Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/IV/Chapitre IV

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 331-340).


CHAPITRE iv


Te Deum russe. — Mission à Hartwell. — Entrée de Monsieur. — On prend la cocarde blanche. — Le lieutenant général du royaume. — Le duc de Vicence. — Le général Owarow. — L’empereur Alexandre à la Malmaison et à Saint-Leu. — Première réception de Monsieur. — Représentation à l’Opéra. — Attitude du parti émigré.

Le dixième jour de leur entrée, les étrangers se réunirent sur la place Louis XV pour y chanter un Te Deum. Je vis ce spectacle de chez le prince Wolkonski, logé au ministère de la marine. Je n’en souffris pas tant qu’il n’y eut que le mouvement de troupes et de monde sur la place ; mais (apparemment que les sons exercent plus d’influence sur mon âme que le spectacle des yeux), lorsque le silence le plus solennel s’établit et que le chant religieux des popes grecs se fit entendre, bénissant ces étrangers arrivés de tous les points pour triompher de nous, la corde patriotique, touchée quelques jours avant par les qui-vive des sentinelles, vibra de nouveau dans mon cœur plus fortement, d’une manière moins fugitive. Je me sentis honteuse d’être là, prenant ma part de cette humiliation nationale et, dès lors, je cessai de faire cause commune avec les étrangers.

J’aurais pu être rassurée cependant par la société qui se trouvait dans la galerie de l’hôtel de la Marine. Elle était remplie par les femmes de généraux et de chambellans de l’Empire, leurs chapeaux couverts de fleurs de lis encore plus que les nôtres.

Ce jour-là, monsieur de Talleyrand pressa fort mon père de se rendre à Hartwell et d’y être porteur des paroles du gouvernement provisoire. Il refusa péremptoirement ; cela me parut tout simple. J’étais si fort imbue de l’idée qu’il ne voudrait rien accepter ; je lui avais si souvent entendu répéter que, lorsqu’on avait été vingt-cinq ans éloigné des affaires, on n’était plus propre à les faire que je ne formais aucun doute sur sa volonté d’en rester éloigné. Aussi, lorsque, dans les premières semaines, on le désignait comme devant être ministre du Roi, je souriais et me croyais bien sûre qu’il repousserait toute offre quelconque.

Charles de Noailles fut envoyé, sur son refus. Je ne sais s’il crut l’avoir emporté sur lui et s’accusa, fort gratuitement, d’un mauvais procédé, mais, depuis lors, il n’a plus été à son aise, ni familièrement avec nous. Au retour d’Angleterre, il prit le titre de duc de Mouchy.

Lorsque, depuis, mon père a consenti à rentrer dans les affaires, j’ai regretté qu’il n’eût pas accepté cette commission. Un homme sage, modéré, raisonnable et bon citoyen y aurait été plus propre qu’un homme exclusivement courtisan comme Charles de Noailles. Au reste, mon père n’était pas de l’étoffe dont on fait les favoris ; son crédit, s’il en avait eu, aurait été de peu de durée, et il n’aurait pu rien faire de mieux, en ce moment, que d’inspirer la déclaration de Saint-Ouen. Elle était déjà bien nécessaire, lorsqu’elle parut, pour réparer le mal causé par Monsieur. Ce pauvre prince a toujours été le fléau de sa famille et de son pays.

Je n’ai pas cherché à dissimuler le peu de considération que tout ce que j’avais vu et su de Monsieur m’avait donné pour son caractère ; cependant, l’enthousiasme est tellement contagieux que, le jour de son entrée à Paris, j’en éprouvai toute l’influence. Mon cœur battait, mes larmes coulaient, et je ressentais la joie la plus vive, l’émotion la plus profonde.

Monsieur possédait à perfection l’extérieur et les paroles propres à inspirer de l’exaltation ; gracieux, élégant, débonnaire, obligeant, désireux de plaire, il savait joindre la bonhomie à la dignité. Je n’ai vu personne avoir plus complètement l’attitude, les formes, le maintien, le langage de Cour désirables pour un prince. Ajoutez à cela une grande urbanité de mœurs qui le rendait charmant dans son intérieur et le faisait aimer par ceux qui l’approchaient. Il était susceptible de familiarité plus que d’affection, et avait beaucoup d’amis intimes dont il ne se souciait pas le moins du monde.

