Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome II/V/Chapitre VIII

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome ii
1815. — L’Angleterre et la France de 1816 à 1820.
p. 89-107).


CHAPITRE viii


Exigences des étrangers en 1815. — Dispositions de l’empereur Alexandre au commencement de la campagne. — Jolie réponse du général Pozzo à Bernadotte. — Conduite du duc de Wellington et du général Pozzo. — Étonnement de l’empereur Alexandre. — Séjour du Roi et des princes en Belgique. — Énergie d’un soldat. — Obligeance du prince de Talleyrand. — Le duc de Wellington dépouille le musée. — Le salon de la duchesse de Duras. — Mort d’Hombert de la Tour du Pin. — Chambre dite introuvable. — Démission de monsieur de Talleyrand. — Mon père est nommé ambassadeur à Londres. — Le duc de Richelieu. — Révélation du docteur Marshall. — Visite au duc de Richelieu. — Désobligeante réception. — Son excuse.

Je reviens à mon arrivée à Paris. Quelque disposée que je fusse à partager la joie que causait le retour du Roi, elle était empoisonnée par la présence des étrangers. Leur attitude y était bien plus hostile que l’année précédente : vainqueurs de Napoléon en 1814, ils s’étaient montrés généreux ; alliés de Louis XVIII en 1815, ils poussèrent les exigences jusqu’à l’insulte.

La force et la prospérité de la France avaient excité leur surprise et leur jalousie. Ils la croyaient épuisée par nos longues guerres. Ils la virent, avec étonnement, surgir de ses calamités si belle et encore si puissante qu’au congrès de Vienne monsieur de Talleyrand avait pu lui faire jouer un rôle prépondérant. Les cabinets et les peuples s’en étaient également émus et, l’occasion d’une nouvelle croisade contre nous s’étant représentée, ils prétendaient bien en profiter. Mais leur haine fut aveugle, car, s’ils voulaient abaisser la France, ils voulaient en même temps consolider la Restauration. Or, les humiliations de cette époque infligèrent au nouveau gouvernement une flétrissure dont il ne s’est point relevé et qui a été un des motifs de sa chute. La nation n’a jamais complètement pardonné à la famille royale les souffrances imposées par ceux qu’elle appelait ses alliés. Si on les avait qualifiés d’ennemis la rancune aurait été moins vive et moins longue.

Ce sentiment, fort excusable, était pourtant très injuste. Assurément Louis xviii ne trouvait aucune satisfaction à voir des canons prussiens braqués sur le château des Tuileries. L’aspect des manteaux blancs autrichiens, fermant l’entrée du Carrousel pendant qu’on dépouillait l’Arc de Triomphe de ses ornements, ne lui souriait point. Il ne lui était pas agréable qu’on vînt, jusque dans ses appartements, enlever les tableaux qui décoraient son palais. Mais il était forcé de supporter ces avanies et de les dévorer en silence. D’autre part, c’est à sa fermeté personnelle qu’on doit la conservation du pont d’Iéna que Blücher voulait faire sauter, et celle de la colonne de la place Vendôme que les Alliés voulaient abattre et se partager. Il fut assisté dans cette dernière occurrence par l’empereur Alexandre. Ce souverain toujours généreux, malgré son peu de goût pour la famille royale et la velléité qu’il avait conçue au commencement de la campagne de ne point l’assister à remonter sur le trône, employa cependant son influence dans la coalition à adoucir les sacrifices qu’on voulait nous imposer.

Je n’ai jamais bien su quel avait été son projet lors de la bataille de Waterloo. Peut-être n’en avait-il pas d’arrêté et se trouvait-il dans ce vague dont Pozzo avait montré les inconvénients d’une manière si piquante au prince royal de Suède en 1813. Quoique par là je revienne sur mes pas, je veux rappeler cette circonstance.

