Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre XV

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CHAPITRE XV

Séjour à Brest et à Rennes. — Je suis nommé au 25e de chasseurs et envoyé à l’armée de Portugal. — Voyage de Nantes à Bordeaux et à Salamanque. — Nous formons avec le général Leclerc l’aile droite de l’armée espagnole. — 1802. — Retour en France.

Cependant, le premier Consul avait changé ses dispositions relativement à l’armée de Portugal. Il en confia le commandement au général Leclerc, son beau-frère, et maintint Bernadotte dans celui de l’armée de l’Ouest. En conséquence, l’état-major que mon frère et les autres aides de camp venaient de rejoindre à Tours reçut ordre de retourner en Bretagne et de se transporter à Brest, où le général en chef allait se rendre. Il y a loin de Tours à Brest, surtout lorsqu’on marche par journées d’étape ; mais comme on était dans la belle saison, que nous étions nombreux et jeunes, le voyage fut fort gai. Ne pouvant monter à cheval, par suite d’une blessure accidentelle reçue à la hanche, je me plaçai dans l’une des voitures du général en chef. Nous retrouvâmes celui-ci à Brest.

La rade de Brest contenait alors non seulement un très grand nombre de vaisseaux français, mais encore la flotte espagnole, commandée par l’amiral Gravina, qui fut tué plus tard à la bataille de Trafalgar, où les flottes de France et d’Espagne combinées combattirent celle de l’Angleterre, commandée par le célèbre Nelson, qui périt dans cette journée. À l’époque où nous arrivâmes à Brest, les deux flottes alliées étaient destinées à transporter en Irlande le général Bernadotte et de nombreuses troupes de débarquement, tant françaises qu’espagnoles ; mais en attendant qu’on fît cette expédition, qui ne se réalisa pas, la présence de tant d’officiers de terre et de mer rendait la ville de Brest fort animée. Le général en chef, les amiraux et plusieurs généraux recevaient tous les jours. Les troupes des deux nations vivaient dans la meilleure intelligence, et je fis connaissance de plusieurs officiers espagnols.

Nous nous trouvions fort bien à Brest, lorsque le général en chef jugea à propos de retransporter le quartier général à Rennes, ville fort triste, mais plus au centre du commandement. À peine y fûmes-nous établis, que ce que j’avais prévu arriva. Le premier Consul restreignit le nombre des aides de camp que le général en chef devait conserver. Il ne pouvait avoir qu’un colonel, cinq officiers de grade inférieur, et plus d’officiers provisoires. En conséquence, je fus averti que j’allais être placé dans un régiment de cavalerie légère. J’en eusse pris mon parti si c’eût été pour retourner au 1er de housards, où j’étais connu, et dont je portais l’uniforme ; mais il y avait plus d’un an que j’avais quitté le corps ; le colonel m’avait fait remplacer, et le ministre m’envoya une commission pour aller servir dans le 25e de chasseurs à cheval, qui venait d’entrer en Espagne et se rendait sur les frontières du Portugal, vers Salamanque et Zamora. Je sentis alors plus amèrement le tort que m’avait fait le général Bernadotte, car, sans ses promesses trompeuses, je serais entré comme aide de camp en pied auprès du maréchal Masséna, en Italie, ou j’eusse repris ma place au 1er de housards.

J’étais donc fort mécontent ; mais il fallait obéir !… Une fois les premiers mouvements de mauvaise humeur passés, ― ils passent vite à cet âge, ― il me tardait de me mettre en route pour m’éloigner du général Bernadotte dont je croyais avoir à me plaindre. J’avais très peu d’argent, mon père en avait souvent prêté à ce général, surtout lorsqu’il fit l’acquisition de la terre de Lagrange ; mais bien qu’il sût que le fils de son ami, à peine remis d’une récente blessure, allait traverser une grande partie de la France, la totalité de l’Espagne, et devait en outre renouveler ses uniformes, il ne m’offrit pas de m’avancer un sou, et pour rien au monde je ne le lui aurais demandé. Mais fort heureusement pour moi, ma mère avait à Rennes un vieil oncle, M. de Verdal (de Gruniac), ancien major au régiment de Penthièvre-infanterie. C’était auprès de lui que ma mère avait passé les premières années de la Révolution. Ce vieillard était un peu original, mais fort bon : non seulement il m’avança l’argent dont j’avais grand besoin, mais il m’en donna même de sa propre bourse.

