Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre XXVII

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CHAPITRE XXVII

Entrevue des empereurs. — Retour au corps. — 1806. — Darmstadt et Francfort. — Bons procédés d’Augereau.

La défaite éprouvée par les Russes avait jeté leur armée dans une telle confusion que tout ce qui avait échappé au désastre d’Austerlitz se hâta de gagner la Galicie, afin de se soustraire au vainqueur. La déroute fut complète ; les Français firent un très grand nombre de prisonniers et trouvèrent les chemins couverts de canons et de bagages abandonnés. L’empereur de Russie, qui avait cru marcher à une victoire certaine, s’éloigna navré de douleur, en autorisant son allié François II à traiter avec Napoléon. Le soir même de la bataille, l’empereur d’Autriche, pour sauver son malheureux pays d’une ruine complète, avait fait demander une entrevue à l’empereur des Français, et d’après l’assentiment de Napoléon, il s’était arrêté au village de Nasiedlowitz. L’entrevue eut lieu le 4, près du moulin de Poleny, entre les lignes des avant-postes autrichiens et français. J’assistai à cette conférence mémorable.

Napoléon, parti de fort grand matin du château d’Austerlitz, accompagné de son nombreux état-major, se trouva le premier au rendez-vous, mit pied à terre et se promenait autour d’un bivouac lorsque, voyant arriver l’empereur d’Autriche, il alla à lui et l’embrassa cordialement… Spectacle bien fait pour inspirer des réflexions philosophiques ! Un empereur d’Allemagne venant s’humilier et solliciter la paix auprès d’un petit gentilhomme corse, naguère sous-lieutenant d’artillerie, que ses talents, des circonstances heureuses et le courage des armées françaises avaient élevé au faîte du pouvoir et rendu l’arbitre des destinées de l’Europe !

Napoléon n’abusa pas de la position dans laquelle se trouvait l’empereur d’Autriche ; il fut affectueux et d’une politesse extrême, autant que nous pûmes en juger de la distance à laquelle se tenaient respectueusement les deux états-majors. Un armistice fut conclu entre les deux souverains, qui convinrent d’envoyer de part et d’autre des plénipotentiaires à Brünn, afin d’y négocier un traité de paix entre la France et l’Autriche. Les empereurs s’embrassèrent de nouveau en se séparant : celui d’Allemagne retourna à Nasiedlowitz, et Napoléon revint coucher au château d’Austerlitz. Il y passa deux jours, pendant lesquels il nous donna, au commandant Massy et à moi, notre audience de congé, en nous chargeant de raconter au maréchal Augereau ce que nous avions vu. L’Empereur nous remit en même temps des dépêches pour la cour de Bavière, qui était rentrée à Munich, et nous prévint que le maréchal Augereau avait quitté Bregenz et que nous le trouverions à Ulm. Nous regagnâmes Vienne, et nous continuâmes notre voyage en marchant nuit et jour, malgré la neige qui tombait à flocons.

Je n’entrerai ici dans aucun détail sur les changements politiques qui furent le résultat de la bataille d’Austerlitz et de la paix de Presbourg. L’Empereur s’était rendu à Vienne, puis à Munich, où il devait assister au mariage de son beau-fils, Eugène de Beauharnais, avec la fille du roi de Bavière. Il paraît que les dépêches que nous étions chargés de remettre à cette cour avaient trait à ce mariage, car nous y fûmes on ne peut mieux reçus. Nous ne restâmes néanmoins que quelques heures à Munich, et gagnâmes la ville d’Ulm, où nous trouvâmes le 7e corps et le maréchal Augereau. Nous y passâmes une quinzaine de jours.

