublimes de son Ossian, sollicité par moi, deux années auparavant de vouloir bien m’indiquer un modèle pour les vers blancs du dialogue, n’avait pas eu honte de me parler de quelques-unes de ses traductions du français, la Sémiramis et le Mahomet de Voltaire , depuis long-temps imprimées, et de venir indirectement me les proposer pour modèle. Ces traductions de Cesarotti sont dans les mains de tout le monde et me dispensent d’ajouter ici aucune réflexion sur cette particularité. Chacun pourra juger et comparer ces vers tragiques avec les miens, avec ceux de Cesarotti lui-même dans sa traduction épique d’Ossian, et voir s’ils ont l’air de sortir de la même fabrique. Mais ce fait pourra servir à montrer quelle chose misérable c’est que les hommes, et les auteurs en particulier ; nous avons toujours sous la main la palette et le pinceau, quand il s’agit de peindre les autres, jamais le miroir pour nous y voir nous-mêmes et nous y reconnaître.

Le journaliste de Pise ayant à donner ou à insérer dans sa feuille un jugement critique sur ce troisième volume de mes tragédies, trouva plus court et plus facile de transcrire tout uniment cette lettre de Cesarotti, avec mes notes qui lui servent de réponse. Je restai à Pise jusqu’à la fin d’août 1785, mais sans y rien écrire depuis ces notes ; je me bornai seulement à faire recopier les dix tragédies imprimées et à mettre à la marge beaucoup de changemens qui alors me parurent suffire. Mais quand plus tard je m’occupai de ma réimpression de Paris, je les trouvais plus qu’insuffisants, et il fallut alors en ajouter quatre fois autant pour le moins. Au mois de mai de cette même année, je me donnai à Pise le divertissement du jeu du pont[12] spectacle admirable, où l’antique se mêle à je ne sais quoi d’héroïque. Il s’y joignit encore une autre fête fort belle aussi dans son genre, l’illumination de la ville entière, comme elle a lieu, tous les deux ans, pour la fête de saint Ramieri ; ces deux fêtes furent alors célébrées ensemble, à l’occasion du voyage que le roi et la reine de Naples firent en Toscane pour y visiter le grand duc Lèopold, beau-frère de ce roi. Ma petite vanité eut alors de quoi se trouver satisfaite, car on distingua surtout mes beaux chevaux anglais, qui l’emportaient en force en beauté, sur tous ceux qu’on avait pu voir en pareille rencontre ; mais au milieu d’une jouissance si puérile et si trompeuse, je vis, à mon grand désespoir, que dans cette Italie morte et corrompue, il était plus facile de se faire remarquer par des chevaux que par des tragédies.





CHAPITRE XVI

Second voyage en Alsace, où je me fixe. — Conception et développement des deux Brutus, et de l’Abel. — Études reprises avec chaleur.


Sur ces entrefaites mon amie était partie de Bologne et avait pris, au mois d’avril, la route de Paris. Décidée à ne plus retourner à Rome, elle ne pouvait se retirer nulle part plus convenablement qu’en France, où elle avait des parens, des relations, des intérêts. Après être restée à Paris jusque vers la fin du mois d’août, elle revint en Alsace, dans la même villa où nous nous étions réunis, l’année précédente. Je laisse à juger avec quelle joie, quel empressement, dès les premiers jours de septembre, je pris, pour me rendre en Alsace, la route ordinaire des Alpes Tyroliennes. Mon ami que j’avais perdu à Sienne, ma bien-aimée qui désormais allait vivre hors de l’Italie, me déterminèrent aussi à ne pas y demeurer plus long-temps. Je ne voulais pas alors, et les convenances ne le permettaient pas, m’établir à demeure aux lieux qu’elle habitait, mais je cherchai à m’en tenir éloigné le moins possible, et à n’avoir plus du moins les Alpes entre nous. Je mis donc en mouvement toute ma cavalerie qui, un mois après moi, arriva saine et sauve en Alsace, où j’avais alors rassemblé tout ce que je possédais, excepté mes livres, dont j’avais laissé à Rome la majeure partie. Mais le bonheur de cette seconde réunion ne dura et ne pouvait guère durer que deux mois, mon amie devant passer l’hiver à Paris. Au mois de décembre, je l’accompagnai jusqu’à Strasbourg, où il m’en coûta cruellement de me séparer d’elle et de la quitter une troisième fois. Elle continua sa route vers Paris, et je retournai à notre maison de campagne ; j’avais le cœur bien gros, mais mon affliction cette fois n’avait plus autant d’amertume, nous étions plus près l’un de l’autre ; je pouvais sans obstacle et sans crainte de lui faire tort, tenter une excursion de son côté. L’été enfin ne devait-il pas nous réunir ? Toutes ces espérances me mirent un tel baume dans le sang, et me rafraîchirent si bien l’esprit, que je me rejetai tout entier entre les bras des muses. Pendant ce seul hiver, dans le repos et la liberté des champs, je fis plus de besogne qu’il me fût jamais arrivé d’en faire en un aussi court espace de temps. Ne penser qu’à une seule et même chose, et n’avoir à se défendre ni des distractions du plaisir, ni de celles de la douleur, rien n’abrège autant les heures et ne les multiplie davantage. À peine rentré dans ma solitude, je finis d’abord de développer l’Agis. Je l’avais commencé à Pise, dès le mois de décembre de l’autre année, puis, las et dégoûté de ce travail (ce qui jamais ne m’arrivait dans la composition), il ne m’avait plus été possible de continuer. Mais alors l’ayant heureusement mené à terme, je ne respirai pas que je n’eusse également développé pendant ce même mois de décembre, la Sophonisbe et la Myrrha. Le mois suivant, en janvier 1786, j’achevai de jeter sur le papier le second et le troisième livre du Prince des Lettres ; je conçus et j’écrivis le dialogue de la Vertu méconnue. C’était un tribut que depuis long-temps je me reprochais de n’avoir point payé à la mémoire adorée de mon vénérable ami, François Gori. J’imaginai en outre et je développai entièrement la tramélogédie d’Abel, dont je mis en vers la partie lyrique : c’était un genre nouveau, sur lequel j’aurai plus tard l’occasion de revenir, si Dieu me prête vie et me donne avec la force d’esprit nécessaire les moyens d’accomplir tout ce que je me propose d’entreprendre. Une fois revenu à la poésie, je ne quittai plus mon petit poème que je ne l’eusse complètement terminé, y compris le quatrième chant. Je dictai ensuite, je recorrigeai, je rassemblai les trois autres qui composés par fragment, dans l’espace de dix années, avaient, ce qu’ils ont peut-être encore, je ne sais quoi de décousu. Si grand que soit le nombre de mes défauts, ce n’est pas là celui qu’on rencontre habituellement dans mes autres compositions. J’avais à peine terminé ce poème, que dans une de ses lettres toujours si fréquentes et si chères, mon amie, comme par hasard, me raconta qu’elle venait d’assister au théâtre à une représentation du Brutus de Voltaire, et que cette tragédie lui avait plu souverainement. Moi qui avais vu représenter cette même pièce dix ans peut-être auparavant, et qui depuis l’avais complètement oubliée, je sentis aussitôt mon cœur et mon esprit se remplir d’une émulation où il entrait à la fois de la colère et du dédain, et je me dis: « Et quels Brutus ! des Brutus d’un Voltaire ? J’en ferai, moi, des Brutus. Je les traiterai l’un et l’autre. Le temps fera voir à qui de nous il appartenait de revendiquer un tel sujet de tragédie, ou de moi, ou d’un Français, qui, né du peuple, a pendant plus de soixante et dix ans, signé: Voltaire, gentilhomme ordinaire du roi.» Je n’en dis pas davantage, je n’en touchai même pas un mot dans ma réponse à mon amie, mais sur-le-champ et avec la rapidité de l’éclair, je conçus à la fois les deux Brutus, tels que depuis je les ai exécutés. C’est ainsi que, pour la troisième fois, je manquai à ma résolution de ne plus faire des tragédies, et que de douze qu’elles devaient être, elles sont arrivées au nombre de dix-neuf. Je renouvelai sur le dernier Brutus, mais avec plus de solennité que jamais, mon serment à Apollon, et cette fois je suis à peu près sûr de ne plus le violer. J’en ai pour garans les années qui vont s’amassant sur ma tête, et tout ce qui me reste encore à faire dans un autre genre, si toutefois j’en trouve la force et le moyen.