Bien qu’à cette époque les chasseurs portassent le dolman des housards, si ce n’est qu’il était vert, je fus assez peu raisonnable pour verser quelques larmes, quand il me fallut quitter l’uniforme de Bercheny et renoncer à la dénomination de housard pour devenir chasseur !… Mes adieux au général Bernadotte furent assez froids. Il me donna des lettres de recommandation pour Lucien Bonaparte, alors ambassadeur de France à Madrid, ainsi que pour le général Leclerc, commandant de notre armée de Portugal.

Le jour de mon départ, tous les aides de camp se réunirent pour me donner à déjeuner ; puis je me mis en route le cœur fort gros. J’arrivai à Nantes après deux jours de marche, brisé de fatigue, souffrant de mon côté, et bien persuadé que je ne pourrais jamais supporter le cheval pendant les quatre cent cinquante lieues que j’avais à faire pour parvenir aux frontières du Portugal. Je trouvai précisément chez un ancien camarade de Sorèze, qui habitait Nantes, un officier espagnol nommé don Raphaël, qui rejoignait le dépôt de son régiment en Estramadure, et il fut convenu que je le guiderais jusqu’aux Pyrénées, et que là il prendrait la direction du voyage que nous devions faire ensemble.

Nous traversâmes en diligence toute la Vendée, dont presque tous les bourgs et villages portaient encore les traces de l’incendie, bien que la guerre civile fût terminée depuis deux ans. Ces ruines faisaient peine à voir. Nous visitâmes la Rochelle, Rochefort et Bordeaux. De Bordeaux à Bayonne, on allait dans des espèces de berlines à quatre places qui ne marchaient jamais qu’au pas dans les sables des Landes ; aussi mettions-nous souvent pied à terre, et, marchant gaiement, nous allions nous reposer sous quelque groupe de pins ; alors, assis à l’ombre, don Raphaël prenait sa mandoline et chantait. Nous mîmes ainsi cinq ou six jours pour gagner Bayonne.

