Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome II/VI/Chapitre XIII

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Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome ii
1815. — L’Angleterre et la France de 1816 à 1820.
p. 259-271).


CHAPITRE xiii


Je refuse d’aller chez une devineresse. — Aventure du chevalier de Mastyns. — Élections de 1817. — Le parti royaliste sous l’influence de monsieur de Villèle. — Le duc de Broglie et Benjamin Constant. — Monsieur de Chateaubriand appelle l’opposition de gauche les libéraux. — Mariage de mon frère. — Visite à Brighton. — Soigneuse hospitalité du prince régent. — Usages du pavillon royal. — Récit d’une visite du Régent au roi George iii. — Déjeuner sur l’escalier. — Le grand-duc Nicolas à Brighton.

Le mariage de mon frère se remettait de jour en jour. J’étais au plus fort de l’impatience de ces retards incompréhensibles, lorsqu’un soir une comtesse de Schwitzinoff, dame russe avec laquelle madame de Duras s’était assez liée, nous parla d’une visite qu’elle avait faite à mademoiselle Lenormand, la devineresse, et de toutes les choses extraordinaires qu’elle lui avait annoncées.

J’avais bien quelque curiosité d’apprendre si le mariage de mon frère se ferait enfin cette année ; mais la duchesse en avait encore beaucoup davantage de se faire dire si elle réussirait à empêcher le mariage de sa fille, la princesse de Talmont, avec le comte de La Rochejacquelein, car la seule pensée de cette union faisait le tourment de sa vie.

Elle me pressa fort de l’accompagner chez l’habile sibylle, en nous donnant parole de ne lui adresser qu’une seule question. J’aurais peut-être cédé sans la promesse que j’avais faite à mon père de n’avoir jamais recours à la nécromancie, sous quelque forme qu’elle se présentât. Le motif qui lui avait fait exiger cet engagement est assez curieux pour que je le rapporte ici.

Lorsque mon père entra au service, il eut pour mentor le lieutenant-colonel de son régiment, le chevalier de Mastyns, ami de sa famille, qui le traitait paternellement. C’était un homme d’une superbe figure ; il avait fait la guerre avec distinction et son caractère bon et indulgent sans faiblesse le rendait cher à tout le régiment.

Dans un cantonnement d’une petite ville en Allemagne, pendant une des campagnes de la guerre de Sept Ans, une bohémienne s’introduisit dans la salle où se tenait le repas militaire. Sa présence offrit quelques distractions à l’oisiveté du corps d’officiers dont le chevalier de Mastyns, fort jeune alors, faisait partie. Il éprouva d’abord de la répugnance contre elle et fit quelques remontrances à ses camarades, puis il céda et finit par livrer sa main à l’inspection de la bohémienne.

Elle l’examina attentivement et lui dit :

« Vous avancerez rapidement dans la carrière militaire ; vous ferez un mariage au-dessus de vos espérances ; vous aurez un fils que vous ne verrez pas, et vous mourrez d’un coup de feu avant d’avoir atteint quarante ans. »

Le chevalier de Mastyns n’attacha aucune importance à ces pronostics. Cependant, lorsqu’en peu de mois il obtint deux grades consécutifs, dus à sa brillante conduite à la guerre, il rappela les paroles de la diseuse de bonne aventure à ses camarades. Elles lui revinrent aussi à la mémoire quand il épousa, quelques années plus tard, une jeune fille riche et de bonne maison. Sa femme était au moment d’accoucher ; il avait obtenu un congé pour aller la rejoindre. La veille du jour où il devait partir, il dit :

« Ma foi, la sorcière n’a pas dit toute la vérité, car j’aurai quarante ans dans cinq jours, je pars demain et il n’y a guère d’apparence d’un coup de feu en pleine paix. »

La chaise de poste dans laquelle il devait partir était arrêtée devant son logis, une charrette l’accrocha, brisa l’essieu ; il fallait plusieurs heures pour le raccommoder. Le chevalier de Mastyns se désolait devant sa porte ; quelques officiers de la garnison passèrent en ce moment ; ils allaient à la chasse à l’affût. Le chevalier l’aimait beaucoup ; il se décida à les suivre pour employer le temps qu’il lui fallait attendre.

On se plaça ; la chasse commença, le chevalier était seul en habit brun. Un des chasseurs l’oubliant, ou l’ignorant, et se fiant sur le vêtement blanc de ses camarades, tira sur quelque chose de foncé qu’il vit remuer dans un buisson. Le chevalier de Mastyns reçut plusieurs chevrotines dans les reins ; on le transporta à la ville.

