Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome II/VI/Chapitre X

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome ii
1815. — L’Angleterre et la France de 1816 à 1820.
p. 229-235).


CHAPITRE x


Faveur de monsieur Decazes. — Son genre de flatterie. — Affaires de Lyon. — Le duc de Raguse apaise les esprits. — Discours de monsieur Laffitte. — Monsieur le duc d’Orléans revient à Paris. — Histoire inventée sur ma mère. — Ma colère. — Arrivée de toute la famille d’Orléans. — Déjeuner au Palais-Royal. — Calomnies absurdes.

Le favoritisme de monsieur Decazes se trouva mieux établi que jamais. Le Roi ne voyait que par ses yeux, n’entendait que par ses oreilles, n’agissait que par sa volonté.

Les souverains ne se gouvernent guère que par la flatterie. Louis XVIII était trop accoutumé à celles des courtisans d’origine pour y prendre grand goût ; il en avait besoin pour lui servir d’atmosphère et y respirer à l’aise, mais elles ne suffisaient pas à son imagination.

Sa fantaisie était d’être aimé pour lui-même ; c’était le moyen employé par tous les favoris précédents, excepté par madame de Balbi, je crois, qui se contentait de se laisser adorer et ne se piquait que d’être aimable et d’amuser, sans feindre un grand sentiment.

Monsieur Decazes inventa un nouveau moyen de soutenir sa faveur ; il se représenta comme l’ouvrage du Roi, non seulement socialement mais politiquement. Il feignit d’être son élève bien plus que son ministre. Il passait des heures à se faire endoctriner par lui. Il apprenait, sous son royal professeur, les langues anciennes aussi bien que les modernes, le droit, la diplomatie, l’histoire et surtout la littérature.

L’élève était d’autant plus perspicace qu’il savait mieux que le maître ce qu’on lui enseignait ; mais son étonnement de tout ce qu’on lui découvrait dans les sciences et les lettres ne tarissait jamais et ne cédait qu’à la reconnaissance qu’il éprouvait. De son côté, le Roi s’attachait chaque jour davantage à ce brillant écolier qui, à la fin de la classe, lui faisait signer et approuver tout le contenu de son portefeuille ministériel ; après avoir bien persuadé à S. M. T. C. que d’elle seule en émanaient toutes les volontés.

L’espèce de sentiment que le Roi portait à monsieur Decazes s’exprimait par les appellations qu’il lui donnait. Il le nommait habituellement mon enfant, et les dernières années de sa faveur mon fils. Monsieur Decazes aurait peut-être supporté cette élévation, sans en avoir la tête trop tournée, s’il n’avait été excité par les impertinences des courtisans. Le besoin de rendre insolence pour insolence lui avait fait prendre des formes hautaines et désobligeantes qui, jointes à sa légèreté et à sa distraction, lui ont fait plus d’ennemis qu’il n’en méritait.

On signala vers ce temps une conspiration à Lyon qui donna de vives inquiétudes. L’agitation était notoire dans la ville et les environs, et les désordres imminents. On y envoya le maréchal Marmont muni de grands pouvoirs. Les royalistes l’ont accusé d’avoir montré trop de condescendance pour les bonapartistes. Je n’en sais pas les détails. En tout cas, il souffla sur ce fantôme de conspiration ; car, trois jours après son arrivée, tout était rentré dans la tranquillité et il n’en fut plus question.

Les troubles mieux constatés de Grenoble avaient rapporté l’année précédente de si grands avantages au général Donnadieu que les autorités de Lyon furent soupçonnées d’avoir fomenté les désordres pour obtenir de semblables récompenses. La réputation du général Canuel rendait cette grave accusation possible à croire ; il pouvait aspirer à se montrer digne émule du général Donnadieu. Le préfet de police, homme peu estimé, s’était réuni à lui pour entourer et épouvanter monsieur de Chabrol, préfet du département, qui n’agissait plus que sous leur bon plaisir.

