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Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Troisième époque - Jeunesse/Chapitre XV

La bibliothèque libre.
Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 214-244).

CHAPITRE XV.

Véritable délivrance. — Mon premier sonnet.

1775. Un soir, au retour de l’Opéra (le plus insipide et le plus ennuyeux des divertissemens de toute l’Italie), où j’avais passé plusieurs heures dans la loge de cette femme que je haïssais tout en l’aimant, je m’en trouvai si complètement las, que je formai l’irrévocable dessein de rompre à jamais de tels nœuds. L’expérience m’avait appris que je ne gagnais pas une grande force de résolution à courir la poste de côté et d’autre, mais que tout au contraire ma constance en avait été affaiblie d’abord, et ensuite brisée. Je me cherchai donc une autre épreuve, et me flattai que, peut-être, une voie plus rude me réussirait mieux, grâce à l’obstination innée de mon naturel de fer. Je résolus donc de ne pas mettre le pied hors de ma maison, qui, je l’ai dit, était précisément en face de la sienne, d’apercevoir, de regarder tous les jours ses fenêtres, de la voir passer, d’en entendre parler de toutes les manières, et néanmoins de ne céder jamais à aucune séduction, ni aux messages directs ou indirects, ni aux souvenirs, ni à quoi que ce fût au monde ; il s’agissait de voir si j’y périrais, ce dont je ne m’inquiétais guère, ou si en définitive je serais le maître. Cette résolution une fois bien prise, pour m’y lier, comme par un contrat de honte, j’écrivis un mot à un jeune homme qui avait pour moi beaucoup d’affection. Nous étions du même âge, et nous avions passé ensemble le temps de notre adolescence ; mais depuis plusieurs mois il avait cessé de me voir. Il me plaignait beaucoup d’avoir fait naufrage dans cette Charybde ; mais après de vains efforts pour m’en tirer, il n’avait pas voulu paraître m’approuver. Ce billet lui apprenait, en deux lignes, mon irrévocable résolution, et j’y avais enfermé une touffe énorme de mon épaisse et longue chevelure rousse, comme une garantie de l’engagement soudain que je venais de prendre : où me montrer, en effet, ainsi tondu ? on ne le souffrait alors que chez les paysans et les marins. Je finissais en le priant de m’assister de sa présence et de son courage pour affermir le mien. Je passai chez moi dans cet isolement les quinze premiers jours de mon étrange délivrance, ne voulant entendre aucun message, hurlant et rugissant du matin au soir. Quelques amis venaient me voir, et je crus même voir qu’ils prenaient pitié de mon état, sans doute parce qu’à défaut de plaintes, mon attitude et mon visage ne parlaient que trop bien. J’essayais de lire quelque petite chose, mais je n’entendais pas même la Gazette, loin de rien comprendre à aucun livre ; il m’arrivait de lire des pages entières avec les yeux, quelquefois avec les lèvres, sans savoir ensuite un seul mot de ce que j’avais lu. Je montais aussi à cheval, cherchant les lieux déserts, et c’était la seule chose qui me fît un peu de bien à l’esprit et au corps. Cette espèce de délire dura plus de deux mois, jusqu’à la fin de mars 1775. Une idée alors s’emparant de moi tout-à-coup, commença enfin à détourner un peu mon esprit et mon cœur de cette pensée unique, l’importune et desséchante pensée de ce cruel amour. Un jour donc, comme je me demandais, en rêvant, s’il ne serait pas temps encore de me livrer à la poésie, je parvins à faire, avec grand’peine et par fragmens, un petit essai de quatorze vers. Je m’imaginai de bonne foi avoir composé un sonnet, et j’envoyai mon œuvre à l’aimable et docte père Paciaudi, que de temps en temps je recevais chez moi, et qui m’avait toujours montré beaucoup d’attachement, comme aussi beaucoup de regret de me voir ainsi tuer le temps et moi-même dans une oisiveté si pernicieuse. Je donnerai ici, outre mon sonnet, la gracieuse réponse qu’il me valut. Cet excellent homme ne cessait de m’indiquer quelque lecture à faire en italien, tantôt ceci, tantôt cela. Un jour, entre autres, qu’il aperçut à l’étalage d’un libraire une Cléopâtre, qu’il nommait l’éminentissime parce qu’elle était du cardinal Delfino, il se souvint de m’avoir entendu dire qu’il y avait là le sujet d’une tragédie, et que j’aurais voulu l’essayer, sans que cependant je lui eusse rien montré de ce premier avorton dont il a été parlé tout à l’heure ; il acheta cette pièce et m’en fit présent. Dans un de mes intervalles lucides, j’avais eu la patience de la lire et d’y mettre des remarques ; et ainsi annotée, je l’avais renvoyée au docte père. Il m’avait paru que la mienne pourrait être moins mauvaise, sous le rapport du plan et des passions, si jamais je prenais le parti de la continuer, comme l’idée m’en revenait de temps en temps.

Cependant le père Paciaudi, pour ne pas me décourager, feignit de trouver le sonnet bon : il n’en croyait pas un mot, et il avait raison. Moi-même, quelques mois plus tard, lorsque je me livrai sérieusement à l’étude de nos grands poètes, j’appris bientôt à estimer mon sonnet ce qu’il valait ; je dois beaucoup, toutefois, à ces premiers éloges que je ne méritais pas, et à celui qui me les donnait ; ils m’encouragèrent fort à les mériter (a).

