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Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/IV/Chapitre III

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 315-330).


CHAPITRE iii


Le maréchal Marmont. — Bataille de Paris. — Séjour à Essonnes. — Mot du général Drouot. — Le maréchal Marmont entre en pourparlers avec les Alliés. — Arrivée des maréchaux à Essonnes. — Ils viennent à Paris. — Conférence chez l’empereur Alexandre. — Le maréchal Marmont apprend que son corps d’armée quitte Essonnes malgré ses ordres. — Son chagrin. — Intrépidité de sa conduite à Versailles. — Erreur de sa conduite. — Lettre du général Bordesoulle. — Réponse donnée aux maréchaux. — Conduite du maréchal Ney. — Dangers courus à notre insu. — Sauvegarde envoyée chez moi. — Pêche russe. — Bonhomie des cosaques. — Formation d’une garde-d’honneur. — Intrigues qui en résultent.

J’arrive, avec répugnance, à ce que l’histoire ne pourra s’empêcher d’appeler la défection du maréchal Marmont. Sans doute, elle la dépouillera de toutes les calomnies qu’on y a jointes, mais l’attachement sincère que je lui porte me force à m’affliger qu’une action, très défendable en elle-même, ait été conçue par un homme pour lequel la seule pensée en était un tort. Il est exactement vrai que le maréchal n’est coupable que d’être entré en négociation avec le prince de Schwarzenberg à l’insu de l’Empereur. Mais il était trop personnellement attaché à Napoléon, il en avait été comblé de trop de bontés, il en avait reçu trop de grâces pour qu’il ne fût pas dans son rôle, peut-être dans son devoir, de rester exclusivement lié à sa fortune. Lui-même l’a si bien senti que cette circonstance de sa vie a exercé depuis la plus fâcheuse influence sur ses actions et l’a rendu bien malheureux, lorsque le premier moment de l’excitation a été passé.

J’ai eu lieu de m’occuper des détails de cette affaire ; j’ai été chargée d’en faire rédiger une relation, et j’ai cherché la vérité avec d’autant plus de soin que je ne voulais pas qu’on pût l’opposer à aucun des faits qui seraient rapportés. Ces documents ont été réunis et remis, en 1831, à monsieur Arago qui disait vouloir les publier. Mais, comme cela arrive quelquefois, le courage lui a manqué pour s’occuper d’un ami proscrit par les passions populaires. Toutefois, voici ce qui est resté démontré pour moi, comme la plus exacte vérité, sur cet événement.

L’empereur Napoléon vint visiter l’armée de Marmont campée à Essonnes ; il donna de grands éloges à toute sa conduite dans l’affaire de Paris où il avait encore tenu l’ennemi en échec quatre heures après avoir reçu l’ordre du roi Joseph de capituler. Il promit pour le corps d’armée les récompenses et les grades demandés par le maréchal. Ensuite il entra avec lui dans les détails de ses plans, sur ce qu’il y avait à faire ultérieurement. Il lui donna l’ordre de marcher dans la nuit avec ses dix mille hommes pour reprendre poste sur les hauteurs de Belleville :

« Sire, je n’ai pas quatre mille hommes en état de marcher. »

L’Empereur passa à autre chose, puis, un instant après, revint à parler des dix mille hommes. Le maréchal répéta qu’il n’en avait pas quatre mille sous ses ordres, ce qui n’empêcha pas l’Empereur de disposer de cinq mille hommes sur une route, de trois sur une autre, en en laissant deux avec l’artillerie, comme si les dix mille hommes existaient ailleurs que dans sa volonté.

Ce n’était pas tout à fait une aberration ; il avait adopté cette tactique dans toute la campagne de France, et elle lui avait réussi. Il n’aurait pas osé demander à des corps aussi faibles qu’ils l’étaient effectivement les prodiges qu’il en attendait, et, en ayant l’air d’y compter, il les obtenait. Après qu’il eut achevé de développer son plan à Marmont, celui-ci lui demanda où et comment il passerait la Marne. L’Empereur se frappa le front :

« Vous avez raison, c’est impossible ; il faut songer à un autre moyen d’entourer Paris. Pensez-y de votre côté ; avertissez-moi de tout ce que vous apprendrez. Attendez de nouveaux ordres. »