Je passai plus de cinq mois à cette maison de campagne, dans une continuelle effervescence d’esprit. Le matin, à peine éveillé, j’écrivais aussitôt cinq ou six pages à mon amie ; je travaillais ensuite jusqu’à deux ou trois heures de l’après-midi ; je montais alors à cheval où en voiture pendant une couple d’heures ; mais au lieu de me distraire et de me reposer, ne cessant de penser soit à tel vers, soit à tel personnage, soit à telle autre chose, je fatiguais ma tête loin de la soulager. Je fis si bien que j’y gagnai, au mois d’avril, un violent accès de goutte qui pour la première fois me cloua dans mon lit, où pendant quinze jours au moins il me retint immobile et souffrant, ce qui vint mettre une interruption cruelle à mes études si chaudement reprises. C’était aussi trop entreprendre que de vouloir vivre solitaire tout à la fois et occupé ; je n’aurais pu y résister sans mes chevaux qui me forçaient à prendre le grand air et à faire de l’exercice. Mais, même avec mes chevaux, je ne pus supporter cette perpétuelle et incessante tension des fibres du cerveau, et si la goutte plus sage que moi ne fût venue y faire trêve, j’aurais fini par devenir fou ou par défaillir de faiblesse, car je dormais fort peu et ne mangeais presque plus. Toutefois, au mois de mai, grâce au repos et à une diète sévère, les forces m’étaient revenues. Mais des circonstances qui lui étaient personnelles ayant alors empêché mon amie de me rejoindre à notre maison de campagne, et me voyant condamné à soupirer encore après son retour, seule consolation que j’eusse au monde, je tombai dans un trouble d’esprit, qui pendant plus de trois mois obscurcit mon entendement. Je travaillai peu et mal jusqu’à la fin du mois d’août, où la présence tant désirée de mon amie fit évanouir tous ces maux d’une imagination mécontente et enflammée. À peine redevenu sain de corps et d’esprit, j’oubliai les douleurs de cette longue absence qui, heureusement pour moi, fut la dernière, et je me remis au travail avec passion et fureur. Vers le milieu de décembre, époque à laquelle nous partîmes ensemble pour Paris, je me trouvai avoir versifié l’Agis, la Sophonisbe et la Myrrha, développé les deux Brutus et composé la première de mes Satires. Déjà, neuf ans auparavant, j’avais à Florence tenté ce nouveau genre, j’en avais distribué les sujets, et j’avais même alors essayé d’en exécuter quelque chose. Mais n’étant point encore assez maître de la langue et de la rime, je m’y étais rompu les cornes ; et craignant de ne pouvoir jamais y réussir, du moins pour le style et la versification, j’en avais à peu près abandonné l’idée. Mais le rayon vivifiant des yeux de mon amie me rendit alors ce qu’il fallait pour cela de courage et de hardiesse, et m’étant de nouveau mis à l’œuvre, je crus qu’il pourrait m’être donné d’entrer dans la carrière, sinon de la parcourir. Je fis aussi, avant de partir pour Paris, une revue générale de mes poésies, dictées et achevées en grande partie, et je m’en trouvai un bon nombre, trop peut-être.




CHAPITRE XVII

Voyage a Paris. — Retour en Alsace, après avoir pris des engagemens avec Didot, pour l’impression de toutes mes tragédies, au nombre de dix-neuf. — Cruelle maladie en Alsace, où mon ami Caluso était venu passer l’été avec moi.


