Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/III/Chapitre II

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 194-208).


CHAPITRE ii


Mes opinions. — La duchesse de Châtillon. — La duchesse de Laval, le duc de Laval. — La famille de Rohan. — La princesse Berthe de Rohan. — La princesse Charles de Rochefort. — La princesse Herminie de Rohan. — Scène pénible. — Mon premier bal à Paris. — L’amiral de Bruix, sa mort. — Paroles de l’Empereur. — La princesse Serge Galitzin. — La duchesse de Sagan. — Monsieur de Caulaincourt. — Scène entre la princesse de la Trémoille et monsieur d’Aubusson. – La duchesse de Chevreuse.

Je ne voulus pas assister aux fêtes du couronnement ; mon héroïsme royaliste en aurait trop souffert. Nous nous amusions dans notre oisive nullité par mille brocards. Un seul était assez piquant ; on disait que le manteau impérial restait flottant parce que l’Empereur n’avait pas su passer la Manche. En dépit de mes préjugés, je n’avais pu me défendre d’une exaltation très sincère pour le Premier Consul. J’admirais en lui le conquérant et le faiseur de bulletins. Personne ne m’avait expliqué son immense mérite de législateur et de tranquilliseur des passions ; je n’étais pas en état de l’apprécier à moi seule. Je me serais, je crois, volontiers enthousiasmée pour lui si j’avais vécu dans une autre atmosphère.

À Londres, ma pauvre mère avait souvent pleuré de chagrin en me voyant si mal penser ; elle prétendait que je montais la tête de mon frère pour Bonaparte. Il est certain que, voyant nos princes de près et le Premier Consul de loin, tous mes vœux étaient pour lui ; la mort du duc d’Enghien avait été une impression aussi fugitive en moi qu’en ceux avec lesquels je me trouvais alors. Toutefois, malgré cette velléité d’admiration pour l’Empereur, je tenais par mille préjugés à ce qu’on appelait l’ancien régime ; et mon éducation toute anglaise me rendait, par intuition, de la secte qui, depuis, a été appelée libérale. Voilà, autant que je puis le démêler à présent, le point où j’en étais à mon arrivée en France. Monsieur de Boigne, ce que je ne conçois guère, n’était pas du tout révolutionnaire et, sur ce seul point de la politique, nous étions à peu près d’accord.

Nous allâmes à la fin de décembre nous établir à Paris ; j’y passai trois mois, les plus ennuyés de ma vie. La société de Paris est tellement exclusive qu’il n’y a nulle place pour ceux qui y débutent, et, avant de s’être formé une coterie, on y est complètement isolé. D’ailleurs, la crainte des scènes que monsieur de Boigne me faisait à propos de tout et de rien me tenait dans une réticence qui ne facilitait pas les rapports de sociabilité. Je trouvais de temps en temps une vieille femme qui se rappelait m’avoir vue teter à Versailles, ou une autre qui me racontait mes gentillesses de Bellevue, mais tout cela ne me récréait pas infiniment.

Je fus très tendrement accueillie par la princesse de Guéméné (celle dont j’ai déjà parlé) ; elle me fut utile et serviable autant que peut l’être une personne qui ne quitte pas son lit et voit peu de monde.

La duchesse de Châtillon, en revanche, m’était insupportable ; elle me retenait des heures entières à me chapitrer sur une multitude de choses où ses conseils étaient aussi inutiles que surannés, commençant et finissant toujours ses sermons par ces mots :

« Ma petite reine, comme j’ai l’honneur de vous appartenir. »

Ce qui voulait dire en bon français :

« Tenez-vous pour très honorée que je veuille bien reconnaître la parenté entre nous, » et je ne m’y sentais nullement disposée.