Plusieurs jours avant ma rupture avec la dame, voyant qu’elle allait infailliblement arriver, j’avais songé à retirer de dessous le coussin de sa chaise-longue cette moitié de Cléopâtre qui y était en presse depuis près d’un an. Puis arriva un jour où, au milieu de mes extravagances et dans ma solitude presque continuelles, je jetai les yeux sur ce manuscrit ; et frappé seulement alors de la ressemblance de ma situation avec celle d’Antoine, je me dis à moi-même : « Achevons cette tragédie, refaisons-la, si elle ne peut rester ainsi ; mais il y faut développer les passions qui me dévorent, et la faire jouer, ce printemps, par les comédiens qui nous viendront. » Cette idée était à peine entrée dans mon esprit, que je me sentis comme en voie de guérison. Me voilà donc barbouillant du papier, ravaudant, changeant, coupant, ajoutant, continuant, recommençant, en un mot, redevenu fou, mais dans un autre genre, pour cette pauvre Cléopâtre, si malheureusement née. Je ne rougis pas non plus de consulter quelques-uns des amis de mon âge, qui n’avaient pas, comme moi, négligé pendant tant d’années la langue et la poésie italienne ; je recherchais, sans craindre de les ennuyer, tous ceux qui pouvaient me donner quelque lumière sur un art qui n’était pour moi que ténèbres ; je n’avais plus qu’un désir, celui d’apprendre, et de voir si je pourrais mener à bonne fin cette téméraire et très-périlleuse entreprise ; peu à peu ma maison se transformait en une sorte d’académie littéraire. Mais dans les circonstances données, je n’étais si souple et si désireux d’apprendre que par accident ; j’étais, de ma nature, et grâce à mon ignorance profonde, indocile et rebelle à tout enseignement : je me désespérais, je fatiguais les autres et moi-même, et, pour ainsi dire, sans profit aucun. Toutefois, c’était gagner beaucoup que de pouvoir, à l’aide de cette impulsion nouvelle, effacer de mon cœur toute trace d’une indigne flamme, et reconquérir pas à pas mon intelligence depuis si long-temps engourdie. Je ne me trouvais plus du moins dans la dure et ridicule nécessité de me faire lier sur ma chaise, comme j’avais fait plusieurs fois auparavant. Craignant de ne pouvoir résister à l’envie de m’échapper pour retourner à ma prison, c’était encore là un moyen que j’avais imaginé entre mille pour me ramener de vive force à la raison. Mes liens restaient cachés sous un grand manteau qui m’enveloppait tout entier, et mes mains demeurant libres, je pouvais lire, écrire, me frapper la tête, sans qu’aucun de ceux qui venaient me voir s’aperçût que je fusse de ma personne attaché à la chaise. Il se passait ainsi plusieurs heures. Élie seul était dans le secret : c’était lui qui me liait ; il me déliait ensuite lorsqu’après mon accès de fureur imbécile, sûr de moi et raffermi dans ma résolution, je lui commandais de me détacher. Je m’y pris de tant et de si diverses façons pour me soustraire à ces cruels assauts, qu’à la fin pourtant j’évitai de retomber dans le gouffre. Et parmi les moyens étranges que j’y employai, le plus étrange assurément, ce fut une mascarade que j’arrangeai sur la fin de ce carnaval, au bal public du théâtre. Vêtu en Apollon, j’osai m’y présenter, la lyre en main, et m’accompagnant moi-même tant bien que mal, je chantai quelques mauvais vers de ma composition. Je vais encore, à ma honte, les rapporter ici au bas de la page(b). Une telle effronterie n’était nullement dans mon caractère ; mais trop faible encore pour lutter en face contre ma folle passion, le motif qui me faisait jouer de pareilles scènes méritait, peut-être, quelque pitié : c’était le besoin vivement éprouvé, de placer entre moi et cette femme comme un obstacle désormais insurmontable, la honte qu’il y aurait à retomber dans des liens que j’aurais moi-même et si publiquement tournés en dérision. Et je ne m’apercevais pas que, pour ne point avoir à rougir de nouveau, je me couvrais de honte, en plein théâtre. Ma seule excuse pour que j’ose transcrire ici ces fades et ridicules niaiseries, c’est que j’ai cru devoir les offrir en tribut à la vérité, comme un monument authentique de mon ignorance dans tout ce qui était convenance et bon goût.

Parmi toutes ces sottises, peu à peu cependant je m’enflammai d’un noble et généreux amour pour moi encore tout nouveau, l’amour de la gloire. Et enfin, après plusieurs mois de consultations poétiques, après avoir usé bien des grammaires, fatigué bien des dictionnaires, accumulé bien des impertinences, je vins à bout d’ajuster ensemble, assez grossièrement, cinq lambeaux que j’appelai des actes, et j’intitulai le tout : Cléopâtre, tragédie. J’en mis au net le premier acte, et, sans me laver les mains, je l’envoyai à l’excellent père Paciaudi, le priant de l’examiner à loisir, et de m’en dire son sentiment par écrit. Et ici encore je rapporterai quelques vers de cette tragédie, avec la réponse de Paciaudi(c). Parmi les notes qu’il écrivit à côté de mes vers, il y en avait de fort gaies et de très-divertissantes ; elles me faisaient rire de bon cœur, quoique ce fût à mes dépens : celle-ci, entre autres, au vers 184 : L’aboiement du cœur. Cette métaphore sent horriblement le chien, je vous conseille de l’ôter.

Les notes placées en marge du premier acte et les conseils paternels du billet qui les accompagnait m’inspirèrent la résolution de refaire le tout avec plus de persévérance et une obstination forcenée. Ce travail eut pour résultat la tragédie de ce nom, qui fut jouée à Turin le 16 juin 1775. J’en citerai aussi les premiers vers comme un troisième et dernier témoignage de mon ânerie, quoique j’eusse déjà vingt-six ans et demi ; ils suffiront pour marquer l’extrême lenteur de mes progrès, et la persévérance de cette incapacité d’écrire qui avait sa source dans le manque absolu des premières études(d).

Non content d’avoir ennuyé le bon père Paciaudi pour lui arracher une censure de mon second essai, j’allai encore en importuner beaucoup d’honnêtes gens, entre autres le comte Augustin Tana. Nous étions du même âge, et il avait été page du roi, à l’époque où j’étais moi-même à l’académie. Notre éducation avait donc été à peu près la même ; mais lui, depuis sa sortie des pages, s’était constamment appliqué à l’étude des littératures italienne et française, et il s’était formé le goût, surtout dans la haute critique, s’attachant à la philosophie, de préférence à la grammaire.

La finesse, la grâce et l’élégance de ses observations au sujet de ma malheureuse Cléopâtre, feraient bien rire le lecteur, si j’avais le courage de lui en faire part ; mais l’aiguillon en serait pour moi trop piquant. Elles pourraient d’ailleurs ne pas être bien saisies, parce que je n’ai cité que les quarante premiers vers de cet autre avorton. Mais je transcrirai volontiers la petite lettre d’envoi qui accompagnait ces observations, elle suffira pour le faire connaître.