Pendant la campagne de Saxe, Pozzo et sir Charles Stewart avaient été envoyés en qualité de commissaires russe et anglais à l’armée suédoise. Les Alliés craignaient toujours un retour de Bernadotte en faveur de l’Empereur Napoléon. Il se décida enfin à entrer en ligne et prit part à la bataille de Leipsig ; la déroute de l’armée française fut complète. Aussitôt l’esprit gascon de Bernadotte se mit à battre les buissons et à rêver le trône de France pour lui-même. Il entama une conversation avec Pozzo sur ce sujet : n’osant pas l’aborder de front, il débuta par une longue théorie dont le résultat arrivait à prouver que le trône devait appartenir au plus digne et la France choisir son roi.

« Je vous remercie, monseigneur, s’écria Pozzo.

— Pourquoi, général ?

— Parce que ce sera moi !

— Vous ?

— Sans doute ; je me crois le plus digne. Et comment me prouvera-t-on le contraire ? En me tuant ? D’autres se présenteront… Laissez-nous tranquilles avec votre plus digne ! Le plus digne d’un trône est, pour la paix du monde, celui qui y a le plus de droits. »

Bernadotte n’osa pas pousser plus loin la conversation mais ne l’a jamais pardonnée à Pozzo.

Sous une autre forme, celui-ci donna la même leçon à son impérial maître en 1815. En apprenant la victoire de Waterloo, l’empereur Alexandre enjoignit au général Pozzo, qui se trouvait auprès du duc de Wellington, de s’opposer à la marche de l’armée et de chercher à gagner du temps afin que les anglais n’entrassent pas en France avant que les armées austro-russe et prussienne se trouvassent en ligne. Selon lui, Louisj XVIII devait attendre en Belgique la décision de son sort.

À la réception de cette dépêche, Pozzo éprouva le plus cruel embarras. Il savait la malveillance de l’Empereur pour la maison de Bourbon. Elle se trouvait encore accrue par la découverte d’un projet d’alliance, entre la France, l’Angleterre et l’Autriche, conclu pendant le congrès de Vienne par monsieur de Talleyrand dans des vues hostiles à la Russie.

La copie de ce traité, oubliée dans le cabinet du Roi, avait été envoyée par monsieur de Caulaincourt à l’empereur Alexandre pendant les Cent-Jours. Il n’y avait pas attaché grande importance, croyant que c’était une invention de Napoléon pour le détacher de l’alliance ; mais une seconde copie du traité ayant été trouvée dans les papiers enlevés à monsieur de Reinhard, il ne put conserver de doutes, et cette nouvelle cause de mécontentement s’étant jointe à tout ce qu’il reprochait dès l’année précédente au Roi, il était peu enclin à souhaiter son rétablissement. Aussi n’avait-il pas témoigné de répugnance à écouter les négociateurs envoyés de Paris, et il était difficile de prévoir ce qui pourrait en résulter.

Pozzo n’était brin Russe et avait grand envie de s’arranger en France une patrie à son goût, en y conservant un souverain qui lui avait des obligations personnelles. Il hésita quelque peu, puis alla trouver le duc de Wellington :

« Je viens vous confier le soin de ma tête, lui dit-il ; voilà la dépêche que j’ai reçue, voici la réponse que vous y avez faite. »

Il lui lut ce qu’il mandait à l’Empereur des dispositions du duc de Wellington qui persistait à avancer immédiatement sur Paris et à conduire Louis xviii avec lui.

« Voulez-vous, ajouta-t-il, avoir fait cette réponse et tenir cette conduite, malgré les objections que je suis censé vous adresser ? »

Le duc lui tendit la main.

« Comptez sur moi ; la conférence a eu lieu précisément comme vous la rapportez.

— Alors, reprit Pozzo, il n’y a pas un moment à perdre, il faut agir en conséquence. »

Personne ne fut mis dans la confidence. Les petites intrigues s’agitèrent autour du Roi. Monsieur de Talleyrand bouda. Il avait un autre plan qui avait des côtés spécieux, mais dont le but principal était de se tenir personnellement éloigné de l’empereur Alexandre. Il ne savait pas la prise des papiers de monsieur Reinhard, mais il craignait toujours quelque indiscrétion. Pozzo ne se fiait pas assez à lui pour lui raconter la véritable situation des affaires. Le duc le décida à rejoindre le Roi qui, de son côté, consentit à se séparer de monsieur de Blacas.

