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Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre IX

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CHAPITRE IX

Comment je devins d’emblée maréchal des logis. — J’enlève dix-sept housards de Barco.

Heureux dans ma carrière militaire, je n’ai point passé par le grade de brigadier, car de simple housard je devins d’emblée maréchal des logis, et voici comment.

À la gauche de la division de mon père, se trouvait celle que commandait le général Séras, dont le quartier général était à Finale. Cette division, qui occupait la partie de la Ligurie où les montagnes sont le plus escarpées, n’était composée que d’infanterie, la cavalerie ne pouvant se mouvoir que par petits détachements dans les rares passages qui sur ce point séparent le littoral de la Méditerranée d’avec le Piémont. Le général Séras, ayant reçu du général en chef Championnet l’ordre de pousser avec la plus forte partie de sa division une reconnaissance en avant du mont Santo-Giacomo, au delà duquel se trouvent quelques vallées, écrivit à mon père pour le prier de lui prêter pour cette expédition un détachement de cinquante housards. Cela ne pouvait se refuser. Mon père acquiesça donc à la demande du général Séras et désigna le lieutenant Leisteinschneider pour commander ce détachement, dont mon peloton faisait partie. Nous partîmes de la Madona pour nous rendre à Finale. Il n’y avait alors au bord de la mer qu’un fort mauvais chemin nommé la Corniche. Le lieutenant s’étant démis le pied à la suite d’une chute de cheval, le militaire le plus élevé en grade était après lui le maréchal des logis Canon, beau jeune homme, ayant beaucoup de moyens, d’instruction, et surtout d’assurance.

Le général Séras, à la tête de sa division, se porta le lendemain sur le mont Santo-Giacomo, que nous trouvâmes couvert de neige et sur lequel nous bivouaquâmes. On devait, le jour suivant, marcher en avant avec la presque certitude de trouver les ennemis ; mais quel en serait le nombre ?… C’est ce que le général ignorait complètement, et comme les ordres du général en chef lui prescrivaient de reconnaître la position des Autrichiens sur ce point de la ligne, mais avec défense d’engager le combat s’il trouvait les ennemis en force, le général Séras avait réfléchi qu’en portant sa division d’infanterie en avant au milieu des montagnes, où souvent on n’aperçoit les colonnes que lorsqu’on se trouve en face d’elles au détour d’une gorge, il pourrait être amené, malgré lui, à un combat sérieux contre des forces supérieures et obligé de faire une retraite dangereuse. Il avait donc résolu de marcher avec précaution et de lancer à deux ou trois lieues en avant de lui un détachement qui pût sonder le pays et surtout faire quelques prisonniers, dont il espérait tirer d’utiles renseignements, car les paysans ne savaient ou ne voulaient rien dire. Mais, comme le général sentait aussi qu’un détachement d’infanterie serait compromis s’il l’envoyait trop loin, et que, d’ailleurs, des hommes à pied lui apporteraient trop tard les nouvelles qu’il désirait ardemment savoir, ce fut aux cinquante housards qu’il donna la mission d’aller à la découverte et d’explorer le pays. Or, comme la contrée est fort entrecoupée, il remit une carte à notre sous-officier, lui donna toutes les instructions écrites et de vive voix, en présence du détachement, et nous fit partir deux heures avant le jour, en nous répétant qu’il fallait absolument marcher jusqu’à ce que nous ayons joint les avant-postes ennemis, auxquels il désirait vivement qu’on pût enlever quelques prisonniers.

M. Canon disposa parfaitement son détachement. Il plaça une petite avant-garde, mit des éclaireurs sur les flancs, et prit enfin toutes les précautions d’usage dans la guerre de partisans. Arrivés à deux lieues du camp que nous venons de quitter, nous trouvons une grande auberge. Notre sous-officier questionne le maître, et apprend qu’à une forte heure de marche nous rencontrerons un corps autrichien, dont il ne peut déterminer la force, mais il sait que le régiment qui est en tête est composé de housards très méchants, qui ont maltraité plusieurs habitants de la contrée.

