Mémoires du Sergent Bourgogne/02

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Texte établi par Paul Cottin et Maurice Hénault, Hachette (Paris) (p. 13-54).


II

L’incendie de Moscou.


Le 14 septembre, à une heure de l’après-midi, après avoir traversé une grande forêt, nous aperçûmes, de loin, une éminence. Une demi-heure après, nous y arrivâmes. Les premiers, qui étaient déjà sur le point le plus élevé, faisaient des signaux à ceux qui étaient encore en arrière, en leur criant : « Moscou ! Moscou ! » En effet, c’était la grande ville que l’on apercevait : c’était là où nous pensions nous reposer de nos fatigues, car nous, la Garde impériale, nous venions de faire plus de douze cents lieues sans nous reposer.

C’était par une belle journée d’été ; le soleil réfléchissait sur les dômes, les clochers et les palais dorés. Plusieurs capitales que j’avais vues, telles que Paris, Berlin, Varsovie, Vienne et Madrid, n’avaient produit en moi que des sentiments ordinaires, mais ici la chose était différente : il y avait pour moi, ainsi que pour tout le monde, quelque chose de magique.

Dans ce moment, peines, dangers, fatigues, privations, tout fut oublié, pour ne plus penser qu’au plaisir d’entrer dans Moscou, y prendre des bons quartiers d’hiver et faire des conquêtes d’un autre genre, car tel est le caractère du militaire français : du combat à l’amour, et de l’amour au combat.

Pendant que nous étions à contempler cette ville, l’ordre de se mettre en grande tenue arrive.

Ce jour-là, j’étais d’avant-garde avec quinze hommes, et l’on m’avait donné à garder plusieurs officiers restés prisonniers de la grande bataille de la Moskowa, dont quelques-uns parlaient français. Il se trouvait aussi, parmi eux, un pope (prêtre de la religion grecque), probablement aumônier d’un régiment, qui, aussi, parlait très bien français, mais paraissant plus triste et plus occupé que ses compagnons d’infortune. J’avais remarqué, ainsi que bien d’autres, qu’en arrivant sur la colline où nous étions, tous les prisonniers s’étaient inclinés en faisant, à plusieurs reprises, le signe de la croix. Je m’approchai du prêtre, et je lui demandai pourquoi cette manifestation : « Monsieur, me dit-il, la montagne sur laquelle nous sommes s’appelle le Mont-du-Salut, et tout bon Moscovite, à la vue de la ville sainte, doit s’incliner et se signer ! »

Un instant après, nous descendions le Mont-du-Salut et, après un quart d’heure de marche, nous étions à la porte de la ville.

L’Empereur y était déjà avec son état-major. Nous fîmes halte ; pendant ce temps, je remarquai que, près de la ville et sur notre gauche, il se trouvait un immense cimetière. Après un moment d’attente, le maréchal Duroc qui, depuis un instant, était entré en ville, se présenta à l’Empereur avec quelques habitants qui parlaient français. L’Empereur leur fit plusieurs questions ; ensuite le maréchal dit à Sa Majesté, qu’il y avait, dans le Kremlin, une quantité d’individus armés dont la majeure partie étaient des malfaiteurs que l’on avait fait sortir des prisons, et qui tiraient des coups de fusil sur la cavalerie de Murat, qui formait l’avant-garde. Malgré plusieurs sommations, ils s’obstinaient à ne pas ouvrir les portes : « Tous ces malheureux, dit le maréchal, sont ivres, et refusent d’entendre raison. — Que l’on ouvre les portes à coups de canon ! répondit l’Empereur, et que l’on en chasse tout ce qui s’y trouve ! »

La chose était déjà faite, le roi Murat s’était chargé de la besogne : deux coups de canon, et toute cette canaille se dispersa dans la ville. Alors le roi Murat avait continué de la traverser, en serrant de près l’arrière-garde des Russes.

Un roulement de tous les tambours de la Garde se fait entendre, suivi du commandement de Garde à vous ! C’est le signal d’entrer en ville. Il était trois heures après midi ; nous faisons notre entrée en marchant en colonne serrée par pelotons, musique en tête. L’avant-garde, dont je faisais partie, était composée de trente hommes : M. Serraris, lieutenant de notre compagnie, la commandait.

À peine étions-nous dans le faubourg, que nous vîmes venir à nous plusieurs de ces misérables que l’on avait chassés du Kremlin ; ils avaient tous des figures atroces, ils étaient armés de fusils, de lances et de fourches. À peine avions-nous passé au pont qui sépare le faubourg de la ville, qu’un individu, sorti de dessous le pont, s’avança au-devant du régiment : il était affublé d’une capote de peau de mouton, une ceinture de cuir lui serrait les reins, des longs cheveux gris lui tombaient sur les épaules, une barbe blanche et épaisse lui descendait jusqu’à la ceinture. Il était armé d’une fourche à trois dents, enfin tel que l’on dépeint Neptune sortant des eaux. Dans cet équipage, il marcha fièrement sur le tambour-major, faisant mine de le frapper le premier : le voyant bien équipé, galonné, il le prenait peut-être pour un général. Il lui porta un coup de sa fourche que, fort heureusement, le tambour-major évita, et, lui ayant arraché son arme meurtrière, il le prit par les épaules et, d’un grand coup de pied dans le derrière, il le fit sauter en bas du pont et rentrer dans les eaux d’où il était sorti un instant avant, mais pour ne plus reparaître, car, entraîné par le courant, on ne le voyait plus que faiblement et par intervalles ; ensuite, on ne le vit plus.

Nous en vîmes venir d’autres, qui faisaient feu sur nous avec des armes chargées ; il y en avait même qui n’avaient que des pierres en bois à leurs fusils. Comme ils ne blessèrent personne, l’on se contenta de leur arracher leurs armes et de les briser, et, lorsqu’ils revenaient, l’on s’en débarrassait par un grand coup de crosse de fusil dans les reins. Une partie de ces armes avaient été prises dans l’arsenal qui se trouvait au Kremlin ; de là venaient les fusils avec des pierres en bois, que l’on met toujours, lorsqu’ils sont neufs et au râtelier. Nous sûmes que ces misérables avaient voulu assassiner un officier de l’état-major du roi Murat.

