Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome II/V/Chapitre VII

La bibliothèque libre.
Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome ii
1815. — L’Angleterre et la France de 1816 à 1820.
p. 76-88).


CHAPITRE vii


Madame de La Bédoyère. — Son courage. — Son désespoir. — Sa résignation. — La comtesse de Krüdener. — Elle me fait une singulière réception. — Récit de son arrivée à Heidelberg. — Son influence sur l’empereur Alexandre. — Elle l’exerce en faveur de monsieur de La Bédoyère. — Saillie de monsieur de Sabran. — Pacte de la Sainte-Alliance. — Soumission de Benjamin Constant à madame de Krüdener. — Son amour pour madame Récamier. — Sa conduite au 20 mars. — Sa lettre au roi Louis XVIII.

Comme pour me faire mieux sentir l’horreur du cruel sentiment que j’avais éprouvé au sujet de monsieur de La Bédoyère, je trouvai Paris encore tout ému de ses derniers moments.

Lorsqu’en 1791, le comte et la comtesse de Chastellux avaient suivi madame Victoire à Rome, deux de leurs cinq enfants (Henri et Georgine) étaient restés en France où leur grand’mère les avait élevés dans la retraite absolue d’un petit château de Normandie. À sa mort, Georgine alla rejoindre, en Italie, ses parents qui bientôt revinrent à Paris. Elle ne put jamais vaincre l’extrême timidité née de la solitude où elle avait vécu jusqu’à dix-huit ans. Elle y avait connu Charles de La Bédoyère ; les terres de leurs mères se trouvaient situées dans le même canton. La petite voisine inspira dès l’enfance une affection qu’elle partagea. Elle devint très jolie et monsieur de La Bédoyère très amoureux. Henry de Chastellux, dont il avait été le camarade de collège, encouragea ce sentiment. Les La Bédoyère, dans l’espoir de fixer leur fils, s’en réjouirent ; les Chastellux y consentirent et, peu de temps avant la Restauration, le mariage eut lieu.

Charles de La Bédoyère faisait des dettes, aimait le jeu, les femmes, et surtout la guerre. Du reste, il était bon enfant, spirituel, gai, loyal, franc, généreux, promettait de se corriger de tous ses travers et comptait de bonne foi y réussir. Tel qu’il était, Georgine l’adorait ; mais c’était à si petit bruit, elle était si craintive de paraître et de se montrer qu’on pouvait vivre avec elle des mois entiers sans découvrir ses sentiments. C’est sans comparaison la personne la plus modestement retirée en elle-même que j’aie jamais rencontrée.

Au retour de Bonaparte, elle se désola du rôle que son mari avait joué. Quoique à peine relevée de couches, elle quitta sa maison, se réfugia chez ses parents et, lorsqu’il arriva à la suite de l’Empereur, elle refusa de le voir. Les événements ayant amené une prompte réaction, elle reprit ses relations avec lui dès qu’il fut malheureux et chercha à dénaturer sa fortune pour lui procurer des moyens d’évasion. Elle comptait le rejoindre avec leur enfant. Je crois que c’est pour compléter ces arrangements qu’il revint à Paris où il fut arrêté.

Aussitôt, cette femme si timide devint une héroïne. Les visites, les prières, les supplications, les importunités, rien ne lui coûtait. Elle alla solliciter sa famille d’employer son crédit, de lui prêter son assistance ; personne ne voulut l’accompagner ni faire aucune démarche. Privée de tout secours, elle ne s’abandonna pas elle-même. Elle heurta à toutes les portes, força celles qu’on refusait de lui ouvrir, parvint jusqu’à madame la duchesse d’Angoulême sans pouvoir l’attendrir, et déploya partout un courage de lion.

