Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome II/VI/Chapitre III

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome ii
1815. — L’Angleterre et la France de 1816 à 1820.
p. 155-163).


CHAPITRE iii


Indépendance du caractère des anglais. — Dîner chez la comtesse Dunmore. — Jugement porté sur lady George Beresford. — Salons des grandes dames. — Comment on comprend la société en Angleterre et en France. — Bal donné chez le marquis d’Anglesey. — Lady Caroline Lamb. — Mariage de monsieur le duc de Berry. — Réponse du prince de Poix.

J’examinais les usages d’un œil plus curieux à ce retour que lorsque, plus jeune, je n’avais aucun autre point de comparaison, et je trouvais que, si l’Angleterre avait l’avantage bien marqué dans le matériel de la vie, la sociabilité était mieux comprise en France.

Personne n’apprécie plus haut que moi le noble caractère, l’esprit public qui distinguent la nation.

Avec cet admirable bon sens qui fait la force du pays, l’anglais, malgré son indépendance personnelle, reconnaît la hiérarchie des classes. En traversant un village, on entend souvent un homme sur le pas de sa chaumière dire à sa petite fille : « Curtsey to your betters, Betsy », expression qui ne peut se traduire exactement en français. Mais ce même homme n’admet point de supérieur là où son droit légal lui paraît atteint.

Il a également recours à la loi contre le premier seigneur du comté par lequel il se pense molesté et contre le voisin avec lequel il a une querelle de cabaret. C’est sur cette confiance qu’elle le protège dans toutes les occurrences de la vie qu’est fondé le sentiment d’indépendance d’où naît ce respect de lui-même, cachet des hommes libres.

D’autre part, cette indépendance, ennemie de la sociabilité et qui porterait avec elle un caractère un peu sauvage, est modifiée par la passion qu’a la classe inférieure de ne rien faire qui ne soit genteel, et la classe plus élevée rien qui ne soit gentlemanlike. C’est là le lien qui unit les anglais entre eux. Quant à la fantaisie d’être fashionable, c’est le but du petit nombre. Elle est poussée souvent jusqu’au ridicule.

En observant les deux pays de près, on remarque combien des gens, également délicats dans le fond de leurs sentiments, peuvent pourtant se blesser réciproquement dans la manière de les exprimer, je dirai presque de les concevoir. Cette pensée me vient du souvenir d’un dîner que je fis chez une de mes anciennes amies, lady Dunmore, en très petit comité. On s’y entretint de la nouvelle du jour, la condamnation de lord Bective par la cour ecclésiastique de Doctors Commons. Voici à quelle occasion :

Lady George Beresford était, l’année précédente, une des plus charmantes, des plus distinguées, des plus heureuses femmes de Londres. À la suite d’une couche, le lait lui monta à la tête et elle devint folle. Son mari fut désespéré. La nécessité de rechercher quelques papiers d’affaires le força à ouvrir une cassette appartenant à sa femme ; elle contenait une correspondance qui ne laissait aucun doute sur le genre de son intimité avec lord Bective. Le mari devint furieux. Quoique la femme restât folle et fût enfermée, il entama une procédure contre elle. Des témoins, qui la traînèrent dans la boue, furent entendus ; et lord Bective condamné à douze mille louis de dommages envers lord George.

C’était sur la quotité de cette somme qu’on discutait à la table où je me trouvais assise. Elle paraissait aux uns disproportionnée au mérite de lady George ; les autres ne la trouvaient qu’équivalente.

Elle était si blanche, d’une si belle tournure, tant de talents, si gracieuse ! — Pas tant, et puis elle n’était plus très jeune. — Elle lui avait donné de si beaux enfants ! — Sa santé s’altérait, son teint se gâtait. — Elle avait tant d’esprit ! — Elle devenait triste et assez maussade depuis quelques mois.