Après avoir passé le pont, nous continuâmes notre marche dans une grande et belle rue. Nous fûmes étonnés de ne voir personne, pas même une dame, pour écouter notre, musique qui jouait l’air La victoire est à nous ! Nous ne savions à quoi attribuer cette cessation de tout bruit. Nous nous imaginions que les habitants, n’osant pas se montrer, nous regardaient par les jalousies de leurs croisées. On voyait seulement, çà et là, quelques domestiques en livrée et quelques soldats russes.

Après avoir marché environ une heure, nous nous trouvâmes près de la première enceinte du Kremlin. Mais l’on nous fit tourner brusquement à gauche, et nous entrâmes dans une rue plus belle et plus large que celle que nous venions de quitter, et qui conduit sur la place du Gouvernement. Dans un moment où la colonne était arrêtée, nous vîmes trois dames à une croisée du rez-de-chaussée.

Je me trouvais sur le trottoir et près d’une de ces dames, qui me présenta un morceau de pain aussi noir que du charbon et rempli de longue paille. Je la remerciai et, à mon tour, je lui en présentai un morceau de blanc que la cantinière de notre régiment, la mère Dubois, venait de me donner. La dame se mit à rougir et moi à rire ; alors elle me toucha le bras, je ne sais pourquoi, et je continuai à marcher.

Enfin, nous arrivâmes sur la place du Gouvernement ; nous nous formâmes en masse, en face du palais de Rostopchin, gouverneur de la ville, celui qui la fit incendier. Ensuite l’on nous annonça que tout le régiment était de piquet, et que personne, sous quelque prétexte que ce soit, ne devait s’absenter. Cela n’empêcha pas qu’une heure après, toute la place était couverte de tout ce que l’on peut désirer, vins de toutes espèces, liqueurs, fruits confits, et une quantité prodigieuse de pains de sucre, un peu de farine, mais pas de pain. On entrait dans les maisons qui étaient sur la place, pour demander à boire ou à manger, et comme il ne s’y trouvait personne, l’on finissait par se servir soi-même. C’est pourquoi l’on était si bien.

Nous avions établi notre poste sous la grand’porte du palais, où, à droite, se trouvait une chambre assez grande pour y contenir tous les hommes de garde, et quelques officiers russes prisonniers que l’on venait de nous conduire et que l’on avait trouvés dans la ville. Pour les premiers que nous avions conduits jusqu’auprès de Moscou, nous les avions laissés, par ordre, à l’entrée de la ville.

Le palais du gouverneur est assez grand ; sa construction est tout à fait européenne. Dans le fond de la grand’porte se trouvent deux beaux escaliers très larges, qui sont placés à droite et finissent par se réunir au premier où se trouve un grand salon avec une grande table ovale dans le milieu, ainsi qu’un tableau de grande dimension dans le fond, représentant Alexandre, empereur de Russie, à cheval. Derrière le palais se trouve une cour très vaste, entourée de bâtiments à l’usage des domestiques.

Une heure après notre arrivée, l’incendie commença : on aperçut, sur la droite, une épaisse fumée, ensuite des tourbillons de flammes, sans cependant savoir d’où cela provenait. Nous apprîmes que le feu était au bazar, qui est le quartier des marchands : « Probablement, disait-on, que ce sont des maraudeurs de l’armée qui ont mis le feu par imprudence, en entrant dans les magasins pour y chercher des vivres ».

Beaucoup de personnes qui n’ont pas fait cette campagne disent que l’incendie de Moscou fut la perte de l’armée : tant qu’à moi, ainsi que beaucoup d’autres, nous avons pensé le contraire, car les Russes pouvaient fort bien ne pas incendier la ville, mais emporter ou jeter dans la Moskowa les vivres, ravager le pays à dix lieues à la ronde, chose qui n’était pas bien difficile, car une partie du pays est déserte, et, au bout de quinze jours, il aurait fallu nécessairement partir. Après l’incendie, il restait encore assez d’habitations pour loger toute l’armée, et, en supposant qu’elles fussent toutes brûlées, les caves étaient là.

À sept heures, le feu prit derrière le palais du gouverneur : aussitôt le colonel vint au poste et commanda que l’on fît partir de suite une patrouille de quinze hommes, dont je fis partie : M. Serraris vint avec nous et en prit le commandement. Nous nous mîmes en marche dans la direction du feu, mais, à peine avions-nous fait trois cents pas, que des coups de fusil, tirés sur notre droite et dans notre direction, vinrent nous saluer. Pour le moment, nous n’y fîmes pas grande attention, croyant toujours que c’étaient des soldats de l’armée qui étaient ivres. Mais, cinquante pas plus loin, de nouveaux coups se font entendre, venant d’une espèce de cul-de-sac, et dirigés contre nous.

Au même instant, un cri jeté à côté de moi m’avertit qu’un homme était blessé. Effectivement, un venait d’avoir la cuisse atteinte d’une balle, mais la blessure ne fut pas dangereuse, puisqu’elle ne l’empêcha pas de marcher. Il fut décidé que nous retournerions de suite où était le régiment ; mais, à peine avions-nous tourné, que deux autres coups de fusil, tirés du premier endroit, nous firent changer de résolution. De suite il fut décidé de voir la chose de plus près : nous avançons contre la maison d’où nous croyons que l’on venait de tirer ; arrivés à la porte, nous l’enfonçons, mais alors nous rencontrons neuf grands coquins armés de lances et de fusils, qui se présentent et veulent nous empêcher d’entrer.