Elle habitait, dans son magnifique hôtel de la rue du Bac, une grande pièce qu’elle appelait son cabinet, meublée avec beaucoup de luxe antique et fournie de huit à dix pendules qui toutes marquaient le temps d’un ton et d’un mouvement différents. Une superbe cage dorée, suspendue en guise de lustre, était occupée par des oiseaux chantant à pleine gorge. Tout ce cliquetis, avec la basse obligée de la voix monotone et sans timbre de la duchesse, me prenait sur les nerfs et rendait ces visites insupportables. Je n’en sortais jamais sans faire vœu de n’y plus retourner, vœu que j’aurais infailliblement accompli si mes lettres de Londres n’eussent souvent porté des compliments à madame de Châtillon.

Cette duchesse de Châtillon était fille de la duchesse de Lavallière, rivale de la maréchale de Luxembourg, toutes deux si belles et si galantes. La fille aussi avait été l’une et l’autre. Le cadre de la glace, dans ce cabinet où elle me faisait de si longues homélies, était incrusté des portraits de tous ses amants. N’en sachant plus que faire, elle avait inventé de les utiliser comme mobilier. Le nombre en était considérable et cela formait une très jolie décoration. Elle avait été esprit fort, mais était devenue prude et dévote. Avec elle a fini la maison de Lavallière et, avec ses deux filles, les duchesses de la Trémoille et d’Uzès, celle de Coligny-Châtillon ; ce sont deux noms éteints.

La marquise, devenue duchesse, de Laval, ancienne amie de ma mère et ma marraine, me traitait avec une bonté toute maternelle. Elle était aussi simple que madame de Chàtillon était pleine d’emphase et ne me faisait pas valoir la parenté. Aussi j’allais très volontiers dans la cellule du couvent de Saint-Joseph où elle vivait dans les pratiques d’une dévotion aussi minutieuse qu’indulgente. Elle donnait tout ce qu’elle avait aux pauvres, et son costume se ressentait tellement de cette pénurie qu’un jour, à l’église, un homme lui frappa sur l’épaule pour lui payer sa chaise :

« Vous vous trompez, monsieur, reprit doucement la duchesse ; ce n’est pas moi, c’est cette autre dame ».

Le mot dame a, dans cette situation, quelque chose qui m’a toujours touchée.

Le duc de Laval était impatienté de la position de sa femme. Après avoir vainement tenté de lui donner de l’argent qui ne faisait que traverser sa bourse, il prit le parti de lui louer un appartement décent, de payer sa modique dépense et même sa toilette sur laquelle cependant il n’obtint guère d’amélioration. S’il avait exigé un costume convenable à son état dans le monde, il l’aurait désolée ; elle voulait pouvoir aller à pied toute seule, dans la boue, visiter les églises et les pauvres sans être remarquée. Quoiqu’elle ne fût pas jolie, elle avait été dans sa jeunesse la femme la plus élégante et la plus magnifique de la Cour de France ; son oncle, l’évêque de Metz, payait tous ses mémoires et elle dépensait quarante mille francs pour sa toilette. Jamais changement n’avait été plus complet, et peut-être aurait-elle mieux fait d’éviter les deux extrêmes. Telle qu’elle était devenue, elle était fort considérée de son mari et adorée de ses enfants.

Ce mari est un caractère réellement original, chose rare en tout pays, plus rare en France, plus rare encore dans la classe où il est né. Depuis son entrée dans le monde, il a toujours vécu magnifiquement des profits de son jeu sans que sa considération en ait souffert. Jamais il n’a eu l’air d’aller plus qu’un autre homme de son rang dans les lieux où l’on jouait ; jamais il n’a recherché ce qu’on appelle une bonne partie ; cependant il comptait sur cent mille écus de rente en fonds de cartes, comme il aurait compté sur un revenu en terres. Il était le plus beau joueur et le plus juste qu’on pût renconter ; la décision du duc de Laval aurait fait loi dans toute l’Europe sur un coup douteux.

