Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome II/VI/Chapitre VI

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome ii
1815. — L’Angleterre et la France de 1816 à 1820.
p. 185-197).


CHAPITRE vi


Ordonnance qui casse la Chambre. — Réflexion de la vicomtesse de Vaudreuil à ce sujet. — Négociation avec les ministres anglais. — Opposition du duc de Wellington. — Embarras pour fonder le crédit. — Mon retour à Paris. — Exaltation des partis. — Brochure de monsieur Guizot. — Regrets d’une femme du parti ultra-royaliste. — Monsieur Lainé qualifié de bonnet rouge. — Griefs des royalistes. — Licenciement des corps de la maison du Roi. — Le colonel Pothier et monsieur de Girardin. — Les quasi-royalistes. — Soirée chez madame de Duras. — La coterie dite « le château ». — Monsieur de Chateaubriand veut quitter la France. — Il vend le Val du Loup au vicomte de Montmorency. — Propos tenu par le prince de Poix à monsieur Decazes.

L’ordonnance du 5 septembre qui cassait la Chambre introuvable de 1815 nous causa plus de joie que de surprise. Ses exagérations furibondes étaient incompatibles avec le gouvernement sage de Louis XVIII. Le parti émigré, qui avait conservé quelques représentants en Angleterre, en eut des accès de rage.

Je ne puis m’empêcher de raconter un colloque qui eut lieu entre mon père et la vicomtesse de Vaudreuil (sœur du duc de Caraman), dame de madame la duchesse d’Angoulême. Elle se trouvait alors comme voyageuse à Londres. Elle arriva toute tremblante d’agitation à l’ambassade. Après avoir reçu la confirmation de cette incroyable nouvelle, elle s’adressa à mon père :

« Je vous plains bien, monsieur d’Osmond, vous allez vous trouver dans une situation terrible.

— Pourquoi donc, madame ?

— Comment pouvez-vous annoncer ici un pareil événement ? Casser une Chambre ! Les anglais ne voudront jamais croire que ce soit possible ? »

Mon père lui affirma que rien n’était plus commun dans les usages britanniques et qu’il n’en résulterait pas même de surprise.

« Vous m’accorderez bien au moins que, si on cassait le Parlement, on n’oserait pas avoir assez peu de pudeur pour annoncer en même temps des élections et en convoquer un autre ? »

Voilà où en était l’éducation de nos dames du palais sur les gouvernements représentatifs. Madame de Vaudreuil passait pour avoir de l’esprit et exercer quelque influence sur madame la duchesse d’Angoulême. Elle était une des ouailles favorites de l’abbé Latil. Je pense que toute sa société n’était guère plus habile qu’elle sur la pondération des pouvoirs constitutionnels.

Je ne me rappelle pas, si je l’ai su, comment les négociations s’entamèrent avec les cabinets de la Sainte-Alliance. Elles étaient arrivées au point qu’on était à peu près d’accord que l’occupation de notre territoire pouvait être abrégée en avançant le terme des payements imposés ; mais atteindre ce but était fort difficile.

Le duc de Wellington s’opposait à voir diminuer l’armée d’occupation, en reconnaissant pourtant que la dépense qu’elle occasionnait écrasait le pays et rendait plus difficile le remboursement des contributions, réclamées par les puissances, avant de consentir à l’évacuation complète de la France.

L’armée d’occupation était à peine suffisante, selon le duc, pour se faire respecter. Vainement on lui représentait qu’elle était surtout imposante par sa force morale et qu’une diminution numérique, en calmant les esprits, en témoignant de l’intention de libérer le sol, assurerait mieux la sécurité de l’armée contre le mauvais vouloir du pays que ne pourrait faire l’entrée de nouveaux bataillons.

Le duc ne voulait pas admettre ces arguments auxquels le ministre anglais se montrait moins récalcitrant. Il vint exprès à Londres pour s’en expliquer. Il établit surtout qu’en diminuant le contingent anglais on laisserait trop d’importance relative aux troupes des autres nations, qu’il lui serait difficile alors de conserver sa suprématie et d’empêcher les abus qui, en exaspérant les habitants, rendraient le danger plus imminent.

