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Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome II/V/Chapitre VI

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome ii
1815. — L’Angleterre et la France de 1816 à 1820.
p. 64-75).


CHAPITRE vi


Réponse de mon père au premier chambellan du duc de Modène. — Conduite du maréchal Suchet à Lyon. — Conduite du maréchal Brune à Toulon. — Catastrophe d’Avignon. — Expulsion des français résidant en Piémont. — Je quitte Turin. — État de la Savoie. — Passage de Monsieur à Chambéry. — Fête de la Saint-Louis à Lyon. — Pénible aveu. — Gendarmes récompensés par l’Empereur. — Les soldats de l’armée de la Loire. — Leur belle attitude.

Les forfanteries du Roi et des siens, tout absurdes qu’elles étaient, portaient pour nous un son fort désagréable. Quelques semaines plus tard, mon père eut occasion d’en relever une d’une manière très heureuse. Le duc de Modène vint voir son beau-père ; il y eut à cette occasion réception à la Cour. Mon père s’y trouva auprès d’un groupe où le premier chambellan de Modène professait hautement la nécessité et la facilité de partager la France pour assurer le repos de l’Europe. Il prit la parole et du ton le plus poli :

« Oserai-je vous prier, monsieur le comte, de m’indiquer les documents historiques où vous avez puisé qu’on peut disposer de la France comme s’il s’agissait du duché de Modène ?»

On peut croire que le premier chambellan resta très décontenancé. Cette boutade, qui contrastait si fort avec l’urbanité habituelle de mon père, eut grand succès à Turin où on détestait les prétentions de l’allemand, duc de Modène.

Les événements de Belgique arrêtèrent la marche des armées françaises en Savoie, et laissèrent le temps aux autrichiens de réunir à Chambéry des forces trop considérables pour pouvoir leur résister. L’occupation de Grenoble, où on ne laissa que des troupes piémontaises, acheva d’enorgueillir ces conquérants improvisés, et je ne sais si le chagrin l’emportait sur la colère en pensant à nos canons tombés entre les pattes des Barbets du Roi. Quoique le fort Barraux tînt toujours, on avait eu soin d’en laisser évader Jules de Polignac qui rejoignit le quartier général de Bubna et assista à l’attaque de Grenoble.

Ces souvenirs sont très pénibles pour y revenir volontiers ; j’aime mieux raconter deux faits qui, selon moi, honorent plus nos vieux capitaines qu’un de ces succès militaires qui leur étaient si familiers. Ils prouvent leur patriotisme.

Les Alliés admettaient que, partout où ils trouveraient le gouvernement du roi Louis XVIII reconnu avant leur arrivée, ils n’exerceraient aucune spoliation. Mais aussi toutes les places où ils entreraient par force ou par capitulation devaient être traitées comme pays conquis et le matériel enlevé : Dieu sait s’ils étaient experts à tels déménagements ; Grenoble en faisait foi.

L’avant-garde, sous les ordres du général Bubna, s’approchait de Lyon. Monsieur de Corcelles, commandant la garde nationale, se rendit auprès du général, lui offrit de faire prendre à la ville la cocarde autrichienne ou la cocarde sarde, toutes enfin plutôt que la cocarde blanche. Mon ami Bubna, qui, tout aimable qu’il était, n’avait pas une bien sainte horreur pour le bien d’autrui, était trop habile pour autoriser les patriotiques intentions de monsieur de Corcelles, mais il ne les repoussa pas tout à fait. Il lui dit que de si grandes décisions ne s’improvisaient pas ; il n’avait point d’instructions à ce sujet, mais il en demanderait. Sans doute, il ne serait pas impossible que la maison de Savoie portât le siège de son royaume à Lyon, tandis que le Piémont pourrait se réunir à la Lombardie. C’était matière à réflexion ; en attendant il ne fallait rien brusquer, et il conseillait tout simplement de garder la cocarde tricolore. L’armée autrichienne ferait son entrée le lendemain matin, et il serait temps de discuter ensuite les intérêts réciproques.