Ces renseignements pris, nous continuons notre marche. Mais à peine étions-nous à quelques centaines de pas, que M. Canon se tord sur son cheval, en disant qu’il souffre horriblement, et qu’il lui est impossible d’aller plus loin, et il remet le commandement du détachement au sous-officier Pertelay aîné, le plus ancien après lui. Mais celui-ci fait observer qu’étant Alsacien, il ne sait pas lire le français, et ne pourra par conséquent rien connaître à la carte qu’on lui donne, ni rien comprendre aux instructions écrites données par le général : il ne veut donc pas du commandement. Tous les autres sous-officiers, anciens Bercheny aussi peu lettrés que Pertelay, refusent pour les mêmes motifs ; il en est de même des brigadiers. En vain, pour les décider, je crus devoir offrir de lire les instructions du général et d’expliquer notre marche sur la carte à celui des sous-officiers qui voudrait prendre le commandement ; ils refusèrent de nouveau, et, à ma grande surprise, toutes ces vieilles moustaches me répondirent : « Prends-le toi-même, nous te suivrons et t’obéirons parfaitement. »

Tout le détachement exprimant le même désir, je compris que si je refusais, nous n’irions pas plus loin, et que l’honneur du régiment serait compromis, car enfin il fallait bien que l’ordre du général Séras fût exécuté, surtout lorsqu’il s’agissait peut-être d’éviter une mauvaise affaire à sa division. J’acceptai donc le commandement, mais ce ne fut qu’après avoir demandé à M. Canon s’il se trouvait en état de le reprendre. Alors il recommence à se plaindre, nous quitte et retourne à l’auberge. J’avoue que je le croyais réellement indisposé ; mais les hommes du détachement, qui le connaissaient mieux, se livrèrent sur son compte à des railleries fort blessantes.

Je crois pouvoir dire sans jactance que la nature m’a accordé une bonne dose de courage. J’ajouterai même qu’il fut un temps où je me complaisais au milieu des dangers. Les treize blessures que j’ai reçues à la guerre et quelques actions d’éclat en sont, je pense, une preuve suffisante. Aussi, en prenant le commandement des cinquante hommes qu’une circonstance aussi extraordinaire plaçait sous mes ordres, moi simple housard, âgé de dix-sept ans, je résolus de prouver à mes camarades que, si je n’avais encore ni expérience ni talents militaires, j’avais au moins de la valeur. Je me mis donc résolument à leur tête, et marchai dans la direction où je savais que nous trouverions l’ennemi. Nous cheminions depuis longtemps, lorsque nos éclaireurs aperçoivent un paysan qui cherche à se cacher. Ils courent à lui, l’arrêtent et l’amènent. Je le questionnai ; il venait, paraît-il, de quatre ou cinq lieues de là, et prétendait n’avoir rencontré aucune troupe autrichienne. J’étais certain qu’il mentait, par crainte ou par astuce, car nous devions être très près des cantonnements ennemis. Je me souvins alors d’avoir lu dans le Parfait partisan, dont mon père m’avait donné un exemplaire, que pour faire parler les habitants du pays qu’on parcourt à la guerre, il faut quelquefois les effrayer. Je grossis donc ma voix, et, tâchant de donner à ma figure juvénile un air farouche, je m’écriai : « Comment, coquin, tu viens de traverser un pays occupé par un gros corps d’armée autrichienne, et tu prétends n’avoir rien vu ?… Tu es un espion !… Allons, qu’on le fusille à l’instant ! »

Je fais mettre pied à terre à quatre housards, en leur faisant signe de ne faire aucun mal à cet homme, qui, se voyant saisi par les cavaliers dont les carabines venaient d’être armées devant lui, fut pris d’une telle frayeur, qu’il me jura de dire tout ce qu’il savait. Il était domestique d’un couvent, on l’avait chargé de porter une lettre aux parents du prieur, en lui recommandant, s’il rencontrait les Français, de ne pas leur dire où étaient les Autrichiens ; mais puisqu’il était forcé de tout avouer, il nous déclara qu’il y avait à une lieue de nous plusieurs régiments ennemis cantonnés dans les villages, et qu’une centaine de housards de Barco se trouvaient dans un hameau que nous apercevions à une très petite distance. Questionné sur la manière dont ces housards se gardaient, le paysan répondit qu’ils avaient en avant des maisons une grand’garde composée d’une douzaine d’hommes à pied, placés dans un jardin entouré de haies, et qu’au moment où il avait traversé le hameau, le reste des housards se préparait à conduire les chevaux à l’abreuvoir, dans un petit étang situé de l’autre côté des habitations.