Cependant, j’avais joint à la tragédie une petite farce qui devait se jouer immédiatement après ma Cléopâtre, et je l’intitulai les Poètes. Pour donner aussi une idée de mon inexpérience en prose, j’en cite un fragment(e). Ni la farce, ni la tragédie n’étaient les sottises d’un sot ; çà et là, dans l’une et l’autre, quelque lueur se laissait voir, quelque sel se faisait sentir. Dans les poètes, je m’étais mis moi-même en scène sous le nom de Zeusippe, et j’étais le premier à me moquer de ma Cléopâtre. J’évoquais ensuite des sombres bords cette reine elle-même, avec quelques autres héroïnes de tragédie, et elles prononçaient mon arrêt sur ma composition, en la comparant à quelques autres mauvaises tragédies de ces poètes, mes rivaux, qui, toutes assurément pouvaient bien passer pour des sœurs de la mienne ; avec cette différence toutefois que les tragédies de ces gens-là étaient le fruit déjà mûr d’une incapacité toute formée, tandis que la mienne était l’œuvre prématurée d’une ignorance capable d’apprendre.

Ces deux compositions furent applaudies pendant deux soirées consécutives. On les redemanda une troisième, mais j’avais eu le temps de revenir à moi-même, et me repentant avec sincérité de m’être ainsi témérairement livré au public, bien qu’il m’eût témoigné beaucoup d’indulgence, je fis tous mes efforts auprès des acteurs et de celui qui les dirigeait pour empêcher toute représentation ultérieure. Mais à partir de cette soirée fatale, je sentis s’allumer dans mes veines un tel feu, une si vive ardeur de conquérir véritablement un jour, en la méritant, cette palme du théâtre, que jamais fièvre d’amour ne m’avait assailli avec tant de violence. C’est ainsi que, pour la première fois, je comparus devant le public. Si plus tard mes compositions dramatiques, qui ne sont hélas ! que trop nombreuses, ne se sont pas beaucoup élevées au-dessus des deux premières, cette longue preuve de mon incapacité aura certainement commencé d’une manière bien ridicule et bien folle ; mais si quelque jour, au contraire, on me fait l’honneur de me compter parmi les écrivains qui ont eu quelque renom au théâtre, la postérité pourra dire que ma burlesque arrivée au Parnasse, un pied dans le socque, l’autre dans le cothurne, est devenue avec le temps quelque chose de fort sérieux.

C’est ici que s’arrêtera le récit de ma jeunesse, je ne saurais donner une date plus heureuse à la première année de mon âge viril.


(a). premier sonnet.

J’ai vaincu enfin, si je ne m’abuse, j’ai vaincu ; éteinte est l’ardente flamme qui dévorait ce pauvre cœur chargé de liens indignes, et dont l’aveugle amour gouvernait tous les mouvemens.

Avant que de t’aimer, ô femme, je savais bien que cet amour était un feu sacrilège ; mille fois je l’ai repoussé, et mille fois l’amour a triomphé. Lutte fatale qui ne me laissait ni vivant, ni mort.

Le long ennui, les plaintes douloureuses, les âpres tourmens, et ces doutes amers, ces doutes cruels « dont est tissue la vie des amans, »

Je regarde tout cela avec des yeux encore pleins de larmes. Insensé, qu’ai-je dit ? Parmi tous ces rêves, il n’est que la vertu dont les pensées me semblent douces.

lettre du père paciaudi.

Très-honorable et très-cher seigneur comte, messire François s’enflamma d’amour pour madame Laure. Puis son amour se refroidit, et il chanta ses regrets. Il redevint amoureux de sa déesse, et passa le reste de ses jours à l’aimer en philosophe, mais comme font tous les hommes. Vous vous adonnez à la poésie, très-cher et très-aimable seigneur comte ; je ne voudrais pas vous voir imiter ce père des rimeurs italiens en cette amoureuse besogne. Si vous avez rompu vos fers par un effort de vertu, comme vous me l’écrivez, on peut espérer du moins que vous ne les reprendrez plus. Quoi qu’il puisse arriver, le sonnet est bon, fort de pensée, bien jeté et suffisamment correct. J’en tire un bon augure pour votre gloire dans la carrière poétique, et pour notre Parnasse piémontais, lequel a grand besoin d’un génie qui l’élève un peu au-dessus du vulgaire.

Je vous renvoie l’éminentissime Cléopâtre[1], qui n’est véritablement qu’une pauvre chose. Toutes les observations que vous avez écrites à la marge sont très-sensées et très-vraies. J’y joins les deux volumes de Plutarque, et si vous ne sortez pas, j’irai moi-même vous demander à dîner, pour jouir de la douceur de votre compagnie.

Je suis avec toute l’estime et la considération, etc., etc.

Le dernier jour de janvier 1775.


(b). PREMIÈRE COLASCIONATA,[2]
sous le costume d’un poète crotté.

Je vais vous chanter sur la lyre les étranges et amères infortunes de l’amour. Ne craignez pas de les entendre de ma bouche ; car je serai véridique, j’en jure Dieu. Pas un de vous qui ne les ait éprouvées ou senties. Si je vous trompe, vous êtes là pour me démentir.

Bien malheureux celui qui aime avec sincérité. Il n’y a d’heureux en amour que le cœur qui ment. Trompe, si l’on ne trompe, il faut avaler l’hameçon des ruses féminines.

L’amour, ce n’est qu’un jeu d’enfant ; l’estimer plus, c’est montrer peu de sens. Et cependant, infortunés, le repos, la paix, il nous prend tout, le traître ravisseur.

Avant que d’aimer, les liens semblent si doux ; elles nous le font accroire avec leurs perfides caresses. Puis la chaîne devient lourde à mesure que le sot s’enflamme, et quand l’amour est bien son maître, l’autre ne se souvient déjà plus que la chaîne est dure, ou s’il la sent encore, en vain il la secoue ; la main qui l’a rivée sur lui n’était pas une main novice.

