Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome II/VI/Chapitre IX

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome ii
1815. — L’Angleterre et la France de 1816 à 1820.
p. 218-228).


CHAPITRE ix


Monsieur de Villèle. — Intrigue de Cour pour ramener monsieur de Blacas. — La duchesse de Narbonne. — Martin et la sœur Récolette. — Arrivée de monsieur de Blacas. — Déjeuner aux Tuileries. — La petite chienne de Madame. — Sagesse de monsieur le duc d’Angoulême. — Agitation des courtisans. — Trouble de monsieur Molé. — Bonne contenance de monsieur Decazes. — Délais multipliés de monsieur de Blacas. — Il est congédié par le Roi.

L’exaltation des bonapartistes, loin de calmer, servait même de stimulant à celle des ultras. Ils accusaient la longanimité du Roi et la modération du ministère. Selon eux, de sévères répressions, des procès, des condamnations, des échafauds, mais surtout des destitutions auraient assis la Restauration sur des bases bien autrement solides.

Monsieur de Chateaubriand avait, depuis longtemps, fait paraître sa Monarchie selon la charte où il ne demandait que sept hommes dévoués par département, au nombre desquels il plaçait le grand prévôt, et la liberté de la presse avec la peine de mort largement affectée à ses délits. Ces concessions paraissaient encore trop libérales aux ultras, et il était obligé de modifier ses doctrines pour rester un de leurs chefs. À plus petit bruit, il s’en élevait un autre bien moins brillant mais plus habile, monsieur de Villèle.

Son humble origine, ses formes vulgaires, sa tournure hétéroclite, sa voix nasillarde le tenaient encore éloigné des salons ; mais il commençait à avoir une grande influence à la Chambre des députés et à grouper autour de lui le bataillon de l’opposition ultra. Toutefois, la Cour n’était pas d’humeur à attendre les résultats des manœuvres constitutionnelles et elle en prépara une pour son compte.

Depuis le mariage de madame la duchesse d’Angoulême, madame de Sérent et ses deux filles, les duchesses de Damas et de Narbonne, étaient restées constamment auprès d’elle. Madame de Narbonne avait tout l’esprit que sa sœur croyait posséder. Le roi Louis xviii n’avait pas manqué de saisir la différence qui existait entre le prétentieux bel esprit de madame de Damas et la distinction de bon aloi de madame de Narbonne. Il avait pris à Hartwell l’habitude de causer assez confidentiellement avec cette dernière. Il aimait la société des femmes spirituelles ; madame de Balbi lui en avait donné le goût.

Les deux sœurs étaient, quoique à des degrés différents, liées avec monsieur de Blacas. Son absence affligeait l’une et déplaisait à l’autre qui se voyait privée du crédit qu’elle exerçait pendant son ministère. Tant que monsieur de Blacas avait été tout-puissant près du Roi, Monsieur et Madame l’avaient en horreur. Son expulsion les avait charmés. Mais mal passé n’est que songe ; on détestait encore plus les ministres présents.

Le favoritisme du bourgeois et impérialiste Decazes fit regretter le noble et émigré Blacas. Avec celui-là du moins, on s’entendait sur bien des points et la langue était commune. Madame de Narbonne n’eut donc pas grand’peine à faire reconnaître aux princes qu’ils avaient beaucoup perdu au change. Restait à ramener le Roi à ses anciennes préférences ; elle entreprit de l’accomplir.

Louis xviii, homme du temps de sa jeunesse, était, en matière de religion, philosophe du dix-huitième siècle. Les pratiques auxquelles il s’astreignait très exactement n’étaient pour lui que de pure étiquette. Toutefois, malgré son scepticisme établi, il ne manquait pas d’une sorte de superstition. Il croyait, assez volontiers, que, si le bon Dieu existait et qu’il s’occupât de quelque chose, ce devait être sans aucun doute du chef de la maison de Bourbon.

Madame de Narbonne profita de l’accès qu’elle avait auprès de lui pour lui parler d’une certaine sœur Marthe, religieuse, et d’un cultivateur des environs de Paris, nommé Martin, qui, tous deux, avaient des visions tellement étranges par leur importance et leur similitude qu’elle se faisait un devoir d’en avertir le Roi.

Déjà, selon elle, toutes les consciences timorées étaient bouleversées par ces dénonciations de l’abîme vers lequel on s’avançait. Elle revint plusieurs fois à la charge ; le Roi consentit à voir la sœur Marthe. Bien stylée, probablement par les entours immédiats du Roi, elle lui fit des révélations intimes sur son passé, et parla comme il le fallait, pour le présent et l’avenir. Le Roi fut ébranlé.