Ayant tout épuisé, elle eut recours à madame de Krüdener. Cette dernière visite lui ayant offert un faible rayon d’espoir, la pauvre jeune mère, portant son enfant dans ses bras, courut à l’abbaye pour le communiquer à son mari. Elle trouva la place encombrée de monde : un fiacre environné de troupes était arrêté devant la porte de la prison ; un homme y montait. Un cri affreux se fit entendre ; elle avait reconnu monsieur de La Bédoyère. La scène n’était que trop expliquée. L’enfant tomba de ses mains ; elle se précipita dans la fatale voiture, et perdit connaissance. Charles la reçut dans ses bras, l’embrassa tendrement, la remit aux soins d’un serviteur fidèle qui, déjà, s’était emparé de l’enfant et, profitant de son évanouissement, fit fermer la portière de la voiture. Sa fin ne démentit pas le courage qu’il avait souvent montré sur les champs de bataille. Madame de La Bédoyère fut ramenée chez elle sans avoir repris le sentiment de sa misère.

À dater de ce moment, elle est rentrée dans sa timidité native. Pendant longtemps elle a refusé de voir sa famille. Elle ne lui pardonnait pas son cruel stoïcisme.

Vingt années se sont écoulées au moment où j’écris, et sa tristesse ne s’est pas démentie un seul jour. En revanche, ses sentiments royalistes se sont exaltés jusqu’à la passion. Le sang de la victime sacrifiée à la Restauration lui a semblé un holocauste qui devait en assurer la durée et la gloire. Elle a élevé son fils dans ces idées ; pour elle, la légitimité est une religion.

J’ai déjà dit avec quelle pacifique lenteur son frère Henry avait habitude de voyager. Je ne sais où il se trouvait lors de la catastrophe. Mais son absence ayant permis à Georgine d’espérer qu’il l’aurait assistée dans ces affreux moments, s’il avait été à Paris, elle avait reporté sur lui toute la tendresse qui n’était pas absorbée par son fils et sa douleur. Ce n’est qu’au mariage d’Henry avec mademoiselle de Duras (à l’occasion duquel il prit le nom de duc de Rauzan) qu’elle consentit à revoir sa famille. Elle a toujours vécu dans la retraite la plus austère.

Le nom de madame de Krüdener s’est trouvé tout à l’heure sous ma plume ; mes rapports avec elle ne sont venus qu’un peu plus tard, mais je puis aussi bien les rapporter ici.

Je fus menée chez elle par madame Récamier. Je trouvai une femme d’une cinquantaine d’années qui avait dû être extrêmement jolie. Elle était maigre, pâle ; sa figure portait la trace des passions ; ses yeux étaient caves mais très beaux, son regard plein d’expression. Elle avait cette voix sonore, douce, flexible, timbrée, un des plus grands charmes des femmes du Nord. Ses cheveux gris, sans aucune frisure et partagés sur le front, étaient peignés avec une extrême propreté. Sa robe noire, sans ornement, n’excluait cependant pas l’idée d’une certaine recherche. Elle habitait un grand et bel appartement dans un hôtel de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Les glaces, les décorations, les ornements de toute espèce, les meubles, tout était recouvert de toile grise ; les pendules elles-mêmes étaient enveloppées de housses qui ne laissaient voir que le cadran. Le jardin s’étendait jusqu’aux Champs-Elysées ; c’était par là que l’empereur Alexandre, logé à l’Elysée-Bourbon, se rendait chez madame de Krüdener à toutes les heures du jour et de la nuit.

Notre arrivée avait interrompu une espèce de leçon qu’elle faisait à cinq ou six personnes. Après les politesses d’usage qu’elle nous adressa avec aisance et toutes les formes usitées dans le grand monde, elle la continua. Elle parlait sur la foi. L’expression de ses yeux et le son de sa voix changèrent seuls lorsqu’elle reprit son discours. Je fus émerveillée de l’abondance, de la facilité, de l’élégance de son improvisation. Son regard avait tout à la fois l’air vague et inspiré. Au bout d’une heure et demie, elle cessa de parler, ses yeux se fermèrent, elle sembla tomber dans une sorte d’anéantissement ; les adeptes m’avertirent que c’était le signal de la retraite. J’avais été assez intéressée. Cependant je ne comptais pas assister à une seconde représentation. Elles étaient à jour fixe. Je crus convenable d’en choisir un autre pour laisser mon nom à la porte de madame de Krüdener. À ma surprise, je fus admise, elle était seule.