L’Empereur retourna à Fontainebleau. Le maréchal Marmont resta confondu de l’idée d’entourer Paris, gardé par deux cent mille étrangers qui en attendaient journellement deux cent mille autres, avec une trentaine de mille hommes, tout au plus, dont l’Empereur pouvait disposer. Il prévoyait l’anéantissement des restes de cette pauvre armée et peut-être la destruction de la capitale, si, comme l’Empereur l’espérait, il réussissait à y faire éclater quelques démonstrations hostiles à l’armée alliée. Ce n’était pas la première fois que les projets de l’Empereur lui avaient paru disproportionnés, jusqu’à la folie, avec les moyens qui lui restaient.

Le soir de la bataille de Champaubert, les chefs de corps qui y avaient pris part soupaient chez l’Empereur ; chacun mangeait un morceau à mesure qu’il arrivait. Ils étaient encore cinq ou six à table, au nombre desquels se trouvaient Marmont et le général Drouot.

L’Empereur se promenait dans la chambre et faisait une peinture de situation dans laquelle il établissait qu’il était plus près des bords de l’Elbe que les Alliés de ceux de la Seine. Il s’aperçut du peu de sympathie que ses paroles trouvaient parmi les maréchaux ; chacun regardait dans son assiette sans lever les yeux.

Alors, s’approchant du général Drouot, et lui frappant sur l’épaule :

« Ah ! Drouot, il me faudrait dix hommes comme vous !

— Non, Sire, il vous en faudrait cent mille. »

Cette noble réponse coupa court au plan de campagne.

Le duc de Raguse était sous le poids de ses souvenirs et de bien pénibles impressions, lorsque arriva près de lui monsieur de Montessuis. Il avait été son aide de camp et était resté dans sa familiarité, quoique devenu très exalté royaliste. Il lui apportait les documents et proclamations publiés dans Paris : la déchéance de l’Empereur par le Sénat, les ordres du gouvernement provisoire et enfin des lettres de plusieurs personnes ralliées à ce gouvernement qui engageaient le maréchal à suivre leur exemple : le général Dessolles, son ami intime, monsieur Pasquier, dont il connaissait l’honneur et la probité, étaient du nombre. On lui faisait valoir l’importance de donner sur-le-champ une force armée quelconque au gouvernement provisoire, afin qu’il pût siéger au conseil des étrangers d’une façon plus honorable ; et on lui insinuait plus bas que cette même force permettrait de faire des conditions à la famille que le sort semblait rappeler au trône de ses ancêtres.

Montessuis faisait sonner bien haut le nom de Monk et le rôle de sauveur de la Patrie. Il montrait au maréchal la France le bénissant des institutions qu’elle lui devrait et l’armée le reconnaissant pour son protecteur. De l’autre côté, il se rappela les paroles extravagantes de l’Empereur, il conçut la funeste pensée de le sauver malgré lui et eut la faiblesse de s’en laisser séduire.

Cependant il assembla les chefs de corps, plus nombreux que la force de son armée ne le comportait ; il leur soumit les propositions qu’on lui faisait, et la position où ils se trouvaient. Tous, à l’exception du général Lussot, opinèrent pour se soumettre au gouvernement nouveau. Monsieur de Montessuis fut chargé d’établir des communications avec le quartier général du prince de Schwarzenberg. Il y eut des projets proposés des deux côtés, mais rien d’écrit.

Tel était l’état des choses lorsque les maréchaux envoyés de Fontainebleau pour demander la Régence, arrivèrent à Essonnes. Je tiens le reste des détails du maréchal Macdonald qui, après me les avoir racontés, a pris la peine de les dicter, lorsque je recherchais des renseignements exacts pour la notice dont monsieur Arago s’était chargé.

Les maréchaux n’avaient point, quoi qu’on ait dit, l’ordre de l’Empereur de s’associer le maréchal Marmont. Ils s’arrêtèrent chez lui en attendant le laissez-passer qu’ils avaient fait demander au quartier général des Alliés, alors établi au château de Chilly, au-dessus de Longjumeau. Ils lui racontèrent le motif de leur voyage à Paris. Marmont leur confia dans tous ses détails sa position vis-à-vis du prince de Schwarzenberg : il pouvait recevoir à chaque instant l’acceptation des demandes faites par lui. Mais il dit à ses collègues qu’il se désistait de toute démarche personnelle jusqu’à ce que le sort de celle qu’ils allaient tenter fût décidé. Ils convinrent qu’il irait visiter ses postes et qu’il se rendrait introuvable jusqu’à leur retour, qu’alors, et suivant leur succès, ils décideraient entre eux ce qu’il conviendrait de faire et agiraient en commun.

