Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Quatrième époque - Virilité/Chapitre IV

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Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 280-289).

CHAPITRE IV
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Second voyage littéraire en Toscane ; je le gâte par un sot luxe d’équipage. Je me lie d’amitié avec Gandellini. Travaux accomplis ou ébauchés à Sienne.


Je partis dans les premiers jours de mai, muni comme de coutume de la permission qu’il fallait obtenir du roi pour sortir de ses bienheureux états. Le ministre à qui je la demandai me répondit que j’avais déjà été, l’année d’avant, en Toscane. « C’est pour cela, répliquai-je, que je me propose d’y retourner encore cette année. » Cette permission me fut accordée ; mais ce mot me donna à penser, et fit dès lors germer dans ma tête le dessein que moins d’un an après je mis pleinement à exécution, et qui me dispensa dans la suite de demander aucune permission de ce genre. Comme ce second voyage devait se prolonger plus que l’autre, et qu’à mes rêves de véritable gloire il se mêlait encore quelques bouffées de vanité, j’emmenai avec moi plus de gens et de chevaux, afin de marier ainsi deux rôles qui rarement vont d’accord ensemble, le rôle de poète et celui de grand seigneur. J’eus donc huit chevaux à ma suite et un équipage digne d’un pareil train. Je pris la route de Gènes, où je m’embarquai avec mon bagage et une petite calèche, laissant mes chevaux suivre la voie de terre par Lerici et Sarzana. Ils y arrivèrent heureusement et avant moi. Pour moi, la felouque où j’étais, presque en vue de Lerici, fut ramenée en arrière par un coup de vent, et je fus forcé de débarquer à Hapallo qui n’était guère qu’à deux postes de Gênes. Ayant pris terre sur cette côte et me lassant d’attendre que le vent redevînt favorable pour reprendre la route de Lerici, je laissai la felouque avec mes effets, et, prenant avec moi quelques chemises, mes écrits dont je ne me séparais plus et un seul de mes gens, j’enfourchai un bidet de poste, et, à travers les précipices de l’Apennin dépouillé, je me rendis à Sarzana, où je trouvai mes chevaux, et où il me fallut attendre la felouque plus de huit jours. Bien que j’eusse là mes chevaux pour me distraire, comme je n’avais, en fait de livres, que mon petit Horace et mon Pétrarque de poche, je m’ennuyai beaucoup à Sarzana. Un prêtre, frère du maître de poste, me prêta un Tite-Live dont les œuvres ne m’étaient pas tombées dans les mains depuis l’académie, où je ne l’avais ni compris, ni goûté. Quoique passionné admirateur de la rapidité de Salluste, cependant la sublimité du sujet et la majesté des discours de Tite-Live me frappèrent vivement. Ayant lu dans cet historien la mort de Virginie et les discours enflammés d’Icilius, j’en fus si transporté qu’aussitôt l’idée me vint d’en faire une tragédie ; et je l’aurais écrite d’un trait, si ne m’avait troublé l’attente continuelle de cette maudite felouque dont l’arrivée serait venue m’interrompre dans le feu de la composition.