L’insensé qui aime se croit un homme, et il ne s’aperçoit pas que déjà il ne l’est plus. Le matin et le soir, toujours même délire ; méprisée, la raison le délaisse. De jour en jour, son cerveau s’use, et déjà il ne distingue plus ni le beau, ni le bon. Il évite ses amis, il s’évite lui-même, pour ne pas voir la faute qu’il a commise. Il n’a pas le courage de la réparer ; il pleure et soupire, et il s’emporte, le pauvre sot, contre le perfide amour.

La femme qui veut autre chose que des plaintes amères ajoute encore par ses reproches à l’âpreté de ses tourmens, et dans cette lutte fatale, chaque jour plus sot, notre amoureux fait la figure d’un hibou. Il lit son arrêt sur le visage de chacun, et il ronge son frein avec une merveilleuse patience. La patience, on dit que c’est une vertu, mais c’est surtout la vertu de l’âne. Pauvre amoureux, si du moins il était, en tout, l’égal du lascif, de l’ignoble, de l’immonde animal !

Souvent encore c’est une froide démence qui l’agite, cette noire passion de la jalousie. Il ne serait pas jaloux, ou vainement il le serait, s’il portait la main à son front. Maris, âmes honnêtes, pour n’être pas jaloux, comment faites-vous donc ? Je comprends, vous êtes déjà fatigués de l’être, et vous ne voulez plus regimber toujours en vain. L’amour conjugal finit tôt par vous ennuyer ; le lit nuptial est son tombeau. Il faut, à leur tour, que les amans se lassent de jeter leurs plaintes au vent, pour une femme !

Je conclus : l’amoureux fait une triste figure quand il s’imagine en faire une bonne ; chacun se rit de lui, et chacun a raison ; l’amoureux n’est jamais qu’un grand bouc. Je vous conseille, en terminant, mes chers amis, vous qui en êtes encore à avaler de ces morceaux amers, de vous débarrasser au plus vite des femmes que vous traînez après vous.

Je vous ai fait rire, pourquoi ne rirais-je pas à mon tour, et des femmes, et de vous, et de moi-même avec vous ?


SECONDE COLASCIONATA,
avec le costume d’Apollon.

Gracieuses dames, cavaliers aimés, qui n’avez pas dédaigné d’écouter la rauque cithare de ce pourceau de poète, dont les véridiques paroles se sont perdues dans les airs,

Vous croyez déjà, à la douceur de mon aspect, que je viens donner un démenti à ce vil détracteur qui s’est montré si rude à ces pauvres amans. Non, c’est un autre dessein qui m’amène.

Moi, qui suis Apollon… Mais vous riez ? Un si léger mensonge vous étonne ? Chacun ment en parlant de soi ; c’est ce qui souvent vous arrive, et vous ne riez pas.

Moi, qui suis Apollon, je dédaigne de chanter en vers insipides cet amour passé de mode ; je voudrais, mais en suis-je digne ? obtenir un plus beau triomphe par une pensée plus étrange.

Je veux célébrer la sottise ; c’est un sujet immense, et encore à chanter, quoique souvent les poètes en usent. Écoutez-en la sublime beauté.

Je commence par vous, mesdames ; si vos doux époux n’étaient pas des sots, comment, je vous prie, feriez-vous donc avec vos amans ? Voici déjà qu’auprès de vous la sottise est en grand honneur. Et je vous dirai de plus, si le son de sa voix ne révélait un sot dans celui qui vous aime, vous seriez bientôt folles, ne pouvant soulager cette douce démangeaison de la coquetterie.

Et quelle joie pour vous, ô jeunes filles, de vous apercevoir que vous avez de sottes mères ! c’est alors que vous faites l’apprentissage de ces bagatelles, où vous nous prenez ensuite, belles et séduisantes créatures !

Donc, mesdames, vous ne le nierez pas, notre sottise fait votre contentement.

J’arrive maintenant aux hommes, et je les vois qui se partagent en mille groupes divers. Ah ! quelle joie brille sur le visage des fils, convaincus que la nature leur a fait présent d’un sot père !

Leurs vices échappent à ses regards, et si par hasard quelque usurier fâcheux se lasse de courir et fait un peu de bruit, le bonhomme alors paie et rit.

Et, au contraire, pour les pères avares, quel bonheur que de sots fils ! Le nombre est rare, il est vrai, de ceux qui leur demandent des conseils au lieu d’argent.

Et ceux qui font plus qu’aimer la sottise, ma lyre ici vous les désigne un peu obscurément : ce sont ces pauvres diables qui ont reçu la vie de notre humeur débonnaire.

Que dire des vils hypocrites ? Ils vont au milieu des niais, se frappant la poitrine et versant de grosses larmes ; et ils lancent en tapinois des œillades aux vieilles femmes.

Et vous, riches, nobles et ignorans seigneurs, vous devez à la sottise du vulgaire de paraître toujours ce que vous n’êtes pas, élevez-lui un temple, et que chacun l’adore !

Et vous, messieurs les damoiseaux et les galans, qui n’avez dans la tête (avez-vous une tête ?) que des germes sans vie, s’il n’y avait point de sots, où seriez-vous ?

Et vous, faméliques auteurs, que feriez-vous sans le vulgaire ignorant et sot ? On verrait la faim peinte sur votre visage. Qui sait ? on vous verrait peut-être mourir d’inanition.

Et vous, pires encore que tous les auteurs, qui épluchez les œuvres d’autrui pour aller dire ce que vous avez lu, et le redire à qui n’en a souci, je vous le demande, n’abusez-vous pas de la sottise ?

Et vous, les ennemis de la vérité, que vous avez brutalement bannie, à qui conteriez-vous vos insipides mensonges ? vous vous tairiez, s’il n’y avait pas les sots pour vous écouter. Et ces langues venimeuses et mal aiguisées, qui voudraient bien mordre, et ne le peuvent, elles changeraient de métier, si les sots ne les trouvaient promptes et acérées.

Enfin, je chanterais trois jours entiers, que je ne saurais décrire la richesse et la grâce de mon sujet, l’élégance et l’ampleur de ses ornemens ; il y faudrait des Homères.

Aussi vous dirai-je en deux vers péniblement composés cette pensée qui trompe mes efforts. Je vous le dis, et d’autres l’avaient dit, la sottise régit l’univers a son gré.