Le maréchal Ney remarqua que peut-être ce commencement de négociation avec un des maréchaux, en donnant l’espoir de désunir les chefs des différents corps, éloignerait l’acceptation de la Régence qu’ils allaient demander, qu’il vaudrait mieux que le maréchal Marmont les accompagnât pour prouver leur accord. Les autres adoptèrent cet avis, et le duc de Raguse ne fit aucune difficulté de les suivre.

Avant de partir et devant eux, il donna jusqu’à trois fois l’ordre aux chefs de corps qu’il laissait à Essonnes de ne pas bouger avant son retour ; il le promettait pour la matinée du lendemain. Le laissez-passer n’arrivait pas de Chilly ; les maréchaux impatients du retard se présentèrent aux avant-postes et se firent mener au quartier général de l’avant-garde, à Petit-Bourg, où ils espéraient se faire donner une escorte. Ils entrèrent dans le château ; le duc de Raguse, qui n’avait pas de pouvoir de l’Empereur, resta dans la voiture. Mais le prince de Schwarzenberg, qui se trouvait aux avant-postes, apprenant par des subalternes qu’il était là, l’envoya prier de descendre. Il eut un moment d’entretien avec lui. Il lui dit que ses propositions avaient été envoyées à Paris et qu’elles étaient acceptées.

Le maréchal lui répondit que sa position était changée, que ses camarades étaient chargés d’une communication à laquelle il s’associait entièrement et que tout ce qui s’était passé entre eux jusque-là devait être regardé comme nul et non avenu. Le prince de Schwarzenberg lui assura comprendre parfaitement son scrupule, et ils entrèrent ensemble dans le salon, à l’étonnement des autres maréchaux. Le duc de Raguse leur raconta ce qui venait de se passer entre lui et le prince de Schwarzenberg et combien il se sentait soulagé par cette explication. Il les accompagna chez l’empereur Alexandre et fut celui qui parla le plus vivement en faveur du roi de Rome et de la Régence. Il n’y avait pas grand mérite car, assurément, c’était bien leur propre cause que les maréchaux plaidaient en ce moment.

À cette conférence impérialiste, l’empereur Alexandre en fit succéder une avec les membres du gouvernement provisoire et les gens les plus compromis dans le mouvement royaliste. Il discuta contre les Bonaparte dans la première et contre les Bourbons dans la seconde, se persuadant qu’il agissait avec grande impartialité. Après le conseil, qui se prolongea jusqu’au point du jour, il fit rentrer les envoyés de Fontainebleau, leur dit qu’il devait consulter ses alliés, et les remit à neuf heures du matin pour obtenir une réponse. On a prétendu qu’il avait déjà connaissance du mouvement d’Essonnes ; cela paraît impossible. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’en donna aucun avertissement, et tous les beaux discours qu’on a prêtés à lui et aux autres maréchaux vis-à-vis de Marmont sont complètement faux.

Les maréchaux se rendirent chez le maréchal Ney pour y attendre l’heure fixée par l’Empereur. Ils y déjeunaient lorsqu’on vint avertir le maréchal Marmont qu’on le demandait ; il sortit un instant, rentra pâle comme la mort ; le maréchal Macdonald lui demanda ce qu’il y avait :

« C’est mon aide de camp qui vient m’avertir que les généraux veulent mettre mon corps d’armée en mouvement ; mais ils ont promis de m’attendre et j’y cours pour tout arrêter. »

Pendant ces rapides paroles, il rattachait son sabre et prenait son chapeau. L’aide de camp était Fabvier : il racontait qu’à peine les maréchaux avaient quitté Essonnes, l’empereur Napoléon avait fait demander Marmont ; un second, puis un troisième message l’avaient mandé à Fontainebleau, ce dernier portait l’ordre au général commandant de se rendre chez l’Empereur si le maréchal était encore absent.

