Mémoires du Général Baron de Marbot/Tome 1/Chapitre XXXVII

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CHAPITRE XXXVII

Mission à Dresde. — Contrebande involontaire. — Incident à Mayence. — Séjour à Paris et à la Houssaye.

L’armée française fut répartie dans diverses provinces d’Allemagne et de Pologne sous le commandement de cinq maréchaux, dont Lannes avait demandé à ne pas faire partie, parce que le soin de sa santé le rappelait en France. Ainsi, quand bien même j’aurais été son aide de camp titulaire, j’aurais dû retourner à Paris ; à plus forte raison devais-je quitter l’armée pour rejoindre le maréchal Augereau, à l’état-major duquel je n’avais pas cessé d’appartenir, ma mission auprès du maréchal Lannes n’étant que temporaire. Je me préparai donc à retourner à Paris. Je vendis tant bien que mal mes deux chevaux, et envoyai Lisette au régisseur général, M. de Launay, qui, l’ayant prise en affection, m’avait prié de la remettre en dépôt chez lui, lorsque je n’en aurais plus besoin. Je lui prêtai indéfiniment cette bête, calmée désormais par ses blessures et ses fatigues. Il la faisait monter à sa femme et la garda sept ou huit ans, jusqu’à ce qu’elle mourût de vieillesse.

Pendant les vingt jours que l’Empereur venait de passer à Tilsitt, il avait expédié une très grande quantité d’officiers tant à Paris que sur les divers points de l’Empire ; aussi le nombre des disponibles pour ce service était presque complètement épuisé. Napoléon, ne voulant pas qu’on prît des officiers dans les régiments, ordonna qu’il serait dressé une liste de tous ceux qui, venant de faire volontairement la campagne, n’appartenaient à aucun des corps de l’armée, ni à l’état-major des cinq maréchaux qui devaient les commander. Je fus donc inscrit sur cette liste, certain d’avance que l’Empereur, dont j’avais porté les dépêches, me désignerait de préférence à des officiers inconnus. En effet, le 9 juillet, l’Empereur me fit appeler, et, me remettant de volumineux portefeuilles, ainsi que des dépêches pour le roi de Saxe, il m’ordonna de me rendre à Dresde et de l’y attendre. L’Empereur devait quitter Tilsitt ce jour-là, mais faire un très long détour pour visiter Kœnigsberg, Marienwerden et la Silésie. J’avais donc plusieurs jours d’avance sur lui. Je traversai de nouveau la Prusse, revis plusieurs de nos champs de bataille, gagnai Berlin et arrivai à Dresde deux jours avant l’Empereur. La cour de Saxe savait déjà que la paix était faite, qu’elle élevait son électeur au rang de roi et lui concédait le grand-duché de Varsovie ; mais on ignorait encore que l’Empereur dût passer à Dresde en se rendant à Paris, et ce fut moi qui en portai l’avis au nouveau roi.

Jugez de l’effet que cela produisit ! En un instant, la cour, la ville et l’armée furent en émoi pour se préparer à faire une magnifique réception au grand empereur, qui, après avoir si généreusement rendu la liberté aux troupes saxonnes prises à Iéna, comblait son souverain de bienfaits !… Je fus reçu à merveille ; on me logea au château, dans un charmant appartement, où j’étais servi magnifiquement. Les aides de camp du Roi me montrèrent tout ce que le palais et la ville avaient de remarquable. Enfin l’Empereur arriva, et, selon l’usage que je connaissais déjà, je m’empressai de remettre les portefeuilles à M. de Méneval, et fis demander les ordres de l’Empereur. Ils furent conformes à mes désirs, car je fus chargé de porter de nouveaux portefeuilles à Paris, et l’Empereur me confia une lettre que je devais remettre moi-même à l’impératrice Joséphine. Le maréchal du palais Duroc me fit toucher 8,000 francs pour frais de poste de Tilsitt à Dresde et de Dresde à Paris. Je me mis gaiement en route. Je venais de faire trois belles campagnes, pendant lesquelles j’avais obtenu le grade de capitaine et m’étais fait remarquer par l’Empereur ; nous allions jouir des délices de la paix, ce qui me permettrait de rester longtemps auprès de ma mère ; j’étais bien rétabli, je n’avais jamais possédé autant d’argent : tout me conviait donc à être joyeux, et je l’étais beaucoup.

