Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome II/VI/Chapitre XII

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome ii
1815. — L’Angleterre et la France de 1816 à 1820.
p. 249-258).


CHAPITRE xii


Le roi de Prusse veut épouser Georgine Dillon. — Rupture de ce mariage. — Désobligeance du roi Louis xviii pour les Orléans. — Il la témoigne en diverses occasions. — Irritation qui en résulte. — Le comte de La Ferronnays. — Son attachement pour monsieur le duc de Berry. — Madame de Montsoreau et la layette. — Scène entre monsieur le duc de Berry et monsieur de La Ferronnays. — Irritation de la famille royale. — Madame de Gontaut nommée gouvernante. — Conseils du prince de Castelcicala. — Madame de Noailles.

Mon frère sollicitait vivement mon retour qu’il croyait devoir hâter l’époque de son mariage. J’en jugeais autrement, mais je cédai à ses vœux et ne tardai guère a m’en repentir.

J’arrivai à Paris vers le milieu de septembre. C’est le moment où la ville est la plus déserte, car c’est l’époque de l’année où les personnes qui ne la quittent jamais en sortent en foule et où ceux qui habitent longuement la campagne se gardent bien d’y revenir. Mon séjour en était d’autant plus remarquable ; et je m’aperçus bientôt que ma présence ne servirait qu’à faire mieux apprécier des longueurs qui devenaient un ridicule lorsqu’il s’agissait d’épouser une riche héritière ne dépendant en apparence que d’elle seule.

Quelque déserte que fût la ville, je trouvais encore de bons amis pour me répéter :

« Prenez-y garde, la petite est capricieuse. Déjà plusieurs mariages ont été arrangés par elle, elle les a fait traîner et les a rompus à la veille de se faire. Pour celui de monsieur de Montesquiou, la corbeille était achetée, etc. »

J’avais au service de tout le monde la réponse banale que, si elle devait se repentir d’épouser mon frère, il valait mieux que ce fût la veille que le lendemain. Mais ces propos, auxquels des retards qu’il était impossible d’expliquer et qui se renouvelaient de quinze jours en quinze jours, donnaient une apparence de fondement quoiqu’ils n’en eussent aucun et que la jeune personne fût aussi contrariée que nous, me firent prendre la résolution de vivre en ermite. Même lorsque la société commença à se reformer pour l’hiver, ma porte était habituellement fermée et je n’allai nulle part.

Ma famille occupait aussi le public par un autre bruit de mariage qui ne m’était guère plus agréable. Le roi de Prusse était devenu très amoureux de ma cousine Georgine Dillon fille d’Édouard Dillon, jeune personne charmante de figure et de caractère. Il voulait à toute force l’épouser.

Madame Dillon avait la tête tournée de cette fortune ; mon oncle en était assez flatté. Georgine seule, qui, avec peu de brillant dans l’esprit, avait un grand bon sens et tout le tact qui peut venir du cœur le plus simple, le plus naïf, le plus honnête, le plus élevé, le plus généreux que j’aie jamais rencontré, sentait à quel point la position qu’on lui offrait était fausse et repoussait l’honneur que le prince Radziwill était chargé de lui faire accepter.

Elle devait être duchesse de Brandebourg et avoir un brillant établissement pour elle et ses enfants. Mais enfin cette main royale qu’on lui présentait ne pouvait être que la gauche ; ses enfants du Roi marié ne seraient pas des enfants légitimes. Sa position personnelle, au milieu de la famille royale, ne serait jamais simple, et elle avait trop de candeur pour être propre à la soutenir.

Le Roi obtint cependant qu’elle vînt passer huit jours à Berlin avec ses parents. Ils furent admis deux fois au souper de famille et les princes les comblèrent de caresses. Le mariage paraissait imminent ; ils retournèrent à Dresde où mon oncle était ministre de France.

Tout était réglé. Le Roi demanda que la duchesse de Brandebourg se fit luthérienne ; Georgine refusa péremptoirement. Il se rabattit à ce qu’elle suivit les cérémonies extérieures du culte réformé ; elle s’y refusa encore. Du moins, elle ne serait catholique qu’en secret et ne pratiquerait pas ostensiblement, nouveau refus de la sage Georgine, malgré les vœux secrets de sa mère, trop pieuse pour oser insister formellement. Son père la laissait libre.