La discussion se soutenait, avec un avantage à peu près égal, lorsque la maîtresse de la maison la termina en disant :

« Je vous accorde que douze mille louis est une bien grosse somme, mais le pauvre lord George l’aimait tant ! »

La force de cet argument parut irrésistible et concilia toutes les opinions. J’écoutais avec étonnement. Je me sentais froissée d’entendre des femmes de la plus haute volée énumérer et discuter les mérites d’une de leurs compagnes comme on aurait pu faire des qualités d’un cheval et ensuite apprécier en écus le chagrin que sa perte avait dû causer à son mari qui, déjà, me paraissait odieux en poursuivant devant les tribunaux la mère de ses enfants frappée par la main de Dieu de la plus grande calamité à laquelle un être humain puisse être condamné.

Faut-il conclure de là que la haute société en Angleterre manque de délicatesse ! Cela serait aussi injuste que d’établir que les femmes françaises sont sans modestie parce qu’elles emploient quelques locutions proscrites de l’autre côté du canal. Ce qui est vrai, c’est que les différents usages présentent les objets sous d’autres faces, et qu’il ne faut pas se hâter de juger les étrangers sans avoir fait un profond examen de leurs mœurs. Quelle société ne présente pas des anomalies choquantes pour l’observateur qui n’y est pas accoutumé ? J’admirais en théorie le respect des anglais pour les hiérarchies sociales, et puis ma sociabilité française s’irritait de les voir en action dans les salons.

Les grandes dames ouvrent leurs portes une ou deux fois dans l’année à tout ce qui, par une relation quelconque mais surtout par celles qui se rapportent aux élections, a l’honneur d’oser se faire écrire chez elles en arrivant à Londres. Cette visite se rend par l’envoi d’une très grande carte sur laquelle est imprimé : la duchesse *** at home, tel jour, à la date de plusieurs semaines. Le nom des personnes auxquelles elle s’adresse est écrit derrière, à la main. Dieu sait quel mouvement on se donne pour en recevoir une, et toutes les courses, toutes les manœuvres, pour faire valoir ses droits à en obtenir.

Le jour arrivé, la maîtresse de la maison se place debout à la porte de son salon ; elle y fait la révérence à chaque personne qui entre ; mais quelle révérence, comme elle leur dit : « Quoique vous soyez chez moi, vous comprenez bien que je ne vous connais pas et ne veux pas vous connaître ! » Cela est rendu encore plus marqué par l’accueil différent accordé aux personnes de la société fashionable.

Hé bien, dans ce pays de bons sens, personne ne s’en choque : chacun a eu ce qu’il voulait : les familiers la bonne réception, les autres la joie de l’invitation. La carte a été fichée pendant un mois sur la glace ; elle y a été vue par toutes les visites. On a la possibilité de dire dans sa société secondaire comment sont meublés les salons de la duchesse ***, la robe que portait la marquise ***, et autres remarques de cette nature. Le but auquel ces invités prétendent est atteint, et peut-être seraient-ils moins fiers d’être admis chez la duchesse *** si elle était plus polie.

Chez nous, personne ne supporterait un pareil traitement. J’ai quelquefois pensé que la supériorité de la société française sur toutes les autres tenait à ce que nous établissons que la personne qui reçoit, celle qui fait les frais d’une soirée ou d’un dîner, est l’obligée des personnes qui s’y rendent et que, partout ailleurs, c’est le contraire. Si on veut y réfléchir, on trouvera, je crois, combien cette seule différence doit amener de facilité dans le commerce et d’urbanité dans les formes.

Les immenses raouts anglais sont si peu en proportion avec la taille des maisons qu’ordinairement le trop plein des salons s’étend dans l’escalier et quelquefois jusque dans la rue où les embarras de voitures ajoutent encore à l’ennui de ces réunions. La liberté anglaise (et là je ne reconnais pas la haute judiciaire du pays) n’admet pas qu’on établisse aucun ordre dans les files. C’est à coup de timon et en lançant les chevaux les uns contre les autres qu’on arrive, ou plutôt qu’on n’arrive pas. Il n’y a pas de soirée un peu à la mode où il ne reste deux ou trois voitures brisées sur le pavé. Cela étonne encore plus à Londres où elles sont si belles et si soignées.