1787.Après plus de quatorze mois d’un séjour non interrompu en Alsace, nous partîmes ensemble pour Paris ; cette ville, par sa nature et à cause de la mienne, m’avait toujours paru désagréable au plus haut degré ; mais elle se changeait pour moi en un paradis, du moment que mon amie l’habitait. Toutefois, ne sachant pas encore si j’y resterais longtemps, je laissai en Alsace, dans notre maison de campagne, mes bien-aimés chevaux, et n’apportai à Paris que quelques livres et tous mes manuscrits. D’abord le bruit et la puanteur de ce chaos, après un si long séjour à la campagne, m’attristèrent beaucoup. Il se trouvait ensuite que je demeurais très-loin de mon amie ; cette contrariété prévue d’avance, mille autres choses encore, qui dans cette Babylone me déplaisaient souverainement, m’auraient bientôt fait repartir, si je n’avais vécu que pour moi et en moi. Mais depuis bien des années il n’en était plus ainsi, et je me résignai tristement à la nécessité ; je cherchai du moins, à en tirer quelque fruit pour mon instruction ; mais pour ce qui est de l’art des vers, comme il n’y avait à Paris aucun homme de lettres qui eût de notre langue une intelligence au-dessus du médiocre, de ce côté déjà je n’y pouvais rien apprendre ; quant à l’art dramatique en général, bien que les Français s’y donnent volontiers eux-mêmes le premier rang, à l’exclusion de tout autre peuple, toutefois mes principes n’étant pas ceux que leurs auteurs tragiques ont suivis dans leurs compositions, je n’aurais pas eu assez de flegme pour m’entendre dicter solennellement de perpétuelles sentences, vraies pour la plupart, mais qu’ils exécutent fort mal. Cependant, comme il est dans mes habitudes de contredire fort peu, de ne jamais disputer, d’écouter beaucoup et tout le monde, à la condition de n’en croire à peu près personne, je me bornais à apprendre de tous ces discoureurs le grand art de me taire.

Les six ou sept mois de ce séjour à Paris furent du moins fort utiles à ma santé. Avant le milieu de juin, nous repartîmes pour notre maison d’Alsace. Chemin faisant, j’avais, à Paris, versifié le premier Brutus, et grâce à un accident passablement comique, il m’était arrivé de refondre la Sophonisbe tout entière. Je voulus la lire à un Français que j’avais autrefois connu à Turin, où il avait passé des années. C’était un homme qui avait l’intelligence des choses dramatiques, et qui, plusieurs années auparavant, quand je lui avais lu le Philippe II en prose française, m’avait donné l’excellente idée de transporter le conseil du quatrième acte où il était au troisième où il est encore, et où il gêne moins qu’il ne le faisait au quatrième, le développement de l’action. Pendant que je lisais cette Sophonisbe à un juge compétent, je m’identifiais avec lui autant que je le pouvais, cherchant dans son maintien plus que dans ses paroles quel était, au fond, son véritable sentiment. Il m’écoutait sans sourciller ; mais moi qui m’écoutais aussi et pour deux, dès le milieu du second acte, je commençai à me sentir saisi d’un certain froid qui augmenta si fort au troisième, qu’il me fut impossible d’achever, et poussé d’un mouvement irrésistible, je jetai mon manuscrit dans le feu : nous étions tout-à-fait seuls, assis des deux côtés de la cheminée, et ce feu semblait m’inviter tacitement à faire de mon œuvre cette prompte et sévère justice. Un peu étonné de ce coup de tête bizarre et inattendu (il ne m’était échappé jusque là aucun mot qui dût lui faire pressentir ce dénouement), mon ami porta vivement les mains sur le manuscrit pour le préserver du feu ; mais déjà, à l’aide des pincettes dont je m’étais emparé précipitamment, j’avais si bien cloué la pauvre Sophonisbe entre les deux ou trois tisons qui brûlaient, qu’il lui fallut brûler à son tour ; en bourreau expérimenté, je ne lâchai les pincettes qu’après l’avoir vu flamber, se hâvir et s’en aller en lambeaux par le tuyau de la cheminée. Ce mouvement furibond était de même famille que celui de Madrid, quand je m’emportai contre le pauvre Élie ; mais il est beaucoup moins honteux, et il ne me fut pas inutile. Je me confirmai alors dans l’opinion que plusieurs fois déjà j’avais eue sur le sujet de cette tragédie, sujet ingrat, perfide, ayant au premier abord un faux air tragique, qu’il ne garde pas long-temps. Je pris donc la résolution de ne plus y songer ; mais il en est des résolutions d’un auteur comme du courroux d’une mère. Deux mois après, la malheureuse prose de cette Sophonisbe si rudement châtiée me retomba sous ma main, je la relus, et croyant y voir quelques bonnes choses, je recommençai à la mettre en vers, en l’abrégeant beaucoup cette fois et en tachant de suppléer par le style et de masquer les défauts inhérens au sujet, et quoique bien convaincu, je le suis encore, que je n’en ferais jamais une tragédie du premier ordre, néanmoins je n’eus pas le courage de la mettre de côté, parce que c’était le seul sujet où se pussent développer naturellement les sublimes sentimens de Carthage et de Rome dans toute leur grandeur. C’est une tragédie faible, mais où il y a telles scènes dont je me sens fier. La totalité de mes tragédies me paraissant mûres, à cette époque, pour une impression générale, je résolus alors de recueillir au moins ce fruit de mon séjour ultérieur à Paris, et d’en faire à loisir une édition belle et correcte, sans regarder ni à l’argent ni à la fatigue. Mais avant de me décider en faveur de tel ou tel imprimeur, je voulus éprouver les caractères et les protes, et voir comment se tirait d’une langue étrangère la typographie parisienne. J’avais, dès l’année précédente, achevé d’écrire et de corriger le panégyrique de Trajan ; je le choisis pour l’essai que je voulais faire, et comme c’était une œuvre de peu d’étendue, ce fut chose terminée en moins d’un mois, et je fis sagement de tenter preuve, car je changeai d’imprimeur, ce qui me réussit sous tous les rapports. Je pris donc des arrangemens avec Didot l’aîné, homme fort entendu dans son art qu’il aimait de passion, fort soigneux en outre et suffisamment instruit dans la langue italienne ; et dès le mois de mai de cette même année 1787, je commençai à imprimer le premier volume de mes tragédies. Mais si je commençai, ce fut surtout pour nous engager l’un envers l’autre ; car je savais très-bien que devant partir au mois de juin, pour aller demeurer en Alsace jusqu’au retour de l’hiver, l’impression, pendant ce temps-là, ne marcherait guère vite, quoique des mesures fussent prises pour me faire passer chaque semaine, en Alsace, les épreuves à corriger, que je devais ensuite renvoyer à Paris. Ainsi je prenais deux fois moi-même l’engagement de revenir passer l’hiver à Paris ; j’y avais une extrême répugnance ; voilà pourquoi ce n’était pas trop du double stimulant de l’amour et de la gloire. Je laissai à Didot le manuscrit des discours en prose qui sont en tête du théâtre, et celui des trois premières tragédies que je croyais sottement avoir étudiées, limées et soignées autant qu’elles pouvaient l’être. Plus tard, quand l’impression commença, je m’aperçus combien je m’étais trompé.

