Mémoires du Sergent Bourgogne/01
I.
D’Almeida à Moscou.
Ce fut au mois de mars 1812, lorsque nous étions à Almeida, en Portugal, à nous battre contre l’armée anglaise, commandée par Wellington, que nous reçûmes l’ordre de partir pour la Russie.
Nous traversâmes l’Espagne, où chaque jour de marche fut marqué par un combat, et quelquefois deux. Ce fut de cette manière que nous arrivâmes à Bayonne, première ville de France.
Partant de cette ville, nous prîmes la poste et nous arrivâmes à Paris où nous pensions nous reposer. Mais, après un séjour de quarante-huit heures, l’Empereur nous passa en revue, et jugeant que le repos était indigne de nous, nous fit faire demi-tour et marcher en colonnes, par pelotons, le long des boulevards, ensuite tourner à gauche dans la rue Saint-Martin, traverser la Villette, où nous trouvâmes plusieurs centaines de fiacres et autres voitures qui nous attendaient. L’on nous fit faire halte, ensuite monter quatre dans la même voiture et, fouette cocher ! jusqu’à Meaux, puis sur des chariots jusqu’au Rhin, en marchant jour et nuit.
Nous fîmes séjour à Mayence, puis nous passâmes le Rhin ; ensuite nous traversâmes à pied le grand-duché de Francfort[1], la Franconie, la Saxe, la Prusse, la Pologne. Nous passâmes la Vistule à Marienwerder, nous entrâmes en Poméranie, et, le 25 juin au matin, par un beau temps, non pas par un temps affreux, comme le dit M. de Ségur, nous traversâmes le Niémen sur plusieurs ponts de bateaux que l’on venait de jeter, et nous entrâmes en Lithuanie, première province de Russie.
Le lendemain, nous quittâmes notre première position et nous marchâmes jusqu’au 29, sans qu’il nous arrivât rien de remarquable ; mais, dans la nuit du 29 au 30, un bruit sourd se fit entendre : c’était le tonnerre qu’un vent furieux nous apportait. Des masses de nuées s’amoncelaient sur nos têtes et finirent par crever. Le tonnerre et le vent durèrent plus de deux heures. En quelques minutes, nos feux furent éteints ; les abris qui nous couvraient, enlevés ; nos faisceaux d’armes renversés. Nous étions tous perdus et ne sachant où nous diriger. Je courus me réfugier dans la direction d’un village où était logé le quartier général. Je n’avais, pour me guider, que la lueur des éclairs. Tout à coup, à la lueur d’un éclair, je crois apercevoir un chemin, mais c’était un canal qui conduisait à un moulin que les pluies avaient enflé, et dont les eaux étaient au niveau du sol. Pensant marcher sur quelque chose de solide, je m’enfonce et disparais. Mais, revenu au-dessus de l’eau, je gagne l’autre bord à la nage. Enfin, j’arrive au village, j’entre dans la première maison que je rencontre et où je trouve la première chambre occupée par une vingtaine d’hommes, officiers et domestiques, endormis. Je gagne le mieux possible un banc qui était placé autour d’un grand poêle bien chaud, je me déshabille, je m’empresse de tordre ma chemise et mes habits, pour en faire sortir l’eau, et je m’accroupis sur le banc, en attendant que tout soit sec ; au jour, je m’arrange le mieux possible, et je sors de la maison pour aller chercher mes armes et mon sac, que je retrouve dans la boue.
Le lendemain 30, il fit un beau soleil qui sécha tout, et, le même jour, nous arrivâmes à Wilna, capitale de la Lithuanie, où l’Empereur était arrivé, depuis la veille, avec une partie de la Garde.
Pendant le temps que nous y restâmes, je reçus une lettre de ma mère, qui en contenait une autre à l’adresse de M. Constant, premier valet de chambre de l’Empereur, qui était de Péruwelz[2], Belgique. Cette lettre était de sa mère, avec qui la mienne était en connaissance. Je fus où était logé l’Empereur pour la lui remettre, mais je ne rencontrai que Roustan, le mameluck de l’Empereur, qui me dit que M. Constant venait de sortir avec Sa Majesté. Il m’engagea à attendre son retour, mais je ne le pouvais pas, j’étais de service. Je lui donnai la lettre pour la remettre à son adresse, et je me promis de revenir voir M. Constant. Mais le lendemain, 16 juillet, nous partîmes de cette ville.