Le cabinet russe était disposé à se prêter à toutes les facilités qu’on voudrait nous accorder, mais ceux de Vienne et surtout de Berlin se montraient très récalcitrants. Il fallait d’ailleurs s’entendre entre soi et, lorsqu’on fait la conversation à six cents lieues de distance, les conclusions sont longues à arriver. On en vint cependant à peu près à ce résultat que la libération du territoire s’effectuerait en proportion de l’argent préalablement payé.

Maintenant où trouver l’argent ? C’était un second point également difficile à résoudre. Il était impossible de l’enlever directement aux contribuables sans ruiner le pays, et, depuis cinquante ans, la France n’avait pas de crédit. Comment le créer, et l’exploiter tout à la fois, dans un moment de crise et de détresse ? Cette position occupait les veilles du cabinet Richelieu ; mon père s’associait à ses inquiétudes et à ses agitations avec un entier dévouement.

Tel était l’état politique de la situation lorsque je me décidai à venir passer quelques semaines à Paris. Mon frère y était retenu par son service auprès de monsieur le duc d’Angoulême. Il logeait chez moi, de façon qu’en arrivant à la fin de décembre 1816, je me trouvai en ménage avec lui. Il me prévint que les opinions ultras avaient redoublé de violence, depuis l’ordonnance du 5 septembre. J’en eus la preuve quelques instants après. La vicomtesse d’Osmond, ma tante, arriva chez moi ; je la savais le type du parti émigré de Paris, comme son mari l’était du parti émigré des gentilshommes de province.

J’évitai soigneusement tout ce qui pouvait engager une discussion ; mais, croyant rester sur un terrain neutre, je m’avisai de vanter un écrit de monsieur Guizot que j’avais lu en route et qui se trouvait sur ma table. Il était dans les termes de la plus grande modération et sur des questions de pure théorie. La vicomtesse s’enflamma sur-le-champ.

« Quoi ! le pamphlet de cet affreux monsieur Guizot ? Il n’est pas possible, chère petite, que vous approuviez une pareille horreur ! »

Mon frère témoigna son étonnement de la manière dont elle en parlait. Il n’avait pas lu la brochure, mais il avait entendu monsieur le duc d’Angoulême en faire grand éloge.

« Monsieur le duc d’Angoulême ! Ah ! je le crois bien ! peut-être même ne l’a-t-il pas trouvée assez jacobine, assez insultante pour les royalistes… »

Et, s’échauffant dans son harnois, elle finit par déclarer le livre atroce et son auteur pendable. Quant aux lecteurs bénévoles, ils lui paraissaient également odieux.

Je vis que Rainulphe m’avait bien renseignée. Les folies étaient encore grandies pendant mon absence.

Je me tins pour avertie ; mais mes soins pour éviter des discussions, dont je reconnaissais la complète inutilité, avec un parti où les personnalités insultantes arrivent toujours au troisième argument, furent insuffisants. Une prompte retraite était le seul moyen à employer contre ces querelles. J’y avais recours toutes les fois que cela était possible, mais je ne pouvais pas toujours éviter les attaques ; alors il fallait bien répondre, car, si je consentais à fuir avant l’action, mes concessions n’allaient pas au delà. Je ne prétends pas n’avoir point modifié fréquemment mes opinions, mais j’ai toujours eu le courage de celles du moment.

Ce fut bien peu de jours après mon arrivée que, causant sérieusement avec une femme d’esprit, très bonne au fond, qui voulait m’effrayer sur la tendance modérée et conciliante du ministère Richelieu, elle me dit :

« Enfin, voyez, chère amie, les sacrifices qu’on nous impose et combien cela doit exaspérer ! Les Cent-Jours coûtent plus de dix-huit cents millions. Eh bien, que nous a-t-on donné pour tout cela, et encore avec quelle peine ? la tête de deux hommes. »

Je fis un mouvement en arrière.

« Ma chère, réfléchissez à ce que vous venez de dire ; vous en aurez horreur vous-même, j’en suis sûre. »

Elle fut un peu embarrassée et voulut expliquer qu’assurément ce n’était pas dans des idées sanguinaires ni même de vengeance, mais qu’il fallait inspirer un salutaire effroi aux factieux et rassurer les honnêtes gens (car ce sont toujours les honnêtes gens au nom desquels on réclame des réactions) en leur montrant qu’on les protégeait efficacement.