Monsieur de Corcelles retourna à Lyon et courut rendre compte de sa démarche et de sa conversation au maréchal Suchet. Celui-ci le traita comme le dernier des hommes, lui dit qu’il était un misérable, un mauvais citoyen, que, quant à lui, il aimerait mieux voir la France réunie sous une main quelconque que perdant un seul village. Il le chassa de sa présence, lui ôta le commandement de la garde nationale, fit chercher de tout côté Jules de Polignac, monsieur de Chabrol, monsieur de Sainneville (l’un préfet, l’autre directeur de la police avant les Cent-Jours), les installa lui-même dans leurs fonctions et ne s’éloigna qu’après avoir fait arborer les couleurs royales. Bubna les trouva déployées le lendemain à son grand désappointement, mais il n’osa pas s’en plaindre.

Au même temps, les mêmes résultats s’opérèrent à Toulon avec des circonstances un peu différentes. Le maréchal Brune y commandait. La garnison était exaltée jusqu’à la passion pour le système impérial et la ville partageait ses sentiments. Un matin, à l’ouverture des portes, le marquis de Rivière, l’amiral Ganteaume et un vieil émigré, le comte de Lardenoy, qui était commandant de Toulon pour le Roi, suivis d’un seul gendarme et portant tous quatre la cocarde blanche, forcèrent la consigne, entrèrent au grand trot dans la place et allèrent descendre chez le maréchal avant que l’étonnement qu’avait causé leur brusque apparition eût laissé le temps de les arrêter. Ils parvinrent jusque dans le cabinet où le maréchal était occupé à écrire. Surpris d’abord, il se remit immédiatement, tendit la main à monsieur de Rivière qu’il connaissait, et lui dit :

« Je vous remercie de cette preuve de confiance, monsieur le marquis, elle ne sera pas trompée. »

Les nouveaux arrivés lui montrèrent la déclaration des Alliés, lui apprirent qu’un corps austro-sarde s’avançait du côté de Nice et qu’une flotte anglaise se dirigeait sur Toulon. Dans l’impossibilité de le défendre d’une manière efficace, puisque toute la France était envahie et le Roi déjà à Paris, le maréchal, en s’obstinant à conserver ses couleurs, coûterait à son pays l’immense matériel de terre et de mer contenu dans la place ; les Alliés n’épargneraient rien ; ils se hâtaient pour arriver avant qu’il eût reconnu le gouvernement du Roi. Ces messieurs, se fiant à son patriotisme éclairé, étaient venus lui raconter la situation telle qu’elle était et lui juraient sur l’honneur l’exactitude des faits.

Le maréchal lut attentivement les pièces qui les confirmaient, puis il ajouta :

« Effectivement, messieurs, il n’y a pas un moment à perdre. Je réponds de la garnison ; je ne sais pas ce que je pourrai obtenir de la ville. En tout cas, nous y périrons ensemble, mais je ne serai pas complice d’une vaine obstination qui livrerait le port aux spoliations des anglais. »

Il s’occupa aussitôt de réunir les officiers des troupes, les autorités de la ville et les meneurs les plus influents du parti bonapartiste. Il les chapitra si bien que, peu d’heures après, la cocarde blanche était reprise et le vieux Lardenoy reconnu commandant.

Le marquis de Rivière était homme à apprécier la loyauté du maréchal et à en être fort touché. Il l’engagea à rester avec eux dans le premier moment d’effervescence du peuple passionné du Midi. Le maréchal Brune persista à vouloir s’éloigner ; peut-être craignait-il d’être accusé de trahison par son parti. Quel que fût son motif, il partit accompagné d’un aide de camp de monsieur de Rivière ; il le renvoya se croyant hors des lieux où il pouvait être reconnu et recourir quelque danger. On sait l’horrible catastrophe d’Avignon et comment un peuple furieux et atroce punit la belle action que l’histoire, au moins, devra consigner dans une noble page. On voudrait pouvoir dire que la lie de la populace fut seule coupable ; mais, hélas ! il y avait parmi les acteurs de cette horrible scène des gens que l’esprit de parti a tellement protégés que la justice des lois n’a pu les atteindre. C’est une des vilaines taches de la Restauration.

