Mémoires de la société géologique de France/1re série/Tome I/7
N° VII.
LETTRE DE M. LE PROFESSEUR VIVIANI À M. PARETO,
SUR LES RESTES DE PLANTES FOSSILES
J’ai examiné, Monsieur, avec la plus grande attention les restes de nombreuses espèces de plantes que vous avez recueillis dans les gypses de la Stradella. Je crois d’autant plus important de les faire connaître aux naturalistes, en en traçant exactement les formes, que jusqu’à présent on a fait peu de tentatives pour les classer, et qu’on s’est plutôt borné à les indiquer qu’à les décrire. Je commencerai d’abord par vous en parler en général, et ensuite je vous ferai part de mes conjectures sur leur classification.
Ce n’est pas l’empreinte seule de ces végétaux qu’on trouve dans le gypse, mais bien aussi leur substance charbonneuse, qui en constitue les traces. Les feuilles conservent intactes ces nervures ligneuses qui forment leur squelette, et qui sont d’un si grand secours pour leur détermination. Ces feuilles sont tellement conservées, qu’on peut croire qu’à leur passage à l’état fossile elles n’ont pas subi de dérangemens bien brusques ; et s’il y en a qui ne présentent pas leur forme en entier, on doit l’attribuer à d’autres feuilles, qui sont venues se superposer, ou bien à des déchiremens dans leur pourtour, qui paraissent avoir eu lieu pendant qu’elles étaient encore fraîches, plutôt qu’au moment où elles subissaient leur modification ; à en juger même par certaines inflexions, qui appartiennent aux feuilles fraîches, on peut assurer qu’elles n’ont pas souffert de tiraillement ni de compression qui ne fussent pas uniformes, mais qu’elles ont été enveloppées par le liquide, qui a cristallisé tout autour, étant à peu près dans l’état où elles se trouvent maintenant.
Cet état de conservation, aussi bien que l’observation qu’elles sont presque toujours détachées de leur tronc et non réunies ensemble, peut faire supposer que l’endroit où ces feuilles se trouvent à l’état fossile n’est pas précisément celui où végétaient les plantes auxquelles elles appartiennent, mais qu’elles peuvent en avoir été transportées à quelque distance par le liquide, sur lequel elles flottaient. Si Breislak avait fait attention à cette circonstance, il n’aurait peut-être pas été embarrassé pour se rendre raison du gisement de ces feuilles dans un terrain qui, par sa nature, n’en suppose pas la provenance : et il n’est pas besoin d’avoir recours à une formation spéciale d’eau douce, pour cette masse gypseuse, puisqu’on ne saurait faire accorder cette formation avec les terrains marins dont le gypse est enveloppé.
Je n’ai reconnu dans les nombreux échantillons que vous m’avez communiqués aucune trace qui puisse appartenir à des plantes cryptogames, soit cellulaires, soit vasculaires : je n’en ai pas remarqué non plus de conifères ni de cicadées. Les plantes monocotylédones manquent de même dans les échantillons que j’ai sous les yeux, je me rappelle cependant d’en avoir entrevu dans la belle collection du comte Borromeo, Toutes les espèces qu’on voit dans les échantillons que je puis examiner, et auxquels se bornent mes observations, sont de véritables dicotylédones, je puis même avancer qu’elles appartiennent peut-être toutes à des plantes arborescentes, ou au moins ligneuses, en déduisant cette conséquence, non seulement des espèces ou genres que j’y ai pu reconnaître, mais aussi de l’aspect ridé que présentent ces feuilles, et qu’on doit principalement attribuer aux fibres ligneuses qui en forment le squelette.
Aucune de ces feuilles ne sort de la physionomie particulière à la flore européenne ; je puis étendre cette observation aux échantillons recueillis par Breislak et par M. le comte Borromeo, dont je conserve, sous ce rapport, une idée suffisante. On pourrait faire à cela une seule exception pour les feuilles représentées fig. 5, pl. X, fig. 2 et 12, pl. XI. Mais cette exception sera détruite lorsque j’en parlerai spécialement. Pour confirmer cette opinion, je dirai que la flore de la localité où se trouvent ces feuilles fossiles présente encore à l’état vivant les mêmes espèces ou au moins les mêmes genres, auxquels on peut avec la plus grande probabilité les rapporter.
Après ces généralités, et à défaut de caractères qui déterminent la classification, voici les conjectures que l’on peut faire avec la plus grande probabilité sur la détermination des espèces auxquelles on doit rapporter ces feuilles.