Au fond, le véritable crime du ministère Richelieu était de laisser en repos les fonctionnaires de l’Empire qui remplissaient bien leurs places. Le parti émigré voulait tout accaparer. La Chambre introuvable et son ministre, Vaublanc, avaient travaillé à cette épuration (cela s’appelait ainsi) avec un zèle que la sagesse du cabinet avait arrêté. Aussi monsieur Lainé, le successeur de monsieur de Vaublanc, était-il en butte à une animadversion forcenée. On avait établi qu’il était enfant naturel, de sang de couleur, et qu’il avait dressé la guillotine à Bordeaux. De sorte que, dans les salons, on l’appelait indifféremment le Bâtard, le Mulâtre, ou le Bonnet rouge. Il est devenu plus tard l’idole du parti qui l’avait décoré de ces titres, tous également inventés et sans aucun fondement.

Il faut reconnaître, toutefois, que les royalistes n’étaient pas sans quelques griefs à faire valoir ; mais ils tenaient, en grande partie, à la maladresse de leurs propres chefs. Ainsi, par exemple, en 1814, on avait formé les compagnies rouges de la maison du Roi.

Je conviens, tout d’abord, combien il était absurde d’ajouter aux armées, les plus actives et les plus militaires du monde connu, un corps d’élite, composé de jeunes gens qui n’avaient jamais rien fait que des vœux contre l’Empire du fond de leur castel. Mais il n’en est pas moins vrai que la gentilhommerie française avait achevé de s’épuiser, dans un moment de détresse générale, pour parvenir à équiper ses fils, les armer, les monter à ses frais et les envoyer garder le monarque de ses affections.

La plupart de ces jeunes gens avaient trouvé le moyen de se rendre à Gand pendant les Cent-Jours. Ils furent licenciés sans recevoir même des remerciements. Les chefs tirèrent bon et utile parti de leur situation, mais les simples gardes en furent pour leurs frais. Je ne prétends pas qu’on dût conserver les compagnies rouges, mais il ne fallait pas les renvoyer avec cette désinvolture.

Autre exemple : messieurs les capitaines des gardes du corps décidèrent, tout à coup, que leurs compagnies n’étaient pas assez belles et n’avaient pas l’air suffisamment militaire. Un beau matin ils les assemblèrent, firent sortir des rangs ceux d’entre eux qui n’atteignaient pas une taille fixée et les avertirent qu’ils ne faisaient plus partie du corps. Le hasard fit que cette réforme tomba principalement sur des gardes ayant fait le service à Gand. On leur donna, à la vérité, un brevet à la suite d’une armée encombrée d’officiers. Ils devaient aller en solliciter l’exécution dans des bureaux qui ne leur étaient nullement favorables, et les commis leur tenaient peu compte de la campagne à Gand qu’ils appelaient le voyage sentimental.

Une circonstance particulière donna lieu à beaucoup de clabauderie. Le colonel Pothier, voulant se marier, demanda, suivant l’usage, l’agrément du ministre de la guerre. Au bout de quelques jours, on lui répondit qu’il ne pouvait pas se marier, attendu qu’il était mort. Fort étonné de cette révélation, il sortait pour aller aux informations lorsqu’il vit entrer chez lui le comte Alexandre de Girardin qui lui présenta, de la façon la plus obligeante, des lettres de grâce. Le colonel fut indigné et s’emporta vivement.

Pendant les Cent-Jours, il avait été retrouver le Roi à Gand. Monsieur de Girardin, qui commandait dans le département du Nord pour l’Empereur, avait présidé un conseil de guerre qui condamnait le colonel Pothier et une douzaine d’autres officiers à mort, pour désertion à l’étranger. Il avait oublié cet incident que, dans la rapidité des événements, les parties les plus intéressées avaient elles-mêmes ignoré.

Monsieur de Girardin devait à son talent incontestable pour organiser les équipages de chasse une existence toute de faveur, et inébranlable par aucune circonstance politique, auprès des princes de la Restauration.

Il eut vent le premier de la révélation faite au colonel Pothier et se hâta d’avoir recours au Roi, espérant que la grâce, portée tout de suite, assoupirait cette affaire. Mais Pothier n’était pas homme à prendre la chose si doucement : il déclara qu’il ne voulait pas être gracié ; il ne reconnaissait pas avoir déserté à l’étranger. C’était un acte infamant dont il ne voulait pas laisser la tache à ses enfants.