Outre l’amour du repos, l’agrément de notre maison de campagne, le bonheur d’y passer plus de temps avec mon amie, de demeurer sous le même toit, d’y avoir mes livres et mes chers chevaux : c’étaient là autant d’aiguillons pressans qui me faisaient retourner en Alsace avec délices. Mais une autre raison venait s’y joindre encore, qui devait doubler le plaisir que je ressentais. Mon ami Caluso m’avait fait espérer qu’il viendrait passer l’été avec nous en Alsace ; de tous les hommes que j’avais connus, c’était le meilleur, et depuis la mort de Gori, le dernier ami qui me restait. Quelques semaines après notre retour en Alsace, vers la fin de juillet, nous nous mîmes en route, mon amie et moi, pour aller au-devant de Caluso, et nous poussâmes jusqu’à Genève ; nous le ramenâmes, en traversant toute la Suisse, jusqu’à notre campagne près de Colmar, où se trouvait ainsi réuni tout ce que j’avais de plus cher au monde. Mon premier entretien avec mon ami roula, j’étais bien loin de m’y attendre, sur des affaires domestiques. Mon excellente mère l’avait chargé d’une commission fort étrange, si l’on pense à mon âge, à mes occupations et à ma manière de voir : c’était une proposition de mariage. Il me la fit en riant, et ce fut aussi en riant que j’y répondis par un refus, et nous nous entendîmes pour adresser à ma tendre mère une réponse qui nous excusât l’un et l’autre. Mais pour donner au lecteur une idée de l’affection et des manières simples de cette femme vénérable, je transcrirai ici la lettre qu’elle m’écrivit à ce sujet.

L’affaire de ce mariage une fois traitée, nos cœurs s’épanchèrent l’un dans l’autre, et nous revînmes, mon ami et moi, à ces lettres que nous aimions tant. J’éprouvais pour ma part un besoin véritable de converser sur l’art, de parler italien et de choses italiennes. C’était une satisfaction qui me manquait depuis deux ans, ce qui me faisait grand tort, surtout pour l’art des vers. Certes, si les nouveaux grands hommes de la France, Voltaire et Rousseau, par exemple, avaient dû passer la meilleure partie de leur vie à errer dans divers pays, où leur langue eût été inconnue ou négligée, et qu’ils n’eussent même trouvé personne avec qui la parler, peut-être n’auraient-ils pas eu un courage assez imperturbable, assez ferme, assez persévérant pour écrire uniquement par amour de l’art et afin d’épancher leur âme, comme je faisais moi, et comme je l’ai fait pendant tant d’années consécutives, condamné par les circonstances à vivre et à m’entretenir avec des barbares. Franchement, c’est le nom que mérite tout le reste de l’Europe, pour ce qui regarde la littérature italienne, et que ne mérite que trop également une grande partie de l’Italie elle-même, suî nescia. Veut-on écrire pour l’Italie, écrire éloquemment et essayer des vers qui respirent l’art de Pétrarque et de Dante ; mais qui donc en Italie désormais peut se vanter avec justice de savoir lire, comprendre, goûter, sentir vivement Dante et Pétrarque ? un sur mille, et c’est beaucoup dire. Avec tout cela, inébranlable dans ma conviction du beau et du vrai, j’aime mieux (et je saisis toutes les occasions de renouveler à cet égard ma profession de foi), j’aime beaucoup mieux encore écrire dans une langue presque morte et pour un peuple mort, et me voir enseveli moi-même de mon vivant, que d’écrire dans ces langues sourdes et muettes, le français ou l’anglais, quoique leurs armées et leurs canons les mettent à la mode ; plutôt mille fois des vers italiens, pour peu qu’ils soient bien tournés, même à la condition de les voir pour un temps ignorés, méprisés, non compris, que des vers français ou anglais, ou dans tout autre jargon en crédit, lors même que, lus aussitôt par tout le monde, ils pourraient m’attirer les applaudissemens et l’admiration de tous. Est-ce donc la même chose de faire résonner pour ses propres oreilles les nobles et mélodieuses cordes de la harpe, encore que personne ne vous écoute, ou de souffler dans une vile cornemuse, quand toute une multitude d’auditeurs aux longues oreilles devrait vous étourdir de ses acclamations solennelles ?