On arriva à Paris à tire d’aile et le Roi fut bombardé à l’improviste dans le palais des Tuileries, selon l’expression pittoresque de Pozzo quand il fait ce récit.

À peine ce but atteint, il se jette dans une calèche et court au-devant de l’Empereur. Ses logements étaient faits à Bondy ; Pozzo brûle l’étape et continue sa route. Il trouve l’Empereur à quelques lieues au delà : il est venu lui apprendre que Paris est soumis et le palais de l’Élysée prêt à le recevoir. L’Empereur le fait monter dans sa voiture. Pozzo lui fait un tableau animé de la bataille de Waterloo, donne une grande importance à la manœuvre de Blücher, raconte l’entrée en France, la facilité de la marche, la cordialité de la réception, l’impossibilité de s’arrêter quand il n’y a pas d’obstacles, et enfin le parti pris par le duc d’occuper Paris.

L’Empereur écoutait avec intérêt.

« Maintenant, dit-il, il s’agit de prendre un parti sur la situation politique. Où avez-vous laissé le Roi ?

— Aux Tuileries, Sire, où il a été accueilli avec des transports universels.

— Comment Louis xviii est à Paris ! Apparemment que Dieu en a ainsi ordonné. Ce qui est fait est fait, il n’y a plus à s’en préoccuper ; peut-être est-ce pour le mieux. »

On comprend combien cette résignation mystique soulagea l’ambassadeur. Malgré la confiance absolue qu’il avait dans la loyauté du duc de Wellington, il ne laissait pas que d’être fort tourmenté de la façon dont l’Empereur prendrait les événements ; car, tout libéral qu’était l’autocrate, il n’oubliait pas toujours ses possessions de Sibérie lorsqu’il se croyait mal servi.

L’Empereur continua sa route et vint coucher à l’Élysée. Il ne conserva de mécontentement que contre monsieur de Talleyrand et monsieur de Metternich. L’autrichien est parvenu à en triompher ; le français y succomba peu après.

Mon oncle Édouard Dillon avait accompagné le Roi en Belgique. Il me raconta toutes les misères du départ, du voyage et du séjour à l’étranger. Monsieur et son fils, le duc de Berry, avaient laissé dans les boues d’Artois le peu de considération militaire que la pieuse discrétion des émigrés aurait voulu leur conserver. La maison du Roi avait été congédiée à Béthune avec une incurie et une dureté inouïes ; plusieurs de ses membres cependant avaient trouvé le moyen de franchir la frontière. Ils étaient venus à leurs frais et volontairement à Gand former une garde au Roi qui recevait leurs services avec aussi peu d’attention qu’aux Tuileries.

Monsieur de Bartillat, officier des gardes du corps, m’a dit qu’il avait été à Gand, qu’il y avait commandé un assez grand nombre des gardes de sa compagnie, réunis de pur zèle, sans que jamais ni lui ni eux eussent obtenu une parole du Roi, ni pu deviner qu’ils étaient remarqués. Je crois que les princes craignaient de se compromettre, vis-à-vis de leurs partisans et de prendre des engagements, dans le cas où la nouvelle émigration se prolongerait.

Parlerai-je de ce camp d’Alost, commandé par monsieur le duc de Berry, et si déplorablement levé au moment où la bataille de Waterloo était engagée ? Le duc de Wellington s’en expliqua cruellement et publiquement vis-à-vis du prince auquel il reprochait la rupture d’un pont.

Monsieur le duc de Berry s’excusa sur des rapports erronés qui lui faisaient croire la bataille perdue.

« Raison de plus, monseigneur ; quand on se sauve il ne faut pas rendre impossible la marche de braves gens qui peuvent être obligés de faire une retraite honorable ! »

J’aime mieux raconter la farouche énergie d’un soldat. Édouard Dillon avait été chargé par le Roi, après la bataille de Waterloo, de porter des secours aux blessés français recueillis dans les hôpitaux de Bruxelles. Il arriva près d’un lit où on venait de faire l’amputation du bras à un sous-officier de la garde impériale. Pour réponse à ses offres, il lui jeta le membre sanglant qu’on venait de couper.