La conduite des maréchaux Suchet et Brune m’a toujours inspiré d’autant plus de respect que je n’ai pu me dissimuler qu’elle n’aurait pas été imitée par des chefs royalistes. Il y en a bien peu d’entre eux qui n’eussent préféré remettre leur commandement, au risque de pertes immenses pour la patrie, entre les mains de l’étranger, à faire replacer eux-mêmes le drapeau tricolore, et, s’il s’en était trouvé, notre parti les aurait qualifiés de traîtres.

Dans les premiers jours de mars, le roi de Sardaigne avait publié l’ordre de chasser tous les français de ses États. Les rapides succès de l’Empereur lui imposèrent trop pour qu’il osât l’exécuter ; mais, dès que sa peur fut un peu calmée par le gain de la bataille de Waterloo, il donna des ordres péremptoires et trouva des agents impitoyables. Des français, domiciliés depuis trente ans, propriétaires, mariés à des piémontaises, furent expulsés de chez eux par les carabiniers royaux, conduits aux frontières comme des malfaiteurs, sans qu’on inventât seulement d’articuler contre eux le moindre reproche. Les femmes et les enfants vinrent porter leurs larmes à l’ambassade ; nous en étions assaillis. Nous ne pouvions que pleurer avec eux et partager leur profonde indignation.

Mon père faisait officieusement toutes les réclamations possibles. Ses collègues du corps diplomatique se prêtaient à les appuyer et témoignaient leur affliction et leur désapprobation de ces cruelles mesures, mais rien ne les arrêtait. Enfin, mon père reçut un courrier du prince de Talleyrand pour lui annoncer que le gouvernement du roi Louis XVIII était reconstitué. Il se rendit aussitôt chez le comte de Valese et lui déclara que, si ces persécutions injustifiables continuaient contre les sujets de S. M. T. C., il demanderait immédiatement ses passeports, qu’il en préviendrait sa Cour et était sûr d’être approuvé.

Cette démarche sauva quelques malheureux qui avaient obtenu un sursis, mais la plupart étaient déjà partis ou au moins ruinés par cette manifestation intempestive de la peur et d’une puérile vengeance exercée contre des innocents.

Cette circonstance acheva de m’indisposer contre les gouvernements absolus et arbitraires. La maladie du pays m’avait gagnée à tel point que je ne respirais plus dans ce triste Turin. J’éprouvais un véritable besoin de m’en éloigner, au moins pour un temps. Je me décidai à venir passer quelques semaines à Paris où j’étais appelée par des affaires personnelles.

Mon père consentit d’autant plus facilement à mon départ qu’il désirait lui-même avoir, sur ce qui se passait en France, des renseignements plus exacts que ceux donnés par les gazettes. Les dépêches étaient rares et toujours peu explicites ; ma correspondance serait détaillée et quotidienne. J’étais faite à me servir de sa lunette ; il ne pouvait avoir un observateur qui lui fût plus commode.

J’ai dit que mon frère avait rejoint son prince à Barcelone ; il y séjourna et l’accompagna à Bourg-Madame. Monsieur le duc d’Angoulême l’envoya porter ses dépêches au Roi dès qu’il le sut à Paris. Le Roi le renvoya à son neveu ; il lui fallut traverser deux fois l’armée de la Loire, ce qui ne fut pas sans quelque danger, à ce premier moment. Toutefois, il remplit heureusement sa double mission et obtint pour récompense la permission de venir embrasser ses parents. J’attendis son arrivée et, après avoir passé quelques jours avec lui, je le précédai sur la route de Paris où il devait venir me rejoindre promptement.

Je quittai Turin, le 18 août, jour de la Sainte-Hélène, après avoir souhaité la fête à ma mère pour laquelle mon absence n’avait pas de compensation et qui en était désolée. Elle devait, le lendemain, accompagner mon père à Gênes où, pour cette fois, la Reine arriva sans obstacles. Elle débarqua de Sardaigne avec un costume et des façons qui ne rappelaient guère l’élégante et charmante duchesse d’Aoste dont le Piémont conservait le souvenir. Elle s’y est fait détester, je ne sais si c’est avec justice ; je n’ai plus eu de rapports personnels avec ce pays et on ne peut s’en faire une idée un peu juste qu’en l’habitant. Il y a toujours une extrême réticence dans les récits qu’en font les piémontais.