Aussitôt, un combat s’engagea dans la cour : la partie n’était pas égale, nous étions dix-neuf contre neuf, mais, croyant qu’il s’en trouvait davantage, nous avions commencé par coucher à terre les trois premiers qui s’offrirent à nos coups. Un caporal fut atteint d’un coup de lance entre ses buffleteries et ses habits : ne se sentant pas blessé, il saisit la lance de son adversaire qui se trouvait infiniment plus fort, car le caporal n’avait qu’une main libre, étant obligé de tenir son fusil de l’autre ; aussi fut-il jeté avec force contre la porte d’une cave, sans cependant avoir lâché le bois de la lance. Dans le moment, le Russe tomba blessé de deux coups de baïonnette. L’officier, avec son sabre, venait de couper le poignet à un autre, afin de lui faire lâcher sa lance, mais, comme il menaçait encore, il fut aussitôt atteint d’une balle dans le côté, qui l’envoya chez Pluton.

Pendant ce temps, je tenais, avec cinq hommes, les quatre autres qui nous restaient, car trois s’étaient sauvés, tellement serrés contre un mur, qu’ils ne pouvaient se servir de leurs lances : au premier mouvement, nous pouvions les percer de nos baïonnettes qui étaient croisées sur leurs poitrines sur lesquelles ils se frappaient à coups de poing, comme pour nous braver. Il faut dire, aussi, que ces malheureux étaient ivres d’avoir bu de l’eau-de-vie qu’on leur avait abandonnée avec profusion, de manière qu’ils étaient comme des enragés. Enfin, pour en finir, nous fûmes obligés de les mettre hors de combat.

Nous nous dépêchâmes à faire une visite dans la maison ; en visitant une chambre, nous aperçûmes deux ou trois hommes qui s’étaient sauvés : en nous voyant, ils furent tellement saisis qu’ils n’eurent pas le temps de prendre leurs armes, sur lesquelles nous nous jetâmes ; pendant ce temps, ils sautèrent en bas du balcon.

Comme nous n’avions trouvé que deux hommes, et qu’il y avait trois fusils, nous cherchâmes le troisième, que nous trouvâmes sous le lit, et qui vint à nous sans se faire prier et en criant : « Bojo ! Bojo ! » qui veut dire : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » Nous ne lui fîmes aucun mal, mais nous le réservâmes pour nous servir de guide. Il était, comme les autres, affreux et dégoûtant, forçat comme eux, et habillé de peau de mouton, avec une ceinture de cuir qui lui serrait les reins. Nous sortîmes de la maison. Lorsque nous fûmes dans la rue, nous y trouvâmes les deux forçats qui avaient sauté par la fenêtre : un était mort, ayant eu la tête brisée sur le pavé ; l’autre avait les deux jambes cassées.

Nous les laissâmes comme ils étaient, et nous nous disposâmes à retourner sur la place du Gouvernement. Mais quelle fut notre surprise lorsque nous vîmes qu’il était impossible, vu les progrès qu’avait faits le feu : de la droite à la gauche, les flammes ne formaient plus qu’une voûte, sous laquelle il aurait fallu que nous passions, chose impossible, car le vent soufflait avec force, et déjà des toits s’écroulaient. Nous fûmes forcés de prendre une autre direction et de marcher du côté où les seconds coups de fusil nous étaient venus ; malheureusement, nous ne pouvions nous faire comprendre de notre prisonnier, qui avait plutôt l’air d’un ours que d’un homme.

Après avoir marche deux cents pas, nous trouvâmes une rue sur notre droite ; mais, avant de nous y engager, nous eûmes la curiosité de visiter la maison aux coups de fusil, qui paraissait de très belle apparence. Nous y fîmes entrer notre prisonnier, en le suivant de près ; mais à peine avions-nous pris ces précautions, qu’un cri d’alarme se fit entendre, et nous vîmes plusieurs hommes se sauvant avec des torches allumées à la main ; après avoir traversé une grande cour, nous vîmes que l’endroit où nous étions, et que nous avions pris pour une maison ordinaire, était un palais magnifique. Avant d’y entrer, nous y laissâmes deux hommes en sentinelle à la première porte, afin de nous prévenir, s’il arrivait que nous fussions surpris. Comme nous avions des bougies, nous en allumâmes plusieurs, et nous entrâmes : de ma vie, je n’avais vu d’habitation avec un ameublement aussi riche et aussi somptueux que celui qui s’offrit à notre vue, surtout une collection de tableaux des écoles flamande et italienne. Parmi toutes ces richesses, la chose qui attira le plus notre attention, fut une grande caisse remplie d’armes de la plus grande beauté, que nous mîmes en pièces. Je m’emparai d’une paire de pistolets d’arçon dont les étuis étaient garnis de perles et de pierres précieuses ; je pris aussi un objet servant à connaître la force de la poudre (éprouvette).

Il y avait près d’une heure que nous parcourions les vastes et riches appartements d’un genre tout nouveau pour nous, qu’une détonation terrible se fit entendre : ce bruit partait d’une place au-dessous de l’endroit où nous étions. La commotion fut tellement forte, que nous crûmes que nous allions être anéantis sous les débris du palais. Nous descendîmes au plus vite et avec précaution, mais nous fûmes saisis en ne voyant plus les deux hommes que nous avions placés en faction. Nous les cherchâmes assez longtemps ; enfin nous les retrouvâmes dans la rue : ils nous dirent qu’au moment de l’explosion, ils s’étaient sauvés au plus vite, croyant que toute l’habitation allait s’écrouler sur nous. Avant de partir, nous voulûmes connaître la cause de ce qui nous avait tant épouvantés ; nous vîmes, dans une grande place à manger, que le plafond était tombé, qu’un grand lustre en cristal était brisé en milliers de morceaux, et tout cela venait de ce que des obus avaient été placés, à dessein, dans un grand poêle en faïence. Les Russes avaient jugé que, pour nous détruire, tous les moyens étaient bons.