J’oserais assurer d’abord que le genre Acer a fourni les espèces dont les feuilles sont représentées fig. 5, pl. IX ; fig. 1, 3, pl. X ; fig. 5, 6, pl. XI ; je m’appuie non seulement sur la connaissance qu’on a trouvé les acérinées assez fréquemment dans les terrains de sédiment supérieur, mais aussi sur la forme de ces feuilles, qui est si prédominante dans ce genre, qu’elle le caractérise. Cette conjecture est aussi appuyée par des restes d’une partie du fruit particulier au genre Acer, qu’on voit à côté de ces feuilles, dans le même gypse ; et ces fruits, quoique du même genre, indiquent des espèces différentes ; on peut ajouter aussi que la feuille représentée fig. 1, pl. X, ressemble si parfaitement à celle de l’Acer monspessulanum, que je n’hésite point à la croire identique, en faisant abstraction de sa grandeur plus considérable, caractère variable et peut-être général à tous les êtres vivans, dans les premiers âges du globe.
Quant à la feuille représentée par la fig. 5 de la pl. IX, quoiqu’elle n’ait pas exactement les trois nervures, je ne doute pas qu’on doive la regarder comme une variété de l’espèce précédente, d’autant plus que dans une autre partie de feuille trouvée dans le même terrain, et que je n’ai pas figurée, il y a entre ces différences extrêmes un passage intermédiaire. Ce sont ces feuilles que les carriers nomment feuilles de vigne ; Breislak, d’après le professeur Moretti, les regarde comme étant des feuilles de l’Acer platanoïdes, auxquelles en réalité elles ne sont pas du tout conformes ; dans l’Acer platanoïdes, en effet, les feuilles ont une circonférence arrondie ; elles sont partagées en cinq lobes aigus à grandes dentelures inégales et alongées en pointe ; une nervure s’étend de la base à chacun des lobes, ce qui fait que la feuille a exactement cinq nervures. Ces caractères ne conviennent pas du tout à notre feuille ; et puisque je ne trouve pas dans ce genre d’espèce qui lui corresponde, je l’appellerai Acerites ficifolia, caractérisée par la description spécifique suivante : Acerites Joliis ambitu cordato-ovatis tri vel triplinerviis ; lobis obtusis sinuato-dentatis ; dentibus, rotundatis, lobo medio productiore subtrilobo.
La feuille dessinée fig. 3, pl. X, si l’on faisait attention à la forme alongée en pointe de ses lobes avec les deux latéraux plus petits, ainsi qu’à sa prolongation en cône vers la base, pourrait rappeler la feuille du véritable Acer creticum de Linné, qu’il ne faut pas cependant confondre, comme il est arrivé bien souvent, avec l’espèce décrite et figurée sous ce même nom par Prosper Alpin, qui l’indique comme provenant de l’île de Crète, laquelle espèce est actuellement connue, d’après Smith, sous le nom de Acer obtusifolium. Mais la forme de la feuille fossile est plus prolongée en forme de cône vers la base, et enfin tout-à-fait intègre dans sa circonférence, tandis qu’elle est toute dentelée dans l’Acer creticum de Linné. Ainsi, j’établis notre espèce avec cette définition : Acerites elungata foliis ambitu oblongis, margine integerrimis, trilobatis, lobo medio magis elongato, basi cuneatis.