Il avait été bon officier et on prétendait qu’il avait le coup d’œil militaire. Il s’était assez distingué pendant la campagne des princes où il avait eu le malheur de voir tuer sous ses yeux son second fils, Achille, le seul de ses enfants qu’il ait jamais aimé. Lors du licenciement de cette armée, il se conduisit vis-à-vis de son corps avec une paternelle générosité qui ne fut imitée par personne, et lui mérita la plus haute estime.

Dans le cours ordinaire de la vie, il professait l’égoïsme jusqu’à l’exagération. Il rencontrait sa belle-fille à pied dans la rue un jour où il commençait à pleuvoir, n’affectait pas même de ne l’avoir point remarquée, et lui disait le soir :

« Caroline, vous avez dû être horriblement mouillée ce matin ; je vous aurais bien fait monter dans ma voiture, mais j’ai craint l’humidité si on ouvrait la portière. »

Il y en aurait mille à citer de cette force ; ses enfants l’aimaient pourtant, et tout le monde lui rendait. Il faisait beaucoup de visites ; c’était chez lui un système de conduite ; il prétendait que c’était le meilleur moyen pour qu’on ne dise pas autant de mal de vous, qu’on ménage toujours un peu les gens qui peuvent entrer pendant qu’on en parle.

Tous les ana sont remplis de ses coq-à-l’âne ; par une singulière disposition de son esprit il ne pouvait se mettre dans la tête la véritable acception des mots. Il ne péchait pas par l’idée, mais par l’expression. Ainsi il parlait d’être fouetté aux quatre coins de la cour ovale ; il était monté à cheval pour arriver currente calamo ; il recevait une lettre anonyme, signée de tous les officiers de son régiment, et tant d’autres bévues rapportées partout. Voici une de ses plus jolies erreurs et des moins connues. On discutait à quel point Zeuxis et Apelle étaient contemporains ; le duc de Laval, assis à souper à côté du duc de Lauzun, lui dit :

« Lauzun, qu’est-ce que c’est que ça, contemporain ?

— Des gens qui vivent en même temps : toi et moi, nous sommes contemporains.

— Allons donc, tu te fiches de moi ! est-ce que je suis peintre, moi ? »

Dans la société intime, le duc de Lauzun passait pour arranger les histoires du duc de Laval avec lequel il était très lié. Un jour, il voulut le trouver mauvais ; le duc de Lauzun lui répondit :

« Tu te fâches, Laval, hé bien, c’est bon, je ne t’en ferai plus et tu verras ce que tu y perdras. »

Il avait raison, car les mots du duc de Laval lui donnaient une sorte de célébrité. On a comparé son esprit a une lanterne sourde qui n’éclairait qu’en dedans ; cela est assez ingénieux car, s’il a dit beaucoup de balourdises, il n’a jamais fait une sottise.

Son fils aîné, Adrien, devenu depuis duc de Laval, est un homme de bonne compagnie. Son nom, plus que son mérite, l’a poussé pendant la Restauration à des emplois où il n’a pas montré suffisamment de capacité, mais il est pourtant fort au-dessus de la réputation de nullité qu’on a voulu lui faire. Le désir de prolonger les goûts de la jeunesse au delà du terme raisonnable l’a exposé à quelques ridicules. Il a eu le malheur de perdre son fils unique, le dernier de cette branche de Montmorency-Laval. Son frère Eugène est le plus désagréable personnage qu’on puisse rencontrer ; il cache sous une dévotion puérile et intolérante l’égoïsme le plus déhonté.

J’avais entendu la comtesse de Vaudreuil dire « nous autres jolies femmes », mais il était réservé à Eugène de Montmorency, je crois, d’inventer l’expression de « nous autres saints », et je l’ai entendu s’en servir. Son cousin Mathieu avait une dévotion toute différente ; j’aurai occasion d’en parler plus tard.