J’arrivai ainsi à Francfort-sur-Mein. Un lieutenant-colonel de la garde impériale, nommé M. de L…, y commandait. L’Empereur m’avait donné une lettre pour cet officier, auquel il demandait, je pense, des renseignements particuliers, car M. de L… était en rapport avec M. Savary, chargé de la police secrète. Ce colonel, après m’avoir fait déjeuner avec lui, voulut me reconduire jusqu’à ma calèche ; mais en y montant, j’aperçus un assez gros paquet qui ne faisait pas partie de mes dépêches. J’allais appeler mon domestique pour avoir des explications à ce sujet, lorsque le colonel de L… m’en empêcha en me disant à voix basse que ce paquet contenait des robes de tricot de Berlin et autres étoffes prohibées en France, destinées à l’impératrice Joséphine, qui me saurait un gré infini de les lui apporter !… Je me souvenais trop bien des cruelles anxiétés que j’avais éprouvées, par suite du rapport de complaisance que j’avais eu la faiblesse de faire à l’Empereur, au sujet des chasseurs à cheval de sa garde présents à la bataille d’Austerlitz, pour consentir à m’engager encore dans une mauvaise affaire ; aussi je refusai très positivement.

J’aurais été désireux, sans doute, de complaire à l’Impératrice, mais je connaissais l’inflexible sévérité de Napoléon envers les personnes qui faisaient la contrebande, et, après avoir couru tant de dangers et avoir répandu une aussi grande quantité de mon sang dans les combats, je ne voulais pas perdre le bénéfice du mérite que cela m’avait donné aux yeux de l’Empereur en transgressant ses lois pour obtenir un sourire de remerciement de l’Impératrice. Le colonel de L…, afin de vaincre ma résistance, me fit observer que le paquet était sous plusieurs enveloppes, dont l’extérieure, adressée au ministre de la guerre, portait le cachet du 7e léger, ainsi que la désignation : « Pièces de comptabilité. » Il en concluait que les douaniers n’oseraient ouvrir ce paquet, dont j’arracherais la première enveloppe en arrivant à Paris, et porterais les étoffes à l’Impératrice sans avoir été compromis ; mais, malgré tous ces beaux raisonnements, je refusai positivement de m’en charger et ordonnai au postillon de marcher.

Arrivé au relais situé à moitié chemin de Francfort à Mayence, m’étant avisé de gronder mon domestique pour avoir reçu un paquet dans ma calèche, il me répondit que pendant le déjeuner, M. de L… ayant placé lui-même ces paquets dans la calèche, il avait pensé que c’était un surcroît de dépêches, et n’avait pas cru pouvoir les refuser de la main du commandant de place. — « Comment ! ces paquets ; il y en a donc plusieurs ? m’écriai-je, et il n’en a repris qu’un seul !… »

En effet, en remuant les portefeuilles de l’Empereur, j’aperçus un second ballot de contrebande que le colonel avait laissé dans ma malle à mon insu… Je fus atterré de cette supercherie et délibérai si je ne jetterais pas ces robes sur la grande route. Cependant, je ne l’osai, et continuai mon chemin, bien résolu, si la contrebande était saisie, à déclarer comment elle avait été mise dans ma calèche, et par qui le cachet du 7e léger avait été apposé sur l’enveloppe, car je voulais me préserver de la colère de l’Empereur. Cependant, comme ce moyen de défense aurait compromis l’Impératrice, je pensai qu’il n’en fallait user qu’à la dernière extrémité et faire tout ce qui dépendrait de moi pour que ma calèche ne fût pas visitée. Le hasard et un petit subterfuge me tirèrent de ce mauvais pas ; voici comment.

J’arrivais tout soucieux au pont du Rhin qui sépare l’Allemagne de Mayence, et mon inquiétude était augmentée par une grande réunion de chefs de la douane, d’officiers et de troupes en grande tenue qui attendaient à ce poste avancé, lorsque le factionnaire ayant, selon l’usage, arrêté ma voiture, deux hommes se présentent simultanément aux deux portières, savoir, un douanier pour procéder à la visite, et un aide de camp du maréchal Kellermann, commandant à Mayence, pour s’informer si l’Empereur arriverait bientôt. — Voilà qui est parfait, me dis-je à part moi, et feignant de ne pas voir le douanier inquisiteur, je réponds à l’aide de camp : « L’Empereur me suit !… » Je ne mentais point, il me suivait, mais à deux jours de distance… ce que je jugeai inutile d’ajouter !…