Les raouts ont exalté le sentiment que je portais déjà à nos bons et utiles gendarmes ; mon amour pour la liberté a toujours fléchi devant eux. Je me rappelle entre autre les avoir appelés de tous mes vœux un soir où nous fûmes sept quarts d’heure en perdition, prêts à être broyés en cannelle à chaque instant, pour arriver chez lady Hertford. Nous partions de Portman square ; elle demeurait dans Manchester square : il y a bien pour une minute de chemin, lorsqu’il est libre.

Pour éviter au prince régent l’ennui de ces embarras ; il arrivait dans le salon de la marquise en traversant un petit jardin et par la fenêtre. C’était fort simple assurément, mais, quand cette fenêtre s’élevait à grand bruit pour le laisser entrer, un sourire involontaire passait sur toutes les figures.

En outre de la fatigue de ces assemblées, ce qui les rend odieuses aux étrangers c’est l’heure où elles commencent. J’en avais perdu le souvenir. Engagée à un bal le lendemain du raout de lady Hertford, j’avais vu sonner minuit sans que ma mère songeât à partir. Je la pressai de s’y décider.

« Vous le voulez, j’y consens, mais nous gênerons. »

Pour cette fois, nous ne trouvâmes pas de file ; nous étions les premières, les salons n’étaient pas achevés d’éclairer. La maîtresse de la maison entra tirant ses gants ; sa fille n’eut achevé sa toilette qu’une demi-heure plus tard, et la foule ne commença à arriver qu’à près d’une heure du matin.

Je me suis laissé raconter que beaucoup de femmes se couchent entre leur dîner et l’heure où elles vont dans le monde pour être plus fraîches. Je crois que c’est un conte, mais certainement beaucoup s’endorment par ennui.

Pendant que je suis sur l’article des bals, il me faut parler d’un très beau et très bizarre par la situation des gens qui le donnaient.

Le marquis d’Anglesey, après avoir été marié vingt et un ans à une Villiers et en avoir eu une multitude d’enfants, avait divorcé en Écosse où la loi admet les infidélités du mari comme cause suffisante. Il venait d’épouser lady Émilie Wellesley qui, divorcée pour son compte en Angleterre, laissait aussi une quantité d’enfants à un premier mari.

La marquise d’Anglesey avait, de son côté, épousé le duc d’Argyll. Elle n’était pas dans la catégorie des femmes divorcées et continuait à être admise chez la Reine et dans le monde. Toutefois ce second mariage avait été si prompt qu’on tenait qu’elle était, tout au moins, d’accord avec lord d’Anglesey pour amener leur divorce. Plusieurs filles (les ladys Paget) de dix-huit à vingt-deux ans résidaient chez leur père, mais allaient dans le monde menées par la duchesse.

Lord d’Anglesey avait eu la jambe emportée à la bataille de Waterloo. Son état très alarmant pendant longtemps avait excité un vif intérêt dans la société ; il en avait reçu des preuves soutenues. Pour témoigner de sa reconnaissance, il imagina de donner une grande fête à ses nombreux amis à l’occasion de son rétablissement.

On construisit une salle de bal à la suite des beaux appartements d’Uxbridge House, et tous les préparatifs furent faits par le marquis et la nouvelle lady d’Anglesey sur le pied de la plus grande magnificence. Les billets, dans une forme très inusitée, n’étaient au nom de personne. Lord d’Anglesey, en adressant ses remerciements à monsieur et madame un tel de leurs soins obligeants, espéraient qu’ils viendraient passer la soirée du… à Uxbridge House.