Peut-être faut-il en excepter monsieur de Rivière. Encore, lorsqu’il eut ouvertement affiché la dévotion et qu’il n’eut plus à s’épancher exclusivement avec lui, leur liaison cessa d’être aussi tendre, jusqu’au moment où la nomination de monsieur de Rivière à la place de gouverneur de monsieur le duc de Bordeaux la ranima. C’était derechef dans un but de dévotion. Il s’agissait alors de consolider le pouvoir de la Congrégation dont tous deux faisaient partie. Mais ceci appartient à une autre époque.

Monsieur avait couché, la veille de son entrée à Livry, dans une petite maison appartenant au comte de Damas. C’est là que la garde nationale à cheval, nouvellement improvisée, alla l’attendre. Il employa toutes ses grâces à la séduire, et il n’en fallait pas tant dans la disposition où elle était, et lui distribua quelques pièces de ruban blanc qu’elle porta passé à la boutonnière. C’est l’origine de cet ordre du Lis que la prodigalité avec laquelle on l’a donné a promptement rendu ridicule. Mais, dans le premier moment et assaisonné de toutes les cajoleries de Monsieur, il avait charmé nos jeunes gens qui, en ramenant leur prince au milieu de leur petit escadron, étaient ivres de joie, de royalisme et d’amour pour lui.

Monsieur, de son côté, avait tant de bonheur peint sur la figure, il paraissait si plein du moment présent et si complètement dépouillé de tout souvenir hostile ou pénible, que son aspect devait inspirer confiance au joli mot que monsieur Beugnot a fabriqué pour lui dans le récit donné par le Moniteur :

« Rien n’est changé, il n’y a qu’un français de plus. »

Depuis plusieurs jours, on discutait vivement pour savoir si l’armée garderait la cocarde tricolore ou si elle prendrait officiellement la cocarde blanche. Le duc de Raguse réclamait avec chaleur la parole, à lui donnée, qu’elle conserverait le drapeau consacré par vingt années de victoires. L’empereur Alexandre, protecteur de toutes les idées généreuses, appuyait cette demande. Elle était activement combattue de tous ceux qui, par intérêt ou par passion, voulaient une contre-révolution ; le choix de la cocarde était le signal du retour des anciens privilèges ou de la conservation des intérêts créés par la Révolution.

Monsieur de Talleyrand, trop homme d’état pour ne pas apprécier l’importance de cette question, aurait certainement, s’il avait été libre de la juger, décidé en faveur des couleurs nouvelles. Mais il connaissait nos princes et leurs entours ; il savait combien ils tenaient aux objets extérieurs. Il était trop fin courtisan pour vouloir les heurter ; il attachait le plus grand prix à conquérir leur bienveillance, et, rappelant ses vieux souvenirs, il était redevenu l’homme de l’Œil de Bœuf. Il amusa le duc de Raguse par de bonnes paroles, de fausses espérances. Pendant ce temps, il décida le vieux maréchal Jourdan à faire prendre la cocarde blanche à Rouen, sur l’assertion que les soldats de Marmont la portaient. Une fois adoptée par un corps d’armée, la question était tranchée.

Cependant, le duc de Raguse fut du petit nombre d’officiers qui allèrent au-devant de Monsieur avec la cocarde tricolore ; on ne le lui a jamais pardonné. Cette démonstration, qui ne lui ramena pas les bonapartistes, lui aliéna la nouvelle Cour. Elle prouve sa bonne foi, et combien dans toutes ses actions il est conduit par ce qui frappe son imagination mobile comme devoir du moment. Quelques officiers étaient sans aucune cocarde, la majorité portait la cocarde blanche.

Au commencement de la matinée, presque toute la garde nationale, qui bordait la haie, avait les couleurs tricolores. Petit à petit elles disparurent et, au moment où Monsieur passa, s’il n’y avait que peu de cocardes blanches parmi elle, il n’y en avait guère plus de tricolores.