Avant de passer les Pyrénées, je devais me présenter chez le général commandant à Bayonne. Il se nommait Ducos. C’était un excellent homme qui avait servi sous mon père. Il voulait, par intérêt pour moi, retarder de quelques jours mon entrée en Espagne, parce qu’il venait d’apprendre qu’une bande de voleurs avait détroussé des voyageurs non loin de la frontière. De tout temps, même avant les guerres de l’Indépendance et les guerres civiles, le caractère aventureux et paresseux des Espagnols leur a donné un goût décidé pour le brigandage, et ce goût était entretenu par le morcellement du pays en plusieurs royaumes, qui, ayant formé jadis des États indépendants, ont chacun conservé leurs lois, leurs usages et leurs frontières respectives. Quelques-uns de ces anciens États sont soumis aux droits de douane, tandis que d’autres, tels que la Biscaye et la Navarre, en sont exempts. Il en résulte que les habitants des provinces jouissant de la franchise du commerce cherchent constamment à introduire des marchandises prohibées dans celles dont les frontières sont gardées par des lignes de douaniers bien armés et fort braves. Les contrebandiers, de leur côté, ont de temps immémorial fourni des bandes qui agissent au moyen de la force, lorsque la ruse ne suffit pas, et leur métier n’a rien de déshonorant aux yeux des Espagnols, qui le considèrent comme une guerre juste contre l’abus des droits de douane. Préparer les expéditions, aller à la découverte, se garder militairement, se cacher dans les montagnes, y coucher, fumer et dormir, telle est la vie des contrebandiers, que les grands bénéfices d’une seule opération mettent à même de vivre largement sans rien faire pendant plusieurs mois. Cependant, lorsque les douaniers espagnols, avec lesquels ils ont de fréquents engagements, les ont battus et ont pris leurs convois de marchandises, les contrebandiers espagnols, réduits aux abois, ne reculent pas devant la pensée de se faire voleurs de grands chemins, profession qu’ils exerçaient alors avec une certaine magnanimité, car jamais ils n’assassinaient les voyageurs, et ils leur laissaient habituellement de quoi poursuivre leur route. C’est ainsi qu’ils venaient d’agir vis-à-vis d’une famille anglaise, et le général Ducos, désirant nous éviter le désagrément d’être dépouillés, avait résolu de retarder notre départ ; mais don Raphaël lui ayant fait observer qu’il connaissait assez les habitudes des voleurs espagnols, pour être certain que le moment le plus favorable pour voyager dans une province était celui où les bandes venaient d’y commettre quelque délit, parce qu’elles s’en éloignent momentanément, le général autorisa notre départ. À l’époque dont je parle, les chevaux de trait étaient inconnus en Espagne, où toutes les voitures, même celles du Roi, étaient traînées par des mules. Les diligences n’existaient pas, et il n’y avait dans les postes que des chevaux de selle, de sorte que les plus grands seigneurs, ayant des voitures à eux, étaient forcés, lorsqu’ils voyageaient, de louer des mules de trait et de marcher à petites journées. Les voyageurs aisés prenaient des voiturins qui ne faisaient que dix lieues par jour. Les gens du peuple se joignaient à des caravanes d'âniers qui transportaient les bagages à l’instar de nos rouliers, mais personne ne marchait isolément, tant à cause des voleurs que par le mépris qu’inspirait cette dernière manière de voyager. Après notre arrivée à Bayonne, don Raphaël, étant devenu le directeur de notre voyage, me dit que, n’étant ni assez grands seigneurs pour louer pour nous seuls une voiture avec attelage de mules, ni assez gueux pour aller avec les âniers, il nous restait à choisir de courir la poste à franc étrier ou de prendre place dans un voiturin. Le franc étrier, dont j’ai depuis tant fait usage, ne pouvait me convenir par l’impossibilité de pouvoir porter nos effets avec nous ; il fut donc arrêté que nous irions par le voiturin.

Don Raphaël traita avec un individu qui, moyennant 800 francs par tête, s’engagea à nous transporter à Salamanque, en nous logeant et nourrissant à ses frais. Je trouvais cela bien cher, car c’était le double de ce qu’un pareil voyage eût coûté en France, et puis je venais de dépenser beaucoup d’argent pour me rendre à Bayonne. Mais c’était le prix, et il n’y avait pas moyen de faire autrement pour rejoindre mon nouveau régiment. J’acceptai donc.

Nous partîmes dans un immense et vieux carrosse, dont trois places étaient occupées par un habitant de Cadix, sa femme et sa fille. Un prieur de Bénédictins de l’Université de Salamanque complétait le chargement.

Tout devait être nouveau pour moi dans ce voyage. D’abord l’attelage, qui m’étonna beaucoup. Il se composait de six mules superbes dont, à mon grand étonnement, les deux du timon étaient les seules qui eussent des brides et des rênes ; les quatre autres allaient en liberté, guidées par la voix du voiturier et de son zagal, ou garçon d’attelage. Le premier, perché magistralement sur un énorme siège, donnait gravement ses ordres au zagal, qui, leste comme un écureuil, faisait quelquefois plus d’une lieue à pied en courant à côté des mules allant au grand trot ; puis, en un clin d'œil, il grimpait sur le siège à côté de son maître, pour redescendre et remonter encore, et cela vingt fois pendant la journée, tournant autour de la voiture et de l’attelage pour s’assurer que rien n’était dérangé, et faisant ce manège en chantant continuellement, afin d’encourager ses mules, qu’il appelait chacune par son nom ; mais il ne les frappait jamais, sa voix suffisait pour ranimer celle des mules qui ralentissait son train.