Tandis que nous étions encore dans les appartements, à faire des réflexions sur des choses que nous ne comprenions pas encore, nous entendîmes crier : Au feu ! C’étaient nos deux sentinelles qui venaient de s’apercevoir que le feu était au palais. Effectivement il sortait, par plusieurs endroits, une fumée épaisse, noire, et puis rougeâtre, et, en un instant, l’édifice fut tout en feu. Au bout d’un quart d’heure, le toit en tôle colorié et verni s’écroula avec un bruit effroyable et entraîna avec lui les trois quarts de l’édifice.

Après avoir fait plusieurs détours, nous entrâmes dans une rue assez large et longue, où se trouvaient, à droite et à gauche, des palais superbes. Elle devait nous conduire dans la direction d’où nous étions partis, mais le forçat qui nous servait de guide ne pouvait rien nous enseigner ; il ne nous était utile que pour porter quelquefois notre blessé, car il commençait à marcher avec peine. Pendant notre marche, nous vîmes passer, près de nous, plusieurs hommes avec de longues barbes et des figures sinistres, et que la lueur des torches à incendie, qu’ils portaient à la main, rendait encore plus terribles ; ignorant leurs desseins, nous les laissons passer.

Nous rencontrâmes plusieurs chasseurs de la Garde, qui nous apprirent que c’étaient les Russes eux-mêmes qui brûlaient la ville, et que les hommes que nous avions rencontrés étaient chargés de cette mission. Un instant après, nous surprîmes trois de ces misérables qui mettaient le feu à un temple grec. En nous voyant, deux jetèrent leurs torches et se sauvèrent ; nous approchâmes du troisième, qui ne voulut pas jeter la sienne, et qui, au contraire, cherchait à mettre son projet à exécution ; mais un coup de crosse de fusil derrière la tête nous fit raison de son obstination.

Au même instant, nous rencontrâmes une patrouille de fusiliers-chasseurs qui, comme nous, se trouvaient égarés. Le sergent qui la commandait me conta qu’ils avaient rencontré des forçats mettant le feu à plusieurs maisons, et qu’il s’en était trouvé un à qui il avait été obligé d’abattre le poignet d’un coup de sabre, afin de lui faire lâcher prise, et que, la torche étant tombée, il la ramassa de la main gauche, pour continuer de mettre le feu : ils furent obligés de le tuer.

Un peu plus loin, nous entendîmes les cris de plusieurs femmes qui appelaient au secours en français : nous entrâmes dans la maison d’où partaient les cris, croyant que c’étaient des cantinières de l’armée qui étaient aux prises avec des Russes. En entrant, nous vîmes épars, çà et là, plusieurs costumes de différentes façons, qui nous parurent très riches, et nous vîmes venir à nous deux dames tout échevelées. Elles étaient accompagnées d’un jeune garçon de douze à quinze ans ; elles implorèrent notre protection contre des soldats de la police russe, qui voulaient incendier leur habitation, sans leur donner le temps d’emporter leurs effets, parmi lesquels se trouvait la robe de César, le casque de Brutus et la cuirasse de Jeanne d’Arc, car ces dames nous apprirent qu’elles étaient comédiennes, et françaises, mais que leurs maris étaient partis de force avec les Russes. Nous empêchâmes que, pour le moment, la maison ne fût brûlée ; nous nous emparâmes de la police russe, ils étaient quatre, que nous conduisîmes à notre régiment qui était toujours sur la place du Gouvernement, où nous arrivâmes après bien des peines, à deux heures du matin, précisément du côté opposé à celui d’où nous étions partis.

Lorsque le colonel sut que nous étions de retour, il vint nous trouver pour nous témoigner son mécontentement, et nous demanda compte du temps que nous avions passé, depuis la veille à sept heures du soir. Mais lorsqu’il vit nos prisonniers et notre homme blessé, et que nous lui eûmes conté les dangers que nous avions courus depuis l’instant où nous étions partis, il nous dit qu’il était satisfait de nous revoir, car nous lui avions donné beaucoup d’inquiétude.

En jetant un regard sur la place où était bivaqué le régiment, il me semblait voir une réunion de tous les peuples du monde, car nos soldats étaient vêtus en Kalmoucks, en Chinois, en Cosaques, en Tartares, en Persans, en Turcs, et une autre partie couverte de riches fourrures. Il y en avait même qui étaient habillés avec des habits de cour à la française, ayant, à leurs côtés, des épées dont la poignée était en acier et brillante comme le diamant. Ajoutez à cela la place couverte de tout ce que l’on peut désirer de friandises, du vin et des liqueurs en quantité, peu de viande fraîche, beaucoup de jambons et de gros poissons, un peu de farine, mais pas de pain.

Ce jour-là, 15, le lendemain de notre arrivée, le régiment quitta la place du Gouvernement à 9 heures du matin, pour se porter dans les environs du Kremlin, où l’Empereur venait de se loger, et, comme il n’y avait pas vingt-quatre heures que j’étais de service, je fus laissé avec quinze hommes au palais du gouverneur. Sur les dix heures, je vis venir un général à cheval ; je crois que c’était le général Pernetty[1]. Il conduisait, devant son cheval, un individu jeune encore, vêtu d’une capote de peau de mouton, serrée avec une ceinture de laine rouge. Le général me demanda si j’étais le chef du poste, et, sur ma réponse affirmative, il me dit : « C’est bien ! Vous allez faire périr cet homme à coups de baïonnette ; je viens de le surprendre, une torche à la main, mettant le feu au palais où je suis logé ! »

Aussitôt, je commandai quatre hommes pour l’exécution de l’ordre du général. Mais le soldat français est peu propre pour des exécutions semblables, de sang-froid : les coups qu’ils lui portèrent ne traversèrent pas sa capote ; nous lui aurions sans doute sauvé la vie, à cause de sa jeunesse (et puis il n’avait pas l’air d’un forçat), mais le général, toujours présent, afin de voir si l’on exécutait ses ordres, ne partit que lorsqu’il vit le malheureux tomber d’un coup de fusil dans le côté, qu’un soldat lui tira, plutôt que de le faire souffrir par des coups de baïonnette. Nous le laissâmes sur la place.

