Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Avant-Propos

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AVANT-PROPOS


Le général baron de Marbot (Marcellin), dont nous publions les Mémoires, appartenait à une famille du Quercy qui, dès le commencement du siècle dernier, jouissait dans cette province d’une haute situation. Mais cette famille s’est surtout illustrée dans la carrière des armes, en donnant en moins de cinquante ans trois généraux à la France.

Le père de l’auteur des Mémoires et des Remarques critiques entra aux gardes du corps du roi Louis XVI, et devint capitaine de dragons, aide de camp du comte de Schomberg. Lorsque la Révolution éclata, il s’engagea dans l’armée des Pyrénées, y conquit en quatre ans le grade de général de division, fut nommé à l’Assemblée législative en 1798, puis commanda en Ligurie une des divisions de l’armée de Masséna ; il mourut enfin au siège de Gênes, des suites de ses blessures et du typhus, laissant quatre fils, dont deux seulement survécurent, Adolphe et Marcellin.

Adolphe, l’aîné, fit sa carrière dans les états-majors, devint général de brigade sous la monarchie de Juillet et mourut en 1844.

Des trois généraux de Marbot, la figure la plus caractéristique est assurément celle de l’auteur de ces écrits, type accompli de l’homme d’action, doué d’un véritable esprit militaire et d’une bravoure dont nous admirerons les traits héroïques, notamment à Ratisbonne et à Mölk.

En laissant à ses enfants les souvenirs de sa vie, le général de Marbot ne pensait écrire que pour le cercle étroit de son intimité. Il oubliait que sa carrière toute publique, illustrée par d’éclatants faits d’armes, liée aux événements les plus considérables de la République et de l’Empire, appartenait déjà à l’histoire.

Ses récits pleins de verve et de franchise, tour à tour piquants ou dramatiques, ses vives impressions et ses réflexions marquées au coin d’un véritable talent d’écrivain, achèvent de donner la peinture vivante d’une des périodes les plus passionnantes de notre histoire. Mieux encore, à un point de vue moral, ces écrits présentent un intérêt puissant, en nous donnant l’esprit des milieux où l’auteur a vécu. Souvent nous y trouverons les premières et intimes pensées de l’Empereur, et en pénétrant les états-majors, nous saisirons la vraie physionomie des principaux chefs de nos armées : nous admirerons leurs talents et leur valeur, en constatant aussi dans leur mésintelligence aux heures critiques l’une des causes de nos revers. Toutefois, et au-dessus de faiblesses inévitables, se dégagera le caractère élevé d’une époque toute vibrante de patriotisme et d’esprit militaire.

Telle est l’impression qui domine dans le récit de ces quinze années de luttes, où, soldat dès dix-sept ans, l’auteur se montrera en des circonstances si diverses l’officier intrépide, l’aide de camp des maréchaux, témoignant dans les missions les plus difficiles des rares qualités de dévouement, de tact et d’énergie. Chef de corps vigilant et prodigue de son sang, il soutiendra vaillamment les derniers efforts de nos armées en Russie, en Saxe, à Waterloo.

À cette dernière date s’arrêtent les Mémoires. Cette vie, momentanément interrompue par l’exil, se dévouera plus tard à la personne de Mgr le duc d’Orléans. Le général le suivra comme aide de camp, au siège d’Anvers et dans les brillantes campagnes d’Afrique, et s’attachera enfin en la même qualité à Mgr le comte de Paris. Le baron de Marbot, créé pair de France en 1845, mourut à Paris le 16 novembre 1854.

Les héritiers de ces manuscrits n’ont pas cru devoir refuser plus longtemps à des sollicitations pressantes la publication de documents précieux pour l’étude de cette période de notre histoire. Heureux si ces glorieux souvenirs peuvent offrir d’utiles enseignements et de nobles exemples à notre génération militaire, et lui inspirer, avec l’amour du métier des armes, la conscience dans la pratique du devoir et un peu aussi du sincère enthousiasme qui déborde de ces pages.

Puissent du moins ces récits donner le relief mérité à un nom qui vient de s’éteindre et à la figure héroïque d’un soldat qui aima passionnément l’armée et la patrie !

À MA FEMME ET À MES DEUX FILS.

Ma chère femme, mes chers enfants, j’ai assisté, quoique bien jeune encore, à la grande et terrible Révolution de 1789. J’ai vécu sous la Convention et le Directoire. J’ai vu l’Empire. J’ai pris part à ses guerres gigantesques et j’ai failli être écrasé par sa chute. J’ai souvent approché de l’empereur Napoléon. J’ai servi dans l’état-major de cinq de ses plus célèbres maréchaux, Bernadotte, Augereau, Murat, Lannes et Masséna. J’ai connu tous les personnages marquants de cette époque. J’ai subi l’exil en 1815. J’avais l’honneur de voir très souvent le roi Louis-Philippe, lorsqu’il n’était encore que duc d’Orléans, et après 1830, j’ai été pendant douze ans aide de camp de son auguste fils, le prince royal, nouveau Duc d’Orléans. Enfin, depuis qu’un événement funeste a ravi ce prince à l’amour des Français, je suis attaché à la personne de son auguste fils, le Comte de Paris.

J’ai donc été témoin de bien des événements, j’ai beaucoup vu, beaucoup retenu, et puisque vous désirez depuis longtemps que j’écrive mes Mémoires, en faisant marcher de front le récit de ma vie et celui des faits mémorables auxquels j’ai assisté, je cède à vos instances.

Comme vous désirez bien plus connaître les détails de ce qui m’est advenu, que de me voir retracer longuement des faits historiques déjà consignés dans une foule d’ouvrages, je n’en parlerai que sommairement, pour marquer les diverses époques des temps où j’ai vécu et l’influence que les événements ont eue sur ma destinée. Je serai plus explicite en ce qui concerne les personnes. Je rectifierai avec impartialité les jugements portés sur celles d’entre elles que j’ai été à même de connaître. Quant au style, il sera sans prétention, comme il convient à une simple narration faite en famille.

À côté de faits de la plus haute importance politique, j’en relaterai de gais, de bizarres, même de puérils, et entrerai, dans ce qui m’est personnel, dans des détails qui pourront peut-être paraître oiseux.

Presque tous les hommes se plaignent de leur destinée. La Providence m’a mieux traité, et quoique ma vie n’ait certainement pas été exempte de tribulations, la masse de bonheur s’est trouvée infiniment supérieure à celle des peines, et je recommencerais volontiers ma carrière sans y rien changer. Le dirai-je ? j’ai toujours eu la conviction que j’étais né heureux. À la guerre comme en politique, j’ai surnagé au milieu des tempêtes qui ont englouti presque tous mes contemporains, et je me vois entouré d’une famille tendre et dévouée. Je rends donc grâces à la Providence du partage qu’elle m’a fait.

Mars 1844.