Les manœuvres et surtout les chants de cet homme m’amusaient beaucoup. Je prenais aussi un vif intérêt à ce qui se disait dans la voiture, car, bien que je ne parlasse pas espagnol, ce que je savais de latin et d’italien me mettait à même de comprendre mes compagnons de voyage, auxquels je répondais en français. Ils l’entendaient passablement. Les cinq Espagnols, même les deux dames et le moine, allumèrent bientôt leurs cigares. Quel dommage que je n’eusse pas encore l’habitude de fumer ! Nous étions tous de belle humeur. Don Raphaël, les dames et même le gros Bénédictin chantaient en chœur. Nous partions ordinairement le matin. On s’arrêtait de une heure à trois heures pour dîner, faire reposer les mules et laisser passer la forte chaleur, pendant laquelle on dormait, ce que les Espagnols appelaient faire la sieste. Puis on gagnait la couchée. Les repas étaient assez abondants, mais la cuisine espagnole me parut tout d’abord d’un goût atroce ; cependant, je finis par m’y habituer. Mais je ne pus jamais me faire aux horribles lits qu’on nous offrait le soir dans les posadas ou auberges. Ils étaient vraiment dégoûtants, et don Raphaël, qui venait de passer un an en France, était forcé d’en convenir. Pour obvier à cet inconvénient, le jour de mon entrée en Espagne, je demandai à coucher sur une botte de paille. Malheureusement, j’appris qu’une botte de paille était chose inconnue en ce pays, parce qu’au lieu de battre les gerbes, on les fait fouler sous les pieds des mules, ce qui réduit la paille en petits brins à peine longs comme la moitié du doigt. Mais j’eus la bonne idée de faire remplir un grand sac de toile avec cette paille hachée ; puis, le plaçant dans une grange, je me couchai dessus, enveloppé dans mon manteau, et évitai ainsi la vermine dont les lits et les chambres étaient infestés. Le matin, je vidai mon sac, qui fut placé dans la voiture, de sorte que, à chaque couchée, je le faisais remplir et avais une paillasse propre. Mon invention fut imitée par don Raphaël.

Nous traversâmes les provinces de Navarre, de Biscaye et d’Alava, pays de hautes montagnes ; puis nous passâmes l’Èbre et entrâmes dans les immenses plaines de Castille. Nous vîmes Burgos, Valladolid, et arrivâmes enfin, après quinze jours de marche, à Salamanque. Ce fut là que je me séparai, non sans regret, de mon bon compagnon de voyage don Raphaël, que je devais retrouver plus tard, dans ces mêmes contrées, pendant la guerre de l’Indépendance. Le général Leclerc se trouvait à Salamanque ; il me reçut parfaitement et me proposa même de rester auprès de lui comme aide de camp à la suite ; mais je venais de faire une expérience qui m’avait démontré que si le service de l’état-major offre plus de liberté et d’agrément que celui des troupes, ce n’est que lorsqu’on s’y trouve comme aide de camp titulaire, sans quoi, toutes les corvées tombent sur vous, et vous n’avez qu’une position très précaire. Je refusai donc la faveur que le général en chef voulait m’accorder, et demandai à aller faire le service dans mon régiment. Bien me prit d’avoir eu tant de raison, car l’année suivante, le général, ayant eu le commandement de l’expédition de Saint-Domingue, emmena un lieutenant qui, sur mon refus, était entré à son état-major, et tous les officiers, ainsi que le général, moururent de la fièvre jaune.

Je trouvai le 25e de chasseurs à Salamanque. Le colonel, M. Moreau, était un vieil officier fort bon. Il me reçut très bien, mes nouveaux camarades aussi, et au bout de quelques jours je fus au mieux avec tous. On m’introduisit dans la société de la ville, car alors la position de Français était on ne peut plus agréable en Espagne, et entièrement opposée à ce qu’elle fut depuis. En effet, en 1804, nous étions alliés aux Espagnols. Nous venions combattre pour eux contre les Portugais et les Anglais ; aussi nous traitaient-ils en amis. Les officiers français étaient logés chez les habitants les plus riches ; c’était à qui en aurait ; on les recevait partout, on les accablait d’invitations. Ainsi admis familièrement dans l’intérieur des Espagnols, nous pûmes, en peu de temps, beaucoup mieux connaître leurs mœurs que ne purent le faire, en plusieurs années, les officiers qui ne vinrent dans la Péninsule qu’à l’époque de la guerre de l’Indépendance. Je logeais chez un professeur de l’Université, qui m’avait placé dans une très jolie chambre donnant sur la belle place de Salamanque. Le service que je faisais au régiment étant peu fatigant, me laissait quelques loisirs ; j’en profitai pour étudier la langue espagnole, qui est, à mon avis, la plus majestueuse et la plus belle de l’Europe. Ce fut à Salamanque que je vis pour la première fois le célèbre général Lasalle, alors colonel du 10e de housards. Il me vendit un cheval.