Un instant après, arriva un autre individu, habitant de Moscou, Français d’origine, et Parisien, se disant propriétaire de l’établissement des bains. Il venait me demander une sauvegarde, parce que, disait-il, on voulait mettre le feu chez lui. Je lui donnai quatre hommes, qui revinrent un instant après, en disant qu’il était trop tard, que cet établissement spacieux était tout en flammes.

Quelques heures après notre malheureuse exécution, les hommes du poste vinrent me dire qu’une femme, passant sur la place, s’était jetée sur le corps inanimé du malheureux jeune homme. Je fus la voir ; elle cherchait à nous faire comprendre que c’était son mari, ou un parent. Elle était assise à terre, tenant la tête du mort sur ses genoux, lui passant la main sur la figure, l’embrassant quelquefois, et sans verser une larme. Enfin, fatigué de voir une scène qui me saignait le cœur, je la fis entrer où était le poste ; je lui présentai un verre de liqueur qu’elle avala avec plaisir, et puis un second, ensuite un troisième, et tant que l’on voulut lui en donner. Elle finit par nous faire comprendre qu’elle resterait pendant trois jours où elle était, en attendant que l’individu mort soit ressuscité ; en cela, elle pensait, comme le vulgaire des Russes, qu’au bout de trois jours l’on revient ; elle finit par s’endormir sur un canapé.

À cinq heures, notre compagnie revint sur la place ; elle était de nouveau commandée de piquet, de manière que, croyant me reposer, je fus encore de service pour vingt-quatre heures. Le reste du régiment, ainsi qu’une partie du reste de la Garde, était occupé à maîtriser le feu qui était dans les environs du Kremlin ; l’on en vint à bout pour un moment, mais pour recommencer ensuite plus fort que jamais.

Depuis que la compagnie était de retour sur la place, le capitaine avait fait partir des patrouilles dans différents quartiers : une fut envoyée encore du côté des bains, mais elle revint un instant après, et le caporal qui la commandait nous dit qu’au moment où il arrivait, l’établissement s’écroula avec un bruit épouvantable, et que les étincelles, emportées au loin par un vent d’ouest, avaient mis le feu à différents endroits.

Pendant toute la soirée et une partie de la nuit, nos patrouilles ne faisaient que de nous amener des soldats russes que l’on trouvait dans tous les quartiers de la ville, le feu les faisant sortir des maisons où ils étaient cachés. Parmi eux se trouvaient deux officiers, l’un appartenant à l’armée, l’autre à la milice : le premier se laissa désarmer de son sabre, sans faire aucune observation, et demanda seulement qu’on lui laissât une médaille en or pendue à son côté ; mais le second, qui était un jeune homme, et qui, indépendamment de son sabre, avait encore une ceinture remplie de cartouches, ne voulait pas se laisser désarmer, et, comme il parlait très bien français, il nous disait qu’il était de la milice : c’étaient là ses raisons, mais nous finîmes par lui faire comprendre les nôtres.

À minuit, le feu recommença dans les environs du Kremlin ; l’on parvint encore à le maîtriser. Mais le 16, à trois heures du matin, il recommença avec plus de violence, et continua.

Pendant cette nuit du 15 au 16, l’envie me prit, ainsi qu’à deux de mes amis, sous-officiers comme moi, de parcourir la ville, et de faire une visite au Kremlin dont on parlait tant… Nous nous mîmes en route : pour éclairer notre marche, nous n’avions pas besoin de flambeaux, mais comme nous avions envie de visiter les demeures et les caves des seigneurs moscovites, nous nous étions fait accompagner, chacun, par un homme de la compagnie, muni de bougies.

Mes camarades connaissaient déjà un peu le chemin, pour l’avoir fait deux fois, mais comme tout changeait à chaque instant, par suite de l’éboulement des rues, nous fûmes bientôt égarés. Après avoir marché quelque temps sans direction certaine, suivant comme le feu nous le permettait, nous rencontrâmes, fort heureusement, un juif qui s’arrachait la barbe et les cheveux en voyant brûler sa synagogue, temple dont il était le rabbin. Comme il parlait allemand, il nous conta ses peines, en nous disant que lui et d’autres de sa religion avaient mis, dans le temple, pour le sauver, tout ce qu’ils avaient de plus précieux, mais qu’à présent, tout était perdu. Nous cherchâmes à consoler l’enfant d’Israël, nous le prîmes par le bras, et nous lui dîmes de nous conduire au Kremlin.

Je ne puis me rappeler sans rire, que le juif, au milieu d’un pareil désastre, nous demanda si nous n’avions rien à vendre, ou à changer. Je pense que c’est par habitude qu’il nous fit cette question, car, pour le moment, il n’y avait pas de commerce possible.

Après avoir traverse plusieurs quartiers, dont une grande partie était en feu, et avoir remarqué beaucoup de belles rues encore intactes, nous arrivâmes sur une petite place un peu élevée, pas loin de la Moskowa, d’où le juif nous fit remarquer les tours du Kremlin que l’on distinguait comme en plein jour, à cause de la lueur des flammes ; nous nous arrêtâmes un instant dans ce quartier, pour visiter une cave d’où quelques lanciers de la Garde sortaient. Nous y prîmes du vin et du sucre, beaucoup de fruits confits ; nous en chargeâmes le juif, qui porta tout sous notre protection. Il était jour lorsque nous arrivâmes près de la première enceinte du Kremlin : nous passâmes sous une porte bâtie en pierre grise, surmontée d’un petit clocher où il y avait une cloche, en l’honneur d’un grand saint Nicolas qui se trouvait dans une niche dessous la porte, et à gauche en entrant. Ce grand saint, qui avait au moins six pieds, et richement habillé, était adoré par chaque Russe qui passait, même les forçats : c’est le patron de la Russie.