Pour rapprocher insensiblement le 7e corps de la Hesse électorale, intime alliée de la Prusse, Napoléon lui donna l’ordre de se rendre de Ulm à Heidelberg, où nous arrivâmes vers la fin de décembre et commençâmes l’année 1806. Après un court séjour dans cette ville, le 7e corps se rendit à Darmstadt, capitale du landgrave de Hesse-Darmstadt, prince fort attaché au roi de Prusse, tant par les liens du sang que par ceux de la politique. Bien que ce monarque, en acceptant le Hanovre, eût conclu un traité d’alliance avec Napoléon, il l’avait fait avec répugnance et redoutait l’approche de l’armée française.

Le maréchal Augereau, avant de faire entrer ses troupes dans le pays de Darmstadt, crut devoir en prévenir le landgrave par une lettre qu’il me chargea de lui porter. Le trajet n’était que de quinze lieues ; je le fis en une nuit ; mais en arrivant à Darmstadt, j’appris que le landgrave, auquel on avait insinué que les Français voulaient s’emparer de sa personne, venait de quitter cette résidence pour se retirer dans une autre partie de ses États, d’où il pourrait facilement se réfugier en Prusse. Ce départ me contraria beaucoup ; cependant, ayant appris que Mme la landgrave était encore au palais, je demandai à lui être présenté.

Cette princesse, dont la personne avait beaucoup de ressemblance avec les portraits de l’impératrice Catherine de Russie, avait, comme elle, un caractère mâle, une très grande capacité, et toutes les qualités nécessaires pour diriger un vaste empire. Aussi gouvernait-elle le prince son époux, ainsi que ses États ; c’était, sous tous les rapports, ce qu’on peut appeler une maîtresse femme. En voyant dans mes mains la lettre adressée au landgrave par le maréchal Augereau, elle la prit sans plus de façons, comme si c’eût été pour elle-même. Elle me dit ensuite, avec la plus grande franchise, que c’était d’après ses conseils que le landgrave son époux s’était éloigné à l’approche des Français, mais qu’elle se chargeait de le faire revenir, si le maréchal lui donnait l’assurance qu’il n’avait aucun ordre d’attenter à la liberté de ce prince. Je compris que l’arrestation et la mort du duc d’Enghien effrayaient tous les princes, qui pensaient que Napoléon pouvait avoir à se plaindre d’eux ou de leurs alliances. Je protestai autant que je le pus de la pureté des intentions du gouvernement français, et offris de retourner à Heidelberg chercher auprès du maréchal Augereau les assurances que désirait la princesse, ce qui fut accepté par elle.

Je partis et revins le lendemain, avec une lettre du maréchal, conçue en termes si bienveillants que Mme la landgrave, après avoir dit : « Je me confie à l’honneur d’un maréchal français », se rendit sur-le-champ à Giessen, où était le landgrave, qu’elle ramena à Darmstadt, et tous les deux accueillirent parfaitement le maréchal Augereau lorsqu’il vint établir son quartier général en cette ville.

Le maréchal leur sut si grand gré de la confiance qu’ils avaient eue en lui que, quelques mois après, lorsque l’Empereur, remaniant tous les petits États de l’Europe, en réduisit le nombre à trente-deux, dont il forma la Confédération du Rhin, non seulement Augereau parvint à faire conserver le landgrave de Darmstadt, mais il lui obtint le titre de grand-duc et fit tellement agrandir ses États que la population en fut portée de cinq cent mille âmes à peine à plus d’un million d’habitants. Le nouveau grand-duc joignit quelques mois après ses troupes aux nôtres contre la Russie, en demandant qu’elles servissent dans le corps du maréchal Augereau. Ce prince dut ainsi sa conservation et son élévation au courage de sa femme.