Et vous, censeurs rigides que je vois là, tendant l’oreille, pour vous moquer de moi, et pour examiner mes vers vrais ou faux, si la sottise n’existe pas, alors que faites-vous ?

Mais quand tu as, ô lyre ! célébré tant de gens, oublieras-tu celui qui fait vibrer tes cordes ? Non, ce serait injuste ; il y a là matière à chanter, pour la satisfaction de ces messieurs et de ces dames.

Je dirai donc de moi et à ma honte, que sans la sottise j’aurais gardé le silence, et très-sagement j’aurais fait, pour conserver vos bonnes grâces.

Mais voyez l’impertinence innée des poètes ! Je veux me blâmer et je m’élève au ciel ; si je pense à moi, je sue et gèle en même temps, et j’abuse de la patience.

Je me tais. Jugez-moi, jetez-moi la pierre, si j’ai la mine à vos yeux de ces poètes à qui l’on jette des pierres.

Je confesse bien humblement que je m’en vais tout fier de vous avoir dit sottement la vérité.


TROISIÈME COLASCIONATA.

Apollon, las d’errer, et ne sachant que faire, s’imagine qu’on l’a prié de chanter encore.

Mais cela n’est point vrai, il l’a rêvé ; pour peu que l’on connaisse les poètes, déjà on a deviné qu’Apollon veut être sifflé.

Vous chanterai-je les vices ? Non, car ils gouvernent le monde, et je pourrais bien par là m’attirer le blâme et quelque méchante querelle.

Ce sera donc la vertu ; mais c’est chose de contrebande, et la douane l’a si fort imposée que, même en payant, on n’en trouve plus guère.

Parlerai-je de la beauté des dames ? Ah ! plus éloquens cent fois, ces doux regards nous apprennent que ces robes nous cachent des anges.

Je chanterai les vicissitudes de la vie ; mais si la vie est un songe rapide, les vicissitudes d’un songe, les comprend-on ?

Je chanterais les riches, si j’avais du front comme en ont tous les poètes grands ou petits ; d’ailleurs, ce sont mensonges que vous savez déjà.

Je vous parlerais de la mort ; elle est si triste, vous ne voudriez pas en écouter un seul mot ; mais plus on y pense, et moins on agit.

Disons quelque petite chose sur ce laurier qui couronne modestement ma chevelure. Silence ! je me le suis donné, et je l’arrache. Le voici.

Je vous ferai de la misère un beau tableau. Elle n’est pas un vice, d’accord ; mais on la fuit, et jamais on n’en parle. Ou donc ai-je la tête ?

Vous dirai-je le bonheur ? Oh ! l’admirable sujet ! le cherche. Si vous l’avez trouvé, de grâce, dites le moi ; car je l’attends encore.

Je sais bien un sujet plus beau ; le voulez-vous savoir ? C’est la vanité ; mais je ne le chanterai pas ; je pourrais vous parler de moi sans m’en apercevoir.

Je vous dirai que je suis un fou ; mes paroles ; je le vois bien, le disent moins que votre silence.

Je finis, j’aurais peur de dire que je le crois comme vous.


(c). SECONDE CLÉOPÂTRE.

ACTE PREMIER.

SCÈNE PREMIÈRE.
DIOMÈDE, LAMIA.
DIOMÈDE.

Il est donc vrai ? les Égyptiens indolens et vils traînent leurs jours dans un lâche repos, quand la honte, quand des affronts sans cesse renouvelés devraient exciter leurs âmes à la vengeance et à la colère ? Cléopâtre, ivre d’amour et d’orgueil, oublie, dans son aveuglement, l’honneur de son royaume, et si elle y attache encore quelque prix, l’imprudente s’endort au sein d’une confiance fatale, et ignore peut-être que son sort ne tient plus qu’à un léger fil. Ce spectacle funeste m’accable, et bien qu’accoutumé à l’iniquité d’une cour impie, moins esclave que citoyen, je déplore aujourd’hui l’infortune publique. Ce n’est point un vain nom que ce nom de patrie qui, dans un cœur bien né, brille et brûle comme un feu divin. En vain les tyrans déshonorent du nom de crime ce noble amour. La nature triomphe d’un vain renom, et dit que c’est une vertu.

LAMIA.

Je reconnais le grand cœur de Diomède. Le ciel t’a départi, pour ton malheur peut-être, une âme forte, généreuse, indomptable ; inutile présent pour celui qu’il a fait naître dans les cours, car il lui faut respecter les fautes des rois, souvent même les adorer. Cependant tourne vers une femme affligée et sans défense des regards moins farouches. Regarde Cléopâtre, prends pitié d’elle, et je vois alors se fondre en larmes tes paroles amères. Oui, des larmes ; une âme noble ne saurait en refuser à de si grandes misères. L’humanité revendique toujours ses droits antiques, ses droits augustes et sacrés. Les malheureux sont toujours dignes de compassion, quoique coupables.

DIOMÈDE.

Et je ne refuse la mienne à personne ; mais quand celui qui commande n’inspire plus que de la pitié, on pleure l’homme, on méprise le roi. Depuis bien des années, l’Égypte a vu s’avilir la majesté du trône, etc., etc.

En voilà assez de cette seconde Cléopâtre pour montrer que peut-être elle valait encore moins que la première.

LETTRE DU PÈRE PACAUDI.
Très-honoré seigneur comte,

Je vous renvoie votre manuscrit, sur lequel j’ai noté mes observations franches et amicales. En général, le premier aspect de la tragédie m’a plu. J’y trouve de la verve, une imagination féconde, du jugement dans la conduite. Mais je vous le dirai avec la même sincérité, je ne suis pas content de la poésie. Les vers sont mal tournés et n’ont pas l’allure italienne. Il y a une foule de mots qui ne valent rien, et l’orthographe est toujours inexacte et vicieuse. Pardonnez à ma franchise naturelle et à l’intérêt que je prends à ce qui vous regarde, le conseil que je vous donne ici. Il faut bien savoir la langue dans laquelle on veut écrire. Pourquoi n’avez-vous pas sur votre table l’orthographe italienne, un petit volume in-8o ? Pourquoi ne lisez-vous pas d’abord les observations grammaticales que l’on y a jointes ? Vous verrez, par mes nombreuses notes, que je n’ai pas cru devoir vous épargner l’ennui des corrections grammaticales. Je suis, en fait de langue, sévère, scrupuleux, indiscret peut-être. Mais cette fois-ci, je l’ai été plus encore que de coutume, parce que la pureté du langage est la seule chose qui manque à votre travail. Il y a de grandes pensées, des sentimens heureusement rendus, des caractères noblement soutenus. Courage, poursuivons. Il serait malaisé de trouver un poète qui, en écrivant pour la première fois une œuvre tragique, y ait mieux réussi. Je m’en félicite avec vous, et vous prie en même temps de me croire tout à vous.