La blessure quoique très grave n’était pas mortelle ; on le saigna plusieurs fois ; il se rétablit assez pour que le chirurgien répondit de sa guérison et fixât même le jour où il pourrait partir, à une époque assez rapprochée. On lui apporta les lettres arrivées pour lui pendant son état de souffrance. Il en ouvrit une de sa mère ; elle lui annonçait que sa femme était accouchée, plutôt qu’on ne comptait, d’un fils bien portant :

« Ah ! s’écria-t-il, la maudite sorcière aura eu raison ! Je ne verrai pas mon fils ! »

Soudain les convulsions le prirent ; le tétanos suivit, et, douze heures après, il expira dans les bras de mon père.

Les médecins déclarèrent que l’impression morale avait seule causé une mort que l’état de sa blessure ne donnait aucun lieu d’appréhender. Cette aventure, dont mon père avait été presque acteur dans sa première jeunesse, lui avait laissé une impression très vive du danger de fournir à l’imagination une aussi fâcheuse pâture.

Le chevalier de Mastyns était homme de cœur et d’esprit, plein de raison dans l’habitude de la vie. En bonne santé, il se riait des décrets de la bohémienne ; mais, affaibli par les souffrances, il succomba devant cette prévention fatale. Mon père avait donc exigé de nous de ne jamais nous exposer à courir le risque de cette dangereuse faiblesse.

Mon séjour forcé à Paris me rendit spectatrice des élections de 1817. C’étaient les premières depuis la nouvelle loi ; elles ne furent pas de nature à rassurer. Les mécontents, qu’à cette époque nous qualifiions de jacobins, se montrèrent très actifs et eurent assez de succès pour donner de vives inquiétudes au gouvernement. Il appela à son secours les royalistes de toutes les observances afin de combattre les difficultés que leurs propres extravagances avaient amenées. Comme ils avaient peur, ils écoutèrent un moment la voix de la sagesse et se conduisirent suffisamment bien à ces élections pour conjurer le plus fort du danger.

J’avais quelquefois occasion de rencontrer monsieur de Villèle : il s’exprimait avec une modération qui lui faisait grand honneur dans mon esprit. On l’a depuis accusé de souffler en dessous les feux qu’il semblait vouloir apaiser. Je n’ai là-dessus que des notions vagues, venant de ses ennemis. Ce qu’il y a de sûr c’est qu’il commençait à prendre l’attitude de chef. Il tenait un langage aussi et peut-être plus modéré qu’on ne pouvait l’attendre d’un homme qui aspirait à diriger un parti soumis à des intérêts passionnés. Il influa beaucoup sur la bonne conduite des royalistes aux élections. L’opposition n’eut pas tous les succès dont elle s’était flattée ; mais elle était redevenue fort menaçante.

Monsieur Benjamin Constant répondait au duc de Broglie qui, avec sa candeur accoutumée, quoique très avant dans l’opposition, faisait l’éloge du Roi et disait que, tout considéré, peut-être serait-il difficile d’en trouver un d’un caractère plus approprié aux besoins du pays :

« Je vous accorderai là-dessus tout ce que vous voudrez ; oui, Louis xviii est un monarque qui peut convenir à la France telle qu’elle est, mais ce n’est pas celui qu’il nous faut. Voyez-vous, messieurs, nous devons vouloir un roi qui règne par nous, un roi de notre façon qui tombe nécessairement si nous l’abandonnons et qui en ait la conscience. »

Le duc de Broglie lui tourna le dos, car lui ne voulait pas de révolution ; mais il était bien jeune. Il était et sera toujours trop honnête pour être chef de parti. Malheureusement, il y avait plus de gens dans sa société pour propager les doctrines de monsieur Constant que celles toutes spéculatives et d’améliorations progressives de monsieur de Broglie.

Ce fut vers cette époque, que monsieur de Chateaubriand, dans je ne sais quelle brochure, honora les hommes de la gauche du beau nom de libéraux. Ce parti réunissait trop de gens d’esprit pour qu’il n’appréciât pas immédiatement toute la valeur du présent ; il l’accepta avec empressement, et il a fort contribué à son succès.

Bien des personnes honorables, qui auraient répugné à se ranger d’un parti désigné sous le nom de jacobin, se jetèrent tête baissée, en sûreté de conscience, parmi les libéraux et y conspirèrent sans le moindre scrupule. C’est surtout en France, où la puissance des mots est si grande, que les qualifications exercent de l’influence.