Avant de quitter ce sujet des cocardes, je ne puis m’empêcher de rapporter que, de la terrasse de madame Ferrey où j’avais été voir passer le cortège, nous aperçûmes monsieur Alexandre de Girardin se rendant à la barrière avec une cocarde blanche large comme une assiette. Monsieur Ferrey tressaillit et nous raconta que, le matin même, il l’avait rencontré sur la route d’Essonnes. Tous deux étaient à cheval. Monsieur de Girardin venait de Fontainebleau. Il entama une diatribe si violente contre la lâcheté des Parisiens, la trahison des officiers ; sa fureur contre les alliés, sa haine contre les Bourbons s’exhalaient d’une voix si haute et en termes si offensants, qu’arrivé près des postes étrangers, monsieur Ferrey avait arrêté son cheval et lui avait signifié l’intention de se séparer de lui, ce qu’il avait jusque-là vainement essayé en changeant d’allure. Monsieur Ferrey n’en croyait pas ses yeux en le voyant trois heures après affublé de cette énorme cocarde blanche.

L’histoire ne racontera que trop les fautes commises par Monsieur dans ces jours où, lieutenant général du royaume, il envenima toutes les haines, excita tous les mécontentements, et surtout, montra un manque de patriotisme qui scandalisa même les étrangers.

Le comte de Nesselrode m’en dit un mot, le jour où il s’était montré si libéral à céder nos places fortes que l’empereur Alexandre fut obligé de l’arrêter dans ses générosités antifrançaises. Pozzo poussait de gros soupirs, et s’écriait de temps en temps :

« Si on marche dans cette voie, nous aurons fait à grand’peine de la besogne qui ne durera guère. »

L’empereur Alexandre se mit en tête de raccommoder le duc de Vicence, qu’il aimait beaucoup, avec la famille royale. La part que l’opinion, à tort je crois, lui faisait dans le meurtre de monsieur le duc d’Enghien le rendait odieux à nos princes. Monsieur refusa de l’admettre chez lui. L’Empereur, offensé de cette résistance, voulut le forcer à le rencontrer : il pria Monsieur à dîner. Non seulement le duc de Vicence s’y trouvait, mais l’Empereur s’en occupa beaucoup et affecta de le rapprocher de Monsieur.

Le dîner fut froid et solennel ; Monsieur se sentait blessé ; il se retira en sortant de table fort mécontent et laissant l’Empereur furieux. Il se promenait dans la chambre, au milieu de ses plus familiers, faisait une diatribe sur l’ingratitude des gens pour lesquels on avait reconquis un royaume au prix de son sang pendant qu’ils ménageaient le leur et qui ne savaient pas céder sur une simple question d’étiquette. Quand il se fut calmé, on lui observa que Monsieur était peut-être plus susceptible précisément parce qu’il se trouvait sous le coup de si grandes obligations, que ce n’était d’ailleurs pas une question d’étiquette mais de sentiment, qu’il croyait le duc de Vicence coupable dans l’affaire d’Ettenheim :

« Je lui ai dit que non.

— Sans doute, l’opinion de l’Empereur devrait être d’un grand poids pour Monsieur, mais le public n’était pas encore éclairé et on pouvait excuser sa répugnance en songeant que monsieur le duc d’Enghien était son proche parent. »

L’Empereur hâta sa marche :

« Son parent… son parent… ses répugnances… »

Puis, s’arrêtant tout court et regardant ses interlocuteurs :

« Je dîne bien tous les jours avec Owarow ! »

Une bombe tombée au milieu d’eux n’aurait pas fait plus d’effet. L’Empereur reprit sa marche ; il y eut un moment de stupeur, puis il parla d’autre chose. Il venait de révéler le motif de sa colère. On comprit l’insistance qu’il mettait depuis cinq jours à faire admettre monsieur de Caulaincourt par Monsieur.

Le général Owarow passait pour avoir étranglé l’empereur Paul de ses deux énormes pouces qu’il avait, en effet, d’une grosseur remarquable, et Alexandre était choqué de voir nos princes refuser de faire céder leurs susceptibilités à la politique, quand lui en avait sacrifié de bien plus poignantes. On conçoit, du reste, que toute discussion cessa à ce sujet et Pozzo courut chez Monsieur lui dire qu’il fallait recevoir le duc de Vicence. Celui-ci n’en abusa pas : il alla une fois chez le lieutenant général et ne s’y présenta plus.