« Je vous attendais, me dit-elle, la voix m’avait annoncé votre visite ; j’espère de vous, mais pourtant… j’ai été trompée si souvent !! »

Elle tomba dans un silence que je ne cherchai pas à rompre, ne sachant pas quel ton adopter. Elle reprit enfin et me dit que la voix l’avait prévenue qu’elle aurait dans la ligne des prophétesses une successeur qu’elle formerait et qui était destinée à aller plus près qu’elle de la divinité ; car elle ne faisait qu’entendre, et celle-là verrait !

La voix lui avait annoncé que cette prédestinée devait être une femme ayant conservé dans le grand monde des mœurs pures. Madame de Krüdener la rencontrerait au moment où elle s’y attendrait le moins et sans qu’aucun précédent eût préparé leur liaison. Ses rêves, qu’elle n’osait appeler des visions (car, hélas ! elle n’était pas appelée à voir) la lui avaient représentée sous quelques-uns de mes traits. Je me défendis avec une modestie très sincère d’être appelée à tant de gloire. Elle plaida ma cause vis-à-vis de moi-même avec la chaleur la plus entraînante et de manière à me toucher au point que mes yeux se remplirent de larmes. Elle crut avoir acquis un disciple, si ce n’est un successeur, et m’engagea fort à revenir souvent la voir. Pendant cette matinée, car sa fascination me retint plusieurs heures, elle me raconta comment elle se trouvait à Paris.

Dans le courant de mai 1815, elle se rendait au sud de l’Italie où son fils l’attendait. Entre Bologne et Sienne, les souffrances qu’elle ressentit l’avertirent qu’elle s’éloignait de la route qu’il lui appartenait de suivre. Après s’être débattue toute une nuit contre cette vive contrariété, elle se résigna et revint sur ses pas. Le bien-être immédiat qu’elle éprouva lui indiqua qu’elle était dans la bonne voie. Il continua jusqu’à Modène, mais quelques lieues faites sur la route de Turin lui rendirent ses anxiétés ; elles cédèrent dès qu’elle se dirigea sur Milan.

En arrivant dans cette ville, elle apprit qu’un cousin, son camarade d’enfance, aide de camp de l’empereur Alexandre, était tombé dangereusement malade en Allemagne. Voilà la volonté de la voix expliquée ; sans doute elle est destinée à porter la lumière dans cette âme, à consoler cet ami souffrant. Elle franchit le Tyrol, encouragée par les sensations les plus douces. Elle se rend à Heidelberg où se trouvaient les souverains alliés ; son cousin était resté malade dans une autre ville. Elle s’informe du lieu et part le lendemain matin n’ayant vu personne.

Mais à peine a-t-elle quitté Heidelberg que son malaise se renouvelle et plus violemment que jamais. Elle cède enfin et, au bout de quelques postes, elle reprend la route de Heidelberg. La tranquillité renaît en elle ; il lui devient impossible de douter que sa mission ne soit pour ce lieu ; elle ne la devine pas encore. L’empereur Alexandre va faire une course de quelques jours et le tourment qu’elle éprouve pendant son absence lui indique à qui elle est appelée à faire voir la lumière. Elle se débat vainement contre la volonté de la voix ; elle prie, elle jeûne, elle implore que ce calice s’éloigne d’elle : la voix est impitoyable, il faut obéir.

La comtesse de Krüdener ne me raconta pas par quel moyen elle était arrivée dans l’intimité de l’Empereur mais elle y était parvenue. Elle avait inventé pour lui une nouvelle forme d’adulation. Il était blasé sur celles qui le représentaient comme le premier potentat de la terre, l’Agamemnon des rois, etc., aussi ne lui parla-t-elle pas de sa puissance mondaine, mais de la puissance mystique de ses prières. La pureté de son âme leur prêtait une force qu’aucun autre mortel ne pouvait atteindre, car aucun n’avait à résister à tant de séductions. En les surmontant, il se montrait l’homme le plus vertueux et conséquemment le plus puissant auprès de Dieu. C’est à l’aide de cette habile flatterie qu’elle le conduisait à sa volonté. Elle le faisait prier pour elle, pour lui, pour la Russie, pour la France. Elle le faisait jeûner, donner des aumônes, s’imposer des privations, renoncer à tous ses goûts. Elle obtenait tout de lui dans l’espoir d’accroître son crédit dans le ciel. Elle indiquait plutôt qu’elle n’exprimait, que la voix était Jésus-Christ. Elle ne l’appelait jamais que la voix et avec des torrents de larmes elle avouait que les erreurs de sa jeunesse lui interdisaient à jamais l’espoir de voir. Il est impossible de dire avec quelle onction elle peignait le sort de celle appelée à voir !