Les généraux, inquiets de leur position, se persuadèrent que l’Empereur avait eu connaissance des paroles échangées avec l’ennemi. La crainte s’était emparée d’eux et ils avaient cherché leur salut personnel dans l’exécution du mouvement que Marmont avait formellement défendu en partant pour Paris. Le maréchal se jeta dans une calèche qui se trouvait tout attelée dans la cour du maréchal Ney. À la barrière, on lui refusa le passage ; il fallut retourner à l’état-major de la place ; on le renvoya au gouverneur de la ville. Bref, il perdit assez de temps à se procurer un passeport pour qu’il arrivât un second aide de camp, le colonel Denis. Il annonça que, malgré la parole donnée à Fabvier de l’attendre, les chefs avaient mis la troupe en route dès qu’il avait été parti, que lui, Denis, l’avait accompagnée jusqu’à la Belle-Épine, qu’elle y avait pris la route de Versailles où elle devait être près d’arriver, le mal était fait et irréparable.

Le maréchal Marmont resta à Paris ; il y apprit la fureur de son corps d’armée lorsqu’il avait su pour quelle cause il se trouvait à Versailles. Il s’y rendit immédiatement ; la troupe en était déjà partie, en pleine révolte pour retourner à Fontainebleau. Il courut après elle, l’arrêta, la harangua, la persuada et la ramena à Versailles, ayant fait en cette circonstance une des actions les plus énergiques, les plus difficiles et les plus hardies qui se puissent tenter.

Voilà la vérité exacte que j’ai pu recueillir en constatant tous les faits sur la défection de Marmont. On voit qu’elle se borne à avoir entamé des négociations à l’insu de l’Empereur.

Pour être complètement impartiale, j’avouerai qu’il a eu d’autres torts. Le maréchal Marmont est le type du soldat français ; bon, généreux, brave, candide, il est mobile, vaniteux, susceptible de s’enthousiasmer et le moins conséquent des hommes. Il agit toujours suivant l’impulsion du moment, sans réfléchir sur le passé, sans songer à l’avenir. Il se trouva placé sur un terrain où tout ce qui l’entourait applaudissait à l’action dont on le supposait l’auteur et lui en vantait l’importance. Partout il était salué du nom de Monk ; on lui affirmait, en outre, que la résolution de ne transiger d’aucune sorte avec l’Empire était prise dès le premier jour, que la proclamation du 30 en faisait foi, que la démarche des maréchaux ne pouvait donc avoir de succès. Lui, d’une autre part, se disait que ses généraux n’avaient fait qu’exécuter ce qu’il leur avait proposé dans des circonstances restées les mêmes, puisque la Régence avait été refusée, qu’ainsi il serait peu généreux de les désavouer, etc. Enfin, à force de raisons, bonnes ou mauvaises, il en vint à se persuader qu’il devait assumer la responsabilité sur sa tête.

La convention avec le prince de Schwarzenberg fut rédigée le lendemain matin, signée, antidatée et envoyée au Moniteur. Non content de cela, le maréchal reçut une députation de la Ville de Paris qui le remerciait du service qu’il avait rendu. Il l’accueillit, et la harangue aussi bien que la réponse furent mises au Moniteur. Enfin il se donna, avec grand soin, toutes les apparences d’une trahison qu’il n’avait pas commise et à laquelle sa présence au milieu des maréchaux ajoutait un caractère de perfidie.

Il ne lui resterait aucune preuve de la vérité du récit que je viens de faire si le hasard n’avait pas fait que, cherchant dans ses papiers, après la révolution de 1830, son aide de camp, monsieur de Guise, le même qui rédigea, en 1814, la convention antidatée avec le prince de Schwarzenberg, trouvât derrière un tiroir de secrétaire une vieille lettre toute chiffonnée. C’était celle par laquelle le général Bordesoulle lui annonçait le départ des troupes d’Essonnes, en lui demandant excuse d’avoir agi contrairement aux ordres qu’il avait donnés et lui expliquant que les appels trois fois réitérés de l’Empereur l’y avaient décidé.