(d). TROISIÈME CLÉOPÂTRE.
Telle qu’elle fut représentée sur le théâtre de Carignan.

ACTE PREMIER.

SCÈNE PREMIÈRE.
CLÉOPÂTRE, ISMÈNE.
CLÉOPÂTRE.

Que faire ?… Dieux justes !… Je ne vois aucun moyen de fuir l’horrible précipice. Pas une situation que je n’envisage dans ma pensée, si triste et honteuse qu’elle soit, et parmi tous les dangers qui me pressent, insensée ! pas une que j’ose affronter ou éviter. Des doutes cruels déchirent mon âme, et sans me donner la mort, ils ne me laissent ni le repos, ni la vie. Je frémis d’horreur ; l’honneur et l’empire ne sont pas le prix d’une affreuse trahison. Il me semble que je les ai perdus l’un et l’autre ; et Antoine, oui, Antoine, souvent je le vois parmi les ombres, qui crie vengeance et m’entraîne avec lui. Voilà donc, ô remords, jusqu’où s’étend votre pouvoir !

ISMÈNE.

Si tu as pitié de toi-même, réprime ces mouvemens d’un cœur désespéré ; tu n’as d’autre crainte que de ne pas revoir ce fidèle amant ? Tu ignores encore s’il est vainqueur ou vaincu, s’il est ou s’il n’est plus…

CLÉOPÂTRE.

Et s’il vivait encore, de quel front, de quel air oserais-je m’offrir à lui, après l’avoir trahi ? Quelle est donc cette majesté secrète de la vertu, qu’un coupable ne puisse soutenir même ses regards ?

ISMÈNE.

Non, reine, il n’est pas si coupable, le cœur qui éprouve encore de tels remords…

CLÉOPÂTRE.

Oh ! oui, je sens des remords, et la nuit, et le jour ; seule ou au milieu de vous, partout ils me poursuivent, et leur aspect funeste ne me laisse pas un seul moment de repos ; mais vainement ils crient. Ils ne serviront qu’à pousser mon âme à de plus sombres résolutions. Ne sais-tu pas quel est mon cœur ? Je roule dans mon âme mille noires pensées. Mais le doute cruel, pire que tous les maux, me défend toujours un choix, hélas ! trop nécessaire.

ISMÈNE[3].

Pourquoi, ô Cléopâtre ! as-tu la première livré au souffle des vents les voiles de l’Égypte, lorsque tant de navires amis couvraient la mer d’Actium ? Et quand le monde attentif à la grande querelle ne savait encore à quel vainqueur se donner en proie, pourquoi cette fuite imprudente ?

CLÉOPÂTRE.

Ce n’est pas l’amour qui empoisonnait toutes mes heures. Je n’ai jamais cédé qu’à l’ambition de commander. J’ai essayé, et jamais en vain, de toutes les voies qui pouvaient me conduire avec gloire à ce haut faîte. Toute autre passion chez moi a été subordonnée à celle-ci, et celles d’autrui sont venues en aide à la mienne. César, le premier, ceignit mon front superbe du grand diadème ; et alors ce ne fut pas à l’Égypte seule que je dictai des lois, tout ce que Rome avait asservi de contrées, et celui qui avait vaincu Rome, j’ai vu tout cela obéir un jour à mes ordres. Mon cœur était le prix de cette illustre couronne, et aucun ne l’a obtenu qui n’ait dû commencer par soumettre le monde. Ce trône à qui j’avais immolé depuis si long-temps la vertu, et l’honneur, et la foi, je n’ai pas voulu le laisser au hasard de l’événement et au sort inégal des armes infidèles…… J’ai voulu le garder, et je l’ai perdu par ma fuite…… Mon pied chancelle sur ce trône aujourd’hui sans défense ; et pour désarmer le vainqueur ennemi, il ne me reste plus que mes larmes…… Douleur tardive ; les larmes n’effacent pas une telle faute et ne font que me dégrader encore.

ISMÈNE.

Reine, ta douleur réveille la pitié dans tous les cœurs ; mais la pitié, que peut-elle ? Rentre en toi-même, essuie ces larmes et envisage d’un regard plus assuré tous les malheurs qui te menacent ; ne te soumets pas, une âme royale doit toujours se montrer supérieure à ses infortunes. Hâte-toi, mets en œuvre les moyens qui te paraîtront les meilleurs pour sauver ou du moins pour défendre ton empire.

CLÉOPÂTRE.

Des moyens, je n’en vois aucun, tant que l’issue du grand combat est encore ignorée[4] ; et je ne veux pas ajouter une faute nouvelle à celles que déjà j’ai commises, avant que l’événement ne me soit connu. J’ai laissé la mer inconstante d’Actium couverte de vaisseaux, d’armes et de soldats intrépides. Il y eut un jour où l’onde se vit teinte de la pourpre du sang, pour la honte et le malheur de Rome. L’armée qui avait Antoine à sa tête était la plus nombreuse et la plus aguerrie, et ses navires, élevant au-dessus des flots leurs rostres menaçans, semblaient railler de leurs masses imposantes les mesquines et frêles barques de notre fier ennemi. Oui, c’est la vérité ; mais depuis long-temps Auguste avait dans son parti la fortune et les dieux, et qui les a pour ennemis, vainement les défie. Maintenant que la fortune est lasse d’Antoine, maintenant que les pensées d’Auguste sont encore un mystère, maintenant que, toute tremblante, je forme des vœux inutiles… et pour qui ?… Dans le doute horrible où je suis de ma future destinée, seule en proie au délire, en proie à une douleur mortelle, que puis-je encore espérer ? Tout me dit dans le cœur, que je suis vaincue, qu’il n’est aucun moyen d’échapper à la mort… à une mort infâme.