Mes paroles ayant été entendues de tous les assistants, les jetèrent dans un fort grand émoi. L’aide de camp s’élance à cheval, traverse le pont au galop, au risque de se précipiter dans le Rhin, et court prévenir le maréchal Kellermann. La garde prend les armes ; les douaniers et leurs chefs cherchent à se placer le plus militairement possible pour paraître, convenablement devant l’Empereur, et, comme ma voiture les gênait, ils disent au postillon de filer… et me voilà hors des griffes de ces messieurs !… Je gagne la poste et fais promptement changer de chevaux ; mais, pendant qu’on y procède, un orage vraiment épouvantable éclate sur Mayence, la pluie tombait à torrents !… Il était cinq heures du soir ; c’était le moment de dîner ; mais à la nouvelle de l’arrivée prochaine de l’Empereur, la générale bat dans toute la ville. À ce signal, maréchal, généraux, préfet, maire, autorités civiles et militaires, chacun, jetant la serviette, s’empresse d’endosser son plus beau costume et de se rendre à son poste sous une pluie battante, et à travers les ruisseaux qui débordaient dans toutes les rues, tandis que moi, cause de cet immense hourvari, je riais comme un fou en m’éloignant au galop de trois bons chevaux de poste !… Mais aussi, pourquoi l’Impératrice, désobéissant à son auguste époux, voulait-elle porter des robes d’étoffes prohibées ? Pourquoi un colonel glissait-il, à mon insu, de la contrebande dans ma calèche ? La ruse dont je me servis me paraît donc excusable. Nous étions, du reste, au mois de juin, de sorte que le bain que je fis prendre à tous les fonctionnaires de Mayence ne fut nuisible qu’à leurs habits ! Je me trouvais à plus de deux lieues de Mayence, que j’entendais encore le bruit des tambours, et je sus depuis que les autorités étaient restées toute la nuit sur pied, et que l’Empereur n’était arrivé que deux jours après !… Mais, comme il était survenu un accident à sa voiture, les bons Mayençais purent attribuer à cela le retard dont leurs beaux habits furent victimes.

J’avançais rapidement et joyeusement vers Paris, lorsqu’un événement très désagréable vint interrompre ma course et changer ma joie en mécontentement. Vous savez que lorsqu’un souverain voyage, on ne pourrait atteler les nombreuses voitures qui précèdent ou suivent la sienne, si on ne renforçait leurs relais par des chevaux dits de tournée, qu’on fait venir des postes établies sur d’autres routes. Or, comme je sortais de Domballe, petit bourg en deçà de Verdun, un maudit postillon de tournée qui, arrivé la nuit précédente, n’avait pas remarqué une forte descente qu’on rencontre en quittant le relais, n’ayant pu maîtriser ses chevaux dès qu’ils furent dans la descente, versa ma calèche, dont les ressorts et la caisse furent brisés !… Pour comble de malheur, c’était un dimanche, et toute la population s’était rendue à la fête d’un village voisin. Il me fut donc impossible de trouver un ouvrier. Ceux que je me procurai le lendemain étaient fort maladroits, de sorte que je dus passer deux mortelles journées dans ce misérable bourg. J’allais enfin me remettre en route, lorsqu’un avant-courrier ayant annoncé l’arrivée de l’Empereur, je me permis de faire arrêter sa voiture pour l’informer de l’accident qui m’était survenu. Il en rit, reprit la lettre qu’il m’avait remise pour l’Impératrice et repartit. Je le suivis jusqu’à Saint-Cloud, d’où, après avoir remis les portefeuilles entre les mains du secrétaire du cabinet, je me rendis chez ma mère à Paris.

Je repris mon service d’aide de camp du maréchal Augereau, service des plus doux, car il consistait à aller passer chaque mois une ou deux semaines au château de la Houssaye, où l’on menait tous les jours joyeuse vie. Ainsi s’écoula la fin de l’été et l’automne. Pendant ce temps-là, la politique de l’Empereur préparait de nouveaux événements et de nouveaux orages, dont les terribles commotions faillirent m’engloutir, moi, fort petit personnage, qui dans mon insouciante jeunesse ne pensais alors qu’à jouir de la vie après avoir vu la mort de si près !…

On l’a dit avec raison, jamais l’Empereur ne fut si grand, si puissant, qu’en 1807, lorsque, après avoir vaincu les Autrichiens, les Prussiens et les Russes, il venait de conclure une paix si glorieuse pour la France et pour lui. Mais à peine Napoléon eut-il terminé la guerre avec les puissances du Nord, que son mauvais génie le porta à en entreprendre une bien plus terrible au midi de l’Europe, dans la péninsule Ibérique.