La vérité sur la conspiration de Lyon est restée un problème historique. Les uns l’ont complètement niée ; les autres l’ont montrée tout à fait flagrante. Probablement ni les uns ni les autres n’ont complètement raison. Les opinions toujours vives dans cette ville, et encore exaltées depuis les Cent-Jours, étaient disposées à faire explosion. Quelques excitations des chefs de parti, ou quelques gaucheries de l’administration, pouvaient également amener des catastrophes. Dans cette occasion, elles furent conjurées par la présence du maréchal.

Il recueillit pour salaire l’animadversion des deux partis et même le mécontentement du gouvernement. Il le mérita un peu par la publicité intempestive qu’il laissa donner aux événements dont il avait été témoin, en rejetant tout le blâme sur l’administration. Il crut même devoir personnellement certifier de leur exactitude. Au reste, j’étais absente lorsque cela eut lieu ; je ne sais qu’en gros les circonstances de cet événement.

Les généraux Donnadieu, Canuel et surtout Dupont, qui ont été triés sur le volet par la Restauration comme gens de haute confiance, étaient sous l’Empire très peu considérés. Leur faveur a toujours fait un fort mauvais effet dans l’armée.

Les négociations pour le retour de monsieur le duc d’Orléans avaient réussi ; le prince était venu seul tâter le terrain. Cette course avait été assez mal préparée par un discours d’un député de l’opposition, monsieur Laffitte, où il avait fait entrer très inconvenablement le nom de Guillaume III d’Orange, de manière à soulever les clameurs de tout le parti royaliste.

Malheureusement, monsieur le duc d’Orléans s’était déjà annoncé et il y aurait eu encore plus d’inconvénient à reculer devant ces cris qu’à les braver. Il arriva donc. Le Roi le reçut avec sa maussaderie accoutumée, madame la dauphine poliment, Monsieur et ses deux fils amicalement et madame la duchesse de Berry, qui se souvenait de Palerme et ne l’avait pas vu depuis son mariage, avec une joie et une affection (l’appelant mon cher oncle à chaque instant) qui la firent gronder dans son intérieur.

Elle pleura beaucoup à la suite de cette visite et, depuis, ses façons ont tout à fait changé avec le prince qu’elle n’a plus appelé que : Monseigneur. Elle avait toujours conservé le ma tante pour madame la duchesse d’Orléans.

La conduite toute simple du prince fit tomber les mauvais bruits qui ne trouvaient nulle part plus d’écho que chez la duchesse sa mère. Son entourage était bruyamment hostile et elle était trop faible pour s’y opposer, ou trop sotte pour s’en apercevoir.

À mon retour d’Angleterre, j’avais été lui faire ma cour, et, parce que j’avais cherché à la distraire des inquiétudes que lui causait la maladie de l’épagneul de monsieur de Follemont en lui parlant de ses petits-enfants que je venais de quitter à Twickenham, le noyau d’ultras qui formaient sa commensalité m’avait déclarée orléaniste et avait répandu ce bruit qui m’impatientait fort, non pour moi, j’étais de trop peu de conséquence, mais pour mon père.

Il importait aussi, dans l’intérêt de monsieur le duc d’Orléans, que l’impartialité de l’ambassadeur fût reconnue. Cette accusation tomba comme tant d’autres. Il n’y en avait pas de moins fondée, car, si monsieur le duc d’Orléans avait voulu lier quelque intrigue à cette époque en Angleterre, il aurait trouvé mon père très peu disposé à lui montrer la moindre indulgence.

Pendant le peu de jours que monsieur le duc d’Orléans passa à Paris, il vint deux fois chez moi. Quelque honorée que je fusse de ces visites, je craignais qu’elles ne fissent renouveler les propos de l’hiver, mais cela était usé.

La malveillance excitée au plus haut point par le succès obtenu par mon frère auprès de la jeune héritière, courtisée par beaucoup et enviée par tous, avait trouvé un autre texte.