Monsieur de Girardin eut beau faire ; il ne put empêcher les criailleries et les haines du parti royaliste de se déchaîner contre lui ; mais son talent pour placer les guerrards et faire braconner les œufs de perdrix au profit des chasses royales l’a toujours soutenu en dépit des passions auxquelles, du reste, il a amplement sacrifié par la suite. Il se vantait, dès lors, de n’avoir repris de service auprès de l’Empereur, pendant les Cent-Jours, que pour le trahir et d’avoir conservé une correspondance active avec monsieur le duc de Berry, espèce d’excuse qui m’a toujours paru beaucoup plus odieuse que la faute dont on l’accusait.

Le parti royaliste avait donc bien quelques plaintes rationnelles à faire valoir et il les exploitait avec l’aigreur qui lui est propre. Il acceptait assez volontiers le nom d’ultra-royaliste ; mais, comme monsieur Decazes était devenu sa bête noire, et qu’il avait peine à tolérer les personnes qui conservaient des rapports avec lui, il nous donnait en revanche celui de quasi-royalistes. Les quolibets ne lui ont guère manqué ; celui-ci était assez drôle ; mais souvent il en adopta de grossiers qui semblaient devoir être repoussés par des gens se proclamant les organes exclusifs du bon goût.

J’eus bientôt occasion de voir jusqu’où l’animadversion était portée contre le favori du Roi. Je fis ma rentrée dans le monde parisien à une grande soirée chez madame de Duras. Je circulais dans le salon, donnant le bras à la vicomtesse de Noailles, lorsque j’aperçus madame Princeteau. Je l’abordai, lui pris la main, et causai avec elle.

Pendant ce temps, madame de Noailles lâchait mon bras et s’éloignait. Elle s’arrêta à quelques pas, auprès de la duchesse de Maillé. Je rejoignis ces dames avec lesquelles j’étais extrêmement liée.

« Nous vous admirons de parler ainsi à madame Princeteau à la face d’Israël.

— Ah ! c’est un courage de débutante ; si elle était ici depuis huit jours, elle n’oserait pas.

— Comment voulez-vous que j’aie l’impertinence de passer à côté d’elle sans lui faire politesse ? je dîne chez son frère demain.

— Cela ne fait rien, on va chez le ministre et on ne parle ni à madame Princeteau, ni même à monsieur Decazes quand on les rencontre ailleurs.

— Jamais je n’aurai cette grossièreté.

— Nous verrons.

— Je vous jure que vous ne verrez pas.

— Hé bien, vous aurez un courage de lion. »

Ces dames avaient raison, car, pour ne point faire une absurde lâcheté, il fallait affronter tout, jusqu’à la mode ! Je me dois la justice de lui avoir résisté. J’ai toujours eu un grain d’indépendance dans ma nature qui s’opposait à ces exigences de coteries.

À propos de coterie, il s’en était formé pendant mon absence une des plus compactes. Elle n’avait rien de politique ni de sérieux, on l’avait appelée, ou elle s’était appelée, le château. Quelques femmes, retenues à Paris pendant l’été, avaient pris l’habitude de passer toutes leurs soirées ensemble, comme elles l’auraient fait dans un château de campagne, et y avaient attiré les hommes de leur société. Rien n’était plus naturel. Mais, lorsque l’hiver avait ramené le monde et les assemblées nombreuses, elles avaient eu la prétention d’y transporter leurs nouvelles habitudes. Elles arrivaient ensemble, s’établissaient en rond dans un salon, entourées de quelques hommes admis à leur familiarité, et ne communiquaient plus avec les vulgaires mortels.

On me fit de grandes avances pour entrer dans ce sanhédrin, composé de mes relations les plus habituelles. Non seulement je m’y refusai, mais je m’y déclarai hostile ouvertement et en face. Mon argument principal pour le combattre (et je pouvais le soutenir sans offenser) était que cette coalition enlevait à la société les personnes les plus faites pour la parer et la rendre aimable.

Petit à petit les hommes de quelque distinction se retirèrent du château qui fut pris en haine par tout ce qui n’en faisait pas partie. Quelques dames s’obstinèrent encore un peu de temps à le soutenir, mais il se démolit graduellement. Toutes en étaient déjà bien ennuyées lorsqu’elles y renoncèrent.

L’exclusif a quelque chose d’insociable qui ne réussira jamais en France, pas plus pour les jeunes femmes que pour les savants ou les gens de lettres, encore moins pour les hommes politiques.