La princesse de Guéméné avait quatre enfants, le duc de Montbazon, marié à mademoiselle de Conflans, le prince Louis de Rohan qui a été le premier des nombreux maris de l’aînée des filles du duc de Courlande (elle a fini par s’appeler la duchesse de Sagan et ne plus changer de nom aussi souvent que d’époux), le prince Victor de Rohan, et la princesse Charles de Rohan-Rochefort.

Je me liai assez intimement avec la princesse Berthe, fille du duc de Montbazon ; elle était revenue en France avec sa mère pour soigner les derniers moments de la marquise de Conflans et, quoique déjà mariée à son oncle Victor, Berthe, par des motifs de fortune, passait pour fille. Elle était très aimable, spirituelle, bonne, agréable sans être jolie ; elle me plaisait extrêmement et probablement notre liaison serait devenue de l’amitié sans son départ pour la Bohême où elle s’est établie. Sa tante, la princesse Charles de Rohan-Rochefort, proclamait dans sa jeunesse le projet de montrer au monde un spectacle qu’il n’avait jamais vu, celui d’une princesse de Rohan honnête femme. Mais il était réservé à la nièce de l’accomplir et la pauvre princesse Charles, au contraire, est tombée dans tous les désordres imaginables. Si d’avoir été la femme d’un misérable est une excuse, elle lui est complètement acquise ; le prince Charles est fort au delà d’un mauvais sujet.

Je rencontrais souvent chez la princesse de Guéméné la princesse Charles avec ses filles. L’aînée était affreusement laide et commune, mais la meilleure personne du monde ; elle souffrait horriblement des embarras où sa mère se mettait et qu’elle dissimulait le plus possible à la princesse de Guéméné. Je me rappelle une petite circonstance à laquelle je ne pense jamais sans éprouver une sorte de frisson.

J’avais eu du monde chez moi. Le lendemain matin, je m’habillais pour sortir ; un de mes gens me dit qu’une femme demandait à me parler : « C’est bon, je la verrai en sortant » ; une demi-heure se passe. En traversant l’antichambre pour monter en voiture, je vois assise sur une banquette, avec de gros souliers tout crottés et une espèce de servante à côté d’elle, la princesse Herminie de Rohan. Je tombai à la renverse ; je l’entraînai dans ma chambre et me confondis en excuses. Hélas ! elle était plus confuse que moi : elle était pâle et tremblante, sa main froide serrait convulsivement la mienne. Elle me raconta que sa mère avait joué la veille chez moi, que, n’ayant pas d’argent, elle avait emprunté cinq louis à mes gens, que le désir de les rendre tout de suite lui en avait fait hasarder cinq autres qu’elle avait dû leur demander aussi. Bref, elle leur devait vingt louis dont elle me priait d’être caution, aimant mieux me les devoir qu’à des valets. N’osant pas me faire ce récit, elle en avait chargé la pauvre Herminie qui en était dans un état digne de pitié. On peut croire que la mienne ne lui manqua pas ; je la consolai de mon mieux, en ayant l’air de penser que cette petite somme me serait promptement remboursée ; et, en parlant bien vite d’autre chose, je l’emmenai avec moi faire une visite à sa grand’mère ; en la ramenant chez elle j’eus le bonheur de l’y déposer un peu remise. Mais sa souffrance m’est toujours restée dans l’esprit comme une des plus pénibles qu’un cœur haut placé puisse éprouver ; le sien semblait fait pour la sentir dans toute son amertume. Sa laideur et sa mauvaise tournure lui avaient fait subir le séjour de l’antichambre.

Sa seconde sœur était assez belle, et la troisième, Gasparine, depuis princesse de Reuss, alors enfant, était charmante. Elles avaient aussi deux frères qui sont devenus de bons sujets et se sont établis en Bohême auprès de leurs oncles. Leur famille a cherché, à juste titre, à les éloigner également de père et mère.

Après la mort de madame de Guéméné, la princesse Charles tomba dans un si épouvantable désordre qu’elle même se retira de la société.