Ma présence n’ayant pas suffi pour amener la célébration du mariage décidé depuis huit mois, les jeunes gens réclamèrent celle de mon père. Il obtint un congé de quinze jours. Après des tracasseries et des ennuis qui durèrent encore cinq semaines, tous les prétextes de retard étant enfin épuisés, il assista le 2 décembre 1817 au mariage de son fils avec mademoiselle Destillières.

Huit jours après, il conduisit le nouveau ménage à Londres où ma mère était restée et nous attendait avec impatience.

Le deuil de la princesse Charlotte était porté par toutes les classes et ajoutait encore à la tristesse de Londres à cette époque de l’année où la société y est toujours fort peu animée. Ma jeune belle-sœur n’y prit pas grand goût et fût charmée, je pense, de revenir au bout d’un mois retrouver sa patrie et ses habitudes avec un mari qu’elle aimait et qui la chérissait.

Je prolongeai quelque peu mon séjour en Angleterre, promettant d’aller la rejoindre pour lui faire faire ses visites de noces et la présenter à la Cour et dans le monde.

Mes parents avaient déjà été deux fois à Brighton pendant mes fréquentes absences. Me trouvant à Londres cette année, je fus comprise dans l’invitation. À la première visite qu’ils y avaient faite, un maître d’hôtel du prince était venu à l’ambassade s’informer des habitudes et des goûts de ses habitants, pour que rien ne leur manquât au pavillon.

Il est impossible d’être un maître de maison plus soigneux que le Régent et de prodiguer plus de coquetteries quand il voulait plaire. Lui-même s’occupait des plus petits détails. À peine avait-on dîné trois fois à sa table qu’il connaissait les goûts de chacun et se mettait en peine de les satisfaire. On est toujours sensible aux attentions des gens de ce parage, surtout les personnes qui font grand bruit de leur indépendante indifférence. Je n’en ai jamais rencontré aucune qui n’en fût très promptement séduite.

Le deuil encore récent pour la princesse Charlotte ne permettait pas les plaisirs bruyants à Brighton, mais les regrets, si toutefois le Régent en avait eu de bien vifs, étaient passés, et le pavillon royal se montrait plus noir que triste.

Ce pavillon était un chef-d’œuvre de mauvais goût. On avait, à frais immenses, fait venir des quatre parties du monde toutes les magnificences les plus hétéroclites pour les entasser sous les huit ou dix coupoles de ce bizarre et laid palais, composé de pièces de rapports ne présentant ni ensemble ni architecture. L’intérieur n’était pas mieux distribué que l’extérieur et assurément l’art avait tout à y reprendre ; mais là s’arrêtait la critique. Le confortable y était aussi bien entendu que l’agrément de la vie, et, après avoir, pour la conscience de son goût, blâmé l’amalgame de toutes ces étranges curiosités, il y avait fort à s’amuser dans l’examen de leur recherche et de leur dispendieuse élégance.

Les personnes logées au pavillon étaient invitées pour un certain nombre de jours qui, rarement, excédaient une semaine. On arrivait de manière à faire sa toilette avant dîner. On trouvait ses appartements arrangés avec un soin qui allait jusqu’à la minutie des habitudes personnelles de chaque convive. Presque toujours l’hôte royal se trouvait le premier dans le salon. S’il était retardé par quelque hasard et que les femmes l’y eussent précédé, il leur en faisait une espèce d’excuse.

La société du dîner était nombreuse. Elle se composait des habitants du palais et de personnes invitées dans la ville de Brighton, très brillamment habitée pendant les mois d’hiver. Le deuil n’admettait ni bals, ni concerts. Cependant le prince avait une troupe de musiciens, sonnant du cor et jouant d’autres instruments bruyants, qui faisaient une musique enragée dans le vestibule pendant le dîner et toute la soirée. L’éloignement la rendait supportable mais très peu agréable selon moi. Le prince y prenait grand plaisir et s’associait souvent au gong pour battre la mesure.

Après le dîner, il venait des visites. Vers onze heures, le prince passait dans un salon où il y avait une espèce de petit souper froid préparé. Il n’y était suivi que par les personnes qu’il y engageait, les dames à demeure dans la maison et deux ou trois hommes de l’intimité. C’était là que le prince se mettait à son aise.

Il se plaçait sur un sopha, entre la marquise de Hertford et une autre femme à qui il voulait faire politesse, prenait et conservait le dé dans la conversation. Il savait merveilleusement toutes les aventures galantes de la Cour de Louis xvi, aussi bien que celles d’Angleterre qu’il racontait longuement. Ses récits étaient semés parfois de petits madrigaux, plus souvent de gravelures. La marquise prenait l’air digne, le prince s’en tirait par une plaisanterie qui n’était pas toujours de bien bon goût.