Pensant probablement que la situation de mon père avait influé sur ce mariage, on raconta qu’à la suite d’une espèce d’orgie où ma mère s’était grisée avec le prince régent, il avait voulu prendre des libertés auxquelles elle avait répondu par un soufflet, que les autres femmes s’étaient levées de table, que le prince s’était plaint à notre Cour, que depuis ce temps mon père et ma mère n’étaient point sortis de chez eux et qu’ils allaient être remplacés à Londres.

Cette charmante anecdote, inventée et colportée à Paris, fut renvoyée à Londres. Quelques gazettes anglaises y firent allusion et il y eut recrudescence de cabale à Paris. Tous mes excellents amis venaient à tour de rôle me demander ce qui en était au juste… sur quoi l’histoire était fondée… quel était le canevas sur lequel on avait brodé, etc. ; et, lorsque je répondais, conformément à la plus exacte vérité, qu’il n’y avait jamais eu que des politesses, des obligeances et des respects échangés entre le prince et ma mère et que rien n’avait pu donner lieu à cette étrange histoire, on faisait un petit sourire d’incrédulité qui me transportait de fureur. J’ai peu éprouvé d’indignation plus vive que dans cette occasion.

Ma mère était le modèle non seulement des vertus, mais des convenances et des bonnes manières. Inventer une pareille absurdité sur une femme de soixante ans, pour se venger d’un succès de son fils, m’a toujours paru une lâcheté dont, encore aujourd’hui, je ne parle pas de sang-froid.

Le prince régent fut d’une extrême bonté. Il rencontra mon père au Parc, le retint près de lui pendant toute sa promenade, s’arrêta longuement dans un groupe nombreux de seigneurs anglais à cheval et ne s’éloigna qu’après avoir donné un amical shake-hand à l’ambassadeur. Mon père s’expliqua ces faveurs inusitées en apprenant plus tard les sots bruits répandus à Paris et répétés obscurément à Londres.

Le dégoût que j’en éprouvais me donna un vif désir de m’éloigner. Le mariage de mon frère étant décidément reculé jusqu’à l’automne, je me décidai à retourner à Londres pour en attendre l’époque.

Pendant que cette odieuse histoire s’inventait et se propageait, toute la famille d’Orléans vint s’établir au Palais-Royal. Elle arriva tard le soir ; j’y allai le lendemain matin. Le déjeuner attendait les princes ; ils avaient été faire leur cour à la famille royale. Je les vis revenir, et il ne me fut pas difficile de voir que cette visite avait été pénible.

Madame la duchesse d’Orléans avait l’air triste, son mari sérieux ; mademoiselle se trouva mal en entrant dans la salle à manger. Elle venait d’être extrêmement malade et à peine remise.

Nous nous empressâmes autour d’elle ; elle revint à elle et me dit en me serrant la main :

« Merci, ma chère, ce n’est rien, je vais mieux ; mais je suis encore faible et cela m’éprouve toujours. »

Le nuage répandu sur les visages se dissipa à l’entrée d’un grand plat d’échaudés tout fumants : « Ah ! des échaudés du Palais-Royal ! » s’écria-t-on ; et l’amour du sol natal, la joie de la patrie, effaça l’impression qu’avait laissée la réception des Tuileries.

Je passai une grande partie du peu de journées que je restai encore à Paris auprès de ces aimables princesses qui m’accueillaient avec une extrême bonté et partageaient mon indignation des fables débitées sur ma mère. Au reste, elles connaissaient par expérience toute la fécondité des inventions calomnieuses.

On répandait alors le bruit du mariage secret de Mademoiselle avec Raoul de Montmorency dont elle aurait facilement pu être mère, tant la disproportion d’âge était grande. Lorsqu’il épousa madame Thibaut de Montmorency, il fallut bien renoncer à ce conte.

Je ne sais pas si on remplaça immédiatement Raoul par monsieur Athalin ; ce n’est que longtemps après que j’en ai entendu parler. La seconde version n’a pas plus de vérité que la première ; elles sont également absurdes et calomnieuses.