Je m’arrêtai quelques jours à Chambéry. J’y appris les circonstances exactes de la trahison des troupes et surtout celle de monsieur de La Bédoyère. Il était évident qu’il travaillait d’avance son régiment et que les événements de Grenoble avaient été rien moins que spontanés.

Les esprits étaient fort échauffés en Savoie. L’ancienne noblesse désirait ardemment rentrer sous le sceptre de la maison de Savoie. La bourgeoisie aisée ou commerçante, tous les industriels voulaient rester français. Les paysans étaient prêts à crier : « Vive le Roi sarde ! » dès que leurs curés le leur ordonneraient. Jusqu’alors les vœux, les craintes et les répugnances s’exprimaient encore tout bas ; on se bornait à se détester cordialement de part et d’autre.

Peu avant les Cent-Jours, Monsieur avait fait un voyage dans le Midi, sa grâce et son obligeance lui avaient procuré de grands succès. À Chambéry, il logea chez monsieur de Boigne et le traita avec bonté. Le lendemain, avant de partir, le duc de Maillé lui remit de la part du prince six croix d’honneur, à distribuer dans la ville. Monsieur de Boigne n’avait pas fait de mauvais choix ; mais, cela dépendait de lui. Les diplômes avaient été remplis des noms qu’il indiquait, sans autre renseignement.

Il paraît que, dans tout ce voyage, Monsieur payait ainsi son écot à ses hôtes. On a cru que la prodigalité avec laquelle on a semé la croix d’honneur en 1814 avait un but politique et qu’on voulait la discréditer. Je ne le pense pas ; seulement elle n’avait aucun prix aux yeux de nos princes et ils la donnaient comme peu de valeur. On conçoit à quel point cela devait irriter les gens qui avaient versé leur sang pour l’obtenir.

C’est par cette ignorance du pays, plus que par propos délibéré, que les princes de la maison de Bourbon choquaient souvent, sans s’en douter, les intérêts et les préjugés nationaux nés pendant leur longue absence. Ils ne se donnaient pas la peine de les apprendre ni de s’en informer, bien persuadés qu’ils se tenaient d’être rentrés dans leur patrimoine. Jamais ils n’ont pu comprendre qu’ils occupaient une place, à charge d’âmes, qui imposait du travail et des devoirs.

J’arrivai à Lyon le 25 août. Avec l’assistance de la garnison autrichienne, on y célébrait bruyamment la fête de la Saint-Louis. La ville était illuminée ; on tirait un feu d’artifice ; la population entière semblait y prendre part. On se demandait ce qu’était devenue cette autre foule qui, naguère, avait accueilli Bonaparte avec de si grands transports. J’ai assisté à tant de péripéties dans les acclamations populaires que je me suis souvent adressé cette question. Je crois que ce sont les mêmes masses, mais diversement électrisées par un petit noyau de personnes exaltées, qui changent et sont entraînées dans des sens différents ; mais la même foule est également de bonne foi dans ses diverses palinodies.

Me voici arrivée à une confession bien pénible. Je pourrais l’épargner, puisqu’elle ne regarde que moi et qu’un sentiment intime ; mais je me suis promis de dire la vérité sur tout le monde ; je la cherche aussi en moi. Il faut qu’on sache jusqu’où la passion de l’esprit de parti peut dénaturer le cœur.

En arrivant à l’hôtel de l’Europe, je demandai les gazettes ; j’y lus la condamnation de monsieur de La Bédoyère et j’éprouvai un mouvement d’horrible joie. « Enfin, me dis-je, voilà un de ces misérables traîtres puni ! » Ce mouvement ne fut que passager ; je me fis promptement horreur à moi-même ; mais, enfin, il a été assez positif pour avoir pesé sur ma conscience. C’est depuis ce moment, depuis le dégoût et le remords qu’il m’inspire, que j’ai abjuré, autant qu’il dépend de moi, les passions de l’esprit de parti et surtout ses vengeances.

