Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome II/VI/Chapitre VII

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome ii
1815. — L’Angleterre et la France de 1816 à 1820.
p. 198-207).


CHAPITRE vii


Négociations pour un emprunt. — Ouvrard va en Angleterre. — Il amène monsieur Baring chez mon père. — Conférence avec lord Castlereagh. — Arrivée de messieurs Baring et Labouchère à Paris. — Espérances trompées. — Dîner chez la maréchale Moreau. — Brochure de Salvandy. — Influence du général Pozzo sur le duc de Wellington. — Soirée chez la duchesse d’Escars. — Monsieur Rubichon. — L’emprunt étant conclu, l’opposition s’en plaint.

J’ai déjà dit que toutes les sollicitudes du gouvernement portaient sur la libération du territoire et que cette négociation se trouvait ramenée à une question d’argent. Ouvrard, le plus intelligent s’il n’est le plus honnête des hommes de finance, s’offrit à la traiter. Il proposa plusieurs plans.

Les capitalistes français, consultés, déclarèrent unanimement qu’il n’y avait aucun fond à faire sur le crédit. Monsieur Laffite, entre autres, se moqua hautement de la pensée d’un emprunt et dit textuellement à Pozzo, dont il était le banquier et qui s’était chargé de le sonder, que la France ne trouverait pas un petit écu à emprunter sur aucune place de l’Europe.

Cet esprit de la Bourse de Paris désolait notre cabinet plus encore comme symptôme que comme résultat. Car les puissances, et surtout la Prusse, n’acceptaient pas la garantie de capitalistes français et voulaient que l’emprunt fût consenti par des étrangers. Si donc les banquiers français s’étaient présentés, il y aurait eu une difficulté d’un autre genre à les éconduire.

Ouvrard seul persistait à soutenir la possibilité de rétablir le crédit. On lui donna mission pour s’en occuper et il partit pour Londres. Il se mit en rapport avec mon père qu’il séduisit par des aperçus les plus spécieux et, en apparence, les plus clairs. Il ne doutait jamais de rien. Au bout de peu de semaines, Ouvrard l’avertit que l’emprunt était fait à des conditions fort avantageuses dont il envoyait le détail à monsieur Corvetto. Les maisons Baring et Labouchère s’en chargeaient ; il ne restait plus qu’une difficulté ; elle n’était pas de sa compétence.

Messieurs Baring et Labouchère ne demandaient en aucune façon la garantie de l’Échiquier, mais seulement l’assurance qu’en se chargeant de l’opération ils ne feraient rien de contraire aux intentions du gouvernement et qui pût nuire aux intérêts anglais. Ils désiraient s’en expliquer avec mon père.

La conférence eut lieu. Monsieur Baring y fut conduit par Ouvrard. Il se déclara prêt à traiter dès que lord Castlereagh l’y aurait autorisé. Mon père se rendit chez le ministre ; ils tombèrent d’accord de ce qu’il convenait de faire pour ménager les autres puissances, et principalement les susceptibilités du duc de Wellington. Le lendemain, mon père conduisit messieurs Baring et Labouchère chez lord Castlereagh ; il les y laissa.

Peu de temps après, ces messieurs revinrent lui demander leurs passeports. Non seulement le ministre avait autorisé mais il avait approuvé et avait été jusqu’à dire que « ces messieurs feraient un acte de bon citoyen anglais en se chargeant de cette transaction, qu’ils rendraient un service éminent à l’Europe entière. » Ils étaient enchantés.

Monsieur Baring ajouta que lord Castlereagh lui avait recommandé, en souriant, de débarquer chez le duc de Wellington et de prendre ses conseils, attendu que Sa Grâce avait des prétentions toutes particulières à l’habileté en matière de finances et y attachait infiniment plus de prix qu’à ses talents militaires. Ils partirent le soir même en compagnie d’Ouvrard qui les devança et arriva en courrier.

Quoique le secret fût essentiel, j’étais au courant de ce qui se passait et bien heureuse comme on peut croire, d’autant que Pozzo m’annonçait les dispositions du duc excellentes et qu’on ne semblait avoir aucun autre obstacle à vaincre. Aussi c’était avec une satisfaction que je dissimulais de mon mieux, que j’entendais chaque jour [discuter] sur l’absurde crédulité du cabinet qui avait eu la folle idée de pouvoir faire un emprunt. Chacun avait connaissance d’un banquier, ou d’un agent de change, qui lui avait démontré la vanité d’un tel projet. Il est vrai qu’on en riait à la Bourse.