« Va dire à celui qui t’envoie que j’en ai encore un au service de l’Empereur. »

L’un de mes premiers soins, en arrivant à Paris, avait été d’aller chez monsieur de Talleyrand. J’étais chargée par mon père de lui expliquer très en détail la situation pénible où se trouvaient les français en Piémont. Je m’en acquittai assez mal ; je n’ai jamais été à mon aise avec monsieur de Talleyrand. Il m’accueillit pourtant très gracieusement et, lorsque je lui annonçai que, vers la fin du mois, je prendrais ses ordres pour Turin, il m’engagea à ne pas presser mes paquets. Je compris qu’il s’agissait d’une nouvelle destination pour mon père, mais je n’osai pas m’en informer.

J’ai toujours eu une extrême timidité vis-à-vis des gens en place, et je ne puis les supporter que lorsque j’ai la certitude morale de n’avoir jamais rien à leur demander. Tant que mon père était employé, je me trouvais dans une sorte de dépendance qui m’était pénible vis-à-vis d’eux, malgré la bienveillance qu’ils me témoignaient.

Notre héros, le duc de Wellington, se fit l’exécuteur des spoliations matérielles imposées par les Alliés. Sous prétexte que les anglais n’avaient rien à réclamer en ce genre, il trouva généreux d’aller de ses mains triomphantes décrocher les tableaux de nos musées. Ceci ne doit pas être pris comme une forme de rhétorique, c’est le récit d’un fait. On l’a vu sur une échelle, donnant lui-même l’exemple. Le jour où l’on descendit les chevaux de Venise de dessus l’arc du Carrousel, il passa la matinée perché sur le monument, vis-à-vis les fenêtres du Roi, à surveiller ce travail. Le soir il assista à une petite fête donnée par madame de Duras au roi de Prusse. Nous ne pouvions cacher notre indignation ; il s’en moquait et en faisait des plaisanteries. Il avait tort pourtant ; notre ressentiment était légitime et plus politique que sa conduite. Les étrangers étaient présentés comme alliés ; ils avaient été accueillis comme tels ; leurs procédés retombaient sur la famille régnante.

La conduite du duc donnait le signal aux impertinences des sous-ordres. Le sang bout encore dans mes veines au propos que j’entendis tenir à un certain vulgaire animal du nom de Mackenzie, intendant ou, comme cela s’appelle en anglais, payeur de l’armée. On parlait sérieusement et tristement de la difficulté qu’éprouverait la France à acquitter les énormes charges imposées par les étrangers.

« Ah bah, reprit-il avec un gros rire, on crie un peu puis cela s’arrange. Je viens de Strasbourg ; j’y ai passé le jour même où le général prussien avait frappé une contribution qu’on disait énorme, on avait payé. Eh bien ! tout le monde dînait. »

Je l’aurais tué d’un regard.

Le duc de Duras, premier gentilhomme de la chambre, se trouvait d’année (de toutes les places de la Cour, c’était la seule dont le service ne se fit pas par trimestre) ; madame de Duras logeait aux Tuileries. Liée avec elle d’ancienne date et n’ayant pas d’établissement en ce moment, je passais ma vie chez elle. Sa situation la forçait à recevoir de temps en temps beaucoup de monde, mais journellement son salon n’était ouvert qu’à quelques habitués. On y causait librement et plus raisonnablement qu’ailleurs. Probablement les discours que nous tenions nous étonneraient maintenant. S’ils nous étaient répétés, nous les trouverions extravagants, mais c’étaient les plus sages du parti royaliste.

Madame de Duras avait beaucoup plus de libéralisme que sa position ne semblait en comporter. Elle admettait toutes les opinions et ne les jugeait pas du haut de l’esprit de parti. Elle était même accessible à celles des idées généreuses qui ne compromettaient pas trop sa position de grande dame dont elle jouissait d’autant plus vivement qu’elle l’avait attendue plus longtemps.