Après avoir entendu ces renseignements, je pris à l’instant ma résolution, qui fut d’éviter de passer devant la grand’garde qui, se trouvant retranchée derrière les haies, ne pouvait être attaquée par des cavaliers, tandis que le feu de ses carabines me tuerait peut-être quelques hommes et avertirait de l’approche des Français. Il fallait donc tourner le hameau, gagner l’abreuvoir et tomber à l’improviste sur les ennemis. Mais par où passer pour ne pas être aperçu ? J’ordonnai donc au paysan de nous conduire, en faisant un détour, et lui promis de le laisser aller dès que nous serions de l’autre côté du hameau que j’apercevais. Cependant, comme il ne voulait pas marcher, je le fis prendre au collet par un housard, tandis qu’un autre lui tenait le bout d’un pistolet sur l’oreille. Force lui fut donc d’obéir !

Il nous guida fort bien ; de grandes haies masquaient notre mouvement. Nous tournons complètement le village et apercevons, au bord du petit étang, l’escadron autrichien faisant tranquillement boire ses chevaux. Tous les cavaliers portaient leurs armes, selon l’usage des avant-postes ; mais les chefs des Barco avaient négligé une précaution très essentielle à la guerre, qui consiste à ne faire boire et débrider qu’un certain nombre de chevaux à la fois, et à ne laisser entrer les pelotons dans l’eau que les uns après les autres, afin d’en avoir toujours la moitié sur le rivage, prêts à repousser l’ennemi. Se confiant à l’éloignement des Français et à la surveillance du posté placé en tête du village, le commandant ennemi avait jugé inutile de prendre cette précaution : ce fut ce qui le perdit.

Dès que je fus à cinq cents pas du petit étang, je fis lâcher notre guide, qui se sauva à toutes jambes, pendant que, le sabre à la main, et après avoir défendu à mes camarades de crier avant le combat, je me lance au triple galop sur les housards ennemis, qui ne nous aperçurent qu’un instant avant que nous fussions sur la rive de l’étang ! Les berges de l’étang étaient presque partout trop élevées pour que les chevaux pussent les gravir, et il n’existait de passage praticable que celui qui servait d’abreuvoir au village : il est vrai qu’il était fort large. Mais plus de cent cavaliers étaient agglomérés sur ce point, ayant tous la bride au bras et la carabine au crochet, enfin dans une quiétude si parfaite que plusieurs chantaient. Qu’on juge de leur surprise ! Je les fais assaillir tout d’abord par un feu de mousquetons qui en tue quelques-uns, en blesse beaucoup et met aussi une grande quantité de leurs chevaux à bas. Le tumulte est complet ! Néanmoins, le capitaine, ralliant autour de lui les hommes qui se trouvent le plus près du rivage, veut forcer le passage pour sortir de l’eau et faire sur nous un feu qui, bien que mal nourri, blessa cependant deux hommes. Les ennemis fondent ensuite sur nous ; mais Pertelay ayant tué d’un coup de sabre leur capitaine, les Barco sont refoulés dans l’étang. Plusieurs veulent s’éloigner de la mousqueterie et gagnent l’autre rive ; plusieurs perdent pied, un bon nombre d’hommes et de chevaux se noient, et ceux des cavaliers autrichiens qui parviennent de l’autre côté de l’étang, ne pouvant faire franchir la berge à leurs chevaux, les abandonnent, et, s’accrochant aux arbres du rivage, se sauvent en désordre dans la campagne. Les douze hommes de la grand’garde accourent au bruit ; nous les sabrons, et ils fuient aussi. Cependant une trentaine d’ennemis restaient encore dans l’étang ; mais craignant de pousser leurs chevaux au large, voyant que la pièce d’eau n’avait pas d’autre issue abordable que celle que nous occupions, ils nous crièrent qu’ils se rendaient, ce que j’acceptai, et à mesure qu’ils parvenaient au rivage, je leur faisais jeter leurs armes à terre. La plupart de ces hommes et de ces chevaux étaient blessés ; mais comme je voulais cependant avoir un trophée de notre victoire, je fis choisir dix-sept cavaliers et autant de chevaux en bon état, que je plaçai au milieu de mon détachement ; puis, abandonnant tous les autres Barco, je m’éloignai au galop, en contournant de nouveau le village.