Cette discussion, que d’amers souvenirs rendirent toute personnelle à l’empereur Alexandre, l’éloigna des Tuileries et le rapprocha des grandeurs bonapartistes. Déjà, avec un empressement qui partait d’un cœur généreux et d’un esprit faux, il avait couru à la Malmaison porter des paroles affectueuses encore plus que protectrices. Après cette scène du dîner, il alla à Saint-Leu et l’accueil qu’il recevait des gens qu’il détrônait le touchait d’autant plus qu’il le comparait à ce qu’il appelait l’ingratitude des autres. La visite à Compiègne acheva cette impression ; nous y arriverons bientôt.

Monsieur reçut les femmes. Tout ce qui voulut s’y présenta, jusqu’à mademoiselle Montansier, vieille directrice de théâtre qui, dans la jeunesse du prince, avait été complaisante pour ses amours ; mais la joie sincère de la plupart d’entre nous couvrait, du reste, ce manque d’étiquette.

Les salons des Tuileries virent réunir les personnes séparées jusque-là par les opinions les plus exagérées. Nous fîmes de grands frais pour les dames de l’Empire. Elles furent blessées de nos avances dans un lieu où elles étaient accoutumées à régner exclusivement et les traitèrent d’impertinences. Dès qu’elles ne se sentirent plus seules, elles se crurent brimées ; cette impression était excusable de leur part. De la nôtre pourtant, l’intention était bonne ; nous étions trop satisfaites pour n’être pas sincèrement bienveillantes. Mais il y a une certaine aisance, un certain laisser aller dans les formes des femmes de grande compagnie qui leur donnent facilement l’air d’être chez elles partout et d’y faire les honneurs. Les autres classes s’en trouvent souvent choquées ; aussi les petitesses et les jalousies bourgeoises se réveillèrent-elles sous les corsages de pierreries.

Monsieur réussit mieux que nous. Il fut charmant pour tout le monde, dit à chacun ce qu’il convenait, tint merveilleusement cette Cour hétéroclite, y parut digne avec bonhomie et enchanta par ses gracieuses façons.

Il y eut une représentation solennelle à l’Opéra, où assistèrent les souverains alliés ; ils s’étaient mis tous trois (car l’empereur François était arrivé avant Monsieur) dans une grande loge au fond de la salle. Monsieur occupait celle du Roi où les armes de France remplaçaient l’aigle si inconvenablement abattue. Il alla faire une visite aux souverains étrangers pendant le premier entr’acte ; ils la lui rendirent pendant le second.

Il n’y eut de très remarquable ce soir-là que l’admirable convenance du public, le tact avec lequel il saisit toutes les allusions de la scène et s’associa à toutes les actions de la salle. Par exemple, lorsque Monsieur alla voir les souverains, tout le monde se leva en gardant le silence ; mais, lorsqu’ils lui rendirent sa visite, il y eut des applaudissements à tout rompre, comme pour les remercier de cet hommage à notre Prince. Le Parisien rassemblé a les impressions singulièrement délicates.

Plus on était avant dans les affaires, plus on attendait le Roi avec impatience. Chaque jour les entours du lieutenant général l’entraînaient de plus en plus à prendre l’attitude de chef d’un parti ; et, si l’empereur Alexandre n’avait été là pour arrêter cette tendance, nous aurions vu tous les propos de Coblentz mis en action.

Les vieux officiers de l’armée de Condé, les échappés de la Vendée, sortirent de dessous les pavés, persuadés qu’ils étaient conquérants et voulant se donner l’attitude de vainqueurs. Cette prétention était naturelle. Habitués depuis vingt-cinq ans à regarder leur cause comme associée à celle des Bourbons, en voyant se relever leur trône ils se persuadèrent avoir triomphé. D’un autre côté, les serviteurs de l’Empire, accoutumés à dominer, s’accommodaient mal de ces prétentions intempestives.

Un homme qui avait gagné ses épaulettes en assistant au gain de cent batailles était révolté de voir sortir d’un bureau de tabac ou de loterie un autre homme ayant épaulettes pareilles et voulant prendre le haut du pavé sur lui, entrant de préférence dans ces Tuileries, naguère exclusivement à lui et aux siens et, à son tour, interpellé de : mon vieux brave, par la puissance qui l’habitait.

Il aurait fallu être très habile et très impartial pour ménager ces transitions, et Monsieur n’était ni l’un ni l’autre. Au surplus, il était presque impossible de satisfaire à des exigences si naturelles et si disparates.