Nous en sortîmes à dix heures du soir, en marchant dans la direction de Borisow, et nous arrivâmes, le 27, à Witebsk, où nous rencontrâmes les Russes. Nous nous mîmes en bataille sur une hauteur qui dominait la ville et les environs. L’ennemi était en position sur une hauteur à droite et à gauche de la ville. Déjà la cavalerie, commandée par le roi Murat, avait fait plusieurs charges. En arrivant, nous vîmes 200 voltigeurs du 9e de ligne, et tous Parisiens, qui, s’étant trop engagés, furent rencontrés par une partie de la cavalerie russe que l’on venait de repousser.
Nous les regardions comme perdus, si l’on n’arrivait assez tôt pour les secourir, à cause des ravins et de la rivière qui empêchait d’aller directement à eux. Mais ils sont commandés par des braves officiers qui jurent, ainsi que les soldats, de se faire tuer plutôt que de ne pas en sortir avec honneur. Ils gagnent, en se battant, un terrain qui leur était avantageux. Alors ils se forment en carré, et comme ils n’en étaient pas à leur coup d’essai, le nombre d’ennemis qui leur était opposé ne les intimide pas ; et cependant ils étaient entourés d’un régiment de lanciers et par d’autres cavaliers qui cherchaient à les enfoncer, sans pouvoir y parvenir, de manière qu’au bout d’un moment, ils finirent par avoir, autour d’eux, un rempart d’hommes et de chevaux tués et blessés. Ce fut un obstacle de plus pour les Russes, qui, épouvantés, se sauvèrent en désordre, aux cris de joie de toute l’armée, spectatrice de ce combat.
Les nôtres revinrent tranquillement, vainqueurs, s’arrêtant par moments et faisant face à l’ennemi. L’Empereur envoya de suite l’ordre de la Légion d’honneur aux plus braves. Les Russes, en bataille sur une hauteur opposée à celle où nous étions, ont vu, comme nous, le combat et la fuite de leur cavalerie.
Après cette échauffourée, nous formâmes nos bivouacs. Un instant après, je reçus la visite de douze jeunes soldats de mon pays, de Condé ; dix étaient tambours, un, tambour-maître, et le douzième était caporal des voltigeurs, et tous dans le même régiment. Ils avaient tous, à leur côté, des demi-espadons. Cela signifiait qu’ils étaient tous maîtres ou prévôts d’armes, enfin des vrais spadassins. Je leur témoignai tout le plaisir que j’avais de les voir, en leur disant que je regrettais de n’avoir rien à leur offrir. Le tambour-maître prit la parole et me dit :
« Mon pays, nous ne sommes pas venus pour cela ; tout au contraire, nous sommes venus vous prier de venir avec nous prendre votre part de ce que nous avons à vous offrir : vin, genièvre et autres liquides fort restaurants. Nous avons enlevé tout cela, hier au soir, au général russe, c’est-à-dire un petit fourgon avec sa cuisine et tout ce qui s’ensuit, que nous avons déposé dans la voiture de Florencia, notre cantinière, une jolie Espagnole, qu’on dit être ma femme, et cela parce qu’elle est sous ma protection, en tout bien tout honneur ! » Et en disant cela, il frappait de la main droite sur la garde de sa longue rapière. « Et puis, reprit-il, c’est une brave femme ; demandez aux amis, personne n’oserait lui manquer. Elle avait un caprice pour un sergent avec qui elle devait se marier. Mais il a été assassiné par un Espagnol de la ville de Bilbao. En attendant qu’elle en ait choisi un autre, il faut la protéger. Ainsi, mon pays, c’est entendu, vous allez venir avec quelques-uns de vos amis, parce que, lorsqu’il y en a pour trois, il y en à pour quatre. Allons ! En avant, marche ! » Et nous nous mîmes en route, dans la direction de leur corps d’armée, qui formait l’avant-garde.
Nous arrivâmes au camp des enfants de Condé ; nous étions quatre invités : deux dragons, Melet, qui était de condé, et Flament, de Péruwelz, ensuite Grangier, sous-officier dans le même régiment que moi. Nous nous installâmes près de la voiture de la cantinière, qui était effectivement une jolie Espagnole, qui nous reçut avec joie, parce que nous arrivions de son pays, et que nous parlions assez bien sa langue, surtout le dragon Flament, de sorte que nous passâmes la nuit à boire le vin du général russe et à causer du pays.
Il commençait à faire jour, lorsqu’un coup de canon mit fin à notre conversation. Nous rentrâmes chacun chez nous, en attendant l’occasion de nous revoir. Les pauvres garçons ne pensaient pas que, quelques jours plus tard, onze d’entre eux auraient fini d’exister.