Bien me prit de faire prompte retraite, car, ainsi que je l’avais prévu, les fuyards avaient couru prévenir les cantonnements voisins, auxquels le bruit de la fusillade avait déjà donné l’éveil. Tous prirent les armes, et une demi-heure après, il y avait plus de quinze cents cavaliers sur les rives du petit étang, et plusieurs milliers de fantassins suivaient de près ; mais nous étions déjà à deux lieues de là, nos blessés ayant pu soutenir le galop. Nous nous arrêtâmes un instant sur le haut d’une colline pour les panser, et nous rîmes beaucoup, en voyant au loin plusieurs colonnes ennemies se mettre sur nos traces, car nous avions la certitude qu’elles ne pouvaient nous joindre, parce que, craignant de tomber dans une embuscade, elles n’avançaient que fort lentement et en tâtonnant. Nous étions donc hors de danger. Je donnai à Pertelay deux housards des mieux montés et le fis partir au galop pour aller prévenir le général Séras du résultat de notre mission ; puis, remettant le détachement dans l’ordre le plus parfait, nos prisonniers toujours au centre et bien surveillés, je repris au petit trot le chemin de l’auberge.

Il me serait impossible de décrire la joie de mes camarades et les félicitations qu’ils m’adressaient pendant le trajet ; tous se résumaient en ces mots qui, selon eux, exprimaient le nec plus ultra des éloges : « Tu es vraiment digne de servir dans les housards de Bercheny, le premier régiment du monde ! »

Cependant, que s’était-il passé à Santo-Giacomo pendant que je faisais mon expédition ? Après plusieurs heures d’attente, le général Séras, impatient d’avoir des nouvelles, aperçoit, du haut de la montagne, de la fumée à l’horizon ; son aide de camp place l’oreille sur un tambour posé à terre, et par ce moyen usité à la guerre, il entend le bruit lointain de la mousqueterie. Le général Séras, inquiet, et ne doutant plus que le détachement de cavalerie ne soit aux prises avec l’ennemi, prend un régiment d’infanterie pour se porter avec lui jusqu’à l’auberge. Arrivé là, il voit sous le hangar un cheval de housard attaché au râtelier : c’était celui du maréchal des logis Canon. L’aubergiste paraît, le général le questionne et apprend que le sous-officier de housards n’a pas dépassé l’auberge, et qu’il est depuis plusieurs heures dans la salle à manger. Le général y entre, et que trouve-t-il ? M. Canon endormi au coin du feu, et ayant devant lui un énorme jambon, deux bouteilles vides et une tasse de café ! On réveille le pauvre maréchal des logis ; il veut encore s’excuser en parlant de son indisposition subite ; mais les restes accusateurs du formidable déjeuner qu’il venait de faire, ne permettaient pas de croire à sa maladie ; aussi le général Séras le traita-t-il fort rudement. Sa colère s’augmentait à la pensée qu’un détachement de cinquante cavaliers, confié à la direction d’un simple soldat, avait probablement été détruit par l’ennemi, lorsque Pertelay et les deux housards qui l’accompagnaient arrivèrent au galop, annonçant notre triomphe et la prochaine arrivée de dix-sept prisonniers. Comme le général Séras, malgré cet heureux résultat, accablait encore M. Canon de reproches, Pertelay lui dit avec sa rude franchise : « Ne le grondez pas, mon général ; il est si poltron que, s’il nous eût conduits, jamais l’expédition n’eût réussi ! » Cette manière d’arranger les choses aggrava naturellement la position déjà si fâcheuse de M. Canon, que le général fit aussitôt arrêter.

J’arrivai sur ces entrefaites. Le général Séras cassa le pauvre M. Canon, et lui fit ôter ses galons en présence du régiment d’infanterie et des cinquante housards ; puis, venant à moi, dont-il ignorait le nom, il me dit : « Vous avez parfaitement rempli une mission qu’on ne confie ordinairement qu’à des officiers ; je regrette que les pouvoirs d’un général de division n’aillent pas jusqu’à pouvoir faire un sous-lieutenant ; le général en chef seul a cette faculté, je lui demanderai ce grade pour vous, mais en attendant je vous nomme maréchal des logis. » Et il ordonna à son aide de camp de me faire reconnaître devant le détachement. Pour remplir cette formalité, l’aide de camp dut me demander mon nom, et ce fut seulement alors que le général Séras apprit que j’étais le fils de son camarade le général Marbot. Je fus bien aise de cette aventure, puisqu’elle devait prouver à mon père que la faveur n’avait pas décidé ma promotion.