Elle ne se consolait pas de l’exclusion donnée à monsieur de Chateaubriand au retour de Gand. Son crédit l’y avait fait ministre de l’intérieur du Roi fugitif, et elle ne comprenait pas comment le Roi rétabli ne confirmait pas cette nomination. Il en résultait un vernis d’opposition dans son langage dont je m’accommodais très bien. Sa fille, la princesse de Talmont, ne partageait pas sa modération ; son exaltation était extrême, mais elle était si jeune et si jolie que ses folies même avaient de la grâce. Elle avait épousé à quinze ans, en 1813, le seul héritier de la maison de La Trémoïlle. Aussi Adrien de Montmorency disait-il que c’étaient des noces historiques et que sa grossesse serait un événement national. Les fastes du pays n’ont pas eu à le recorder ; monsieur de Talmont est mort en 1815 sans laisser d’enfant. Le duc de Duras s’écriait le jour de l’enterrement :

« Il est bien affreux de se trouver veuve à dix-sept ans quand on est condamnée à ne pouvoir plus épouser qu’un prince souverain. » La princesse de Talmont a dérogé à cette nécessité, mais c’est contre la volonté de son père et même de sa mère.

La mort du prince de Talmont n’avait été un chagrin pour personne, mais notre coterie fut profondément affectée par la catastrophe arrivée dans la famille La Tour du Pin.

Hombert de La Tour du Pin-Gouvernet avait atteint l’âge de vingt-deux ans. Il était fort bon enfant et assez distingué, quoique une charmante figure et un peu de gâterie de ses parents lui donnassent l’extérieur de quelque fatuité. Dans ce temps de désordre où on s’enrôlait dans les colonels, suivant l’expression chagrine des vieux militaires, Hombert avait été nommé officier d’emblée et le maréchal duc de Bellune l’avait pris pour aide de camp. On ne peut nier que ces existences de faveur ne donnassent beaucoup d’humeur aux camarades dont les grades avaient été acquis à la pointe de l’épée.

Hombert eut une discussion sur l’ordre de service avec un de ceux-ci ; le jeune homme y mit un ton léger, l’autre fut un peu grognon ; cela n’alla pas très loin. Toutefois, par réflexion, Hombert conçut quelque scrupule. Le lendemain matin, il entra chez son père et lui raconta exactement ce qui s’était passé ; seulement il eut soin, dans le récit, de faire jouer son propre rôle par Donatien de Sesmaisons, un autre de ses camarades. Il ajouta qu’il était chargé par lui de consulter son père sur la convenance de donner suite à cette affaire. Monsieur de La Tour du Pin l’écouta attentivement et lui répondit :

« Ma foi, ce sont de ces choses qu’on ne se soucie guère de conseiller.

— Vous pensez donc, mon père, qu’ils doivent se battre ?

— Cela n’est pas indispensable et, si Donatien avait servi, cela se terminerait tout aussi bien par une poignée de main ; mais il est tout nouvellement dans l’armée, le capitaine a beaucoup fait la guerre ; vous savez la jalousie qui existe contre vous autres. À la place de Donatien, je me battrais. »

Hombert quitta la chambre de son père pour aller écrire un cartel. La réponse ne se fit pas attendre. L’engagement était pris de se trouver à midi au bois de Boulogne.

Avant que la famille se réunît au déjeuner, Hombert annonça à son père qu’il était témoin de Donatien. Son trouble était visible. Il combla sa mère de caresses. Il insista pour qu’elle lui arrangeât elle-même sa tasse de thé. Elle s’y prêta, en riant de cette exigence. Sa sœur Cécile était dans l’habitude de le plaisanter sur l’importance qu’il attachait à une certaine boucle de cheveux retombant sur son front ; elle entama cette taquinerie de famille :

« Hé bien, Cécile, pour te prouver que ce n’est pas ce à quoi je tiens le plus au monde, comme tu prétends, j’y renonce, je te la donne, prends-la. »

Cécile fit semblant de s’approcher avec des ciseaux. Hombert ne sourcilla pas. Elle se contenta de lui baiser le front.