C’était le 28 ; nous nous attendions à une bataille, mais l’armée russe se retira et, le même jour, nous entrâmes à Witebsk, où nous restâmes quinze jours. Notre régiment occupait un des faubourgs de la ville.
J’étais logé chez un juif qui avait une jolie femme et deux filles charmantes, avec des figures ovales. Je trouvai, dans cette maison, une petite chaudière à faire de la bière, de l’orge, ainsi qu’un moulin à bras pour le moudre ; mais le houblon nous manquait. Je donnai douze francs au juif pour nous en procurer, et, dans la crainte qu’il ne revint pas, nous gardâmes, pour plus de sûreté, Rachel, sa femme, et ses deux filles en otage. Mais, vingt-quatre heures après son départ, Jacob le juif était de retour avec du houblon. Il se trouvait, dans la compagnie, un Flamand, brasseur de son état, qui nous fit cinq tonnes de bière excellente.
Le 13 août, lorsque nous partîmes de cette ville, il nous restait encore deux tonnes de bière que nous mîmes sur la voiture de la mère Dubois, notre cantinière, qui eut le bon esprit de rester en arrière et de la vendre, à son profit, à ceux qui marchaient après nous, tandis que nous, marchant par la grande chaleur, nous mourions de soif.
Le 16, de grand matin, nous arrivâmes devant Smolensk. L’ennemi venait de s’y renfermer ; nous prîmes position sur le Champ sacré, ainsi appelé par les habitants du pays. Cette ville est entourée de murailles très fortes et de vieilles tours, dont le haut est en bois ; le Boristhène (Dniéper) coule de l’autre côté et au pied de la ville. Aussitôt on en fit le siège, et l’on battit en brèche, et, le 17 au matin, lorsque l’on se disposait à la prendre d’assaut, on fut tout surpris de la trouver évacuée. Les Russes battaient en retraite, mais ils avaient coupé le pont et, de l’autre côté, sur une hauteur qui dominait la ville, ils nous lançaient des bombes et des boulets.
Pendant le jour du siège, je fus, avec un de mes amis, aux avant-postes où étaient les batteries de siège qui tiraient sur la ville. C’était la position du corps d’armée du maréchal Davoust ; en nous voyant, et reconnaissant que nous étions de la Garde, le maréchal vint à nous et nous demanda où était la Garde impériale. Ensuite il se mit à pointer des obusiers qui tiraient sur une tour qui était devant nous. Un instant après, l’on vint le prévenir que les Russes sortaient de la ville, et s’avançaient dans la direction où nous étions. De suite, il commanda à un bataillon d’infanterie légère d’aller prendre position en avant, en disant à celui qui le commandait : « Si l’ennemi s’avance, vous le repousserez ».
Je me rappelle qu’un officier déjà vieux, faisant partie de ce bataillon, chantait, en allant au combat, la chanson de Roland :
Combien sont-ils ? Combien sont-ils ?
C’est le cri du soldat sans gloire ![3]
Cinq minutes après, ils marchaient à la baïonnette sur la colonne des Russes, qui fut forcée de rentrer en ville. En revenant à notre camp, nous faillîmes être tués par un obus. Un autre alla tomber sur une grange où était logé le maréchal Mortier, et y mit le feu ; parmi les hommes qui portaient de l’eau pour l’éteindre, je rencontrai un jeune soldat de mon endroit ; il faisait partie d’un régiment de la Jeune Garde[4].
Pendant notre séjour autour de cette ville, je fus visiter la cathédrale, où une grande partie des habitants s’étaient retirés, les maisons ayant été toutes écrasées.
Le 21, nous partîmes de cette position. Le même jour, nous traversâmes le plateau de Valoutina où, deux jours avant, une affaire sanglante venait d’avoir lieu, et où le brave général Gudin avait été tué.
Nous continuâmes notre route et nous arrivâmes à marches forcées, à une ville nommée Dorogobouï ; nous en partîmes le 24, en poursuivant les Russes jusqu’à Viazma, qui, déjà, était toute en feu. Nous y trouvâmes de l’eau-de-vie et un peu de vivres. Nous continuâmes de marcher jusqu’à Ghjat, où nous arrivâmes le 1er de septembre. Nous y fîmes séjour. Ensuite, on fit, dans toute l’armée, la récapitulation des coups de canon et de fusil qu’il y avait à tirer pour le jour où une grande bataille aurait lieu. Le 4, nous nous remettions en marche ; le 5, nous rencontrâmes l’armée russe en position. Le 61e de ligne lui enleva la première redoute.