Ici, pour l’intelligence du lecteur, je dois dire ce que j’entends par ces mots dont je me sers si souvent, concevoir, développer et mettre en vers. Je m’y prends toujours à trois fois pour donner l’être à chacune de mes tragédies, et j’y gagne le bénéfice du temps, si nécessaire pour bien asseoir une œuvre de cette importance, qui, pour peu qu’elle vienne au monde contrefaite, a grand’peine ensuite à se redresser. Concevoir une tragédie, ce que j’appelle ainsi, c’est donc distribuer mon sujet en scènes et en actes, établir et fixer le nombre des personnages ; puis, en deux petites pages de mauvaise prose, résumer, pour ainsi dire, scène par scène, ce qu’ils diront et ce qu’ils doivent faire. Reprendre ensuite ce premier feuillet, et, fidèle à la trace de mes indications, remplir les scènes, dialoguer en prose, comme elle vient, la tragédie tout entière, sans écarter une seule pensée, quelle qu’elle soit, et écrire avec toute la verve que je puis avoir, sans prendre garde aux termes, c’est là ce que j’appelle développer. J’appelle enfin versifier, non seulement mettre la prose en vers, mais avec un esprit à qui j’ai laissé le temps de se reposer, choisir parmi les longueurs du premier jet les pensées les meilleures, les élever à la forme et à la poésie. Il faut ensuite, comme dans toute autre composition, limer, retrancher, changer. Mais si d’abord la tragédie n’était ni dans la conception, ni dans le développement, je doute que plus tard elle se retrouvât dans cette étude du détail. C’est là le procédé que j’ai suivi dans toutes mes compositions dramatiques, à commencer par le Philippe, et j’ai pu me convaincre qu’il compte au moins pour les deux tiers de l’œuvre. Et en effet, après un certain temps, ce qu’il en fallait pour oublier complètement cette première distribution de scènes, quand il m’arrivait de reprendre ce feuillet, je sentais tout-à-coup, à chaque scène, gronder dans mon cœur et dans mon esprit un assaut tumultueux de sentimens et de pensées qui m’excitaient, et, pour ainsi dire, me forçaient à écrire ; j’en concluais aussitôt que ce premier plan était bon et tiré des entrailles mêmes du sujet. Si, au contraire, je ne retrouvais pas cet enthousiasme, égal ou même supérieur à ce qu’il était quand j’écrivais cette esquisse, je la changeais ou la brûlais. Le premier plan approuvé, le développement allait très-vite ; j’en écrivais un acte par jour, quelquefois plus, rarement moins ; et d’ordinaire, dès le sixième jour, la tragédie était née, sinon faite. De cette façon, n’admettant de juge que mon propre sentiment, toutes les tragédies que je n’ai pu écrire ainsi, et avec cette fureur d’enthousiasme, jamais je ne les ai achevées, ou si je les ai terminées, jamais du moins je ne les ai mises en vers. Tel fut le sort d’un Charles Ier, qu’immédiatement après le Philippe j’entrepris de développer en français ; au troisième acte de l’ébauche, mon cœur et ma main se glacèrent en même temps, et si bien que ma plume se refusa absolument à poursuivre. Même chose arriva à une tragédie de Roméo et Juliette, que je développai pourtant tout entière, mais avec effort et non sans me reprendre. Quelques mois après, quand je voulus revenir à cette malheureuse esquisse et la relire, elle me glaça tellement le cœur, et j’entrai contre moi dans une telle colère, qu’au lieu d’en poursuivre l’ennuyeuse lecture, je la jetai au feu. De cette méthode, que j’ai voulu caractériser avec détail, il est peut-être résulté une chose : c’est que mes tragédies dans leur ensemble, et malgré les nombreux défauts que j’y vois, sans compter tous ceux que peut-être je n’y vois pas, ont du moins le mérite d'être, ou, si l’on veut, de paraître pour la plupart venues d’un seul jet et rattachées à un seul nœud, de telle sorte que les pensées, le style, l’action du cinquième acte s’identifient étroitement avec la disposition, le style, les pensées du quatrième, et ainsi de suite, en remontant jusqu’aux premiers vers du premier, ce qui a du moins l’avantage de provoquer, en la soutenant, l’attention de l’auditeur, et d’entretenir la chaleur de l’action. La tragédie ainsi développée, lorsqu’il ne reste plus au poète d’autre souci que de la versifier à son aise, et de distinguer le plomb de l’or, l’inquiétude que communique à l’esprit le travail des vers et cette passion de l’éloquence, si difficile à satisfaire, ne sauraient nuire en rien au transport et à l’enthousiasme qu’il faut aveuglément suivre dès que l’on veut concevoir et créer une œuvre terrible et passionnée. Si ceux qui viendront après moi jugent que cette méthode m’a conduit à mon but plus heureusement que d’autres, cette petite digression pourra, avec le temps, éclairer et fortifier quelque disciple de l’art que je professe. Si je me suis abusé, d’autres peut-être s’aideront de ma méthode pour en trouver une meilleure.