Sans doute, en lisant cette froide rédaction, on dira : c’était une folle ou bien une intrigante. Peut-être la personne qui portera ce jugement aurait-elle été sous le charme de cette brillante enthousiaste. Quant à moi, peu disposée à me passionner, je me méfiai assez de l’empire qu’elle pouvait exercer pour n’y plus retourner que de loin en loin et ses jours de réception ; elle y était moins séduisante que dans le tête-à-tête.

J’ai quelquefois pensé que monsieur de Talleyrand, se sentant trop brouillé avec l’empereur Alexandre pour espérer reprendre une influence personnelle sur lui, avait trouvé ce moyen d’en exercer. Il est certain que la comtesse de Krüdener était très favorable à la France pendant cette triste époque de 1815 ; et, quand elle avait fait passer plusieurs heures en prières à l’empereur Alexandre pour qu’un nuage découvert par elle sur l’étoile de la France s’en éloignât, quand elle lui avait demandé d’employer à cette œuvre la force de sa médiation dans le ciel, quand elle lui avait assuré que la voix l’annonçait exaucé, il était bien probable que si, à la conférence du lendemain, quelque article bien désastreux pour la France était réclamé par les autres puissances, l’Empereur, venant au secours du suppliant, appuierait ses prières mystiques du poids de sa grandeur terrestre.

Ce n’était pas exclusivement pour les affaires publiques que madame de Krüdener employait Alexandre. Voici ce qui arriva au sujet de monsieur de La Bédoyère. Sa jeune femme, comme je l’ai dit, vint supplier la comtesse de faire demander sa grâce par l’empereur Alexandre. Elle l’accueillit avec autant de bienveillance que d’émotion et promit tout ce qui lui serait permis. En conséquence, elle s’enferma dans son oratoire. L’heure se passait ; l’Empereur la trouva en larmes et dans un état affreux. Elle venait de livrer un long combat à la voix sans en obtenir la permission de présenter la requête à l’Empereur. Il ne devait prendre aucun parti dans cette affaire, hélas ! Et la sentence était d’autant plus rigoureuse que l’âme de monsieur de La Bédoyère n’était pas en état de grâce. L’exécution eut lieu.

Alors, madame de Krüdener persuada à l’Empereur qu’il lui restait un grand devoir à remplir. Il fallait employer en faveur de ce malheureux, qu’il avait fait le sacrifice d’abandonner aux vengeances humaines, l’influence de sa puissante protection près de Dieu. Elle le retint huit heures d’horloge dans son oratoire, priant, agenouillé sur le marbre. Elle le congédia à deux heures du matin ; à huit, un billet d’elle lui apprenait que la voix lui avait annoncé que les vœux de l’Empereur étaient exaucés. Elle écrivit en même temps à la désolée madame de La Bédoyère, qu’après avoir passé quelques heures en purgatoire, son mari devait à l’intercession des prières de l’Empereur une excellente place en paradis, qu’elle avait la satisfaction de pouvoir le lui affirmer, bien persuadée que c’était le meilleur soulagement à sa douleur.

J’avais eu connaissance de cette lettre et du transport de douleur, poussé presque jusqu’à la fureur, qu’elle avait causé à Georgine. J’interrogeai avec réticence madame de Krüdener à ce sujet ; elle l’aborda franchement et me raconta tout ce que je viens de répéter.