« Va, mon bon Hombert, cela me ferait autant de peine qu’à toi. »

Hombert se leva, la serra contre son cœur et s’éloigna pour cacher son trouble. Madame de La Tour du Pin lui reprocha sa sensiblerie qui les jetait tous dans la mélancolie. Monsieur de La Tour du Pin, croyant être dans le secret d’Hombert, l’aidait à cacher son agitation. Hombert sorti, Cécile trouva sur son panier à ouvrage la boucle de cheveux, elle s’écria :

« Ah ! maman, décidément Hombert renonce à la fatuité, voyez quel beau sacrifice ! Au fond, j’en suis bien fâchée. »

La mère et la fille échangèrent leurs regrets, mais sans concevoir d’alarmes. Monsieur de La Tour du Pin, inquiet pour Donatien, alla se promener dans les Champs-Élysées. Bientôt il aperçut ce même Donatien dont les regards sinistres lui révélèrent un malheur. Hélas ! c’était lui qui était le témoin. Hombert avait reçu une balle au milieu du front, à l’endroit même récemment ombragé par cette mèche de cheveux devenue une si précieuse relique. Il était mort. Monsieur de La Tour du Pin avait condamné son fils le matin.

Le premier aide de camp du maréchal, homme de poids, avait voulu arranger cette affaire sur le terrain ; Hombert avait été récalcitrant. Cependant les motifs de la querelle étaient si légers que l’accommodement allait se faire, presque malgré lui, lorsqu’il se servit malheureusement d’une expression de coterie en disant que l’humeur de son adversaire lui avait paru insensée, tant il avait peu l’intention d’offenser. Entendant, par le mot insensée, peu rationnelle, l’antagoniste s’écria :

« Quoi ? vous m’appelez un insensé ! »

Hombert haussa les épaules. Deux minutes après, il avait cessé de vivre. Monsieur de La Tour du Pin ne s’est jamais relevé d’un coup si affreux. On peut même dire que sa raison en a été altérée.

Je ne chercherai pas à peindre le désespoir de cette famille désolée ; nous partageâmes son chagrin, et le salon de madame de Duras, où elle était dans la grande intimité, en fut longuement assombri.

Les élections de 1815 se firent dans un sens purement royaliste ; la noblesse y siégeait en immense majorité. C’est la meilleure chance qu’elle ait eue, depuis quarante ans, de reprendre quelque supériorité en France. Si elle s’était montrée calme, raisonnable, généreuse, éclairée, occupée des affaires du pays, protectrice de ses libertés, en un mot, si elle avait joué le rôle qui appartenait à l’aristocratie d’un gouvernement représentatif, dans ce moment où elle était toute-puissante, on lui en aurait tenu compte et le trône aurait trouvé un appui réel dans l’influence qu’elle pouvait exercer. Mais cette Chambre, que dans les premiers temps le Roi qualifia d’introuvable, se montra folle, exagérée, ignorante, passionnée, réactionnaire, dominée par des intérêts de caste. On la vit hurlant des vengeances et applaudissant les scènes sanglantes du Midi. La gentilhommerie réussit à se faire détester à cette occasion, comme dix ans plus tard elle a achevé sa déconsidération dans la honteuse discussion sur l’indemnité des émigrés.

Les députés, en arrivant, n’étaient pas encore montés au point d’exagération où ils parvinrent depuis. Toutefois, Fouché tomba devant leurs inimitiés, même avant l’ouverture de la session. Ils montrèrent aussi de grandes répugnances pour monsieur de Talleyrand. Peut-être aurait-il osé les affronter s’il avait été soutenu par la Cour. Mais Monsieur se laissait dire tout haut par le duc de Fitzjames : « Hé bien, monseigneur, le vilain boiteux va donc la danser ? » et approuvait du sourire ce langage contre un homme qui, deux fois en douze mois, avait remis la maison de Bourbon sur le trône.

De son côté, le roi Louis xviii trouvait de si grands services bien pesants et ressentait le sacrifice qu’il avait dû faire en éloignant le comte de Blacas. Par-dessus tout, l’empereur Alexandre, de protecteur zélé qu’il était de monsieur de Talleyrand en 1814, était devenu son ennemi capital. Il céda devant tant d’obstacles réunis ; il offrit une démission qui fut acceptée avec plus d’empressement peut-être qu’il n’avait compté.

Le soir, j’allai chez lui ; il s’approcha de moi, et me dit que le dernier acte de son ministère avait été de nommer mon père à l’ambassade de Londres.