Un moment avant l’arrivée de la société, lady d’Anglesey, femme divorcée qu’on ne voyait pas, après avoir veillé à tous les arrangements, partit pour la campagne. Lord d’Anglesey, trop tendre et trop galant pour laisser son épouse dans la solitude, l’accompagna. De sorte qu’il n’y avait plus ni maître, ni maîtresse de maison là où se donnait cette grande fête. Les filles de la première femme en faisaient les honneurs et, par courtoisie, elles s’étaient associé mesdemoiselles Wellesley, filles de la seconde par son premier mari avec lequel elles demeuraient.

Il faut avouer qu’on ne pouvait guère concevoir une idée plus étrange que celle d’appeler le public chez soi dans de pareils prédicaments.

Ce bal fut illustré par une autre singularité. Lady Caroline Lamb avait fait paraître quelques jours avant le roman de Glenarvon. C’était le récit de ses aventures avec le fameux lord Byron, aventures poussées le plus loin possible. Elle avait fait entrer dans le cadre de son roman tous les personnages marquants de la société et surtout les membres de sa propre famille, y compris son mari William Lamb (devenu depuis lord Melbourne).

À la vérité, elle lui accordait un très beau caractère et une fort noble conduite ; elle avait été moins bénévole pour beaucoup d’autres, et, comme les noms étaient supposés, on se disputait encore sur les personnes qu’elle avait prétendu peindre.

À ce bal d’Uxbridge House, je l’ai vue, pendue amoureusement au bras de son mari et distribuant la clef, comme elle disait, de ses personnages fort libéralement. Elle avait eu le soin d’en faire faire de nombreuses copies où le nom supposé et le nom véritable étaient en regard, et c’étaient ceux de gens présents ou de leurs parents et amis. Cette scène complétait la bizarrerie de cette singulière soirée.

Je renonçai bien vite à mener la vie de Londres ; en outre qu’elle m’ennuyait, j’étais souffrante. J’avais rapporté de Gènes une douleur rhumatismale dans la tête qui n’a cédé que quatre ans après, à l’effet des eaux d’Aix, et qui me rendait incapable de prendre part aux plaisirs bruyants.

Aussi n’éprouvai-je aucun regret de ne point assister aux fêtes données en France pour le mariage de monsieur le duc de Berry. Les récits qui nous en arrivaient les représentaient comme ayant été aussi magnifiques que le permettait la détresse générale du royaume. Elles avaient été plus animées qu’on ne devait s’y attendre dans de si pénibles circonstances. La plupart de ceux appelés à y figurer appartenaient à une classe de personnes qui regardent la Cour comme nécessaire au complément de leur existence. Quand une circonstance quelconque de disgrâce ou de politique les tire de cette atmosphère, il manque quelque chose à leur vie. Un grand nombre d’entre elles avaient été privées d’assister à des fêtes de Cour par les événements de la Révolution ; elles y portaient un entrain de débutantes et un zèle de néophytes qui simulaient au moins la gaieté si elle n’était pas complètement de bon aloi.

Je ne sais jusqu’à quel point le public s’identifia à ces joies ; j’étais absente et les rapports furent contradictoires. De tous les récits, il n’est resté dans ma mémoire qu’un mot du prince de Poix. Le jour de l’entrevue à Fontainebleau, le duc de Maillé, s’adressant à un groupe de courtisans qui, comme lui, sortaient des appartements, leur dit :

« Savez-vous, messieurs, que notre nouvelle princesse a un œil plus petit que l’autre.

— Je n’ai pas du tout vu cela », reprit vivement le prince de Poix.

Mais après avoir réfléchi, il ajouta :

« Peut-être madame la duchesse de Berry a-t-elle l’œil gauche un peu plus grand. »

Cette réponse est trop classique en son genre pour négliger de la rapporter.

Je reviens à Londres. Je ne sortais guère de l’intérieur de l’ambassade, où nous avions fini par attirer quelques habitués, que pour aller chez les collègues du corps diplomatique, chez les ministres et à la Cour dont je ne pouvais me dispenser.