Je reviens à mon ami avec qui il m’arrivait souvent de me laisser emporter à de pareilles sorties, ce qui me faisait grand bien. Mais je ne jouis pas long-temps de ce bonheur si complet et si nouveau pour moi, de passer mes jours entre des personnes si chères et si vénérées. Un accident arrivé à mon ami vint troubler notre repos. En se promenant à cheval avec moi, il fit une chute et se démit le poignet. Je crus d’abord qu’il avait le bras cassé, et pis encore. J’en ressentis une vive douleur, qui fut bientôt suivie d’une maladie autrement grave que son accident. Deux jours après, j’étais attaqué d’une dyssenterie violente dont les progrès furent si rapides, que, comme pendant quinze jours il n’était entré dans mon estomac que de l’eau glacée et que mes évacuations fétides avaient passé le nombre de quatre-vingts en vingt-quatre heures, je me vis presque réduit à l’extrémité, sans avoir eu, pour ainsi dire, un mouvement de fièvre. Tel était en moi le défaut de chaleur naturelle, que les fomentations de vin aromatisé que l’on me plaçait sur l’estomac et sur le ventre pour rendre un peu d’activité à ces organes épuisés, bien que brûlantes, au point que mes domestiques y laissaient la peau de leurs mains en les préparant, et moi celle de mon ventre, quand on me les appliquait, me paraissaient néanmoins fort peu chaudes, et que je me plaignais de les trouver trop froides. Tout ce qui me restait de vie s’était réfugié dans la tête que j’avais très-faible sans doute, mais encore parfaitement saine. Au bout de ces quinze jours, le mal diminua, et recula ainsi peu à peu jusqu’au trentième ; mais les évacuations allaient au-delà de dix dans les vingt-quatre heures : Enfin, au bout de six semaines, je m’en vis débarrassé, mais réduit à l’état de squelette et si fort anéanti, que pendant quatre semaines encore, quand on voulait faire mon lit, il fallait me prendre et m’emporter sur un autre pour me rapporter ensuite sur le premier. Je crus véritablement que je ne pourrais y survivre. Il m’en coûtait beaucoup de mourir, de quitter ma bien-aimée ; mon ami, et de laisser, pour ainsi dire, à peine ébauchée, cette gloire qui depuis plus de dix ans m’avait coûté tant de rêves et tant de sueurs. Je sentais à merveille que de tous les écrits qu’on allait trouver après moi, aucun n’était fait et achevé, comme j’aurais cru pouvoir le faire et l’achever si Dieu m’en eût donné le temps. Ma consolation, puisque après tout il fallait mourir, c’était que du moins je mourrais libre, entre les deux personnes que j’aimais le plus au monde, et dont je croyais avoir et mériter l’amour et l’estime ; c’était de mourir enfin avant d’avoir essuyé, tant au moral qu’au physique, cette foule de maux que l’on rencontre sur le chemin de la vie, à mesure que l’on vieillit. J’avais fait part à mon ami de toutes mes intentions relativement à l’impression déjà commencée de mes tragédies, et il l’eût continuée à ma place. Lorsque plus tard je m’occupai sérieusement de cette impression qui dura bien trois années, le travail assidu, long et fastidieux auquel il fallut me livrer sur les épreuves me prouva clairement que si j’avais encore peu fait au moment où la mort venait m’interrompre, ce que je laissais en ce monde ne valait pas grand’chose, et que toute la peine que je m’étais donnée, avant celle qui m’attendait aux épreuves, était entièrement perdue, si celle-ci n’arrivait au secours de la première ; tant le coloris et la lime font une partie essentielle de toute poésie.

Le destin voulut que cette fois j’en réchappasse, et que mes tragédies reçussent de moi par la suite le degré de perfection que j’étais capable de leur donner. Ce serait pour elles un devoir de reconnaissance de me le rendre avec le temps, en ne me laissant pas mourir tout entier.

Je guéris, comme l’ai déjà dit, mais à grand peine, et je demeurai si faible d’esprit, que toutes les épreuves de mes trois premières tragédies qui me passèrent successivement sous les yeux pendant quatre mois de cette année, ne reçurent pas de ma main la dixième partie des corrections que j’aurais dû y faire. Ce fut même en grande partie la raison qui, deux ans après, quand tout fut terminé, me fit recommencer entièrement l’impression de ces trois premières tragédies, à cette seule fin de donner satisfaction à l’art ou à moi-même, à moi seul peut-être ; car bien peu voudront ou sauront prendre garde à ce que j’ai changé au style. Chacun de ces changemens est peu de chose en soi ; pris dans leur ensemble, ils ne laissent pas d’être nombreux et d’avoir leur importance, sinon aujourd’hui, du moins avec le temps.






CHAPITRE XVIII

Séjour de plus de trois ans à Paris. — Impression de toutes mes tragédies. — Je fais imprimer en même temps plusieurs autres ouvrages à Kehl.


Je commençais à peine à me rétablir un peu, quand l’abbé de Caluso, dont le poignet était guéri depuis long-temps, et qui avait des occupations littéraires à Turin, où il était secrétaire de l’Académie des sciences, voulut faire une excursion à Strasbourg avant de repartir pour l’Italie. J’étais encore convalescent, mais pour jouir plus longtemps du plaisir de le voir, je résolus de l’accompagner. Mon amie se mit du voyage, qui eut lieu au mois d’octobre. Nous allâmes, visiter entre autres merveilles,la fameuse imprimerie de Kehl, magnifiquement établie par M. de Beaumarchais avec les caractères de Baskerville, qu’il avait achetés lui-même, le tout pour imprimer les œuvres complètes de Voltaire. La beauté de ces caractères, le soin des ouvriers, et l’heureux à-propos qui faisait que j’avais fort connu M. de Beaumarchais à Paris, me donnèrent l’idée de profiter de son établissement pour y imprimer toutes celles de mes œuvres qui n’étaient pas des tragédies, et pour lesquelles je pouvais avoir à craindre l’humeur habituelle de la censure, que l’on rencontrait aussi en France, où elle n’était alors guère moins fâcheuse qu’en Italie. J’ai toujours éprouvé une excessive répugnance à subir la révision qui précède l’impression. Non que je pense ou que je désire que l’on puisse imprimer toute chose ; mais pour mon compte j’ai adopté la loi anglaise, et je m’y conforme de tout point. Je n’écris jamais rien qui ne soit de nature à pouvoir s’imprimer en toute liberté et sans attirer aucun reproche à l’auteur, dans cette heureuse Angleterre, le seul pays vraiment libre. Pour les opinions, liberté pleine et entière, respect aux mœurs, et jamais rien qui blesse les personnes ; telle est, telle sera toujours mon unique loi ; je n’en sache pas d’autres que l’on puisse raisonnablement admettre et respecter.