Madame de Narbonne manda à monsieur de Blacas, alors ambassadeur à Rome, de venir sur-le-champ n’importe sous quel prétexte ; elle était autorisée à lui promettre l’appui des princes et elle ne doutait pas de son succès auprès du Roi.

En conséquence, un beau matin un valet de chambre du Roi, très dévoué à monsieur de Blacas, remit à Sa Majesté, en entrant dans sa chambre, un billet de monsieur de Blacas. Ne pouvant plus résister au besoin de son cœur, il était arrivé à Paris uniquement pour voir le Roi, le regarder, entendre sa voix, se prosterner à ses pieds et repartir, ayant fait provision de bonheur pour quelques mois.

Monsieur de Blacas avait trop spéculé sur la faiblesse qu’il connaissait à Louis xviii du besoin d’être aimé pour lui-même. Le Roi répondit sèchement et verbalement :

« Je ne reçois les ambassadeurs que conduits par le ministre des affaires étrangères. »

Monsieur de Blacas se trouva donc forcé d’aller d’abord chez le duc de Richelieu. Fort étonné de voir entrer un ambassadeur qu’il croyait à Rome, il ne douta pas que Louis xviii ne l’eût mandé. Il lui demanda s’il avait vu le Roi.

« Mais non, reprit monsieur de Blacas, vous pensez bien que je ne m’y serais pas présenté sans vous. »

Cette déférence inattendue parut singulière au duc qui, malgré toute sa loyauté, démêlait bien une intrigue au fond de ce retour inopiné. Il fut confirmé dans cette opinion lorsqu’en arrivant le Roi ne témoigna aucune surprise de voir monsieur de Blacas, et la froideur qu’il lui montra ne lui parut qu’un jeu concerté entre eux. Monsieur de Blacas en jugea autrement, et comprit, dès lors, qu’il avait été mal conseillé.

Le Roi dînait toujours exclusivement avec la famille royale ; mais les déjeuners se passaient plus sociablement aux Tuileries, hormis pour Monsieur qui prenait seul, chez lui, sa tasse de chocolat. Monsieur le duc d’Angoulême déjeunait avec son service du jour, le duc de Damas et le duc de Guiche. Monsieur le duc de Berry ajoutait aux personnes de sa maison celles de sa familiarité et souvent même faisait des invitations de politesse.

Le Roi avait tous les matins une table de vingt couverts. En outre du service du jour, les grandes charges de la maison y assistaient quand elles voulaient, toujours sans invitation. Madame la duchesse d’Angoulême, accompagnée de la dame de service, déjeunait chez son oncle.

Messieurs de Richelieu et de Blacas avaient le droit de s’asseoir à cette table, en leur qualité de premier gentilhomme de la chambre et de premier maître de la garde-robe ; car, comme ministre et ambassadeur, ils n’y auraient pas été admis, et le Roi aurait passé dans la salle à manger sans leur dire de le suivre.

Leur audience avait eu lieu peu avant l’heure du déjeuner ; ils accompagnaient le Roi lorsqu’il entra dans le salon où les convives se trouvaient assemblés. La surprise égala le malaise en voyant monsieur de Blacas qu’on croyait à Rome. On cherchait à lire sur la figure du Roi l’accueil qu’il lui fallait faire, mais sa physionomie était impassible. La présence de monsieur de Richelieu gênait aussi ceux qui auraient voulu montrer les espérances que peut-être ils ressentaient.

Tout le monde, selon l’usage, était réuni lorsque Madame arriva précédée d’une petite chienne que monsieur de Blacas lui avait autrefois donnée ; celle-ci sauta autour de son ancien protecteur et le combla de caresses.

« Cette pauvre Thisbé, dit le Roi, je lui sais gré de si bien vous reconnaître. »

Le duc d’Havré se pencha à l’oreille de son voisin et lui dit :

« Il faut faire comme Thisbé, il n’y a pas à hésiter. »

Et monsieur de Blacas fut entouré des plus affectueuses démonstrations. Madame ne montra pas plus de surprise que le Roi, mais accueillit monsieur de Blacas avec grande bienveillance. Il y a à parier qu’elle n’ignorait pas l’intrigue qui se manœuvrait.

Monsieur le duc d’Angoulême déjeunait plus tard que le Roi, et la princesse en sortant de chez son oncle venait toujours assister à la fin de son repas où elle mangeait, toute l’année, une ou deux grappes de raisin.

Ce jour-là elle raconta l’arrivée de monsieur de Blacas. « Tant pis », répondit sèchement monsieur le duc d’Angoulême. Elle ne répliqua pas. Mon frère, qui, en sa qualité d’aide de camp, déjeunait chez son prince, fut frappé de l’idée qu’il y avait dissidence dans le royal ménage sur cet événement.