Deux heures après son arrivée à Paris, Ouvrard était chez moi. Il avait vu nos ministres ; il avait vu le duc de Wellington ; il avait vu Pozzo : il était radieux. Ce dernier ne tarda pas à nous rejoindre, enchanté de sa propre visite au duc. Je me rappelle que nous dînions en très petit comité chez monsieur Decazes ; je laisse à penser si nous étions joyeux.

Le lendemain matin, je reçus un billet de Pozzo qui me disait de l’attendre afin de pouvoir écrire à Londres après l’avoir vu. Le duc l’avait envoyé chercher. Il entra chez moi la figure toute décomposée. Messieurs Baring et Labouchère étaient arrivés ; rien n’était conclu ; Ouvrard avait pris ses vœux pour des faits accomplis : ou il s’était trompé, ou il avait voulu tromper pour faire un coup de Bourse, ce dont il était bien capable. Mais enfin, loin que ces messieurs eussent consenti les arrangements qu’il avait apportés comme conclus, ils déclaraient n’avoir ni accepté, ni même discuté aucune proposition. Ils ne venaient que pour écouter ce qu’on leur demanderait. Ils avaient au moment même une conférence avec monsieur Corvetto ; mais, d’après ce qu’ils avaient laissé entendre au duc des bases sur lesquelles ils consentiraient à traiter, elles étaient toutes différentes des paroles portées par Ouvrard et tellement onéreuses qu’il était presque aussi impossible de les accepter que de se passer d’un emprunt. La chute était profonde de notre joie de la veille. Je la sentis doublement et pour Paris et pour Londres.

C’était un grand déboire pour mon père qui semblait pris pour dupe. Je crois bien qu’Ouvrard avait joué tout le monde en réussissant avec beaucoup d’adresse à éviter des paroles explicites sur l’état de la négociation ; mais, lui-même, je pense, s’était trompé dans ses propres finesses et avait espéré que ces messieurs, après leur démarche vis-à-vis du cabinet anglais et leur voyage à Paris, se trouveraient trop engagés pour reculer et accepteraient, ou à peu près, ses plans sur l’emprunt.

Je crois aussi que monsieur Baring, avec lequel il s’était principalement abouché à Londres et qui était bien plus facile en affaires que monsieur Labouchère, s’était montré plus disposé à la transaction telle qu’elle était offerte. Il est assez probable que, pendant le voyage qu’ils firent dans la même voiture, monsieur Labouchère n’avait pas employé inutilement son éloquence à engager son collègue à profiter des nécessités de la France pour lui imposer de plus rudes conditions.

Ce qu’il y a de sûr, c’est que les trois conférences que mon père avait eues avec ces messieurs, en présence d’Ouvrard à la vérité, lui avaient laissé l’impression que les bases de la transaction étaient arrêtées. Cela était si peu exact que, lorsqu’ils sortirent du cabinet de monsieur Corvetto, le jour de leur arrivée à Paris, tout était rompu.

Je ne suivrai pas le détail de la manière dont la négociation fut renouée. Le duc de Wellington ne s’y épargna pas. Quand une fois on lui avait fait adopter une idée et qu’on parvenait à la lui persuader sienne, il la suivait avec persévérance. Pozzo excellait dans cet art, et c’est un des grands services qu’il a rendus à la France dans ces temps de douloureuse mémoire où notre sort dépendait des caprices d’un vieil enfant gâté.

Je me rappelle une circonstance où ce jeu eut lieu devant nous d’une façon assez plaisante. Monsieur de Barante, parlant à la tribune comme commissaire du Roi dans je ne sais quelle occasion, désigna l’armée d’occupation par l’épithète de cent cinquante mille garnisaires. L’expression était juste, mais le duc de Wellington fut courroucé à l’excès et on eut grand’peine à l’apaiser.

Peu de jours après, je dînai chez la maréchale Moreau avec une partie de nos ministres. Ils arrivèrent désolés. Il avait paru le matin une petite brochure intitulée La France et la Coalition, c’était le premier ouvrage d’un très jeune homme, Salvandy. Il était écrit avec un patriotisme plein de cœur et de talent, et tout franchement il appelait la nation aux armes contre les cent cinquante mille garnisaires.