Quoique le maréchal Marmont ait cruellement souffert des calomnies répandues sur son compte, une fois que l’enivrement où on le tenait fut cessé, il n’avait plus pensé à cette lettre et il en avait complètement oublié l’existence. Cela seul suffit à le peindre. Probablement ce document sera publié ; je l’ai lu bien des fois.

Les maréchaux, chargés des propositions de Fontainebleau, se présentèrent à neuf heures chez l’empereur Alexandre qui refusa de traiter sur tout autre pied que l’abdication pure et simple de Napoléon. Il fit valoir la défection qui commençait à s’établir dans l’armée française comme un argument péremptoire. Les maréchaux, qui en étaient restés sur la première nouvelle apportée par Fabvier, protestèrent de la fidélité de l’armée. L’Empereur sourit et leur dit que le corps de Marmont était en pleine marche pour se rendre à Versailles. Les maréchaux partirent sans avoir revu leur camarade Marmont. Ils ne trouvèrent plus trace de son corps d’armée sur la route de Fontainebleau.

Je me suis étendue sur ce récit, d’abord parce que les faits en ont été dénaturés par l’esprit de parti, ensuite parce que je crois que personne ne les sait mieux que moi. Dans l’intention que j’ai déjà indiquée, j’ai réuni tous les témoignages et tous les documents, et j’ai pris le soin de voir comment ils pouvaient coïncider entre eux pour ne rien avancer qui pût être disputé avec quelque ombre de fondement. Peut-être ai-je une connaissance plus nette et plus claire de cette affaire que le maréchal lui-même qui a commencé par la croire sincèrement un sujet d’éloge et ne s’est aperçu de son erreur que lorsqu’il a été assailli d’atroces calomnies. Il a eu le nouveau tort de trop les mépriser.

Les chefs qui ont agi de violence contre l’Empereur à Fontainebleau, voyant le torrent de l’opinion populaire retourner en faveur du grand homme dont les malheurs rappelaient le génie, cherchèrent à cacher leur action derrière celle du duc de Raguse. L’amour-propre national préféra crier à la trahison plutôt que d’avouer des défaites, et il fut très promptement établi dans l’esprit du peuple que le duc de Raguse avait vendu et livré successivement Paris et l’Empereur. L’un était aussi faux que l’autre.

Les maréchaux, de retour à Fontainebleau, arrachèrent par la violence l’abdication de l’Empereur ; le maréchal Ney s’empressa d’en donner avis aux Alliés, et, au retour des envoyés de Fontainebleau à Paris, le maréchal Macdonald m’a raconté que les autres furent très étonnés d’entendre le comte de Nesselrode remercier Ney de son importante communication.

Il est temps de revenir à ce qui se passait de notre côté. Le lundi, je ne vis personne d’instruit des événements, mais, le mardi matin, on vint chanter victoire chez moi. Pozzo me raconta que la journée de la veille avait été bien hasardeuse. L’Empereur était entouré de gens qui commençaient à s’effrayer de la situation d’une armée dans une ville comme Paris. Les rapports des provinces occupées n’étaient point rassurants. Les populations, opprimées par les malheurs inhérents à la guerre, étaient prêtes à se soulever. Tout ce qui était autrichien n’avait d’oreille que pour écouter ces récits et de langue que pour les répéter.

Le prince de Schwarzenberg commençait à se reprocher la proclamation dont Pozzo lui avait escamoté la signature ; évidemment il ne voulait pas prendre la responsabilité du séjour prolongé à Paris. Il s’agissait de disposer, en l’absence de l’empereur d’Autriche, du sort de sa fille et du sceptre de son petit-fils. Le roi de Prusse était, au su de tout le monde, complètement soumis à la volonté d’Alexandre ; c’était donc d’elle seule que dépendaient de si grandes résolutions. On ne peut s’étonner qu’il fût agité ni blâmer ses hésitations. Elles furent telles que Pozzo crut la partie perdue pendant la fin du jour et la moitié de la nuit.

Le duc de Vicence, qui avait jusque-là vainement sollicité une audience, en obtint une fort longue. Celle des maréchaux ne le fut pas moins ; toutefois, l’impression qu’ils avaient pu faire sur l’empereur Alexandre fut victorieusement combattue par les personnes qui composaient le gouvernement provisoire et son conseil. On fit valoir à l’Empereur qu’on ne s’était autant compromis que sur un engagement signé de son nom. S’il revenait aujourd’hui sur la promesse de ne traiter, ni avec Napoléon, ni avec sa famille, le sort de tous les gens qui s’étaient confiés à sa parole devenait l’exil ou l’échafaud. Cette question de générosité personnelle eut beaucoup de prise sur lui.