Les négociations traînèrent en longueur ; la fantaisie que le Roi avait eue pour elle se calma. On lui démontra l’inconvénient d’épouser une étrangère, une française, une catholique ; et, après avoir fait jaser toute l’Europe avec assez de justice comme on voit, ce projet de mariage tomba sans querelle et sans rupture. La petite ne donna pas un soupir à ces fausses grandeurs ; sa mère qui l’adorait se consola en la voyant contente. Mon oncle demanda à quitter Dresde pour ne pas se trouver exposé à des relations directes avec le roi de Prusse. Cela aurait été gauche pour tout le monde après ce qui s’était passé.

Sa Majesté Prussienne avait l’habitude de venir tous les ans à Carlsbad, et une nouvelle rencontre aurait pu amener une reprise de passion dont personne ne se souciait. Mon oncle sollicita et obtint de passer de Dresde à Florence. Cette résidence lui plaisait ; elle convenait à son âge, à ses goûts et elle était favorable pour achever l’éducation de sa fille ; car cette Reine élue n’avait pas encore dix-sept années accomplies.

Je trouvais les Orléans très irrités de leur situation à la Cour. Le Roi ne perdait pas une occasion d’être désobligeant pour eux. Il cherchait à établir une différence de traitement entre madame la duchesse d’Orléans, son mari et sa belle-sœur, fondée en apparence sur le titre d’Altesse Royale qu’elle portait, mais destinée au fond à choquer les deux derniers qu’il n’aimait pas.

Tant qu’avait duré l’émigration, il avait protégé monsieur le duc d’Orléans contre les haines du parti royaliste, mais, depuis sa rentrée en France, lui-même en avait adopté toutes les exagérations, et, surtout depuis ce qui s’était passé à Lille en 1815, il poursuivait le prince avec une animosité persévérante.

La famille d’Orléans avait été successivement exclue de la tribune royale à la messe du château, de la loge au spectacle dans les jours de représentation, enfin de toute distinction princière, à ce point qu’à une cérémonie publique à Notre-Dame, Louis XVIII fit enlever les carreaux sur lesquels monsieur le duc d’Orléans et Mademoiselle étaient agenouillés pour les faire mettre en dehors du tapis sur lequel ils n’avaient pas droit de se placer.

Il faut être prince pour apprécier à quel point ces petites avanies blessent. Monsieur le duc d’Orléans me raconta lui-même ce qui lui était arrivé à l’occasion de la naissance d’un premier enfant de monsieur le duc de Berry qui ne vécut que quelques heures.

On dressa l’acte de naissance. Il fut apporté par le chancelier dans le cabinet du Roi où toute la famille et une partie de la Cour se trouvaient réunies. Le chancelier donna la plume au Roi pour signer, puis à Monsieur, à Madame, à messieurs les ducs d’Angoulême et de Berry. Le tour de monsieur le duc d’Orléans arrivé, le Roi cria du plus haut de cette voix de tête qu’il prenait quand il voulait être désobligeant :

« Pas le chancelier, pas le chancelier, les cérémonies. »

Monsieur de Brézé, grand maître des cérémonies, qui était présent s’avança :

« Pas monsieur de Brézé, les cérémonies. »

Un maître des cérémonies se présenta.

« Non, non, s’écria le Roi de plus en plus aigrement, un aide des cérémonies, un aide des cérémonies ! »

Monsieur le duc d’Orléans restait devant la table, la plume devant lui, n’osant pas la prendre, ce qui aurait été une incongruité, et attendant la fin de ce maussade épisode. Il n’y avait pas d’aide des cérémonies présent ; il fallut aller en chercher un dans les salons adjacents. Cela dura un temps qui parut long à tout le monde. Les autres princes en étaient eux-mêmes très embarrassés. Enfin l’aide des cérémonies arriva et la signature, qui avait été si gauchement interrompue, s’acheva, mais non sans laisser monsieur le duc d’Orléans très ulcéré.

En sortant, il dit à monsieur le duc de Berry :

« Monseigneur, j’espère que vous trouverez bon que je ne m’expose pas une seconde fois à un pareil désagrément.

— Ma fois, mon cousin, je vous comprends si bien que j’en ferais autant à votre place. »

Et ils échangèrent une cordiale poignée de main.

Monsieur le duc d’Orléans disait à juste titre que, si telle était l’étiquette et que le Roi tînt autant à la faire exécuter dans toute sa rigueur, il fallait avoir la précaution de la faire régler d’avance. Il lui importait peu que ses carreaux fussent sur le tapis, ou que la plume lui fût donnée par l’un ou par l’autre, mais cela avait l’air de lui préparer volontairement des humiliations publiques. C’est par ces petites tracasseries, sans cesse renouvelées, qu’en aliénant les Orléans on se les rendait hostiles.