La première fois que j’allai au bal à Paris, ce fut à l’hôtel de Luynes ; je crus entrer dans la grotte de Calypso. Toutes les femmes me parurent des nymphes. L’élégance de leurs costumes et de leurs tournures me frappa tellement qu’il me fallut plusieurs soirées pour découvrir qu’au fond j’étais accoutumée à voir à Londres un beaucoup plus grand nombre de belles personnes. Je fus très étonnée ensuite de trouver ces femmes, que je voyais si bien mises dans le monde, indignement mal tenues chez elles, mal peignées, enveloppées d’une douillette sale, enfin de la dernière inélégance. Cette mauvaise habitude a complètement disparu depuis quelques années ; les françaises sont tout aussi soignées que les anglaises dans leur intérieur et parées de meilleur goût dans le monde.

J’étais curieuse de voir madame Récamier. On m’avertit qu’elle était dans un petit salon où se trouvaient cinq ou six autres femmes ; j’entrai et je vis une personne qui me parut d’une figure fort remarquable ; elle sortit peu d’instants après, je la suivis. On me demanda comment je trouvais madame Récamier :

« Charmante, je la suis pour la voir danser.

— Celle-là ? mais c’est mademoiselle de La Vauguyon ; madame Récamier est assise dans la fenêtre, là, avec cette robe grise. »

Lorsqu’on me l’eut indiquée, je vis en effet qu’une figure qui m’avait peu frappée était parfaitement belle. C’était le caractère définitif de cette beauté, qu’on peut appeler fameuse, de le paraître toujours davantage chaque fois qu’on la voyait. Elle se retrouvera probablement sous ma plume ; notre liaison a commencé bientôt après et dure encore très intime.

Mon oncle, l’évêque de Comminges, devenu évêque de Nancy, était alors à Paris. Il aurait fort désiré que j’entrasse dans la Maison de l’impératrice qu’on formait en ce moment, et me faisait valoir la liberté qu’une place à la Cour me donnerait vis-à-vis de monsieur de Boigne. En outre que cela répugnait à mes opinions, mes goûts m’ont toujours éloignée de la servitude, de quelque nature qu’elle puisse être ; je n’aimerais pas à être attachée à une princesse en aucun temps et sous aucun régime. Il revint plusieurs fois à la charge sans succès. À la manière dont il m’en parlait, comme d’une chose qui n’attendait que mon approbation, je crois qu’il en avait mission, mais je n’en ai jamais éprouvé de désagrément. Quoi qu’on ait pu dire, lorsque les refus se faisaient convenablement, modestement et sans éclat, ils n’avaient point de suite fâcheuse ; il n’y a guère eu de forcés que ceux qui ont voulu l’être.

Nous perdîmes dans ce temps un de nos cousins, l’amiral de Bruix. C’était un homme dont l’esprit et le talent valaient mieux que la moralité. Il avait joué un grand rôle sous le Directoire, et soutenu, seul, l’honneur de la marine, pendant toute la Révolution, il passait pour avoir outrageusement volé durant son ministère ; toutefois, il est mort sans le sol. Quoiqu’il eût été des plus actifs au dix-huit brumaire, il était tombé dans la disgrâce de l’Empereur à la suite d’un séjour à Boulogne. L’Empereur avait voulu faire exécuter, malgré l’amiral, une manœuvre où il avait péri beaucoup de monde ; celui-ci s’en était plaint très fortement. Mais ce qui l’avait perdu c’est un propos tenu dans une réunion des grands dignitaires qui voulaient élever une statue au nouvel empereur. On discutait sur le costume ; l’amiral, impatienté des flagorneries qu’il écoutait depuis deux heures, s’écria :

« Faites-le tout nu ; vous aurez plus de facilité à lui baiser le derrière. »