Il était, a-t-il dit depuis, déjà décidé lorsqu’il renvoya les maréchaux à neuf heures du matin pour donner une réponse ; il le laissa deviner à Pozzo et au comte de Nesselrode ; peut-être même à monsieur de Talleyrand. Mais il ne voulut pas s’expliquer nettement avant de s’être donné l’air de consulter le roi de Prusse et le prince de Schwarzenberg.

Le mardi matin, toute hésitation avait disparu et nous l’apprîmes en même temps que les dangers que nous avions courus. Ces dangers étaient réels et personnels, car, à la façon dont nous étions compromis, nous n’avions d’autre parti à prendre que de nous mettre à la suite des bagages russes si les Alliés avaient remis le gouvernement entre les mains des bonapartistes. La Régence n’aurait été, au fond, qu’une transition pour revenir promptement au régime impérial.

Mes gens de Châtenay accoururent tout éplorés me dire qu’ils ne savaient plus que devenir : le maire était en fuite, l’adjoint caché dans mon enclos. Les premiers jours, ma maison avait été occupée par un état-major qui, ayant trouvé la cave bonne, avait emporté tout le vin qu’il n’avait pas eu le temps de boire et l’avait laissée complètement à sec, ce qui ne mettait pas les nouveaux arrivés de bonne humeur. Les détachements de toute arme, de toute nation s’y succédaient et excitaient la terreur des habitants du village ; ils avaient déjà appris à leurs dépens que les bavarois et les wurtembourgeois étaient les plus redoutables.

Mes relations russes me procurèrent facilement des sauvegardes. Le prince Wolkonski me donna deux cosaques de la garde pour les établir à Châtenay et un sous-officier pour les installer. J’y allai moi-même avec eux ; ma calèche se trouvait ainsi escortée par ces habitants des steppes ; oserai-je avouer que cela m’amusait assez. J’admirais l’assistance qu’ils prêtaient à leurs petits chevaux en montant les côtes : ils appuyaient leur longue lance à terre, la plaçaient sous leur aisselle ou la tenaient à deux mains, comme un aviron, et poussaient dessus, la replaçant en avant à mesure qu’ils avançaient, à peu près comme on se sert en bateau d’un aviron.

Je trouvai mes gens dans la consternation ; ils avaient adopté la cocarde blanche pour travailler plus paisiblement dans le jardin qui longeait la route de Choisy à Versailles. Mais, ce matin-là même, cette décoration avait pensé les faire sabrer par des troupes françaises ; c’était le corps de Marmont se rendant à Versailles. Quoique je ne me pique pas de grandes connaissances stratégiques, je ne comprenais pas comment elles se trouvaient dans les lignes des troupes alliées. Cela me parut étrange et ne me fut expliqué qu’à mon retour à Paris.

Mes petits cosaques étaient munis d’une pancarte couverte de cachets et de signatures à l’aide de laquelle ils exorcisaient tous les démons qui, sous cinquante uniformes différents, se présentaient à nos portes. L’un d’eux parlait un peu allemand, les autres l’appuyaient en russe qu’ils prodiguaient avec un degré de loquacité qui semblait étonner les soldats allemands presque autant que moi. Mais la pancarte décidait toujours la discussion en leur faveur ; je les vis fonctionner plusieurs fois pendant le séjour de quelques heures que je fis à Châtenay.

J’y appris qu’en outre du vin mes hôtes avaient emporté toutes les couvertures, un assez grand nombre de matelas pour coucher leurs blessés et tous les lits de plumes, c’est-à-dire ils les avaient éventrés, en avaient secoué les plumes et, se trouvant ainsi possesseurs de grands sacs de coutil, ils étaient entrés en foule dans la pièce d’eau et les avaient remplis à la main du poisson qu’elle contenait. Ce singulier genre de pêche m’a paru assez drôle pour être rapporté. Il est juste de dire qu’on a pillé seulement les maisons abandonnées par leurs gardiens et qu’on a incendié que celles où l’on a tenté une puérile résistance.