Lorsque nous fûmes au-delà de la première enceinte, nous tournâmes à droite ou, après avoir longé une rue que nous eûmes beaucoup d’embarras de traverser, à cause du désordre qu’il y avait par suite du feu qui venait de se déclarer dans plusieurs maisons où s’étaient établies des cantinières de la Garde, nous arrivâmes, non sans peine, contre une haute muraille surmontée de grandes tours. De distance en distance, de grandes aigles dorées dominent au haut des tours. Après avoir passé une grande porte, nous nous trouvâmes dans la place et vis-à-vis du palais. L’Empereur y était depuis la veille, car, du 14 au 15, il avait couché dans un faubourg.

À notre arrivée, nous y rencontrâmes des amis du 1er régiment de chasseurs qui étaient de piquet et qui nous retinrent à déjeuner. Nous y mangeâmes de bonnes viandes, chose qui ne nous était pas arrivée depuis longtemps ; nous y bûmes aussi d’excellent vin. Le juif, que nous avions toujours gardé avec nous, fut forcé, malgré toute sa répugnance, de manger avec nous et de goûter du jambon. Il est vrai de dire que les chasseurs, qui avaient beaucoup de lingots en argent qui venaient de l’hôtel de la Monnaie, lui promirent de faire des échanges ; ces lingots étaient aussi gros qu’une brique et en avaient la forme : il s’en est trouvé beaucoup.

Il était près de midi que nous étions encore à table avec nos amis, le dos appuyé contre des grosses pièces de canon monstre, qui sont de chaque côté de la porte de l’arsenal qui est en face du palais, lorsqu’on cria : « Aux armes ! » Le feu était au Kremlin. Un instant après, des brandons de feu tombaient dans la cour où se trouvaient de l’artillerie de la Garde, avec tous les caissons ; à côté se trouvait une grande quantité d’étoupes, que les Russes avaient laissée, et dont déjà une partie était en flammes. La crainte d’une explosion occasionna un peu de désordre, surtout par la présence de l’Empereur que l’on força, pour ainsi dire, de quitter le Kremlin.

Pendant ce temps, nous avions dit adieu à nos amis ; nous étions partis pour rejoindre le régiment. Notre guide, à qui nous avions fait comprendre l’endroit où il était, nous fit prendre une direction par où, nous disait-il, nous aurions plus court, mais il nous fut impossible d’y pénétrer ; nous en fûmes repoussés par les flammes. Il nous fallut attendre qu’un passage fût libre, car, dans ce moment, tout était en feu autour du Kremlin, et l’impétuosité du vent qui, depuis quelque temps, soufflait d’une force extraordinaire, nous lançait des pièces de bois enflammées dans les jambes, ce qui nous força de nous abriter dans un souterrain où déjà beaucoup d’hommes étaient. Nous y restâmes assez longtemps, et, lorsque nous en sortîmes, nous rencontrâmes les régiments de la Garde qui allaient s’établir dans les environs du château de Péterskoé, où l’Empereur allait loger. Un seul bataillon, le premier du 2e régiment de chasseurs, resta au Kremlin : il préserva le palais de l’incendie, puisque l’Empereur y rentra le 18 au matin. J’oubliais de dire que le prince de Neufchâtel, ayant voulu s’assurer de l’incendie qui était autour du Kremlin, avait monté, avec un officier, sur une des plates-formes du palais, mais ils faillirent être enlevés par la violence du vent.

Le vent et le feu continuaient toujours, mais un passage était libre : c’était celui par où l’Empereur venait de sortir. Nous le suivîmes, et, un instant après, nous nous trouvâmes sur les bords de la Moskowa. Nous marchâmes le long des quais, que nous suivîmes jusqu’au moment où nous trouvâmes une rue moins enflammée, ou une autre tout à fait consumée, car, par celle que l’Empereur venait de traverser, plusieurs maisons venaient de crouler après son passage, et qui empêchaient d’y pénétrer.

Enfin, nous nous trouvâmes dans un quartier tout à fait en cendres, où notre juif tâcha de reconnaître une rue qui devait nous conduire sur la place du Gouvernement ; il eut beaucoup de peine d’en retrouver les traces.

Dans la nouvelle direction que nous venions de prendre, nous laissions le Kremlin sur notre gauche. Pendant que nous marchions, le vent nous envoyait des cendres chaudes dans les yeux, et nous empêchait d’y voir ; nous nous enfonçâmes dans les rues, sans autre accident que d’avoir les pieds un peu brûlés, car il fallait marcher sur les plaques des toits, ainsi que sur les cendres qui étaient encore brûlantes, et qui couvraient toutes les rues.

Nous avions déjà parcouru un grand espace, quand, tout à coup, nous trouvons notre droite à découvert ; c’était le quartier des juifs, où les maisons, bâties toutes en bois, et petites, avaient été consumées jusqu’au pied : à cette vue, notre guide jette un cri et tombe sans connaissance. Nous nous empressâmes de le débarrasser de la charge qu’il portait : nous en tirâmes une bouteille de liqueur et nous lui en fîmes avaler quelques gouttes ; ensuite, nous lui en versâmes sur la figure. Un instant après, il ouvrit les yeux. Nous lui demandâmes pourquoi il s’était trouvé malade. Il nous fit comprendre que sa maison était la proie des flammes, et que probablement sa famille avait péri, et, en disant cela, il retomba sans connaissance, de manière que nous fûmes obligés de l’abandonner, malgré nous, car nous ne savions que devenir sans guide, au milieu d’un pareil labyrinthe. Il fallut, cependant, se décider à quelque chose : nous fîmes prendre notre charge par un de nos hommes, et nous continuâmes à marcher ; mais, au bout d’un instant, nous fûmes forcés d’arrêter, ayant des obstacles à franchir.

La distance à parcourir pour atteindre une autre rue était au moins de trois cents pas ; nous n’osions franchir cet espace, à cause des cendres chaudes qui allaient nous aveugler. Pendant que nous étions à délibérer, un de mes amis me propose de ne faire qu’une course ; je conseillai d’attendre encore ; les autres étaient de mon avis, mais celui qui m’avait fait cette proposition, voyant que nous étions irrésolus, et sans nous donner le temps de la réflexion, se mit à crier : « Qui m’aime me suit ! » Et il s’élance au pas de course ; l’autre le suit avec deux de nos hommes, et moi je reste avec celui qui avait la charge, qui consistait encore en trois bouteilles de vin, cinq de liqueurs, et des fruits confits.