Madame de Duras s’était placée vis-à-vis du château dans la même position que moi. Elle s’en tenait en dehors, quoique personnellement liée avec tout ce qui le composait. Le duc de Duras n’étant plus de service, elle avait quitté les Tuileries.

J’allais toujours beaucoup chez elle, mais moins journellement. Elle logeait dans la rue de Varenne et la distance m’arrêtait quelquefois. J’y trouvais aussi une opposition assez vive au ministère pour me gêner.

Les mécomptes de monsieur de Chateaubriand s’étaient prolongés et aggravés au point de le rendre très hostile. Ses embarras pécuniaires s’accroissaient chaque jour et sa méchante humeur suivait la même progression. Il conçut l’idée d’aller en Angleterre établir un journal d’opposition, la presse ne lui paraissant pas suffisamment libre à Paris pour attaquer le gouvernement du Roi.

Mon père redoutait fort cet incommode visiteur. Heureusement, les répugnances de madame de Chateaubriand, d’une part, et les sollicitations des Madames, de l’autre, le firent renoncer à ce projet.

Le désir de faire effet, autant que le besoin d’argent, l’engagèrent à vendre son habitation du Val-du-Loup. Son mécontentement fut porté à l’excès lorsqu’il reconnut que personne ne s’occupait d’un si grand événement ; il avait pourtant cherché à lui donner le plus de publicité possible. La maison avait été mise en loterie à mille francs le billet. Madame de Duras, aussi bien que lui, se persuadait que les souscripteurs arriveraient de toutes les parties du monde connu et que l’ingratitude de la maison de Bourbon pour son protecteur serait tellement établie devant le public que les indemnités en argent, en places et en honneurs, allaient pleuvoir sur la tête de monsieur de Chateaubriand.

Au lieu de cela, la loterie annoncée, prônée, colportée, ne procura pas de souscripteurs, personne ne voulut de billet ; je crois qu’il n’y en eut que trois de placés. Mathieu de Montmorency acheta le Val-du-Loup en remboursement d’un prêt fait précédemment à monsieur de Chateaubriand. La Cour, le gouvernement, le public, l’étranger, personne ne s’en émut, et monsieur de Chateaubriand se trouva dépouillé de sa petite maison sans avoir produit l’effet qu’il en espérait.

L’irritation était restée fort grande dans son cœur. Il la fallait bien vive pour le décider, plus tard, à s’associer aux autres fondateurs du Conservateur. Il n’avait rien de commun avec eux, ni leurs préjugés, ni leurs sentiments, ni leurs regrets, ni leurs espérances, ni leur sottise, ni même leur honnêteté. Il n’y a aucun moment de sa vie où ses convenances de position l’aient plus écarté de ses opinions, de ses goûts et de ses tendances personnelles. La plupart des thèmes qu’ils soutenaient répugnaient à son jugement ; il les aurait bien mieux et plus volontiers réfutés s’il s’était trouvé au pouvoir et appelé à les combattre. Au demeurant, il était bien maussade à cette époque et il m’en voulait terriblement d’être ministérielle.

Au reste, ce n’était pas la mode parmi ceux qui se prétendaient les royalistes par excellence. Je me souviens qu’à un grand bal chez le duc de Castries, le prince de Poix, qui pourtant honorait monsieur Decazes de sa bienveillance, lui frappa sur l’épaule en lui disant tout haut :

« Bonsoir, cher traître. »

Monsieur Decazes parut assez surpris de l’interpellation pour embarrasser le prince de Poix qui, pour raccommoder cette première gaucherie, ajouta, avec son intelligence accoutumée :

« Mais, que voulez-vous, ils vous appellent tous comme cela. »

Au fond, le prince de Poix disait la vérité, mais la naïveté était un peu forte. Monsieur Decazes fut très déconcerté et probablement fort irrité.

S’il est vrai, comme je le crois, qu’il se soit un peu trop jeté dans une réaction vers la gauche dans les années 1817 et 1818, certes le parti royaliste peut bien se reprocher de l’y avoir poussé. Il est impossible que des insultes aussi réitérées ne finissent pas par exaspérer ; et, sans en avoir la conscience, l’homme d’État ne résiste pas constamment au besoin de défendre, peut-être même de venger, l’homme privé.

Monsieur Decazes aurait trouvé de grandes facilités à exercer des représailles s’il avait voulu, car, à cette époque, le Roi ne lui aurait rien refusé ; mais sa nature est bienveillante.