Le 6, nous nous préparâmes pour la grande bataille qui devait se donner le lendemain : l’un prépare ses armes, d’autres du linge en cas de blessure, d’autres font leur testament, et d’autres, insouciants, chantent ou dorment. Toute la Garde impériale eut l’ordre de se mettre en grande tenue.
Le lendemain, à cinq heures du matin, nous étions sous les armes, en colonne serrée par bataillons. L’Empereur passa près de nous en parcourant toute la ligne, car déjà, depuis plus d’une demi-heure, il était à cheval.
À sept heures, la bataille commença ; il me serait impossible d’en donner le détail, mais ce fut, dans toute l’armée, une grande joie en entendant le bruit du canon, car l’on était certain que les Russes, comme les autres fois, n’avaient pas décampé, et qu’on allait se battre. La veille au soir et une partie de la nuit, il était tombé une pluie fine et froide, mais, pour ce grand jour, il faisait un temps et un soleil magnifiques.
Cette bataille fut, comme toutes nos grandes batailles, à coups de canon, car, au dire de l’Empereur, cent vingt mille coups furent tirés par nous. Les Russes eurent au moins cinquante mille hommes, tant tués que blessés. Notre perte fut de dix-sept mille hommes ; nous eûmes quarante-trois généraux hors de combat, dont huit, à ma connaissance, furent tués sur le coup. Ce sont : Montbrun, Huard, Caulaincourt (le frère du grand écuyer de l’Empereur), Compère, Maison, Plauzonne, Lepel et Anabert. Ce dernier était colonel d’un régiment de chasseurs à pied de la Garde, et comme, à chaque instant, l’on venait dire à l’Empereur : « Sire, un tel général est tué ou blessé », il fallait le remplacer de suite. Ce fut de cette manière que le colonel Anabert fut nommé général. Je m’en rappelle très bien, car j’étais, en ce moment, à quatre pas de l’Empereur qui lui dit : « Colonel, je vous nomme général ; allez vous mettre à la tête de la division qui est devant la grande redoute, et enlevez-la ! »
Le général partit au galop, avec son adjudant-major, qui le suivit comme aide de camp.
Un quart d’heure après, l’aide de camp était de retour, et annonçait à l’Empereur que la redoute était enlevée, mais que le général était blessé. Il mourut huit jours après, ainsi que plusieurs autres.
L’on a assuré que les Russes avaient perdu cinquante généraux, tant tués que blessés. Pendant toute la bataille, nous fûmes en réserve, derrière la division commandée par le général Friant : les boulets tombaient dans nos rangs et autour de l’Empereur.
La bataille finit avec le jour, et nous restâmes sur l’emplacement, pendant la nuit et la journée du 8, que j’employai à visiter le champ de bataille, triste et épouvantable tableau à voir. J’étais avec Grangier. Nous allâmes jusqu’au ravin, position qui avait été tant disputée pendant la bataille.
Le roi Murat y avait fait dresser ses tentes. Au moment où nous arrivions, nous le vîmes faisant faire, par son chirurgien, l’amputation de la cuisse droite à deux canonniers de la Garde impériale russe.
Lorsque l’opération fut terminée, il leur fit donner à chacun un verre de vin. Ensuite, il se promena sur le bord du ravin, en contemplant la plaine qui se trouve de l’autre côté, bornée par un bois. C’est là que, la veille, il avait fait mordre la poussière à plus d’un Moscovite, lorsqu’il chargea, avec sa cavalerie, l’ennemi qui était en retraite. C’est là qu’il était beau de le voir, se distinguant par sa bravoure, son sang-froid et sa belle tenue, donnant des ordres à ceux qu’il commandait et des coups de sabre à ceux qui le combattaient. On pouvait facilement le distinguer à sa toque, à son aigrette blanche et à son manteau flottant.
Le 9 au matin, nous quittâmes le champ de bataille et nous arrivâmes, dans la journée, à Mojaïsk. L’arrière-garde des Russes était en bataille sur une hauteur, de l’autre côté de la ville occupée par les nôtres. Une compagnie de voltigeurs et de grenadiers, forte au plus de cent hommes du 33e de ligne, qui faisait partie de l’avant-garde, montait la côte sans s’inquiéter du nombre d’ennemis qui l’attendaient. Une partie de l’armée, qui était encore arrêtée dans la ville, les regardait avec surprise, quand plusieurs escadrons de cuirassiers et de cosaques s’avancent et enveloppent nos voltigeurs et nos grenadiers. Mais, sans s’étonner et comme s’ils avaient prévu cela, ils se réunissent, se forment par pelotons, ensuite en carré, et font feu des quatre faces sur les Russes qui les entourent.