Mais à peine ont-ils fait trente pas, que nous les vîmes disparaître à nos yeux : le premier était tombé de tout son long ; celui qui l’avait suivi le releva de suite. Les deux derniers s’étaient caché la figure dans leurs mains, et avaient évité d’être aveuglés par les cendres, comme le premier, qui n’y voyait plus, car c’était par un tourbillon de cette poussière qu’ils avaient été enveloppés. Le premier, ne pouvant plus voir, criait et jurait comme un diable : les autres étaient obligés de le conduire, mais ils ne purent le ramener, ni revenir à l’endroit où j’étais avec l’homme et la charge. Et moi, je n’osais risquer de les joindre, car le passage devenait de plus en plus dangereux. Il fallut attendre plus d’une heure, avant que je pusse aller à eux. Pendant ce temps, celui qui était devenu presque aveugle, pour se laver les yeux, fut obligé d’uriner sur un mouchoir, en attendant qu’il puisse se les laver avec le vin que nous avions : provisoirement, avec l’homme qui était resté avec moi, nous en vidâmes une bouteille.

Lorsque nous fûmes réunis, nous vîmes qu’il y avait impossibilité d’aller plus avant sans danger. Nous décidâmes de retourner sur nos pas, mais, au moment de retourner, nous eûmes l’idée de prendre chacun une grande plaque en tôle pour nous couvrir la tête en la tenant du côté où le vent, les flammes et les cendres venaient ; nous en prîmes donc chacun une. Après les avoir ployées pour nous en servir comme d’un bouclier, nous les appliquâmes sur nos épaules gauches, en les tenant des deux mains, de manière que nous avions la tête et la partie gauche garanties. Après nous être serrés les uns contre les autres, et en prenant toutes les précautions possibles pour ne pas être écrasés, nous nous mîmes en marche, un soldat en tête, ensuite moi tenant celui qui ne voyait presque pas, par la main, et les autres suivaient. Enfin nous traversâmes avec beaucoup de peine, et non sans avoir failli être renversés plusieurs fois.

Lorsque nous eûmes traversé, nous nous trouvâmes dans une nouvelle rue, où nous aperçûmes plusieurs familles juives et quelques Chinois accroupis dans des coins, gardant le peu d’effets qu’ils avaient sauvés ou pris chez les autres. Ils paraissaient surpris de nous voir : probablement qu’ils n’avaient pas encore vu de Français dans ce quartier. Nous approchâmes d’un juif, nous lui fîmes comprendre qu’il fallait nous conduire sur la place du Gouvernement. Un père y vint avec son fils, et comme, dans ce labyrinthe de feu, les rues étaient coupées quelquefois par des maisons écroulées ou par d’autres enflammées, ce ne fut qu’après des détours et de grandes difficultés de trouver des issues, et après nous être reposés plusieurs fois, que nous arrivâmes, à onze heures de la nuit, à l’endroit d’où nous étions partis la veille.

Depuis que nous étions arrives à Moscou, je n’avais pas, pour ainsi dire, pris de repos ; aussi je me couchai sur de belles fourrures que nos soldats avaient rapportées en quantité, et je dormis jusqu’à sept heures du matin.

La compagnie n’avait pas encore été relevée de service, vu que tous les régiments, ainsi que les fusiliers, et même la Jeune Garde, à la disposition du maréchal Mortier, qui venait d’être nommé gouverneur de la ville, étaient occupés, depuis trente-six heures, à comprimer l’incendie qui, lorsque l’on avait fini d’un côté, recommençait d’un autre. Cependant l’on conserva assez d’habitations, et même au-delà de ce qu’il fallait, pour se loger, mais ce ne fut pas sans mal, car Rostopchin avait fait emmener toutes les pompes. Il s’en trouva encore quelques-unes, mais hors de service.

Pendant la journée du 16, l’ordre avait été donne de fusiller tous ceux qui seraient pris mettant le feu. Cet ordre avait, aussitôt, été mis à exécution. Pas loin de la place du Gouvernement, se trouvait une autre petite place où quelques incendiaires avaient été fusilles et pendus ensuite à des arbres : cet endroit s’appela toujours la place des Pendus.

Le jour même de notre entrée, l’Empereur avait donné l’ordre au maréchal Mortier d’empêcher le pillage. Cet ordre avait été donné dans chaque régiment, mais lorsque l’on sut que les Russes eux-mêmes mettaient le feu à la ville, il ne fut plus possible de retenir le soldat : chacun prit ce qui lui était nécessaire, et même des choses dont il n’avait pas besoin.

Dans la nuit du 17, le capitaine me permit de prendre dix hommes de corvée, avec leurs sabres, pour aller chercher des vivres. Il en envoya vingt d’un autre côté, parce que la maraude ou le pillage[2], comme on voudra, était permis, mais en recommandant d’y mettre le plus d’ordre possible. Me voilà donc encore parti pour la troisième course de nuit.

Nous traversâmes une grande rue tenant à la place où nous étions. Quoique le feu y avait été mis deux fois, l’on était parvenu à s’en rendre maître, et, depuis ce moment, l’on avait été assez heureux de la préserver. Aussi plusieurs officiers supérieurs, ainsi qu’un grand nombre d’employés de l’armée, y avaient pris leur domicile. Nous en traversâmes encore d’autres où l’on ne voyait plus que la place, marquée par les plaques en tôle des toits ; le vent de la journée précédente en avait balayé les cendres.