Je pourrais, à la rigueur, me chercher une excuse dans tout ce que je venais d’apprendre à Chambéry sur la conduite de monsieur de La Bédoyère, dans les tristes résultats que sa coupable trahison avait attirés, dans l’aspect de la patrie déchirée et envahie par un million d’étrangers ; mais rien n’excuse, dans un cœur féminin, la pensée d’une sanglante vengeance, et il faut en renvoyer l’horreur à qui il appartient, à l’esprit de parti, monstre dont on ne peut trop repousser les approches quand on vit dans un temps de révolution et qu’on veut conserver quelque chose d’humain.

Je passai deux jours à Lyon où se trouvaient réunies plusieurs personnes avec lesquelles j’étais liée parmi les français et les étrangers. On me donna les détails des événements de Paris. Les avis étaient divers sur le rôle qu’y avait joué Fouché, mais tout le monde s’accordait à dire qu’il était entré dans le conseil de Louis XVIII à la sollicitation de Monsieur, excité par les plus exaltés du parti émigré. C’est à Lyon que me furent racontés les faits que j’ai rapportés sur la conduite du maréchal Suchet. J’appris aussi une circonstance qui me frappa.

Lorsque Monsieur fit cette triste expédition, au moment du retour de l’île d’Elbe, il fut obligé de quitter la ville par la route de Paris, tandis que toute la garnison et les habitants se précipitaient sur celle de Grenoble au-devant de Napoléon. Deux gendarmes, seuls de l’escorte commandée, se présentèrent pour accompagner sa voiture. Le lendemain, ils furent dénoncés à l’Empereur. Il les fit rechercher et leur donna de l’avancement. On ne peut nier que cet homme n’eût l’instinct gouvernemental.

Mon séjour à Lyon avait été forcé ; il fallait attendre que la route fût libre, c’est-à-dire complètement occupée par des garnisons étrangères. Je conserve encore le passeport à l’aide duquel j’ai traversé notre triste patrie dans ces jours de détresse. Il est curieux par la quantité de visas, en toutes langues, dont il est couvert.

Si ces formalités étaient pénibles, les routes offraient un spectacle consolant pour un cœur français, malgré son amertume. C’était la magnifique attitude de nos soldats licenciés. Réunis par bandes de douze ou quinze, vêtus de leur uniforme, propres et soignés comme un jour de parade, le bâton blanc à la main, ils regagnaient leurs foyers, tristes mais non accablés et conservant une dignité dans les revers qui les montrait dignes de leurs anciens succès.

J’avais laissé l’Italie infestée de brigands créés par la petite campagne de Murat. Le premier groupe de soldats de la Loire que je rencontrai, en me rappelant ce souvenir, m’inspira un peu de crainte ; mais, dès que je les eus envisagés, je ne ressentis plus que l’émotion de la sympathie. Eux-mêmes semblaient la comprendre. Les plus en avant des bandes que je dépassais me regardaient fixement comme pour chercher à deviner à quoi j’appartenais, mais les derniers me saluaient toujours. Ils m’inspiraient ce genre de pitié que le poète a qualifiée de charmante et que la magnanimité commande forcément quand on n’a pas perdu tout sentiment généreux.

Je ne pense pas qu’il y ait quelque chose de plus beau dans l’histoire que la conduite générale de l’armée et l’attitude personnelle des soldats à cette époque. La France a droit de s’en enorgueillir. Je n’attendis pas le jour de la justice pour en être enthousiasmée et, dès lors, je les considérais avec respect et vénération. Il est bien remarquable en effet, que, dans un moment où plus de cent cinquante mille hommes furent renvoyés de leurs drapeaux et rejetés, sans état, dans le pays, il n’y eut pas un excès, pas un crime commis dans toute la France qui pût leur être imputé. Les routes restèrent également sûres ; les châteaux conservèrent leur tranquillité ; les villes, les bourgs et les villages acquirent des citoyens utiles, des ouvriers intelligents, des chroniqueurs intéressants.

Rien ne fait plus l’éloge de la conscription que cette noble conduite des soldats qu’elle a produits ; je la crois unique dans les siècles. J’étais ennemie des soldats de Waterloo. Je les qualifiais, à juste titre, de traîtres depuis trois mois, mais je n’eus pas fait une journée de route sans être fière de mes glorieux compatriotes.