Vu la distance qui les sépare de l’armée, on les croit perdus, car l’on ne pouvait pas arriver jusqu’à eux pour les secourir. Un officier supérieur des Russes s’étant avance pour leur dire de se rendre, l’officier qui commandait les Français répondit à cette sommation en tuant celui qui lui parlait. La cavalerie, épouvantée, se sauva et laissa les voltigeurs et grenadiers maîtres du champ de bataille[5].
Le 10, nous suivons l’ennemi jusqu’au soir, et, lorsque nous nous arrêtons, je suis commandé de garde près d’un château où est logé l’Empereur. Je venais d’établir mon poste sur un chemin qui conduisait au château, lorsqu’un domestique polonais, dont le maître était attaché à l’état-major de l’Empereur, passa près de mon poste, conduisant un cheval chargé de bagages. Ce cheval, fatigué, s’abattit et ne voulut plus se relever. Le domestique prit la charge et partit. À peine nous avait-il quittés, que les hommes du poste, qui avaient faim, tuèrent le cheval, de sorte que toute la nuit, nous nous occupâmes à en manger et à en faire cuire pour le lendemain.
Un instant après, l’Empereur vint à passer à pied. Il était accompagné du roi Murat et d’un auditeur au conseil d’État. Ils allaient joindre la grand’route. Je fis prendre les armes à mon poste. L’Empereur s’arrêta devant nous et près du cheval qui barrait le chemin. Il me demanda si c’était nous qui l’avions mangé. Je lui répondis que oui. Il se mit à sourire, en nous disant : « Patience ! Dans quatre jours nous serons à Moscou, où vous aurez du repos et de la bonne nourriture, quoique d’ailleurs le cheval soit bon. »
La prédiction ne manqua pas de s’accomplir, car, quatre jours après, nous arrivions dans cette capitale.
Le lendemain 11 et les jours suivants, nous marchâmes par un beau temps. Le 13, nous couchâmes où il y avait une grande abbaye et d’autres bâtiments d’une construction assez belle. On voyait bien que l’on était près d’une grande capitale.
Le lendemain 14, nous partîmes de grand matin ; nous passâmes près d’un ravin où les Russes avaient commencé des redoutes pour s’y défendre. Un instant après, nous entrâmes dans une grande forêt de sapins et de bouleaux, où se trouve une route très large (route royale). Nous n’étions plus loin de Moscou.
Ce jour-là, j’étais d’avant-garde avec quinze hommes. Après une heure de marche, la colonne impériale fit halte. Dans ce moment, j’aperçus un militaire de la ligne ayant le bras gauche en écharpe. Il était appuyé sur son fusil et semblait attendre quelqu’un. Je le reconnus de suite pour un des enfants de condé dont j’avais reçu la visite près de Witebsk. Il était là, espérant me voir. Je m’approchai de lui en lui demandant comment se portaient les amis : « Très bien, me répondit-il, en frappant la terre de la crosse de son fusil. Ils sont tous morts, comme on dit, au champ d’honneur, et enterrés dans la grande redoute. Ils ont tous été tués par la mitraille, en battant la charge. Ah ! mon sergent, continua-t-il, jamais je n’oublierai cette bataille ! Quelle boucherie ! — Et, vous, lui dis-je, qu’avez-vous ? — Ah bah ! rien, une balle entre le coude et l’épaule ! Asseyons-nous un instant, nous causerons de nos pauvres camarades et de la jeune Espagnole, notre cantinière. »
Voici ce qu’il me raconta :
« Depuis sept heures du matin nous nous battions, lorsque le général Campans, qui nous commandait, fut blessé. Celui qu’on envoya pour le remplacer le fut aussi ; ainsi d’un troisième. Un quatrième arrive : il venait de la Garde. Aussitôt, il prit le commandement et fit battre la charge. C’est là que notre régiment, le 61e, acheva d’être abîmé par la mitraille. C’est là aussi que les amis furent tués, la redoute prise et le général blessé. C’était le général Anabert. Pendant l’action, j’avais reçu une balle dans les bras, sans m’en apercevoir.