Somme toute, ces soirées, qui se prolongeaient jusqu’à deux ou trois heures du matin, auraient paru assommantes si un particulier en avait fait les frais ; mais le parfum de la couronne tenait toute la société éveillée et la renvoyait enchantée des grâces du prince.

Je me rappelle pourtant avoir été très intéressée un soir par une de ces causeries. Le Régent nous raconta sa dernière visite au Roi son père ; il ne l’avait pas vu depuis plusieurs années. La Reine et le duc d’York, chargés du soin de sa personne, étaient seuls admis à le voir. Je me sers du mot propre en disant le voir, car on ne lui parlait jamais. Le son d’une voix, connue ou étrangère, le mettait dans une agitation qu’il fallait des jours et quelquefois des semaines pour calmer.

Le vieux Roi avait eu des accès tellement violents que, par précaution, tous ses appartements étaient matelassés. Il était servi avec un extrême soin, mais dans un silence profond ; on était ainsi parvenu à lui procurer assez de tranquillité. Il était complètement aveugle.

Une maladie de la Reine l’ayant empêchée d’accomplir son pieux devoir, le Régent la suppléa. Il nous dit qu’on l’avait fait entrer dans un grand salon où, séparé par une rangée de fauteuils, il avait aperçu son vénérable père très proprement vêtu, la tête entièrement chauve et portant une longue barbe blanche qui lui tombait sur la poitrine. Il tenait conseil en ce moment et s’adressait à monsieur Pitt en termes fort raisonnables. On lui fit apparemment des objections, car il eut l’air d’écouter et, après quelques instants de silence, reprit son discours en insistant sur son opinion. Il donna ensuite la parole à un autre qu’il écouta de même, puis à un troisième conseiller, le désignant par son nom que j’ai oublié. Enfin il avertit dans les termes officiels que le conseil était levé, appela son page et alla faire des visites à ses enfants, causant avec eux longuement, surtout avec la princesse Amélie, sa favorite (dont la mort inopinée avait contribué à cette dernière crise de sa maladie). En la quittant, il lui dit :

« Je m’en vais parce que la Reine, vous savez, n’aime pas que je m’absente trop longtemps. »

En effet, il suivit cette idée et revint chez la Reine. Toutes ces promenades se faisaient appuyé sur le bras d’un page et sans sortir du même salon. Après un bout de conversation avec la Reine, il se leva et alla tout seul, bien que suivi de près, au piano où il se mit à improviser et à jouer de souvenir de la musique de Hændel en la chantant d’une voix aussi touchante que sonore. Ce talent de musique (il l’avait toujours passionnément aimée) était singulièrement augmenté depuis sa cruelle maladie.

On prévint le prince que la séance au piano se prolongeait ordinairement au delà de trois heures, et, en effet, après l’avoir longuement écouté, il l’y laissa. Ce qu’il y avait de remarquable c’est que ce respectable vieillard, que rien n’avertissait de l’heure, pas même la lumière du jour, avait un instinct d’ordre qui le poussait à faire chaque jour les mêmes choses aux mêmes heures, et les devoirs de la royauté passaient toujours avant ceux de famille. Sa complète cécité rendait possible le silence dont on l’environnait et que les médecins, après avoir essayé de tous les traitements, jugeaient indispensable.

Je dois au Régent la justice de dire qu’il avait les larmes aux yeux en nous faisant ce récit, un soir bien tard où nous n’étions plus que quatre ou cinq, et qu’elles coulaient le long de ses joues en nous parlant de cette voix, chantant ces beaux motets de Hændel, et de la violence qu’il avait dû se faire pour ne pas serrer dans ses bras le vénérable musicien.

Le roi George III était aussi aimé que respecté en Angleterre. Son cruel état pesait sur le pays comme une calamité publique. Il est à remarquer que, dans un pays où la presse se permet toutes les licences et ne se fait pas faute d’appeler un chat un chat, jamais aucune allusion désobligeante n’a été faite à la position du Roi, et, jusqu’à Cobbet, tout le monde en a parlé avec convenance et respect. Les vertus privées servent à cela, même sur le trône, lorsqu’on n’est pas en temps de révolution. Toutefois ce respect n’a pas empêché sept tentatives d’assassinat sur George iii.

Les invités du pavillon avaient l’option de déjeuner dans leur intérieur ou de prendre part à un repas en commun dont sir Benjamin et lady Bloomfield faisaient les honneurs.