Je suis très persuadée que jamais ils n’ont sérieusement conspiré ; mais, lorsqu’ils rentraient chez eux, blessés de ces procédés qui, je le répète, sont doublement sensibles à des princes et qu’ils se voyaient entourés des hommages et des vœux de tous les mécontents, certainement ils ne les repoussaient pas avec la même vivacité qu’ils l’eussent fait si le Roi et la famille royale les avaient accueillis comme des parents et des amis.

D’un autre côté, les gens de l’opposition affectaient d’entourer monsieur le duc d’Orléans et de le proclamer comme leur chef, et, à mon sens, il ne refusait pas assez hautement ce dangereux honneur. Évidemment ce rôle lui plaisait. Y voyait-il le chemin de la couronne ? Peut-être en perspective, mais de bien loin, pour ses enfants, et seulement dans la pensée d’accommoder la légitimité avec les besoins du siècle.

L’existence éphémère de la petite princesse de Berry donna lieu à une autre aventure très fâcheuse. Je ne me souviens plus si, dans ces pages décousues, le nom de monsieur de La Ferronnays s’est déjà trouvé sous ma plume, cela est assez probable, car j’étais liée avec lui depuis de longues années.

Il avait toujours accompagné monsieur le duc de Berry, lui était tendrement et sincèrement dévoué, savait lui dire la vérité, quelquefois avec trop d’emportement, mais toujours avec une franchise d’amitié que le prince était capable d’apprécier. Les relations entre eux étaient sur le pied de la plus parfaite intimité.

Monsieur de La Ferronnays, après avoir reproché ses sottises à monsieur le duc de Berry, après lui en avoir évité le plus qu’il pouvait, employait sa vie entière à pallier les autres et à chercher à en dérober la connaissance au public. Il avait vainement espéré qu’après son mariage le prince adopterait un genre de vie plus régulier ; loin de là, il semblait redoubler le scandale de ses liaisons subalternes.

Jamais monsieur de La Ferronnays n’avait prêté la moindre assistance aux goûts passagers de monsieur le duc de Berry ; mais, à présent, il en témoignait hautement son mécontentement, tout en veillant jour et nuit à sa sûreté, et les relations étaient devenues hargneuses entre eux.

Monsieur de La Ferronnays était premier gentilhomme de la chambre ostensiblement et de fait maître absolu de la maison où il commandait plus que le prince. Sa femme était dame d’atour de madame la duchesse de Berry ; ils habitaient un magnifique appartement à l’Elysée et y semblaient établis à tout jamais.

Lors de la grossesse de madame la duchesse de Berry, on s’occupa du choix d’une gouvernante. Monsieur le duc de Berry demanda et obtint que ce fût madame de Montsoreau, la mère de madame de La Ferronnays.

L’usage était que le Roi donnait la layette des enfants des Fils de France ; elle fut envoyée et d’une grande magnificence. La petite princesse n’ayant vécu que peu d’heures, la liste civile réclama la layette : Madame de Montsoreau fit valoir les droits de sa place qui lui assuraient les profits de la layette. On répliqua qu’elle n’appartenait à la gouvernante que si elle avait servi. Il y eut quelques lettres échangées.

Enfin on en écrivit directement à monsieur le duc de Berry (je crois même que le Roi lui en parla). Il fut transporté de fureur, envoya chercher madame de Montsoreau et la traita si durement qu’elle remonta chez elle en larmes. Elle y trouva son gendre et eut l’imprudence de se plaindre de façon à exciter sa colère. Il descendit chez le prince. Monsieur le duc de Berry vint à lui en s’écriant :

« Je ne veux pas que cette femme couche chez moi.

— Vous oubliez que cette femme est ma belle-mère. »

On n’en entendit pas davantage ; la porte se referma sur eux. Trois minutes après, monsieur de La Ferronnays sortit de l’appartement, alla dans le sien, ordonna à sa femme de faire ses paquets et quitta immédiatement l’Elysée où il n’est plus rentré.

Je n’ai jamais su précisément ce qui s’était passé dans ce court tête à tête ; mais la rupture a été complète et il en est resté dans tous les membres de la famille royale une animadversion contre monsieur de La Ferronnays qui a survécu à monsieur le duc de Berry, et même au bouleversement des trônes. Je n’ai jamais pu tirer de monsieur de La Ferronnays ni de monsieur le duc de Berry d’autre réponse, si ce n’est qu’il ne fallait pas leur en parler. Si monsieur de La Ferronnays perdait une belle existence, monsieur le duc de Berry perdait un ami véritable, et cela était bien irréparable.