En effet, la nomination, quoique signée Richelieu, avait été faite par monsieur de Talleyrand. Il la demandait au Roi dès 1814, mais le comte de La Châtre avait été premier gentilhomme de Monsieur, comte de Provence ; il avait promesse de conserver cette place chez le Roi et, comme il l’ennuyait à mourir, Sa Majesté Très Chrétienne aimait mieux avoir un mauvais ambassadeur à Londres qu’un serviteur incommode aux Tuileries. Il finit pourtant par céder. Malgré les immenses avantages faits à monsieur de La Châtre nommé pair, duc, premier gentilhomme de la chambre, avec une forte pension sur la Chambre des pairs et une autre sur la liste civile, il conçut beaucoup d’humeur de ce rappel.

Mon père reçut, avec sa nomination, une lettre du duc de Richelieu qui le mandait à Paris. Il ne voulait cependant pas quitter Turin avant que le sort de nos compatriotes ne fût définitivement fixé. Cette affaire l’y retint quelques semaines. Ce fut dans cet intervalle que je me trouvai dans des rapports fort désagréables avec monsieur de Richelieu.

Dès la première soirée que j’avais passée chez madame de Duras, j’y vis entrer un grand homme d’une belle figure ; ses cheveux gris contrastaient avec un visage encore assez jeune. Il avait la vue très basse et clignait les yeux avec une grimace qui rendait sa physionomie peu obligeante. Il était en bottes et mal tenu avec une sorte d’affectation, mais, sous ce costume, conservait l’air très grand seigneur. Il se jeta sur un sopha, parla haut, d’une voix aigre et glapissante. Un léger accent, des locutions et des formes un peu étrangères me persuadèrent qu’il n’était pas français. Cependant son langage et surtout les sentiments qu’il exprimait repoussaient cette idée. Je le voyais familier avec tous mes amis. Je me perdais en conjectures sur cet inconnu si intime : c’était le duc de Richelieu, rentré en France depuis mon départ.

L’impression qu’il m’a faite à cette première rencontre n’a jamais varié. Ses formes m’ont toujours paru les plus désagréables, les plus désobligeantes possibles. Son beau et noble caractère, sa capacité réelle pour les affaires, son patriotisme éclairé lui ont acquis mon suffrage, je dirais presque mon dévouement, mais c’était un succès d’estime plus que de goût.

Le docteur Marshall, dont j’ai déjà fait mention, arriva un matin chez moi. Il m’apportait une lettre. Elle était destinée à Fouché, alors en Belgique, et contenait, disait-il, non seulement des détails sur une trame qui s’ourdissait contre le gouvernement du Roi, mais encore le chiffre devant servir aux correspondances. Il ne voulait confier une pièce si importante qu’à mon père et, en son absence, à moi. Ses pas étaient suivis et, s’il s’approchait des Tuileries ou d’un ministère, il aurait tout à craindre.

Malgré le peu de succès de ses révélations (qui, pourtant, je crois, lui avaient été bien payées) il voulait encore rendre ce service au Roi, d’autant qu’il connaissait l’attachement que le prince régent lui portait. Je le pressai en vain de s’adresser au duc de Duras ; comme la première fois, il s’y refusa formellement. « La lettre, me dit-il, était cachetée de façon à réclamer l’adresse des plus habiles pour l’ouvrir. J’en ferais ce que je voudrais, rien s’il me plaisait mieux ; il viendrait la reprendre le lendemain matin. » Il sortit, la laissant sur ma table.

Je me trouvai fort embarrassée avec cette pièce toute brûlante entre les mains. Je la vois encore d’ici. Elle était assez grosse, sans enveloppe quoiqu’elle contint évidemment plus d’une feuille. Cachetée d’un pain blanc sortant à moitié en dehors du papier sur lequel étaient tracés à la plume trois J de cette façon :

Je savais l’importance attachée par mon père aux documents procurés naguère par Marshall. Il n’y avait pas de conseil à demander dans une occasion qui, avant tout, prescrivait le secret. Après mûre réflexion, je pris mon parti. J’allai aux Tuileries ; je fis prier le duc de Duras de venir me parler ; il descendit et monta dans ma voiture. Je lui racontai ce qui était arrivé et lui donnai la lettre pour le Roi.