On était accoutumé à ses boutades, mais celle-ci fut rapportée et déplut extrêmement. On épia une occasion de mécontentement. Sur quelques dépenses un peu hasardées, il fut mandé à Paris, assez mal traité ; la colère se joignit à une maladie de poitrine déjà commencée, et il mourut dans un état de détresse qui allait, malgré tout l’entourage du luxe, jusqu’à manquer d’argent pour acheter du bois. Il faut rendre justice à qui il appartient : Ouvrard lui devait une grande partie de sa fortune ; apprenant sa position, il envoya la veille de sa mort cinq cents louis en or à madame de Bruix. Ce n’était sûrement pas la centième partie de ce que l’amiral lui avait laissé gagner, mais il était mourant et disgracié et ce trait fait honneur à Ouvrard.

L’amiral de Bruix professait l’athéisme comme un philosophe du dix-huitième siècle ; sa femme, dans les mêmes principes, n’avait pas voulu laisser approcher un prêtre ; il mourut dans la nuit. Mon oncle, l’évêque de Nancy, fut chargé par la veuve d’en porter la nouvelle à l’Empereur. Il se rendit au lever. L’Empereur l’écouta avec l’air de l’affliction, puis, prenant la parole :

« Au moins, monsieur l’évêque, avons-nous la consolation qu’il soit mort dans des sentiments chrétiens ? A-t-il reçu les secours de la religion ? »

Mon oncle resta confondu ; il ne sut que balbutier une négative très embarrassée. L’Empereur le regarda sévèrement et tourna brusquement le dos. Les paroles de l’habile comédien ne tombèrent pas à terre ; aucun grand dignitaire ne prêcha plus à l’athéisme, et tous les évêques cherchèrent à obtenir des fins édifiantes des membres de leur famille. Toutefois, il ne voulait pas dégoûter mon oncle et, la première fois qu’il le revit, il le traita fort bien.

Parmi les étrangers de distinction qui se trouvaient à Paris lors de mon arrivée, la princesse Serge Galitzin et la duchesse de Sagan étaient les plus remarquables.

La princesse Serge, jolie, piquante, bizarre, semblait à peine échappée de ses steppes natifs et avait toutes les allures d’un poulain indompté. Elle avait trouvé, dans je ne sais quel vieux château, un portrait en émail dont elle avait la tête tournée ; elle avait repoussé le mari qu’on lui avait donné parce qu’il n’y ressemblait pas ; elle portait ce portrait chéri à son col et courait l’Europe pour en chercher l’original. On m’a raconté que, chemin faisant, elle s’est fréquemment contentée de ressemblances partielles à ce type imaginaire et que, trouvant tantôt les yeux, tantôt la bouche ou le nez de son sylphe, elle a été contrainte à diviser sa passion entre nombreuse compagnie. Lorsque je l’ai connue, elle était encore dans toute la grâce sauvage de sa recherche primitive.

La duchesse de Sagan portait alors le nom de son premier mari, Louis de Rohan ; elle était belle, avait l’air très distinguée, et les façons de la meilleure compagnie ; elle excellait dans le talent des femmes du Nord d’allier une vie très désordonnée avec des formes nobles et décentes. Toutes les filles de la duchesse de Courlande sont éminemment grandes dames.

À la fin de ce carnaval, je fus invitée avec toute la terre à un grand bal chez madame Récamier, alors à l’apogée de sa beauté et de sa fortune. La société y était composée des illustrations du nouvel empire, Murat, Eugène Beauharnais, les maréchaux, etc., d’un grand nombre de personnes de l’ancienne noblesse, d’émigrés rentrés, des sommités de la finance et de beaucoup d’étrangers. J’y fus témoin d’un fait singulier dans un monde aussi mêlé. L’orchestre joua une valse ; de nombreux couples la commencèrent ; monsieur de Caulaincourt s’y joignit avec mademoiselle Charlot, la beauté du jour. À l’instant même, tous les autres valseurs quittèrent la place et ils restèrent seuls. Mademoiselle Charlot se trouva mal, ou en fit le semblant, ce qui interrompit cette malencontreuse danse. Monsieur de Caulaincourt était pâle comme la mort. On peut juger par là à quel point le meurtre de monsieur le duc d’Enghien était encore vif dans les esprits et combien les calomnies (et c’en était je crois) étaient généralement accueillies contre monsieur de Caulaincourt.