ISMÈNE.

Il n’est pas temps encore de renoncer à tout espoir… Qui sait si la fortune n’aura pas tourné le dos à nos ennemis, ou si Auguste vainqueur, prenant pitié de tes larmes, ne te rendra pas tout ce que tu as reçu, un jour, et de César et d’Antoine ?

CLÉOPÂTRE.

Je pourrai nourrir mon cœur d’espérance, quand je verrai d’un côté le vainqueur, de l’autre le vaincu ; mais tant que la fortune flotte incertaine entre les deux rivaux, il me faudra traîner dans une douleur vaine des jours tristes et affligés… Je pleurerai non de douleur seulement, mais encore de colère et de honte. Mais Diomède s’avance…… mon cœur palpite.

SCÈNE SECONDE.
DIOMÈDE, CLÉOPATRE, ISMÈNE.
CLÉOPÂTRE.

Fidèle Diomède, est-ce la vie, est-ce la mort que tu m’apportes ?… Qu’as-tu découvert ?… mon destin est-il accompli ?… Parle.

DIOMÈDE.

Reine, j’allais m’acquitter de tes ordres, lorsqu’en descendant sur le rivage de la mer, j’ai vu l’aveugle multitude se précipiter vers le port ; j’entends des cris confus. Est-ce la joie, la douleur ou l’étonnement, je ne le demande pas ; je cours moi-même, et bientôt la cause fatale de cette grande rumeur ne m’est que trop bien connue. Un petit nombre de navires fugitifs et fracassés, misérables débris de nos flottes superbes, étaient l’objet des perverses clameurs de la foule toujours prompte à railler ceux qu’elle a cessé de craindre.

CLÉOPÂTRE.

Et Antoine était sur ces vaisseaux ?

DIOMÈDE.

Canidius, qui ramène ce peuple de fuyards, croyait le trouver, etc.

Et la pièce allait ainsi d’un bout à l’autre, assez longue d’ailleurs, et n’ayant pas moins de mille six cent quarante-un vers. Rarement depuis il m’est arrivé d’en mettre autant dans les autres tragédies que j’ai composées (et elles sont au nombre de vingt), à une époque où j’avais peut-être quelque chose de plus à dire, tant il y a de profit pour la précision du style à savoir dire d’une façon plutôt que d’une autre.

LETTRE DU COMTE AUGUSTIN TANA, ARISTARQUE DE L’AUTEUR.

Vous m’avez choisi pour votre Aristarque ; en échange de l’honneur que vous m’avez fait, j’accepte. Préparez-vous donc à la plus sévère, à la plus inexorable censure, et telle que peu ont le courage de l’exercer, très-peu celui de la supporter. Je serai du petit, vous du très-petit nombre. La plèbe littéraire, flatteuse, menteuse, suffisante, n’a pas coutume assurément d’en user ainsi ; présent, on vous loue sans retenue ; absent, on vous déchire, on vous trahit sans pudeur. C’est ce qui n’arrivera jamais entre l’auteur de cette tragédie et le censeur son ami.


(e). LES POÈTES.
comédie en un acte,
Jouée sur le même théâtre, après cette espèce de Cléopâtre.

SCÈNE PREMIÈRE.
ZEUSIPPE (seul)

Ah ! malheureux Zeusippe ! qu’as-tu gagné à prendre fièrement dans l’académie des sots le surnom de Sophocléen, tandis que l’heure approche où des mains barbares vont peut-être t’arracher le cothurne ? Je sue et je gèle, quand je songe au destin de ma pauvre tragédie. Mais aussi quel diable de caprice de vouloir arriver d’un bond au sommet du Parnasse, et écrire le poème le plus difficile à bien faire, avant que d’avoir achevé d’apprendre les élémens de la grammaire et du toscan ? Véritable hardiesse de poète !… Mais ces réflexions, c’était avant qu’il les fallait faire ; maintenant il est trop tard, elles ne sont plus que ridicules… Et cependant je ne puis retrouver mon courage, et je tremble comme si je me sentais coupable de quelque friponnerie. Mais ne vaudrait-il pas mieux l’avoir commise que d’avoir écrit une méchante tragédie ? Tous les voleurs ne tremblent pas, d’accord ; mais tous les mauvais poètes non plus. Zeusippe, que n’imites-tu hardiment ces impertinens poétraux ? Si ta tragédie ne plaît pas, conclus à leur exemple, que le public n’a ni goût ni discernement ; qu’il juge avec les yeux de l’envie, et que tu es un excellent poète. Muses toujours chastes, quoique tant de fois profanées ; blond Phébus, dont la lyre vaut peut-être mieux que la mienne ; orgueilleux Pégase, qui bronches si souvent sous le poids importun d’un cavalier mal habile ; toi, qui si rarement déploies tes ailes pour prendre ton vol et nous emporter avec toi, je vous implore tous, tous, dans ces déplorables conjonctures. Fascinez les yeux, charmez les oreilles des spectateurs, pour que la pauvre Cléopâtre leur semble digne au moins de pitié. Mais, ô barbares déités, je vous vois sourdes à ma prière… Je vous abandonne… je ne fais plus de vers ; c’est trop d’ingratitude. Je dirai du mal de vous, je ferai un madrigal ; je déshonorerai toute la famille… Tremblez.

Apollon, triste autant que moi, banni du ciel, exilé, pauvre, errant, tu te fis, dans ta détresse, berger d’Admète, en Thessalie ; et quoique toujours seul, tu n’as pas su garder ton troupeau… Mercure te l’a volé… Te l’a volé Mercure… Mercure te l’a volé…

Diable ! il me manque une rime à troupeau ; elle ne veut pas venir. Va, tu es trop heureux, Apollon, car si la rime venait……


SCÈNE SECONDE.
ORPHÉE, ZEUSIPPE.
ORPHÉE.