« Un instant après, ma blessure me faisant souffrir, je me retirai pour aller à l’ambulance me faire extraire la balle. Je n’avais pas fait cent pas que je rencontrai la jeune Espagnole, notre cantinière. Elle était tout en pleurs ; des blessés venaient de lui apprendre que presque tous les tambours du régiment étaient tués ou blessés. Elle me dit qu’elle voulait les voir, afin de les secourir. Malgré ma blessure qui me faisait souffrir, je me décidai à l’accompagner. Nous avançâmes au milieu des blessés qui se retiraient péniblement, et d’autres que l’on portait sur des brancards.
« Lorsque nous fûmes arrivés près de la grande redoute et qu’elle vit ce champ de carnage, elle se mit à jeter des cris lamentables. Mais ce fut bien autre chose, lorsqu’elle aperçut à terre les caisses brisées des tambours du régiment. Alors elle devint comme une femme en délire : « Ici, l’ami, ici, s’écria-t-elle ! C’est ici qu’ils sont ! » Effectivement ils étaient là, gisants, les membres brisés, les corps déchirés par la mitraille, et, comme une folle, elle allait de l’un à l’autre, leur adressant de douces paroles. Mais aucun ne l’entendait. Cependant, quelques-uns donnaient encore signe de vie. Le tambour-maître, celui qu’elle appelait son père, était du nombre.
« Elle s’arrêta à celui-là, et, se mettant à genoux, elle lui souleva la tête afin de lui introduire quelques gouttes d’eau-de-vie dans la bouche. Dans ce moment, les Russes firent un mouvement pour reprendre la redoute qu’on leur avait enlevée. Alors la fusillade et la canonnade recommencèrent. Tout à coup, la jeune Espagnole jeta un cri de douleur. Elle venait d’être atteinte d’une balle à la main gauche, qui lui avait écrasé le pouce et était entrée dans l’épaule de l’homme mourant qu’elle soutenait. Elle tomba sans connaissance. Voyant le danger, je voulus la soulever, afin de la conduire en lieu de sûreté, où étaient les bagages, sa voiture et les ambulances. Mais, avec le seul bras que j’avais de libre, je n’en eus pas la force. Fort heureusement, un cuirassier qui était démonté vint à passer près de nous. Il ne se fit pas prier. Il me dit seulement : « Vite ! dépêchons-nous, car ici il ne fait pas bon ! » En effet les boulets nous sifflaient aux oreilles. Sans plus de façon, il enleva la jeune Espagnole et la transporta comme une enfant que l’on porte. Elle était toujours sans connaissance. Après dix minutes de marche, nous arrivâmes près d’un petit bois où était l’ambulance de l’artillerie de la Garde. Là, Florencia reprit ses sens.
« M. Larrey, le chirurgien de l’Empereur, lui fit l’amputation de son pouce, et à moi il m’extirpa fort adroitement la balle que j’avais dans le bras, et à présent je me trouve assez bien. »
Voilà ce que me raconta l’enfant de condé, Dumont, caporal des voltigeurs du 61e de ligne. Je lui fis promettre de venir me voir à Moscou, si toutefois nous y restions ; mais plus jamais je n’ai entendu parler de lui.
Ainsi périrent douze jeunes gens de Condé, dans la mémorable bataille de la Moskowa, le 7 septembre 1812.
Fin de l’abrégé de notre marche depuis le Portugal jusqu’à Moscou.
Ex-grenadier de la Garde impériale,
Chevalier de la Légion d’honneur[6].
- ↑ Francfort avait été érigé en grand-duché, en 1806, par Napoléon, en faveur de l’électeur de Mayence.
- ↑ Gros bourg belge à sept kilomètres de Condé, lieu de promenade fréquente, à cause du pèlerinage de Bonsecours.
- ↑
Combien sont-ils ? Combien sont-ils ?
Quel homme ennemi de sa gloire
Peut demander : Combien sont-ils ?
Eh ! demande où sont les périls,
C’est là qu’est aussi la victoire !
Tel est le texte exact du troisième couplet de Roland à Roncevaux, chanson (paroles et musique) de Rouget de L’Isle. - ↑ Dumoulin, mort de la fièvre à Moscou. (Note de l’auteur.)
- ↑ Un de mes amis, un vélite, le capitaine Sabatier, commandait les voltigeurs. (Note de l’auteur.)
- ↑ La signature de Bourgogne à la fin de ce chapitre, montre qu’il le considérait comme une sorte d’Avant-propos.