Je reprends le fil de ma narration. Enfin arriva à Lerici cette felouque si impatiemment attendue ; je m’emparai de ma garde-robe et je partis immédiatement de Sarzana pour Pise, ayant ajouté à mon bagage poétique cette Virginie de plus, sujet qui allait merveilleusement à mon humeur. Je m’étais bien promis de ne pas rester cette fois plus de deux jours à Pise ; je me flattais de profiter davantage sous le rapport de la langue à Sienne, où l’on parle mieux et où il y a moins d’étrangers, sans compter que durant le séjour que j’avais fait à Pise, l’année d’auparavant, je m’étais épris à moitié d’une belle et noble demoiselle, que ses parens m’auraient sans doute accordée pour femme, quoique riche, si je l’avais demandée. Mais quelques années de plus m’avaient mûri sur ce point, et ce n’était plus le temps où, à Turin, j’avais consenti que mon beau-frère demandât pour moi cette jeune fille, qui, à son tour, ne voulut pas de moi. Cette fois, je ne voulus pas laisser demander pour moi celle-ci qui assurément ne m’eût pas refusé. Elle me convenait autant par son caractère, que sous tout autre rapport, et je dois ajouter qu’elle ne me plaisait pas médiocrement. Mais j’avais maintenant huit ans de plus, j’avais vu, bien ou mal, presque toute l’Europe, et l’amour de la gloire, qui était entré dans mon âme, cette passion pour l’étude, cette nécessité d’être ou de me faire libre pour devenir un intrépide et véridique auteur, étaient autant d’aiguillons qui me faisaient passer outre, autant de raisons qui me criaient dans le fond de mon cœur que sous la tyrannie c’est déjà bien assez, si ce n’est trop, de vivre seul, et que jamais, pour peu que l’on y songe, il ne faut y être ni mari ni père. Je passai donc l’Arno, et me voici à Sienne. Je bénirai toujours le moment où j’y arrivai, car je m’y composai un petit cercle de six ou sept hommes doués de sens, de jugement, de goût et d’instruction, ce qu’on aura peine à croire d’un pays aussi petit. Mais j’en distinguai un entre tous, c’était le respectable Francesco Gori Gandellini : j’en ai souvent parlé dans mes divers écrits, et sa douce et chère mémoire ne sortira jamais de mon cœur. Une sorte de ressemblance entre nos caractères, une même façon de penser et de sentir (bien plus rare, bien plus remarquable chez lui, dont la vie était si différente de la mienne), un besoin mutuel de soulager nos cœurs du poids des mêmes passions, que fallait-il de plus pour nous unir bientôt d’une vive amitié ? Ce nœud sacré d’une franche amitié était, et il est toujours dans ma manière de penser et de vivre, un besoin de première nécessité. Mais ma nature austère, réservée, difficile, me rend, et, tant que je vivrai, me rendra peu propre à inspirer à d’autres ce sentiment qu’à mon tour je n’accorde pas sans une extrême difficulté. Cela fait que je n’aurai connu dans le cours de ma vie qu’un très-petit nombre d’amis ; mais je me vante de n’en avoir eu que de bons, et qui tous valaient mieux que moi. Pour ma part, je n’ai jamais cherché dans l’amitié qu’un épanchement réciproque des faiblesses de l’humanité, où je demande à la raison et à la tendresse de mon ami de corriger chez moi et d’améliorer ce qu’il y trouverait à blâmer, de fortifier, au contraire, et d’élever encore le peu de choses louables par où l’homme peut se rendre utile aux autres, et s’honorer lui-même. Telle est, par exemple, la faiblesse de vouloir devenir auteur, et c’est là surtout que les nobles et affectueux conseils de Gandellini me furent d’un grand secours et m’encouragèrent beaucoup. Le