Au reste, cela arrivait très habituellement. Monsieur le duc d’Angoulême rendait une espèce de culte à sa femme qui avait pour lui la plus tendre affection, mais ils ne s’entendaient pas en politique. Sous ce rapport, Madame était bien plus en sympathie avec Monsieur, et ni l’un ni l’autre n’exerçaient d’influence sur monsieur le duc d’Angoulême.

Lorsque Madame commençait une de ses diatribes d’ultra-royalisme, il l’arrêtait tout court :

« Ma chère princesse (c’est ainsi qu’il l’appelait) ne parlons pas de cela ; nous ne pouvons nous entendre ni nous persuader réciproquement. »

Aussi toutes les intrigues du parti s’arrêtaient-elles devant la sagesse de monsieur le duc d’Angoulême qui refusait constamment de témoigner aucune opposition au gouvernement du Roi. Elles trouvaient, en revanche, des auxiliaires bien actifs dans les autres princes et leurs entours, y compris ceux du Roi.

La nouvelle de l’arrivée de monsieur de Blacas fit grand bruit, comme on peut penser. Je sus promptement le peu d’étonnement témoigné par le Roi, l’histoire de Thisbé et le tant pis de monsieur le duc d’Angoulême. Selon le parti auquel on appartenait, on brodait le fond de diverses couleurs.

Les courtisans avaient remarqué qu’après le déjeuner monsieur de Blacas ayant parlé bas au Roi, il avait répondu tout haut de sa voix sévère :

« C’est de droit, vous n’avez pas besoin de permission. »

On sut qu’il s’agissait de s’installer dans l’appartement du premier maître de la garde-robe aux Tuileries. Cet appartement, arrangé pour monsieur de Blacas dans le plus fort de sa faveur, communiquait avec celui du Roi par l’intérieur.

On se rappela que le major général de la garde y avait été logé provisoirement pendant qu’on travaillait à son appartement, mais que les réparations avaient été poussées avec un redoublement d’activité depuis quelque temps ; et que, deux jours avant, il avait pu s’installer [chez lui] et laisser libre l’appartement de monsieur de Blacas. J’avoue que cette circonstance, de la facilité des communications, me parut grave. La franchise du monarque n’était pas assez bien établie pour que la froideur de la réception semblât tout à fait rassurante.

Monsieur de Blacas affecta de passer la matinée tout entière au Salon du Louvre où il y avait alors exposition de tableaux ; il ne parla pas d’autre chose pendant le dîner chez le duc d’Escars. Il jeta en avant quelques phrases qui indiquaient le projet d’un prompt départ pour Rome.

Très anxieuse de savoir ce qui se passait, j’allai le soir chez monsieur Decazes. Le même sentiment y avait amené quelques personnes, la malice quelques autres, la curiosité encore davantage, si bien qu’il y avait foule. Tous les esprits y paraissaient fort agités, hormis celui du maître de la maison. Lui semblait dans son assiette naturelle.

Je n’en pourrais dire autant de monsieur Molé, alors ministre de la marine ; il était dans un trouble impossible à dissimuler. Je le vois encore assis sur un petit sopha, dans le recoin d’une cheminée, et avançant un écran sous prétexte de se défendre de la lumière, mais évidemment pour éviter les regards à sa figure renversée.

Ordinairement monsieur Decazes n’allait pas faire sa visite quotidienne au Roi les jours de ses réceptions ; cette fois il s’échappa de son salon. Peu après, quelqu’un (monsieur de Boisgelin, je crois), arrivant de l’ordre, me raconta que monsieur de Blacas, reprenant ses anciennes habitudes, avait suivi le Roi dans son intérieur lorsqu’il y était rentré.

L’absence du ministre de la police ne fut pas longue ; son attitude était parfaitement calme au retour ; et je fis la remarque qu’avec moins d’esprit de conversation et bien moins d’élégance de formes que monsieur Molé il avait, dans cette occasion, beaucoup plus le maintien d’un homme d’État. Le monde s’étant écoulé, je m’approchai de lui et je lui dis :

« Que dois-je mander demain à mon père ? le courrier part.

— Que je suis son plus dévoué serviteur, aussi bien que le vôtre.

— Vous savez bien que ce n’est pas vaine curiosité qui me fait faire cette demande. Les gazettes ultras vont entonner la trompette ; répondez-moi sérieusement ce qu’il convient de dire à l’ambassadeur.

— Hé bien, sérieusement, mandez-lui que monsieur de Blacas est arrivé aujourd’hui vendredi de Rome à Paris et qu’il repartira jeudi de Paris pour Rome.