Monsieur de La Ferronnays tint une conduite parfaite, modeste et digne tout à la fois. Il était sans aucune fortune et chargé d’une nombreuse famille. Monsieur de Richelieu, toujours accessible à ce qui lui paraissait honorable, s’occupa de son sort et le nomma ministre en Suède.

Lorsqu’il en prévint monsieur le duc de Berry, il se borna à répondre : « Je ne m’y oppose pas. » Les autres princes en furent très mécontents et cette nomination accrut encore le peut de goût qu’ils avaient pour monsieur de Richelieu, d’autant que bientôt après monsieur de La Ferronnays fut nommé ambassadeur à Pétersbourg. La joie de son éloignement compensait un peu le chagrin de sa fortune. Nous le retrouverons ministre des affaires étrangères et toujours dans la disgrâce des Tuileries.

Une nouvelle grossesse de madame la duchesse de Berry ayant forcé à remplacer madame de Montsoreau, monsieur le duc de Berry demanda madame de Gontaut pour gouvernante de ses enfants. Ce choix ne laissa pas de surprendre tout le monde et de scandaliser les personnes qui avaient été témoins des jeunes années de madame de Gontaut, mais il faut se presser d’ajouter qu’elle l’a pleinement justifié.

L’éducation de Mademoiselle a été aussi parfaite qu’il a dépendu d’elle, et il aurait été bien heureux pour monsieur le duc de Bordeaux qu’elle eût été son unique instituteur.

Madame de Gontaut était depuis bien longtemps dans l’intimité de Monsieur et de son fils, cependant elle n’a jamais été ni exaltée ni intolérante en opinion politique. L’habitude de vivre presque exclusivement dans la société anglaise, un esprit sage et éclairé, l’avaient tenue à l’écart des préjugés de l’émigration. Sa grande faveur du moment auprès de monsieur le duc de Berry venait de ce qu’elle éloignait de sa jeune épouse les rapports indiscrets qui troublaient leur ménage.

Madame la duchesse de Berry était fort jalouse et, quoique le prince ne voulût rien céder de ses habitudes, il était trop bon homme dans le fond pour ne pas attacher un grand prix à rendre sa femme heureuse et à avoir la paix à la maison. Il savait un gré infini à madame de Gontaut, qui pendant un moment remplaça madame de La Ferronnàys comme dame d’atour, de chercher à y maintenir le calme.

Le prince de Castelcicala avait amorti les premières colères de madame la duchesse de Berry. Il racontait, avec ses gestes italiens et à faire mourir de rire, la conversation où, en réponse à ses plaintes et à ses fureurs, il lui avait assuré d’une façon si péremptoire que tous les hommes avaient des maîtresses, que leurs femmes le savaient et en étaient parfaitement satisfaites, qu’elle n’avait plus osé se révolter contre une situation qu’il affirmait si générale et à laquelle il ne faisait exception absolument que pour monsieur le duc d’Angoulême.

Or, la princesse napolitaine aurait eu peu de goût pour un pareil époux. Elle s’était particulièrement enquise de monsieur le duc d’Orléans, et le prince Castelcicala n’avait pas manqué de répondre de lui :

« Indubitablement, madame, pour qui le prenez-vous ?

— Et ma tante le sait ?

— Assurément, madame ; madame la duchesse d’Orléans est trop sage pour s’en formaliser. »

Malgré ces bonnes instructions de son ambassadeur, la petite princesse reprenait souvent des accès de jalousie, et madame de Gontaut était également utile pour les apaiser et pour écarter d’elle les révélations que l’indiscrétion ou la malignité, pouvait faire pénétrer. Elle continua à jouer ce rôle tant que dura la vie de monsieur le duc de Berry.

Madame la comtesse Juste de Noailles fut nommée dame d’atour ; monsieur le duc de Berry vint lui-même la prier d’accepter. Ce choix réunit tous les suffrages ; personne n’était plus propre à remplir une pareille place avec convenance et dignité.

L’éminent savoir-vivre de madame de Noailles lui tient lieu d’esprit et sa politesse l’a toujours rendue très populaire, quoiqu’elle ait été successivement dame des impératrices Joséphine et Marie-Louise et dame d’atour de madame la duchesse de Berry dont elle n’a jamais été favorite mais qui l’a toujours traitée avec beaucoup d’égards.