On me raconta (mais ce n’est qu’un ouï-dire) que, lorsque l’Empereur forma sa maison, monsieur de Caulaincourt, sortant du cabinet, annonça à ses camarades du salon de service qu’il venait d’être nommé grand écuyer. On s’empressa de lui faire compliment ; Lauriston seul se taisait.

« Tu ne me dis rien, Lauriston ?

— Non.

— Est-ce que tu ne trouves pas la place assez belle ?

— Pas pour ce qu’elle coûte.

— Qu’entends-tu par ces paroles ?

— Tout ce que tu voudras. »

On s’interposa entre eux, cela n’eut pas de suite ; mais Lauriston, jusque-là une espèce de favori, fut éloigné de l’Empereur et ne revint à Paris que longtemps après. Je n’affirme pas cette anecdote ; elle fut crue par nous dans le temps mais il n’y a rien de si mal informé que les oppositions. J’ai eu occasion de m’en assurer en vivant intimement depuis avec des gens aux affaires sous le gouvernement impérial. Ils m’ont prouvé l’absurdité d’une quantité de choses que j’avais crues pieusement pendant de longues années. Aussi je ne demande confiance que pour ce que je sais positivement.

Par exemple, j’assistai à une étrange scène chez une madame Dubourg où la société de l’ancien régime se réunissait souvent alors. Monsieur le comte d’Aubusson venait d’être nommé chambellan de l’Empereur. Ces nominations nous déplaisaient fort et nous le témoignions avec des formes plus ou moins acerbes. La princesse de La Trémoille trouva bon de traiter très durement monsieur d’Aubusson avec qui elle était liée et qu’elle voyait habituellement ; il lui demanda ce qu’il avait fait pour mériter ses rigueurs :

« Je pense que vous le savez, monsieur.

— Non, en vérité, madame. J’ai beau consulter mes souvenirs et pourtant je les reprends de haut, car c’est depuis le moment où j’ai dû vous faire expulser des casernes où vous veniez débaucher les soldats de mon régiment. »

La princesse resta pétrifiée d’abord ; ensuite elle eut des attaques de nerfs et des cris de fureurs. Malgré la partialité de l’auditoire, les rieurs furent contre elle. Il était avéré qu’étant princesse de Saint-Maurice, et fort patriote au commencement de la Révolution, elle s’était fait chasser des casernes où elle allait prêcher l’insubordination aux soldats.

Quoique nous fussions très insolents, nous n’étions pas très braves, et, après cette scène qui fit du bruit, dont Fouché parla et pour laquelle madame de la Trémoille fut mandée à la police, nous fûmes en général fort polis pour les nouveaux chambellans. Il n’y avait guère que madame de Chevreuse qui se permit des incartades ; mais elle était si bizarre, si inconséquente en tout genre que cela passait pour un caprice de plus.

Quoique rousse, elle était extrêmement jolie, très élégante, pleine d’esprit, gâtée au delà de l’expression par sa belle-mère, et elle tenait dans la société une place tout à part qu’elle exploitait jusqu’au mauvais goût. Le duc de Laval l’appelait la fournisseuse du faubourg Saint-Germain. Il avait raison ; elle avait des façons de parvenue et abusait des avantages de sa position pour commander des hommages et distribuer des impertinences à quiconque voulait s’y soumettre. Toutefois, elle savait être très gracieuse quand il lui plaisait et, comme ma maison lui était agréable, je n’ai jamais eu à éprouver le plus petit caprice de sa part, si ce n’est à Grenoble l’année de sa mort. J’en parlerai plus tard.