Très-cher Zeusippe, que fais-tu là ?… Tu m’as l’air troublé… Toujours pensées nouvelles ? Eh ! compose, compose…

ZEUSIPPE.

Seigneur Orphée le déguenillé, ne vous moquez pas. Il y a long-temps que j’ai renoncé à la poésie, je faisais là quelques vers pour me venger d’Apollon. Puis c’est fini… je n’en fais plus.

ORPHÉE.

Vous ferez mal, très-mal. Et quel malheur vous force à dégringoler du Parnasse ? Votre tragédie aura grand succès, je crois. J’ai vu beaucoup de monde se fouler à la porte ; c’est bon signe. J’y serais allé moi-même, si vous m’aviez régalé d’un billet ; mais vous m’avez oublié. J’aurais pu cependant vous être d’un bon secours. J’aurais battu des mains à propos ; je me serais écrié avec enthousiasme : Oh ! la belle tirade ! Quelle scène ! quels sentimens ! Et comme j’ai encore un certain crédit (je ne le dis pas pour me vanter) dans la république des lettres, le petit nombre des sots qui m’auraient entouré, n’auraient pas manqué, me voyant faire, d’applaudir chaudement, et peut-être, peut-être……

ZEUSIPPE.

Non, cher Orphée, ce sont là des moyens trop vils ; et pour vous régaler, cher ami, ce n’est pas un billet d’entrée que je voudrais vous donner. Vous n’avez pas besoin de vous nourrir l’esprit. Nous avons, nous autres poètes, des besoins plus essentiels ; et si j’étais riche, ce n’est pas ainsi que je voudrais récompenser votre cordiale amitié. Mais, croyez-moi, le génie ne fait pas fortune ; et à nous voir accouplés, on nous prendrait pour la discorde et l’envie, telles que les représentent les poètes et les peintres. Ah ! c’est vraiment un dur métier que le nôtre. Comment faites-vous, Orphée, pour avoir une face si sereine et si enjouée ? Jamais le Tasse, je le crois, jamais Pétrarque, jamais aucun des poètes les plus célèbres de l’Italie, n’eut une mine si fière, et un visage qui décelât mieux le contentement de soi-même. Moi, au contraire, pâle, sec, chétif et malade, je porte gravés sur le front les plus funestes attributs de la poésie malheureuse.

ORPHÉE.

Et tout cela vous sied à merveille. Ainsi doit être un poète tragique ; toujours pensif, il doit regarder de travers, et traiter la faim en héros ; louer peu, et en secret ; solliciter des récompenses dans ses épîtres dédicatoires, choisir les plus hauts seigneurs pour leur dédier ses compositions, soit parce qu’ils s’y connaissent moins, soit parce qu’ils sont en mesure de se montrer plus généreux que les autres. Moi, au contraire, il me faut un visage de lyrique, grave, riant, jovial, moqueur, mais point gras, il ne serait plus poétique. À moi, il ne me faut qu’un sonnet, pour me faire un ami d’un amoureux transi qui veut louer sa maîtresse, mais qui, dans ses premières années, a par malheur oublié d’apprendre à lire. Moi, avec un épithalame, je m’invite adroitement à un dîner de noce, et là je fais poétiquement taire la faim pour plusieurs jours. Moi, avec un tout petit madrigal, une épigramme, que sais-je encore ? avec quelques autres bagatelles de ce genre, je me fais des jours heureux et une réputation raisonnable. Et de ma basse condition, j’élève, en riant, mes regards téméraires jusqu’à la plus haute plume du cimier des tragiques, sans leur porter envie.

ZEUSIPPE.

Ah ! n’insultez pas ainsi le cothurne. Si je ne voulais pas renoncer à la poésie, j’aimerais mieux encore mourir de faim au milieu de mes acteurs, au cinquième acte d’une médiocre tragédie de ma façon, que de m’enrichir à composer des madrigaux et des sornettes. Mais quelqu’un approche ; le tremblement m’a repris… Ciel !… c’est Léon, mon rival, il a un air satisfait. Ma Cléopâtre n’a pas réussi… Je suis perdu.

SCÈNE TROISIÈME.
LÉON, ZEUSIPPE, ORPHÉE.
LÉON.

Chers amis, quelle heureuse rencontre !… Zeusippe, je vous ai écouté avec grand plaisir ; que n’êtes-vous venu au théâtre, la salle entière eût croulé au bruit des applaudissemens.

ZEUSIPPE.

C’est trop, seigneur Léon, c’est trop ; je ne vous crois pas. Je ne me suis pas encore assez souvent lavé le visage dans la source d’Hypocrène pour me présenter au public sans rougir. Si j’étais allé à la représentation, j’y serais mort, je crois, d’inquiétude.

LÉON.

Rougir, et pourquoi ? La rougeur n’est pas la couleur poétique. Chassez-moi ces imaginations d’enfant. Composez, montrez-vous, suivez l’instinct d’Apollon, et ne rougissez jamais.

ZEUSIPPE.

Je suivrai ce conseil, aussi bien votre exemple est plus éloquent encore que vos flatteuses paroles. Mais à la cour nous nous attaquons l’un et l’autre ; nous sommes poètes tous deux, tous deux tragiques mauvais, tous deux peut-être nous ne pouvons nous aimer ; mais nous pourrions nous entr’aider si chacun de nous voulait parler franchement des productions de l’autre, et avec cette discrétion charitable et fraternelle que d’ordinaire les auteurs ont entre eux, etc.

Je m’arrête. Je n’ai plus de place, et en voilà déjà trop (A).


  1. La Cléopâtre dont il est parle ici est celle du cardinal Delfino, que le père Paciaudi m’avait conseillé de lire. (A.)
  2. Colascionata est un mot qui n’a pas d’équivalent en français, c’est une espèce de Pot-Pourri. (N. du T.)
  3. Ces interpellations d’Ismène, beaucoup plus dignes d’un juge fiscal que de la confidente d’une reine, m’ont tant soit peu diverti et m’ont soulagé, en me faisant rire, de l’ennui de recopier cela (A).
  4. Encore un vers faux d’accent, et si lourd que six paires de bœufs ne pourraient le traîner ; voilà pourtant ce que j’ai fait publiquement réciter à ma première comparution sur la scène italienne (A).