On était en pleine négociation pour l’emprunt et pour la réduction de l’armée d’occupation. Pour réussir, il fallait maintenir la bonne humeur du duc et on redoutait l’effet que cette brochure allait produire sur lui. Le duc de Richelieu était consterné ; monsieur Decazes partageait son inquiétude. Il avait la brochure dans sa poche ; il en montra quelques phrases à Pozzo : elles lui parurent bien violentes.

« Cependant, dit-il, si le duc n’en a pas encore entendu parler, nous nous en tirerons. »

Après s’être fait attendre une heure, suivant son usage, le duc arriva avec son sourire impassible sur son ci-devant beau visage, et son : « Ah ! oui ! Ah ! oui ! » au service de tout le monde ; c’était signe de bonne humeur.

Pozzo me dit : « Le duc ne sait rien. »

Puis, s’adressant au duc de Richelieu qui était à côté de moi :

« Soyez tranquille ; je me charge de votre affaire. »

Il s’éloigna des ministres avec une sorte d’affectation, prit l’air très grognon, dit à peine un mot pendant le dîner et eut soin de laisser remarquer sa maussaderie.

À peine le café pris, il entraîna le duc sur un canapé et lui parla avec fureur de cette affreuse brochure et de la nécessité de se réunir pour en porter les plaintes les plus amères. Il n’y avait plus moyen de supporter de pareilles insolences, etc.

Le duc, tout épouffé de cette sortie, lui demanda des détails sur la brochure. Il lui en rapporta des phrases dont il eut soin d’envenimer les expressions. Le duc s’occupa à calmer les violences de l’ambassadeur, le pria de ne faire aucune démarche sans être entendu avec lui, promit de lire la brochure et lui donna rendez-vous pour le lendemain matin.

Pozzo vint reprendre son chapeau qui se trouvait près de moi et me dit :

« Prévenez-les que tout est accommodé », et partit sans avoir échangé une parole avec nos ministres.

Le duc, en revanche, se rapprocha d’eux et fit mille frais pour compenser la mauvaise humeur de son collègue de Russie. Le lendemain matin, Pozzo se rendit chez le duc. Celui-ci avait lu la brochure ; sans doute elle était inconvenante, mais moins que le général Pozzo ne l’avait annoncé. Les phrases répétées la veille étaient moins offensantes, l’épithète la plus insultante ne s’y trouvait pas ; puis c’était l’œuvre d’un tout jeune homme qui n’avait aucune importance personnelle ; enfin la lecture n’avait pas excité la colère du duc autant que celle de Pozzo.

Celle-ci s’était un peu apaisée pendant la nuit. Il se laissa persuader par l’éloquence du duc et consentit à ne point faire d’éclat, d’autant qu’il avait appris que le gouvernement français était indigné et désolé de cette intempestive publication. Il fut donc convenu qu’on la tiendrait pour non avenue ; tout au plus en ferait-on mention amiablement pour témoigner en avoir connaissance et n’en tenir aucun compte.

Nous nous amusâmes fort de cette espèce de proverbe. On comprend que Pozzo n’abusait pas de ces formes et qu’il en usait assez sobrement pour que le duc ne pût jamais se douter de l’empire qu’il exerçait sur lui.

Il ne faut pourtant pas croire que le duc de Wellington fût un homme nul. D’abord, il avait l’instinct de la guerre à un haut degré quoiqu’il en sût mal la théorie, et le jugement sain dans les grandes affaires quoique dépourvu de connaissances acquises. Avec peu de moralité dans quelques parties de sa conduite, il était éminemment loyal et franc, c’est-à-dire qu’il ne cherchait jamais à dissimuler sa pensée du jour, ni son engagement de la veille ; mais une fantaisie suffisait pour faire changer sa volonté du tout au tout. C’était à combattre ses fréquents caprices, à empêcher qu’ils ne dirigeassent ses actions, que le général Pozzo s’employait habilement, et souvent avec succès. Le duc l’écoutait d’autant plus volontiers qu’il le savait dans sa dépendance par l’événement de 1815 dont j’ai déjà rendu compte.

Les négociations pour l’emprunt avaient été reprises et tout était conclu ; on devait signer le lendemain. J’allai passer la soirée chez la duchesse d’Escars, aux Tuileries (son mari était premier maître d’hôtel). Je fus frappée, en arrivant, de voir un groupe nombreux au milieu du salon. Un homme y pérorait.