Après en avoir écrit à Paris, et obtenu directement de Beaumarchais la permission de recourir à son admirable imprimerie, je profitai également de l’occasion qui m’amenait à Kehl pour laisser à ses employés le manuscrit des cinq odes que j’avais intitulées l’Amérique libre : ce petit ouvrage devait me servir comme d’essai. Et, en effet, l’impression m’en parut si correcte et si belle, que, les deux années qui suivirent, je fis successivement imprimer tous ceux de mes autres ouvrages dont j’ai parlé ou dont il me reste à parler encore. Les épreuves m’arrivaient, de semaine en semaine, à Paris, où je les revoyais. Je ne cessai d’y changer et d’y rechanger des vers entiers. Ce qui m’y excitait, c’était, outre un désir démesuré de mieux faire, la rare complaisance et la singulière docilité de ces protes de Kehl, dont je ne pourrai jamais me louer assez ; bien différens en ceci des protes, des compositeurs et des pressiers de Didot, à Paris, qui m’ont si long-temps et si fort bouleversé le sang, en même temps qu’ils vidaient ma bourse, en me faisant payer au poids de l’or et sans contrôle le plus petit mot que je me permettais de changer. Tout au contraire de ce qui arrive dans la vie ordinaire, où souvent il y a récompense pour qui s’amende, il me fallait payer le droit de corriger mes fautes ou de les remplacer par d’autres.

Nous retournâmes de Strasbourg à notre campagne de Colmar, et peu de jours après, à la fin d’octobre, mon ami partit pour Turin, me laissant plus sensible que jamais à l’ennui de son absence et à la perte de son aimable et docte compagnie. Nous restâmes encore à cette campagne tout le mois de novembre et une partie de décembre, que j’employai à me remettre doucement de la grande secousse intestinale que j’avais éprouvée. Toutefois, malade encore à demi, je versifiai tant bien que mal mon second Brutus, qui devait être la dernière de mes tragédies, et qui partant devant s’imprimer la dernière, me laissait tout le temps de la revoir et de la mener à bien.

Dès que nous fûmes à Paris, où l’engagement pris de mon édition commencée me faisait une nécessité de me fixer à demeure, je cherchai une maison, et j’eus le bonheur d’en trouver une très-tranquille et très-gaie, isolément située sur le boulevart neuf du faubourg Saint-Germain, au bout de la rue du Mont-Parnasse. J’y avais une fort belle vue, un air excellent et la solitude des champs. En un mot, c’était le pendant de la villa que j’avais habitée dans Rome, aux thermes de Dioclétien. Tous mes chevaux nous suivirent à Paris, où j’en cédai presque la moitié à mon amie, parce qu’elle en avait besoin pour son service, et aussi pour restreindre mes dépenses et les occasions de me distraire. Ainsi casé, je pus me livrer commodément à mon pénible et ennuyeux travail, et j’y restai enseveli pendant près de trois ans.

1788.Au mois de février 1788, mon amie reçut la nouvelle de la mort de son mari, arrivée à Rome, où il s’était retiré depuis plus de deux ans qu’il avait quitté Florence. Quoique cette mort n’eût rien d’imprévu, à cause des accidens qui, pendant les derniers mois, l’avaient frappé à plusieurs reprises, et qu’elle laissât la veuve entièrement libre de sa personne, et bien que dans son mari celle-ci fût loin de perdre un ami, je vis, à ma grande surprise, qu’elle n’en fut pas médiocrement touchée. Il n’entra dans sa douleur ni feinte ni exagération ; la dissimulation n’était pas faite pour cette franche et incomparable nature ; et je ne doute pas que, malgré une grande disproportion d’âge, il n’eût trouvé en elle une excellente compagne, et une amie, à défaut d’une amante, s’il ne l’eût point exaspérée par des manières rudes et grossières qui étaient toujours celles d’un ivrogne. Je devais ce témoignage à l’exacte vérité.

L’impression se continua pendant toute l’année 1788, et quand je me vis à la fin du quatrième volume, j’écrivis alors mon sentiment sur chacune de mes tragédies, pour l’insérer à la suite de l’édition. Cette même année, j’achevai d’imprimer à Kehl les Odes, le Dialogue, l’Etrurie et les Poésies. M’absorbant alors et de plus en plus dans mon travail, pour m’en débarrasser une bonne fois, je continuai l’année suivante avec plus d’ardeur, et au mois d’août tout fut terminé, tant à Paris pour les six volumes de mes tragédies, que là-bas pour mes deux écrits en prose, du Prince et des Lettres, et de la Tyrannie. Ce fut le dernier ouvrage que j’imprimai à Kehl. Dans le courant de l’année, le panégyrique que j’avais publié pour la première fois en 1787, me repassa sous les yeux, et y ayant remarqué beaucoup de petites choses à changer, je voulus le remettre sous presse : ce fut aussi pour voir toutes mes œuvres également bien imprimées. Je le fis donc exécuter avec les mêmes caractères et par les soins de Didot. J’y joignis l’ode sur la Prise de la Bastille, que j’avais composée, m’étant trouvé témoin oculaire du commencement de ces troubles, et je terminai ce petit volume par une espèce d’apologie applicable aux circonstances du moment. Ayant ainsi vidé le fond de mon sac, je 1789.m’imposai silence. Il ne me restait plus rien à imprimer, excepté la tramélogédie d’Abel et ma version de Salluste, que je réservai, celle-là parce que je voulais en composer plusieurs autres dans ce nouveau genre, celle-ci parce que je ne pensais pas devoir m’aventurer jamais dans ce désastreux et inextricable labyrinthe de la traduction.