— Jeudi ! et pourquoi pas demain ?

— Parce que ce serait faire un événement de ce voyage et qu’il vaut infiniment mieux qu’il reste un ridicule.

— Je comprends la force de cet argument, mais ne craignez-vous pas de voir prolonger la facilité de ces communications entre les deux appartements ?

— Je ne crains rien ; faites comme moi. »

Et il accompagna ces derniers mots d’un sourire pas mal arrogant. J’avoue que j’étais loin de partager sa sécurité, connaissant la faiblesse du Roi et la cabale qui l’entourait. Toutefois, monsieur Decazes avait raison. Le Roi était capable d’intriguer contre ses ministres, mais il se serait fait scrupule de faire infidélité à ses favoris. Toutes les fois qu’ils lui ont été enlevés, c’est par force majeure et jamais il n’en avait été complice.

Au déjeuner du lendemain, le Roi affecta de parler du désir qu’il avait que le temps s’adoucit pour rendre le retour de monsieur de Blacas [plus agréable]. Au moment où on allait se séparer, il lui dit tout haut :

« Comte de Blacas, si vous avez à me parler ce soir, venez avant l’ordre ; après, c’est l’heure du ministre de la police. »

Or, la famille royale quittait le Roi à huit heures ; l’ordre était à huit heures un quart, ainsi le tête-à-tête ne pouvait se prolonger d’une façon bien intime.

Monsieur de Blacas s’inclina profondément, mais on sentit le coup et, dans ce moment, Thisbé l’aurait caressé sans trouver d’imitateurs. Néanmoins le parti dit du pavillon de Marsan, toujours prompt à se flatter, affirmait et croyait peut-être qu’il y avait un dessous de carte, que les froideurs n’étaient qu’apparentes, qu’une faveur intime en dédommageait et ferait prochainement explosion.

Je le croyais un peu, et surtout lorsque, la veille du jour fixé pour son départ, monsieur de Blacas se déclara malade. Il garda sa chambre quarante-huit heures, puis reparut avec une extinction de voix qui ne permettait pas d’entreprendre un grand voyage. Il gagna une dizaine de jours par divers prétextes. Le dernier qu’il employa fut le désir d’accompagner le Roi dans la promenade du 3 mai, anniversaire de son entrée à Paris. Il parcourait les rues en calèche, sous la seule escorte de la garde nationale ; cela plaisait à la population.

Monsieur de Blacas espérait que le droit de sa charge le placerait dans la voiture du Roi ; mais celui-ci fit un grand travail d’étiquette pour lui enlever cette satisfaction. Je ne me rappelle plus quelle en fut la manœuvre, mais monsieur de Blacas ne figura que dans une voiture de suite. En rentrant, le Roi s’arrêta à la porte de son appartement, et, la tenant lui-même ouverte, ce qui était sans exemple, il dit bien haut :

« Adieu, mon cher Blacas, bon voyage, ne vous fatiguez pas en allant trop vite ; je recevrai avec plaisir de vos nouvelles de Rome. »

Et pan, il frappa la porte à la figure du comte qui s’apprêtait à le suivre. Monsieur de Blacas, très déconcerté de la brièveté de ce congé amical, partit le soir.

Le résultat de ce voyage fut de faire nommer un ministre de la maison du Roi. Sans en être précisément titulaire, monsieur de Blacas en touchait les appointements, en conservait le patronage ; et la charge était faite par un homme à sa dévotion, monsieur de Pradel. En revanche, quelque temps après, il fut fait duc et premier gentilhomme de la chambre.

L’intrigue ayant manqué, on ne s’occupa plus alors de Martin, d’autant que le Roi l’avait fait remettre entre les mains de monsieur Decazes. Il passa quelques semaines à Charenton sans que les médecins osassent affirmer dans son exaltation un état de folie constatée.

On le renvoya dans son village d’où la Congrégation l’a évoqué plusieurs fois depuis. Une de ses principales visions portait sur l’existence de Louis xvii dont, de temps en temps, on voulait effrayer la famille royale. Il a été question de lui pour la dernière fois pendant le séjour de Charles x à Rambouillet, en 1830.

Je ne sais si ce fut tout à fait volontairement que la duchesse de Narbonne alla rejoindre son mari qu’elle avait fait nommer ambassadeur à Naples. Le rôle actif qu’elle venait de jouer dans cette intrigue Blacas avait déplu au Roi, plus encore à monsieur Decazes ; et, quoiqu’il n’y eût plus d’exil sous le régime de la Charte, on sut généralement qu’elle avait reçu l’ordre de ne point paraître à la Cour et le conseil de s’éloigner.