À moins d’indisposition, on préférait ce dernier parti, excepté, toutefois, quelques-unes des anciennes amies du prince qui, cherchant encore à cacher du temps l’irréparable outrage, ne paraissaient jamais qu’à la lumière, soin fort superflu et sacrifice très mal récompensé. La marquise d’Hertford en donnait l’exemple.

Je fus très étonnée en sortant de mon appartement de trouver le couvert mis sur le palier de l’escalier. Mais quel palier et quel couvert ! tous les tapis, tous les fauteuils, toutes les tables, toutes les porcelaines, toutes les vaisselles, toutes les recherches de tout genre que le luxe et le bon goût peuvent offrir à la magnificence y étaient déployés. Le prince mettait d’autant plus d’importance à ce que ce repas fut extrêmement soigné qu’il n’y assistait jamais, et qu’aucune délicatesse de bon goût pour ses hôtes ne lui échappait.

Il menait à Brighton à peu près la même vie qu’à Londres, restait dans sa chambre jusqu’à trois heures et montait à cheval ordinairement seul. Si, avant de commencer sa promenade, il rencontrait quelques nouveaux débutants au pavillon, il se plaisait à le leur montrer lui-même et surtout ses cuisines entièrement chauffées à la vapeur sur un plan, tout nouveau à cette époque, dont il était enchanté.

En rentrant, le prince descendait de cheval à la porte de lady Hertford qui habitait une maison séparée mais communiquant à couvert avec le pavillon royal. Il y restait jusqu’au moment où commençait la toilette du dîner.

Pendant la semaine que nous passâmes à Brighton, la même vie se renouvela chaque jour. C’était l’habitude.

Je m’y retrouvai l’année suivante avec le grand-duc, devenu depuis empereur Nicolas. Il était trop jeune pour que le Régent se gênât beaucoup pour lui. La seule différence que je remarquai, c’est qu’au lieu de laisser chacun libre de sa matinée en mettant chevaux et voitures à sa disposition, le Régent faisait arranger une partie tous les jours pour le jeune prince, à laquelle, hormis lui, tous les habitants du pavillon se réunissaient.

On visitait ainsi les lieux un peu remarquables à quinze milles à la ronde. Je me rappelle que, dans une de ces promenades, le grand-duc adressa une question à l’amiral sir Edmund Nagle que le régent avait spécialement attaché à sa personne. Celui-ci ôta son chapeau pour répondre :

« Mettez donc votre chapeau. »

Et, en disant ces mots, le grand-duc donna un petit coup de cravache au chapeau. L’amiral le tenait mal apparemment ; il lui échappa et le vent bien carabiné sur la falaise élevée de Brighton l’emporta en tourbillonnant dans un champ voisin, séparé de nous par une haie et une haute barrière devant laquelle nous étions arrêtés pour examiner un point de vue.

Avant que l’amiral, gros, court et assez âgé, eût pu descendre de cheval, l’Altesse Impériale était sautée à terre, avait deux fois franchi lestement et gracieusement la barrière et rapportait le chapeau à sir Edmund en lui adressant ses excuses. Cette prouesse de bonne grâce et de bonne compagnie donna beaucoup de popularité au grand-duc dans notre coterie de Brighton qui réunissait à cette époque le corps diplomatique presque en entier.

L’étiquette plaça ma mère constamment auprès du grand-duc Nicolas pendant tout son voyage. Avec ses habitudes de Cour et sa vocation pour les princes, elle ne tarda pas à lui plaire. Ils étaient très joliment ensemble ; il l’appelait sa gouvernante et la consultait plus volontiers que la comtesse de Lieven dont il avait peur. Ma mère en était, de son côté, toute affolée et nous le vantait beaucoup. Pour moi, qui ne partage pas son goût pour les princes en général, il me faut plus de temps pour m’apprivoiser aux personnes de cette espèce que ne dura le séjour du grand-duc.

Je le trouvai très beau ; mais sa physionomie me semblait dure, et surtout il me déplut par la façon dont il parlait de son frère, l’empereur Alexandre. Son enthousiasme, porté jusqu’à la dévotion, s’exprimait en véritables tirades de mélodrame et d’un ton si exagéré que la fausseté en sautait aux yeux.

Je n’ai guère vu de jeune homme plus complètement privé de naturel que le grand-duc Nicolas ; mais aurait-il été raisonnable d’en exiger d’un prince et du frère d’un souverain absolu ? Je ne le crois pas. Aussi ne prétends-je pas lui en faire reproche, seulement je m’explique pourquoi, malgré sa belle figure, ses belles façons, sa politesse et les éloges de ma mère, il n’est pas resté gravé d’un burin fort admirateur dans mon souvenir.