Les quinze mille Français envoyés dans la Péninsule avec le général Leclerc formaient l’aile droite de la grande armée espagnole, que commandait le prince de la Paix, et se trouvaient ainsi sous ses ordres. Il vint nous passer en revue. Ce favori de la reine d’Espagne était alors le roi de fait. Il me parut fort satisfait de sa personne, bien qu’il fût petit et d’une figure sans distinction ; mais il ne manquait ni de grâce ni de moyens. Il mit notre corps d’armée en mouvement, et notre régiment alla à Toro, puis à Zamora. Je regrettai d’abord Salamanque, mais nous fûmes aussi très bien dans ces autres villes, surtout à Zamora, où je logeai chez un riche négociant dont la maison avait un superbe jardin, dans lequel une nombreuse société se réunissait le soir pour faire de la musique et passer une partie de la nuit à causer au milieu des bosquets de grenadiers, de myrtes et de citronniers. Il est difficile de bien apprécier les beautés de la nature lorsqu’on ne connaît pas les délicieuses nuits des pays méridionaux !…

Il fallut cependant s’arracher à l’agréable vie que nous menions pour aller attaquer les Portugais. Nous entrâmes donc sur leur territoire. Il y eut quelques petits combats qui furent tous à notre avantage. Le corps français se porta sur Visen, pendant que l’armée espagnole descendait le Tage et pénétrait dans l’Alentejo. Nous comptions entrer bientôt en vainqueurs à Lisbonne ; mais le prince de la Paix, qui avait appelé sans réflexion les troupes dans la Péninsule, s’effraya aussi sans réflexion de leur présence, et, pour s’en débarrasser, conclut avec le Portugal, à l’insu du premier Consul, un traité de paix qu’il eut l’adresse de faire ratifier par l’ambassadeur de France, Lucien Bonaparte, ce qui irrita vivement le premier Consul ; et de ce jour data l’inimitié des deux frères.

Les troupes françaises restèrent encore quelques mois en Portugal, où nous commençâmes l’année 1802 ; puis nous retournâmes en Espagne, et revînmes successivement dans nos charmantes garnisons de Zamora, Toro et Salamanque, où nous étions toujours si bien reçus.

Cette fois, je traversai l’Espagne à cheval avec mon régiment, et n’eus plus à redouter les horribles lits des posadas, puisque nous étions logés chaque soir chez les propriétaires les plus aisés. Les marches par étapes, lorsqu’on les fait avec un régiment et par le beau temps, ne manquent pas d’un certain charme. On change constamment de lieux sans quitter ses camarades ; on voit le pays dans ses plus grands détails ; on cause tout le long de la route ; on dîne ensemble, tantôt bien, tantôt mal, et l’on est à même d’observer les mœurs des habitants. Notre plus grand plaisir était de voir le soir les Espagnols, se réveillant de leur torpeur, danser le fandango et les boléros avec une agilité et une grâce parfaites, qui se trouvent même chez les villageois. Souvent le colonel leur offrait sa musique ; mais ils préféraient, avec raison, la guitare, les castagnettes et la voix d’une femme, cet accompagnement laissant à leur danse le caractère national. Ces bals improvisés en plein air par la classes ouvrière, tant dans les villes que dans les campagnes, avaient un tel charme pour nous, bien que simples spectateurs, que nous avions peine à nous en éloigner. Après plus d’un grand mois de route, nous repassâmes la Bidassoa, et bien que je n’eusse qu’à me louer de mon séjour en Espagne, je revis la France avec plaisir.