Quoique je fusse encore bien jeune à cette époque, je pensai que Napoléon commettait une grande faute, en réduisant le nombre des petites principautés de l’Allemagne. En effet, dans les anciennes guerres contre la France, les huit cents princes des corps germaniques ne pouvaient agir ensemble ; il y en avait qui ne fournissaient qu’une compagnie, d’autres qu’un peloton, plusieurs un demi-soldat ; de sorte que la réunion de ces divers contingents composait une armée totalement dépourvue d’ensemble et se débandant au premier revers. Mais lorsque Napoléon eut réduit à trente-deux le nombre des principautés, il y eut un commencement de centralisation dans les forces de l’Allemagne. Les souverains conservés et agrandis formèrent une petite armée bien constituée. C’était le but que l’Empereur se proposait, dans l’espoir d’utiliser ainsi à son profit toutes les ressources militaires de ce pays, ce qui eut lieu, en effet, tant que nous eûmes des succès ; mais, au premier revers, les trente-deux souverains, s’étant entendus, se réunirent contre la France, et leur coalition avec la Russie renversa l’empereur Napoléon, qui fut ainsi puni pour n’avoir pas suivi l’ancienne politique des rois de France.

Nous passâmes une partie de l’hiver à Darmstadt en fêtes, bals et galas. Les troupes du grand-duc étaient commandées par un respectable général, de Stoch. Il avait un fils de mon âge, lieutenant des gardes, charmant jeune homme avec lequel je me liai intimement et dont je reparlerai. Nous n’étions qu’à dix lieues de Francfort-sur-Mein ; cette ville, encore libre, et que son commerce rendait immensément riche, était depuis longtemps le foyer de toutes les intrigues ourdies contre la France, et le point de départ de toutes les fausses nouvelles qui circulaient en Allemagne contre nous. Aussi, le lendemain de la bataille d’Austerlitz, et lorsque le bruit se répandit qu’il y avait eu un engagement dont on ne savait pas le résultat, les habitants de Francfort assuraient que les Russes étaient vainqueurs ; plusieurs journaux poussèrent même la haine jusqu’à dire que les désastres de notre armée avaient été si grands que pas un seul Français n’en avait échappé !… L’Empereur, auquel on rendait compte de tout, dissimula jusqu’au moment où, prévoyant la possibilité d’une rupture avec la Prusse, il rapprocha insensiblement ses armées des frontières de ce royaume. Voulant alors punir l’impertinence des Francfortois, il ordonna au maréchal Augereau de quitter à l’improviste Darmstadt et d’aller s’établir avec tout son corps d’armée dans Francfort et sur son territoire.

L’ordre de l’Empereur portait que la ville devait, le jour de l’entrée de nos troupes, donner comme bienvenue un louis d’or à chaque soldat, deux aux caporaux, trois aux sergents, dix aux sous-lieutenants et ainsi de suite !… Les habitants devaient, en outre, loger, nourrir la troupe et payer pour frais de table, savoir : au maréchal six cents francs par jour, aux généraux de division quatre cents, aux généraux de brigade deux cents, aux colonels cent : le Sénat était tenu d’envoyer tous les mois un million de francs au Trésor impérial à Paris.

Les autorités de Francfort, épouvantées d’une contribution aussi exorbitante, coururent chez l’envoyé de France ; mais celui-ci, auquel Napoléon avait donné des instructions, leur répondit : « Vous prétendiez que pas un seul Français n’avait échappé au fer des Russes ; l’empereur Napoléon a donc voulu vous mettre à même de compter ceux dont se compose un seul corps de la grande armée : il y en a six autres d’égale force, et la garde viendra ensuite… » Cette réponse, rapportée aux habitants, les plongea dans la consternation, car, quelque immenses qu’aient été leurs richesses, ils eussent été ruinés si cet état de choses eût duré quelque temps. Mais le maréchal Augereau ayant fait appel à la clémence de l’Empereur en faveur des Francfortois, il reçut l’autorisation de faire ce qu’il voudrait, de sorte qu’il prit sur lui de ne garder dans la ville que son état-major et un seul bataillon : les autres troupes furent réparties dans les principautés voisines. Dès ce moment, la joie reparut, et les habitants, pour témoigner leur reconnaissance au maréchal Augereau, lui donnèrent un grand nombre de fêtes. J’étais logé chez un riche négociant nommé M. Chamot. Je passai près de huit mois chez lui, pendant lesquels il fut, ainsi que sa famille, plein d’attentions pour moi.