Je ne chercherai pas non plus en dehors du genre Acer la feuille indiquée fig. 6, pl. XI, dans lequel doivent la faire placer, et sa forme palmée à cinq nervures, qui est la plus fréquente dans ce genre, et son association avec d’autres plantes appartenant au même genre. Pour la forme, on peut la placer entre l’Acer dasicarpon et le rubrum ; mais elle en est différente à cause de ses lobes tout-à-fait entiers. Je l’appellerai Acerites integerrima, distinguée par la phrase spécifique suivante : Acerites integerrima. Foliis ambitu subrotundis palmato cordatis, lobis lanceolatis integerrimis. Dans la feuille représentée fig. 3, pl. X, on voit de suite l’aspect qu’ont en commun un grand nombre d’espèces du genre Alnus ; au défaut des caractères génériques supplée la très grande ressemblance que présente cette feuille avec celles de l’Alnus suaveolens, espèce trouvée il n’y a pas long-temps en Corse par Requiem, et à laquelle on peut avec la plus grande probabilité la rapporter. Il ne faut pas prétendre voir conservées dans une feuille fossile ces fines dentelures qui en finissent le contour sur le vivant : dans des points cependant, il s’en conserve encore quelques traces assez sensibles pour qu’on puisse dire que même par ce caractère elle correspond à l’espèce à laquelle nous l’avons rapportée. La fig. 10 de la pl. XI ressemble si parfaitement à une jeune feuille de châtaignier, qui n’a pas encore acquis tout son développement, qu’elle ne s’en rapprocherait pas davantage si elle avait été dessinée d’après la plante vivante. J’aime à voir, à propos de cette plante fossile, la géologie venir au secours de l’histoire, et fournir des documens précieux pour les âges primitifs du globe. Les plantes qui sont à présent communes dans l’économie domestique, comme les citronniers, la vigne, l’olivier, le cerisier, le jujubier, le figuier, ont été à différentes époques, plus ou moins éloignées, introduites des régions étrangères dans le midi de l’Europe, et l’histoire et la mythologie ont conservé la mémoire de l’introduction de quelques unes d’entre elles. Aucune de ces espèces, j’oserais l’assurer, n’a été encore trouvée fossile dans les terrains tertiaires de nos pays. Dans ces âges reculés, le châtaignier couvrait, comme il couvre encore à présent, le dos de l’Apennin, au-dessous de la zone du hêtre, et suffisait à fournir avec ses fruits la subsistance à l’espèce humaine qui à une époque très reculée est venue s’établir dans ces pays. J’appellerais volontiers du nom d’aborigènes ces espèces, qu’on peut dire natives des endroits qu’elles ont toujours habités, comme on a donné ce nom aux peuples qui ont été les premiers habitans de ces pays. Parmi ces plantes, je marque le Quercus æsculus pour l’Italie méridionale, où il vit encore, et où nous savons qu’il a fourni la nourriture aux anciens habitans du pays. On peut en dire autant du Quercus ballota pour la partie plus méridionale d’Europe. Il ne serait pas étonnant qu’on trouvât des traces fossiles de ces deux plantes dans les terrains tertiaires des pays où elles vivent encore.
La découverte des feuilles de châtaignier nous aidera pour la détermination de la feuille dessinée à la fig. 12, pl. XI, quoique la mutilation de la base, qui manque, présente une espèce de problème à double solution. Voici les rapprochemens que peut suggérer chacun des deux cas, les seuls que la direction des nervures et la partie qui reste de cette feuille permette d’admettre. Si le pourtour de la feuille, pour arriver au pétiole, se restreint en forme de cône, alors elle doit être rapportée au fagus sylvestres, et pour moi je penche vers cette opinion, parce que le hêtre comme le châtaignier continuent encore à couvrir les montagnes auxquelles s’appuient les collines de la Stradella. Si au contraire le pourtour de la feuille vers la base remontait vers le pétiole et formait une légère échancrure, nous aurions alors la plus exacte représentation de l’Alnus cordifolium, espèce particulière à l’Italie méridionale et à la Corse
La feuille de la fig. 2, pl. X, reste incertaine, à cause du manque de caractères génériques ; de toute manière, pour ne pas passer sous silence les rapprochemens que sa forme ou d’autres raisons présentent à l’imagination, il est possible qu’elle appartienne à une espèce de peuplier assez voisin du Populus græca. Plusieurs espèces de ce genre croissent encore en abondance dans ces lieux avec les érables, les saules, les châtaigniers, plantes dont les traces prédominent dans ces terrains. J’aime à voir dans ce rapprochement une singulière concordance entre la mythologie, qui sous le voile de la fable conserve des souvenirs des anciens temps, et la géologie qui retrace l’histoire des époques plus reculées du globe, tout en donnant lieu aussi parfois à quelque fiction. Les sœurs de Phaéton qui habitaient les régions autour du Pô, furent changées, selon les poètes, en peupliers, et