Je me rappelle une scène assez comique dont je fus témoin chez elle. Nous nous y trouvâmes sept ou huit personnes réunies un matin. Elle nous parlait, de son ton inspiré, des vertus surnaturelles de l’empereur Alexandre et elle vantait beaucoup le courage avec lequel il renonçait à son intimité avec madame de Narishkine, sacrifiant ainsi à ses devoirs ses sentiments les plus chers et une liaison de seize années.

« Hélas ! s’écria Elzéar de Sabran (avec une expression de componction inimitable), hélas ! quelquefois, en ce genre, on renonce plus facilement à une liaison de seize années qu’à une de seize journées ! »

Nous partîmes tous d’un éclat de rire, et madame de Krüdener nous en donna l’exemple ; mais bientôt, reprenant son rôle, elle se retira au bout de la chambre comme pour faire excuse à la voix de cette incongruité.

Quel que fût le motif qui dirigeât madame de Krüdener (et pour moi je la crois enthousiaste de bonne foi) elle était parvenue à jouer un rôle très important. Après avoir protégé la France dans tout le cours des négociations pour la paix, elle a été la véritable promotrice de la Sainte-Alliance. Elle a accompagné l’Empereur au fameux camp de Vertus, et la déclaration que les souverains y ont signée, appelée dès lors le pacte de la Sainte-Alliance, a été rédigée par Bergasse, autre illuminé dans le même genre, sous ses yeux et par ses ordres. Les russes et les entours de l’Empereur étaient fort contrariés du ridicule qui s’attachait à ses rapports avec madame de Krüdener, et le comte de Nesselrode me reprocha, avec une sorte d’impatience, d’avoir été chez cette intrigante, comme il la qualifiait.

Au nombre de ses adeptes les plus ardents semblait être Benjamin Constant. Je dis semblait, parce qu’il a toujours été fort difficile de découvrir les véritables motifs des actions de monsieur Constant. Elle le faisait jeûner, prier, l’accablait d’austérités, au point que sa santé s’en ressentit et qu’il était horriblement changé. Sur la remarque qui lui en fut faite, madame de Krüdener répondit qu’il lui était bon de souffrir, car il avait beaucoup à expier, mais que le temps de sa probation avançait. Je ne sais si c’est précisément la voix que Benjamin cherchait à se concilier, ou s’il voulait s’assurer la protection spéciale de l’Empereur, car à cette époque sa position en France était si fausse qu’il pensait à s’expatrier.

Madame Récamier avait trouvé dans son exil la fontaine de Jouvence. Elle était revenue d’Italie, en 1814, presque aussi belle et beaucoup plus aimable que dans sa première jeunesse. Benjamin Constant la voyait familièrement depuis nombre d’années, mais tout à coup il s’enflamma pour elle d’une passion extravagante. J’ai déjà dit qu’elle avait toujours un peu de sympathie et beaucoup de reconnaissance pour tous les hommes amoureux d’elle. Benjamin puisa amplement dans ce fonds général. Elle l’écoutait, le plaignait, s’affligeait avec lui de ne pouvoir partager un sentiment si éloquemment exprimé.

Il était à l’apogée de cette frénésie au moment du retour de Napoléon. Madame Récamier en fut accablée ; elle craignait de nouvelles persécutions. Benjamin, trop enthousiaste pour ne pas adopter l’impression de la femme dont il était épris, écrivit, sous cette influence, une diatribe pleine de verve et de talent contre l’Empereur. Il y annonçait son hostilité éternelle. Elle fut imprimée dans le Moniteur du 19 mars. Louis XVIII abandonna la capitale dans la nuit.

Quand le pauvre Benjamin apprit cette nouvelle, la terreur s’empara de son cœur qui n’était pas si haut placé que son esprit. Il courut à la poste : point de chevaux ; les diligences, les malles-postes, tout était plein ; aucun moyen de s’éloigner de Paris. Il alla se cacher dans un réduit qu’il espérait introuvable. Qu’on juge de son effroi lorsque, le lendemain, on vint le chercher de la part de Fouché. Il se laisse conduire plus mort que vif. Fouché le reçoit très poliment et lui dit que l’Empereur veut le voir sur-le-champ. Cela lui parait étrange ; cependant il se sent un peu rassuré. Il arrive aux Tuileries, toutes les portes tombent devant lui.