C’était un certain Rubichon, espèce de mauvais fou, qui avait fait des banqueroutes à peu près frauduleuses dans plusieurs contrées, mais qui n’en était pas moins l’oracle du parti ultra et le financier du pavillon de Marsan. Pour se mieux faire entendre, il était monté sur les barreaux d’une chaise et dominait la foule de la moitié de sa longue et maigre personne. Il prophétisait malheur au gouvernement du Roi, accumulait argument sur argument pour prouver le désordre des finances, l’impossibilité de payer l’impôt et la banqueroute immanquable avant quinze jours. Pour compléter le scandale de cette parade, dans le palais même du Roi et à la clarté des bougies qu’il payait, monsieur Rubichon avait pour auditeurs monsieur Baring et monsieur Labouchère.

Je remarquai en cette occasion l’attitude différente de ces deux hommes. Baring haussait les épaules et, au bout de peu d’instants, s’éloigna. Monsieur Labouchère écoutait avec une grande attention, hochait la tête, sa physionomie se rembrunissait et il éprouvait ou feignait de l’anxiété. Je sus que le lendemain, lorsqu’il s’agit de signer, il voulut faire valoir les inquiétudes de Rubichon pour aggraver les conditions ; mais la franche loyauté de Baring s’y opposa, et il combattit lui-même les arguments de son associé.

Il n’en restait pas moins vrai que les plus intimes serviteurs du Roi avaient fait tout ce qui dépendait d’eux pour augmenter les embarras de la position. Ils continuèrent leurs manœuvres. Ils avaient, la veille, déclaré l’emprunt impossible à aucun taux ; le lendemain, ils le trouvèrent trop onéreux ; et, après avoir proclamé l’augmentation imminente de l’armée d’occupation qui devait, selon eux, s’emparer de nos places fortes, ils se plaignirent amèrement que la conclusion de l’emprunt n’amenât qu’une réduction de trente mille hommes. Voilà le langage des soi-disant amis.

L’opposition, de son côté, faisait des phrases sur ce qu’on ne devait pas expulser les étrangers avec de l’or mais avec du fer. C’étaient autant de nouveaux Camilles. Cela était assurément d’un fort beau patriotisme ; mais, hélas ! il y avait autour de nos frontières un million de Brennus tout prêts à leur répondre : Malheur aux vaincus !

À la Bourse, les mêmes gens, qui se riaient de pitié quand monsieur Corvetto avait annoncé le désir de faire un emprunt et le déclaraient impossible à aucun prix, se plaignaient de n’en être pas chargés et protestaient qu’ils l’auraient pris à des termes moins onéreux, de manière que ce succès inespéré fut tellement atténué par les haines de parti qu’il n’en resta presque rien au gouvernement du Roi.

J’en fus aussi surprise que désappointée. Depuis plusieurs mois, je voyais négocier cette affaire ; je l’avais sue faite et manquée plusieurs fois. J’avais suivi les craintes et les espérances de tous ces bons esprits, de tous ces cœurs patriotiques. Je savais les insomnies qu’ils avaient éprouvées, les anxiétés avec lesquelles on avait attendu un courrier de Berlin…, un assentiment de Vienne… Je voyais l’emprunt fait à un taux supportable par des capitalistes étrangers inspirant assez de confiance aux puissances pour qu’elles consentissent à des termes de payements qui le rendaient possible. Elles nous donnaient un témoignage immédiat de leur bonne foi en retirant trente mille hommes de l’armée d’occupation. Il était présumable, dès lors, que l’évacuation complète du territoire suivrait prochainement, et la suite l’a prouvé.

C’était assurément le plus beau succès qu’une administration, placée dans une position aussi difficile, pût obtenir ; mais il lui fallait interroger sa propre conscience pour en jouir, car, amis et ennemis, tout le monde l’avait si bien escompté par avance que l’effet en fut fort atténué.

Le duc de Richelieu était un des hommes qui pouvait le mieux se replier sur son noble cœur et se trouver suffisamment payé par les services qu’il rendait. Je dis lui, particulièrement, parce que la confiance inspirée par sa loyauté avait contribué plus qu’aucune autre chose au succès de la négociation ; mais ses collègues avaient partagé ses veilles et ses travaux ; ils méritaient une part de reconnaissance si les nations savaient en avoir quand elles souffrent.

Pour moi, qui ne me piquais pas d’autant de philosophie, je fus indignée de cette ingratitude ; Pozzo en rugissait.