très-vif désir que j’éprouvais de mériter l’estime de cet homme rare donna tout-à-coup comme un nouveau ressort à mon esprit, et à mon intelligence une vivacité qui ne me laissait ni paix, ni trêve, tant que je n’avais pas composé une œuvre qui fût ou me parût digne de lui. Je n’ai jamais joui de l’entier exercice de mes facultés intellectuelles et créatrices, que mon cœur ne se trouvât auparavant rempli et satisfait, et que mon esprit ne se sentît appuyé, soutenu par une main estimable et chère. Cet appui, au contraire, venait-il à me manquer, et à me laisser, pour ainsi dire, seul au monde, me regardant comme un être inutile à tous, et qui n’était aimé de personne, je tombais alors dans de tels accès de mélancolie, de désenchantement et de dégoût sur toute chose, et ces accès se renouvelaient si fréquemment que je passais des journées entières, et même des semaines, sans vouloir, sans pouvoir toucher un livre ou une plume.

Pour obtenir et mériter l’approbation d’un homme aussi estimable que Gori l’était à mes yeux, je travaillai, cet été, avec beaucoup plus d’ardeur que je n’avais fait encore. C’est de lui que me vint l’idée de mettre au théâtre la conjuration des Pazzi. Le fait m’était complètement inconnu, et il me conseilla de le chercher dans Machiavel de préférence à tout autre historien. Et c’est ainsi que, par une étrange rencontre, ce divin auteur qui devait aussi faire, un jour, mes plus chères délices, venait, une seconde fois, se placer sous ma main, grâce à un autre ami véritable, semblable sous bien des rapports à ce cher d’Acunha que j’avais tant aimé, mais beaucoup plus savant et plus instruit que ce dernier. Et en effet, quoique le terrain ne fût pas encore assez préparé pour recevoir et féconder une telle, semence, je lus néanmoins çà et là, pendant le mois de juillet, bien des fragmens de Machiavel, outre le récit du fait de la conjuration ; et alors non seulement je conçus sans différer le plan de ma tragédie, mais épris de cette façon de dire si originale et si puissante, il me fallut laisser là pour quelques jours toutes mes autres études, et, comme inspiré de ce génie sublime, écrire d’une haleine les deux livres de la Tyrannie, tels ou à peu près que je les imprimai quelques années plus tard. Ce fut l’épanchement d’un esprit trop plein et blessé dès l’enfance par les flèches de l’oppression détestée qui pèse sur le monde. Si j’avais su reprendre un tel sujet dans un âge plus mûr, je l’aurais sans doute traité un peu plus savamment, et l’histoire serait venue au secours de mes opinions. Mais quand j’ai imprimé ce livre, je n’ai pas voulu, avec le froid des années et le pédantisme de mon petit savoir, étouffer le feu de la jeunesse, et la généreuse, la légitime indignation que j’y vois briller à chaque page, et dont l’éclat n’ôte rien à une sorte de franche et véhémente logique qui me paraît y dominer le reste. Que si j’y remarquai aussi des erreurs ou des déclamations, ce sont filles d’inexpérience et non de mauvaise volonté que je voulus également y laisser. Aucune fin cachée, aucun sentiment de vengeance personnelle ne me dicta cet écrit. J’ai pu me tromper dans ma façon de sentir, ou écrire avec trop de passion. Mais peut-il y avoir excès dans la passion que l’on éprouve pour le juste et pour le vrai, surtout quand il s’agit de la faire partager aux autres ? Je me suis borné à dire ce que je pensais, moins peut-être que je ne sentais. Dans l’ardeur bouillante de cet âge, raisonner et juger n’étaient peut-être qu’une noble et généreuse manière de sentir.