L’Empereur l’accoste de la mine la plus gracieuse, le fait asseoir et entame la conversation en lui assurant que l’expérience n’a pas été chose vaine pour lui. Pendant les longues veilles de l’île d’Elbe, il a beaucoup réfléchi à sa situation et aux besoins de l’époque ; évidemment les hommes réclament des institutions libérales. Le tort de son administration a été de trop négliger les publicistes comme monsieur Constant. Il faut à l’Empire une constitution et il s’adresse à ses hautes lumières pour la rédiger.

Benjamin, passant en une demi-heure de la crainte d’un cachot à la joie d’être appelé à faire le petit Solon et à voir ainsi s’accomplir le rêve de toute sa vie, pensa se trouver mal d’émotion. La peur et la vanité s’étaient partagé son cœur ; la vanité y demeura souveraine. Il fut transporté d’admiration pour le grand Empereur qui rendait si ample justice au mérite de Benjamin Constant ; et l’auteur de l’article du Moniteur du 19 était, le 22, conseiller d’État et prôneur en titre de Bonaparte.

Il se présenta, un peu honteux, chez madame Récamier ; elle n’était pas femme à lui témoigner du mécontentement. Peut-être même fut-elle bien aise de se trouver délivrée de la responsabilité qui aurait pesé sur elle s’il avait été persécuté pour des opinions qui étaient d’entraînement plus que de conviction. Les partis furent moins charitables. Les libéraux ne pardonnèrent pas à Benjamin son hymne pour les Bourbons et la légitimité, les impérialistes ses sarcasmes contre Napoléon, les royalistes sa prompte palinodie du 19 au 21 mars et le rôle qu’il joua à la fin des Cent-Jours lorsqu’il alla solliciter des souverains étrangers un maître quelconque pourvu que ce ne fût pas Louis XVIII.

Toutes ces variations l’avaient fait tomber dans un mépris universel. Il le sentait et s’en désolait. C’était dans cette disposition qu’il s’était remis entre les mains de madame de Krüdener. Était-ce avec un but mondain ou seulement pour donner le change à son imagination malade ? c’est ce que je n’oserais décider. Il allait encore chercher des consolations auprès de madame Récamier ; elle le traitait avec douceur et bonté. Mais, au fond, il lui savait mauvais gré de l’article inspiré par elle et cette circonstance avait été la crise de sa grande passion.

Je n’ai jamais connu personne qui sût, autant que madame Récamier, compatir à tous les maux et tenir compte de ceux qui naissent des faiblesses humaines sans en éprouver d’irritation. Elle ne sait pas plus mauvais gré à un homme vaniteux de se laisser aller à un acte inconséquent, pas plus à un homme peureux de faire une lâcheté qu’à un goutteux d’avoir la goutte, ou à un boiteux de ne pouvoir marcher droit. Les infirmités morales lui inspirent autant et peut-être plus de pitié que les infirmités physiques. Elle les soigne d’une main légère et habile qui lui a concilié la vive et tendre reconnaissance de bien des malheureux. On la ressent d’autant plus vivement que son âme, aussi pure qu’élevée, ne puise cette indulgence que par la source abondante de compassion placée par le ciel dans ce sein si noblement féminin.

Quelques semaines plus tard, Benjamin Constant conçut l’idée d’écrire à Louis XVIII une lettre explicative de sa conduite ; la tâche était malaisée. Il arriva plein de cette pensée chez madame Récamier et l’en entretint longuement. Le lendemain, il y avait du monde chez elle ; elle lui demanda très bas :

« Votre lettre est-elle faite ?

— Oui.

— En êtes-vous content ?

— Très content, je me suis presque persuadé moi-même. »

Le Roi fut moins facile à convaincre. Je crois, sans en être sûre, que cette lettre a été imprimée. Il n’y a que le parti royaliste assez bête pour tenir longtemps rigueur à un homme de talent. Au bout de peu de mois, Benjamin Constant était un des chefs de l’opposition.