Le Roi était à la promenade et ne rentrerait pas de plusieurs heures. Il trouva plus simple que nous allassions la porter au duc de Richelieu. J’y consentis. Le duc de Richelieu nous reçut plus que froidement et me dit qu’il n’avait personne dans ses bureaux qui eût l’habitude ni le talent d’ouvrir les lettres. Je me sentis courroucée. Je lui répondis qu’apparemment ce talent-là ne se trouvait pas plus facilement dans ma chambre, que ma responsabilité était à couvert, que je n’avais pas cru pouvoir me dispenser de remettre ce document en mains compétentes. Ce but était rempli et, lorsque l’homme qui n’avait pas voulu être nommé viendrait le lendemain, je lui dirais qu’elle était restée chez un ministre du Roi. Monsieur de Richelieu voulut me la rendre ; je me refusai à la reprendre et nous nous séparâmes également mécontents l’un de l’autre.

Deux heures après, monsieur d’Herbouville (directeur des postes à cette époque) me rapporta cette lettre avec des hymnes de reconnaissance ; elle avait été ouverte et son importance reconnue. Monsieur Decazes, ministre de la police, vint deux fois dans la soirée sans me trouver.

Le lendemain matin, ma femme de chambre, en entrant chez moi, me dit que monsieur d’Herbouville attendait mon réveil ; c’était pour me dire combien les renseignements de la veille avaient fait naître le désir de se mettre en rapport direct avec l’homme qui les avait procurés. Monsieur Decazes me priait d’y employer tous les moyens.

Marshall arriva à l’heure annoncée ; je m’acquittai du message dont j’étais chargée. Il fit de nombreuses difficultés et finit cependant par indiquer un lieu où on pourrait le rencontrer par hasard. Je crois que, par toutes ces précautions, il voulait augmenter le prix soldé de ses révélations. Je ne l’ai jamais revu, mais je sais qu’il a été longtemps aux gages de la police.

Il avait une superbe figure, une élocution facile et tout à fait l’air d’un gentleman. C’était, du reste, une véritable espèce. Je me rappelle un trait de caractère qui me frappa. Il m’avait annoncé que le cachet de la lettre serait fort examiné par la personne à laquelle il devait la remettre. Lorsque je la lui rendis, il me fit remarquer que la queue des J tracés sur le pain à cacheter en dehors du papier avait été maculée par l’opération de l’ouverture.

« Il me faudra, ajouta-t-il, avoir recourt aux grands moyens. »

Je lui demandai quels ils étaient.

« Je remettrai la lettre au grand jour, près d’une fenêtre, et je ne quitterai pas la personne des yeux, tout en lui parlant d’autre chose, que la lettre ne soit pas décachetée. Elle n’osera pas l’examiner pendant que je la tiendrai de cette sorte en arrêt. Cela m’a toujours réussi. »

Ce honteux aveu d’une telle expérience me fit chair de poule et me réconcilia presque avec la maussade brusquerie dont monsieur de Richelieu m’avait accueillie la veille. Elle trouvait aussi son excuse dans les abominables intrigues qui l’entouraient. Les noms ne pouvaient avertir sa confiance, car, malheureusement, les délations d’amateurs ne manquaient pas dans la classe supérieure ; et, par excès de zèle, on se faisait espion, parfois au service de ses passions, parfois à celui de ses intérêts.

Monsieur de Richelieu éprouvait pour ces viles actions ces haines vigoureuses de l’homme de bien. Étranger à la société, il ne pouvait apprécier les caractères. Il m’avait fait l’injustice de me ranger dans la catégorie des femmes à trigauderies. J’en fus excessivement froissée et me tins à distance de lui. De son côté, il fut éclairé et fâché, je crois, de son injustice, mais il était trop timide et n’avait pas assez d’usage du monde pour s’en expliquer franchement. Nos relations se sont toujours senties de ce mauvais début. J’étais de son parti à bride abattue, mais peu de ses amies et point de sa coterie. Nous nous rencontrions tous les jours sans jamais nous adresser la parole.

Les formes acerbes du duc de Richelieu lui ont souvent valu des ennemis politiques parmi les personnes, qu’on me passe cette fatuité, moins raisonnables que moi.