CHAPITRE XIX

Commencement des troubles de France. — Ils me dérangent de plusieurs manières, et me transforment de poète en discoureur. — Mon opinion sur les choses présentes et futures de ce royaume.


Depuis le mois d’avril 1789, j’avais vécu en proie à des transes d’esprit de tout genre, craignant de jour en jour que l’un de ces mouvemens insurrectionnels qui, à tout instant, éclataient dans Paris depuis la convocation des états-généraux, ne m’empêchât de terminer toutes ces éditions qui touchaient à leur fin, et qu’après tant de peines et de si lourdes dépenses, il ne me fallût échouer en vue du port. Je me hâtais autant que je pouvais, mais ainsi ne faisaient pas les ouvriers de l’imprimerie de Didot, qui, nouvellement travestis en politiques et en hommes libres, passaient les journées entières à lire les journaux et à faire des lois, au lieu de composer, de corriger, de tirer les épreuves que j’attendais. Je crus que j’en deviendrais fou par contre-coup. J’éprouvai donc une immense satisfaction, quand vint le jour où ces tragédies, qui m’avaient coûté tant de sueurs, terminées et emballées, s’en allèrent en Italie et ailleurs. Mais ma joie ne fut pas de longue durée ; les choses allant de mal en pis, et chaque jour, dans cette Babylone, ôtant quelque chose au repos et à la sécurité de la veille, pour augmenter le doute et les sinistres présages qui menaçaient l’avenir, tous ceux qui ont affaire avec ces espèces de singes, et nous sommes malheureusement dans ce cas, mon amie et moi, doivent passer leur vie à craindre un dénouement qui ne peut tourner à bien.

1790.Voilà donc plus d’une année que je regarde en silence et que j’observe le progrès des lamentables effets de la docte ignorance de ce peuple, qui a le don de savoir babiller sur toutes choses, mais qui ne peut en mener aucune à bonne fin, parce qu’il n’entend rien à la pratique des affaires et au maniement des hommes, ainsi que déjà l’avait finement remarqué et dit notre prophète politique, Machiavel. Aussi, profondément affligé de voir cette sainte et sublime cause de la liberté sans cesse trahie de la sorte, défigurée et compromise par ces demi-philosophes, indigné de ne voir se produire chaque jour que des demi-lumières et des moitiés de crimes, et, en somme, rien d’entier que l’impéritie de tous ; épouvanté enfin de voir la prédominance militaire et l’insolente licence des avocats stupidement données pour base à la liberté, je n’ai plus qu’un désir, c’est de pouvoir sortir pour toujours de cet hôpital fétide, où s’agitent pêle-mêle les misérables et les fous. J’en serais déjà loin, si la meilleure partie de moi-même ne s’y trouvait malheureusement retenue par ses intérêts. Partagé entre des doutes et des craintes continuelles qui se disputent mon intelligence abêtie depuis un an que mes tragédies sont achevées, je traîne des jours misérables, je végète plutôt que je ne vis ; épuisé d’ailleurs par les trois années que je viens de passer tout entières à corriger mes œuvres et à les imprimer, je ne puis, ni ne sais me créer une occupation louable. J’ai cependant reçu et je reçois encore de tous côtés la nouvelle que l’édition de mes tragédies arrive à sa destination ; on ajoute qu’elles se débitent et ne déplaisent pas. Mais comme ces nouvelles me sont transmises par des amis ou par des personnes qui me veulent du bien, je ne me fais pas grande illusion sur ce point. J’ai pris avec moi-même l’engagement de n’accepter ni compliment, ni blâme, s’ils ne sont, l’un et l’autre, accompagnés de leur pourquoi. Et ces pourquoi, je les veux clairs et de nature à tourner au profit de l’art et du poète. Mais de ces pourquoi, il ne s’en rencontre guère, et jusqu’ici il ne m’en est parvenu aucun ; aussi tout le reste est-il à mes yeux comme non avenu. Ces choses, je les savais fort bien d’avance ; néanmoins elles ne m’ont pas rendu plus économe de ma peine ni de mes loisirs, pour arriver au mieux, autant qu’il était en moi. Peut-être, avec les années, ma mémoire en sera-t-elle plus honorée, puisque ayant devant les yeux un tel sujet de désenchantement, j’ai si obstinément persisté à vouloir bien faire, plutôt qu’à faire vite, et à ne flatter que la vérité.

Pour ce qui regarde les divers ouvrages que j’ai fait imprimer à Kehl, je ne veux, sur les six, publier pour le moment que les deux premiers, c’est-à-dire, l’Amérique libre et la Vertu méconnue, et je réserve les autres pour des temps moins orageux où nul ne sera tenté de m’adresser le reproche odieux et immérité, je pense, d’avoir fait chorus avec ces bandits, en disant ce qu’ils disent et ne font jamais, ce qu’ils ne sauraient, ce qu’ils ne pourraient jamais faire. Néanmoins j’ai imprimé le tout, parce que l’occasion s’en est offerte comme je l’ai dit, et parce que je suis convaincu que laisser des manuscrits, ce n’est pas laisser des livres, aucun livre n’étant véritablement fait et achevé, s’il n’a été imprimé avec le plus grand soin, revu et corrigé jusque sous la presse, si j’ose le dire, par son auteur lui-même. En dépit de tous ces soins, un livre peut encore n’être ni fait, ni achevé, cela n’est que trop vrai, mais sans eux, il est sûr qu’il ne saurait l’être.