J’établis mes cosaques chez mon jardinier ; sa femme en avait bien peur ; on avait fait au peuple les contes les plus effrayants. Le premier soir, tandis qu’elle préparait leur souper, son enfant encore au berceau se réveilla et se mit à crier ; les cosaques parlèrent entre eux, l’un d’eux s’avança vers l’enfant, la pauvre mère tremblait, il le tira du lit, l’établit sur ses genoux devant le feu, lui réchauffa les pieds dans ses mains, ses camarades lui firent des mines et des discours, l’enfant leur sourit, et dès ce moment ils s’établirent ses bonnes. Lorsque j’y retournai, la semaine suivante, ils disaient :

« Madame Marie, bon femme. »

Et elle leur jetait son enfant dans les bras lorsqu’elle voulait vaquer aux soins du ménage.

Ils joignaient au goût pour les maillots celui des fleurs. Ils se promenaient des heures entières devant la serre, regardant à travers les vitres et, lorsque le jardinier leur donnait un bouquet, ils le remerciaient avec toutes les formes de la plus vive satisfaction, mais ils ne touchaient à rien. Leur protection s’étendait sur tout le village, et, dès qu’un détachement s’en approchait, le cri de cosaques passait de bouche en bouche. Jour et nuit ils étaient prêts à y répondre, aussi n’y eut-il aucune déprédation arrivée à Châtenay depuis leur installation. Pour le dire en passant, ce service rendu à la commune m’a valu, pendant les Cents-Jours, une dénonciation de quelques-uns de mes voisins.

Mon père, je le dois avouer, ne souffrait peut-être pas assez de voir la cocarde tricolore abaissée mais, dès qu’il s’agissait du drapeau blanc, tout son patriotisme se réveillait avec exaltation. L’idée de voir monsieur le comte d’Artois faire son entrée dans Paris, uniquement entouré d’étrangers, le révoltait ; il conçut la pensée de former une espèce de garde nationale à cheval, composée de nos jeunes gens. Il en parla au comte de Nesselrode qui obtint l’assentiment de son impérial maître. Le gouvernement provisoire l’adopta lorsqu’elle était déjà en train.

Mon frère fut le premier qui alla inscrire son nom chez Charles de Noailles. Mon père l’avait indiqué à lui et à ses camarades comme le plus convenable pour être leur capitaine ; Charles de Noailles en fut enchanté et on ne peut plus reconnaissant ; sa fille et lui vinrent remercier mon père avec effusion. Mais, dès le lendemain, la guerre était au camp. Nous n’étions pas encore émancipés et déjà les ambitions de place se déployaient, et déjà les intrigues des courtisans agitaient leur esprit.

Ce fut Charles de Damas et les siens qui donnèrent le signal. Quoique intimement liés avec les Noailles, ils s’élevèrent hautement contre le choix fait de Charles de Noailles, recherchèrent avec zèle tous les méfaits de son père, le prince de Poix, au commencement de la Révolution et cabalèrent pour empêcher qu’on ne se fît inscrire chez lui. Cela ralentit un peu le zèle ; mais pourtant on finit par réunir cent cinquante jeunes gens qui s’équipèrent, s’armèrent, se montèrent en quatre jours de temps et furent prêts avant l’entrée de Monsieur.

À dater de ce moment, les seigneurs de l’ancienne Cour n’ont plus été occupés que de leurs intérêts de fortune et d’avancement, que de faire dominer leurs prétentions sur celles des autres ; et ils ont été un des grands obstacles à la dynastie qu’ils voulaient consacrer.

N’établissons pas que ces sentiments soient exclusifs à cette classe ; ils appartiennent probablement à tous les hommes qui touchent au pouvoir. J’ai vu une seconde révolution faite par la bourgeoisie et, ainsi que dans celle dont le récit m’occupe en cet instant, dès le cinquième jour tous les sentiments généreux et patriotiques étaient absorbés par l’ambition et les intérêts personnels. Si nous savions au juste ce qu’il en a coûté à la volonté puissante de l’Empereur pour dominer les prétentions militaires après le dix-huit Brumaire, il est probable que nous retrouverions le même esprit d’intrigue et d’égoïsme.