leurs larmes en gouttes d’ambre. Les peupliers continuent de nos jours, comme autrefois, à border le cours du Pô ; et le succin, si fréquent autrefois dans ces terrains, y a été de nouveau découvert de nos jours. Cette espèce fossile de peuplier découvrirait un trait de plus de ressemblance, aperçu par le géologue, entre l’état physique de ces temps et celui dont les poètes nous ont conservé le souvenir. Nous pourrons pourtant, à l’exemple de M. Ad. Brongniart, qui a fait une Betula dryadum, appeler cette espèce Populites phaetonis, foliis cordatis abbreviato ovatis, acutis quinque-nerviis, margine obsolete crenulato. On peut penser avec un certain fondement que les feuilles représentées fig. 4, pl. X, fig. 8, 9, pl. XI, appartiennent au genre Salix ; on peut même croire que plusieurs ne sont que de légères variétés d’une seule espèce. Cette conjecture peut être soutenue par un argument tiré de la nature des lieux assez favorable à la végétation de ces plantes qui y vivent encore en abondance, et qui, par leurs feuilles, correspondent à peu près à celles-ci. Mais il n’est pas permis de déterminer avec certitude aucune espèce dans un genre, où la même forme de feuille appartient souvent à plusieurs espèces, qui empruntent leurs différences à d’autres caractères. Dans toute cette classification nous ne sommes pas sorti des limites de la flore européenne ; nous reconnaissons cependant que plusieurs espèces ont pu disparaître ou changer d’habitation à la suite de catastrophes ou de certains changemens survenus à la surface du globe ; mais on pourrait voir une exception à cette physionomie générale dans les feuilles représentées fig. 4, pl. IX fig. 2, et pl. XI, en se fondant particulièrement sur leur très grande ressemblance avec le phyllies cinamomifolia rapportée par M. Adolphe Brongniart à des plantes équatoriales. En vérité je ne vois pas la nécessité d’introduire au milieu d’espèces européennes ces hôtes étrangers qui troubleraient tout le système géologique de ces terrains, quand on peut retrouver parmi nos plantes celles dont elles peuvent être rapprochées avec une certaine probabilité. Ainsi la feuille de la fig. 5, pl. XI, est tellement semblable à celle de la Coriaria myrtifolia, qui vit encore sur le versant méridional de l’Apennin, qu’elle ne pourrait être plus ressemblante si elle avait été figurée sur le vivant.
Parmi les plantes de nos pays, je n’en saurais trouver aucune de laquelle on pût rapprocher spécifiquement la feuille de la fig. 4, pl. IX. Mais il y a des feuilles de cette forme, et fournies de nervures, qui s’étendent de la base à la pointe dans différentes espèces de Potamogeton, genre qui fournit encore plusieurs espèces dans ces régions lacustres, quoiqu’il n’en existe point en ce moment auxquelles on puisse les rapporter ; mais ce qu’il y a de certain c’est qu’elle ne peut pas la rapprocher du viscum album, comme Breislak l’a fait d’après le professeur Moretti. Dans le viscum album, en effet, les feuilles sont plus étroites à la base qu’au sommet, ce qui est précisément le contraire dans notre feuille, qui a plutôt la forme ovalo-elliptique, et qui a en outre trois nervures seulement de la base au sommet, au lieu de cinq qu’on observe très distinctement à la base de la feuille du viscum, lesquelles vont se perdre vers la pointe.
Si d’après ces déterminations et rapprochemens des espèces de plantes, qui habitaient autrefois les collines des environs de la Stradella, et qui ont laissé leurs traces dans les gypses de Montescuno, nous voulons hasarder quelques conjectures sur les changemens qui peuvent être arrivés dans ces pays, pendant cette longue période de temps qui s’est écoulée depuis lors, nous trouverons un singulier accord entre les restes de la flore de cette époque, comparée avec la végétation actuelle, pour établir un abaissement de trois ou quatre degrés dans la température moyenne de ces contrées ; et en effet, en supposant un tel abaissement, il ne devait pas y avoir de différences bien marquées entre la température moyenne qui existait alors dans les contrées autour de la Stradella et la température actuelle de la Provence, de la Corse et du royaume de Naples, où vivent à présent l’acer monspessulanum, le coriaria myrtifolia, l’alnus suaveolens et l’alnus cordifolia.
Quant aux autres traces de feuilles qu’on trouve dans les échantillons que vous avez recueillis, leur état de dégradation est tel qu’il est impossible de rien prononcer sur leur détermination. Je n’ai pas laissé cependant de représenter avec exactitude les traits qu’elles présentent encore de leur forme. Je crois qu’on doit imiter en cela l’exemple des antiquaires, qui conservent religieusement les pages décousues et déchirées d’anciens manuscrits, dans l’espoir que le temps puisse en faire trouver d’autres, qui, suppléant à ce qui manquait aux premières, fassent découvrir en entier le sens de ces précieuses écritures.