Maintenant ne voyant pas autre chose à faire, en proie à une foule de sombres pressentimens, et persuadé (je le confesse avec ingénuité) que pendant ces quatorze années, ce que j’ai fait peut n’être pas à dédaigner, j’ai pris le parti d’écrire ce récit de ma vie que j’arrête à Paris, où je l’ai jeté sur le papier, à l’âge de quarante-et-un ans et quelques mois, et où j’achève le présent morceau, qui sera certes le plus considérable, le 27 mai 1790. Et je ne pense pas que je relise ces bavardages, ni même que je les regarde avant ma soixantième année, si j’y arrive, à un âge où il me sera permis de me croire au terme de ma carrière poétique. Alors, avec cette froide sagesse qu’apportent en s’accumulant les années, je reverrai cet écrit, et j’y joindrai le détail des dix ou quinze ans qui vont suivre, et que j’aurai sans doute employés à la composition ou à l’étude. Si je puis encore m’exercer dans deux ou trois genres divers, où je me réserve d’essayer mes dernières forces, j’ajouterai alors les années que j’y aurai consacrées à cette quatrième époque, celle de ma virilité ; sinon, en reprenant cette confession générale de ma vie, je commencerai par ces années stériles, la cinquième époque, celle de ma vieillesse et de ma seconde enfance, que j’écrirai en fort peu de mots et comme chose inutile sous tous les rapports, si toutefois il me reste encore assez de sens et de jugement.

Mais si je venais à mourir dans l’intervalle, ce qui n’a rien d’invraisemblable, je prie dès aujourd’hui toute personne bienveillante entre les mains de qui pourra tomber ce récit, d’en faire tel usage qui lui paraîtra le meilleur. Si elle l’imprime tel qu’il est, on y verra, je l’espère, que s’il a été écrit avec précipitation, il l’a été du moins sous la vive impression de la vérité ; deux choses qui engendrent en même temps la simplicité et l’inélégance dans le style. Si l’on veut terminer ce récit, je désire que l’on y ajoute seulement l’époque, le lieu et le genre de ma mort. Quant aux dispositions d’esprit dans lesquelles m’aura surpris la dernière heure, mon ami pourra hardiment certifier au lecteur, en mon nom, que je connaissais trop ce monde trompeur et vide, pour emporter avec moi un autre regret que celui d’y laisser ma bien-aimée ; comme aussi, tant que je vivrai, ne vivant désormais que pour elle et en elle, la seule pensée de la perdre pourra m’émouvoir ou m’épouvanter ; je ne demande au ciel qu’une chose, c’est de me retirer le premier des misères de cette vie.

Mais si l’ami dépositaire de ces mémoires croit qu’il serait mieux de les brûler, il ne fera pas plus mal. Je le prie seulement, dans le cas où il lui prendrait fantaisie de les refaire pour les publier, de se borner à les raccourcir et à y faire tel changement qu’il voudra quant au style et à l’élégance, mais de n’y ajouter aucun fait, et de n’altérer en aucune façon ceux qui s’y trouvent rapportés. Si, en écrivant ma vie, je ne m’étais proposé avant toute chose le dessein très-peu vulgaire de causer de moi avec moi-même, de me voir à peu près tel que je suis, et de me montrer à demi nu au petit nombre de ceux qui veulent ou qui voudront me connaître véritablement, j’étais, je crois, aussi capable qu’un autre d’exprimer, en deux ou trois pages au plus, la quintessence, s’il y en a, de ces quarante-et-une années de ma vie, et parler de moi-même à la manière de Tacite, avec une concision affectée et cette fausse humilité qui est aussi de l’orgueil. Mais c’est qu’alors j’aurais voulu faire montre de mon génie au lieu de peindre mon âme et mon caractère. Que ce génie existe ou qu’on me le suppose, je lui ai donné amplement son essor dans mes autres ouvrages ; dans celui-ci, qui, pour être plus familier, n’en a pas moins une importance égale, c’est uniquement mon cœur qui s’épanche à la manière un peu diffuse des vieillards qui parlent d’eux-mêmes, et par ricochet des autres hommes, tels qu’ils se laissent voir dans leur déshabillé.

  1. Cette couleur brune qui n’est pas encore le noir, mais où déjà le blanc se perd.
  2. Avec leur parure qu’on prend pour la personne elle-même.
  3. Où des perles seraient enchâssées dans un vil métal
  4. C’est par ce mot que commence le Galateo de Casa. Casa, poète et prosateur florentin, était né en 1503 ; mort en 1556. Son meilleur ouvrage, le Galateo, est un traité sur les mœurs. (N. du T.)
  5. Le Buonarotti dont il est ici question est un neveu de Michel-Ange. Sa Tancia, le meilleur de ses ouvrages, est une espèce de comédie champêtre. (N. du T.)
  6. Les chevaux battent d’un pied bruyant les champs poudreux à pas précipités.
    Virg., liv. iii, v. 596.
  7. Donne-moi la mort. — Je te la donnerais , si tu ne la demandais pas.
    Sénèqu, Agam., acte v.
  8. Le rauque son de la trompette infernale appelle les habitans des ombres éternelles.
    Jérus.dél. ch. iv, oct. 3.
  9. En Italie, dit le traducteur qui nous a précédé, et qui étant Italien connaissait bien, sans doute, les usages de son pays, quand un écolier fait une sottise, le maître ordonne à un de ses camarades de le prendre sur son dos en lui tenant fortement les mains. Dans cette posture, il reçoit des coups de fouet. Cela s’appelle : Donner un cheval. (Note du Trad.)
  10. Il ne faut pas oublier qu’Alfieri écrivait, vers 1790, cette partie de ses Mémoires.
  11. Nous nous serions reproché de traduire en français le nom donné par Alfieri à son cheval favori. C’est aussi le nom du chien de M de Lamartine, ce cher Fido qu’il a immortalisé dans Jocelyn. (Note du Traducteur.)
  12. C’est une espèce de tournoi qui se célèbre encore de nos jours. (Note du Traducteur.)