Nous arrivâmes dans un quartier où tout était encore debout : l’on n’y voyait que quelques voitures d’équipage, sans chevaux. Le plus grand silence y régnait. Nous visitâmes les voitures : il ne s’y trouvait rien, mais à peine les avions-nous dépassées, qu’un cri féroce se fit entendre derrière nous et fut répété deux fois et à deux distances différentes. Nous écoutâmes quelque temps, et nous n’entendîmes plus rien. Alors nous nous décidâmes à entrer dans deux maisons, moi avec cinq hommes dans la première, et un caporal avec les cinq autres, dans l’autre. Nous allumâmes des lanternes dont nous étions munis, et, le sabre en main, nous nous disposâmes à entrer dans celles qui nous paraissaient devoir renfermer des choses qui pouvaient nous être utiles.

Celle où je voulais entrer était fermée, et la porte garnie de grandes plaques de fer ; cela nous contraria un peu, vu que nous ne voulions pas faire de bruit en l’enfonçant. Mais, ayant remarqué que la cave, dont la porte donnait sur la rue, était ouverte, deux hommes y descendirent. Ils y trouvèrent une trappe qui communiquait dans la maison, de manière qu’il leur fut facile de nous ouvrir la porte. Nous y entrâmes, et nous vîmes que nous étions dans un magasin d’épiceries : rien n’avait été dérangé dans la maison, seulement, dans une chambre à manger, il y avait un peu de désordre. De la viande cuite était encore sur la table ; plusieurs sacs remplis de grosse monnaie étaient sur un coffre ; peut-être que l’on n’avait pas voulu, ou que l’on n’avait pu les emporter.

Après avoir visité toute la maison, nous nous disposâmes à faire nos provisions, car nous y trouvâmes de la farine, du beurre, du sucre en quantité et du café, ainsi qu’un grand tonneau rempli d’œufs rangés par couches, dans de la paille d’avoine. Pendant que nous étions à faire notre choix, sans disputer sur le prix, car il nous semblait que nous pouvions disposer de tout, puisqu’on l’avait abandonné et que, d’un moment à l’autre, cela pouvait devenir la proie des flammes, le caporal, qui était entré d’un autre côté, m’envoya dire que la maison où il était, était celle d’un carrossier où se trouvaient plus de trente petites voitures élégantes, que les Russes appellent drouschki. Il me fit dire aussi que, dans une chambre, il y avait plusieurs soldats russes de couchés sur des nattes de jonc, mais qu’ayant été surpris de voir des Français, ils s’étaient mis à genoux, les mains croisées sur la poitrine, et le front contre terre, pour demander grâce, mais que, voyant qu’ils étaient blessés, ils leur avaient porté des secours en leur donnant de l’eau, vu l’impossibilité où ils étaient de s’en procurer eux-mêmes, tant leurs blessures étaient graves, et que, par la même raison, ils ne pouvaient nous nuire.

Je fus de suite chez le carrossier, faire choix de deux jolies petites voitures fort commodes, afin d’y mettre les vivres que nous trouvions, et de pouvoir les transporter plus à notre aise. Je vis les blessés : parmi eux se trouvaient cinq canonniers de la Garde, avec les jambes brisées ; ils étaient au nombre de dix-sept ; beaucoup étaient Asiatiques, faciles à reconnaître à leur manière de saluer.

Comme je sortais de la maison avec mes voitures, j’aperçus trois hommes, dont un armé d’une lance, le second d’un sabre et le troisième d’une torche allumée, mettant le feu à la maison de l’épicier, sans que les hommes que j’avais laisses dedans s’en fussent aperçus, tant ils étaient occupés à emballer et à faire choix des bonnes choses qui s’y trouvaient. En les voyant, nous jetâmes un grand cri pour épouvanter ces trois coquins, mais, à notre surprise, pas un ne bougea ; ils nous regardèrent venir tranquillement, et celui qui était armé d’une lance se mit fièrement en posture de vouloir se défendre, si nous approchions. Cela nous était assez difficile, vu que nous n’avions que nos sabres. Mais le caporal arriva avec deux pistolets chargés qu’il venait de trouver dans la chambre où étaient les blessés ; il m’en donna un et, avec celui qui lui restait, il voulait abattre celui qui était armé d’une lance. Mais je l’en empêchai pour le moment, ne voulant pas faire de bruit, dans la crainte qu’il ne nous en tombât un plus grand nombre sur les bras.

Voyant cela, un Breton, qui se trouvait parmi nos hommes, se saisit d’un petit timon d’une des petites voitures, et faisant le moulinet, il avança contre l’individu qui, ne connaissant rien à cette manière de combattre, eut, au même instant, les deux jambes brisées. Il jeta, en tombant, un cri terrible, mais le Breton, en colère, ne lui laissa pas le temps d’en jeter un second, car il lui asséna un second coup tellement violent sur la tête, qu’un boulet de canon n’aurait pu mieux faire. Il allait en faire autant des deux autres, si nous ne l’avions arrêté. Celui qui avait une torche à la main ne voulait pas s’en dessaisir : il se sauva, avec son brandon enflammé, dans l’intérieur de la maison de l’épicier, où deux hommes le poursuivirent. Il ne fallut pas moins de deux coups de sabre pour le mettre à la raison. Tant qu’au troisième, il se soumit de bonne grâce, et fut aussitôt attelé à la voiture la plus chargée, avec un autre individu que l’on venait de saisir dans la rue.

Nous disposâmes tout pour notre départ. Nos deux voitures étaient chargées de tout ce que renfermait le magasin : sur la première, où nous avions attelé nos deux Russes, et qui était la plus chargée, nous avions mis le tonneau rempli d’œufs, et, pour ne pas que nos conducteurs puissent se sauver, nous avions eu la sage précaution de les attacher par le milieu du corps avec une forte corde et à double nœud ; la seconde devait être conduite par quatre hommes de chez nous, en attendant que nous puissions trouver un attelage, comme à la première.

Mais voilà qu’au moment où nous allions partir, nous apercevons le feu à la maison du carrossier ! L’idée que les malheureux allaient périr dans des douleurs atroces nous força de nous arrêter et de leur porter des secours. Nous y fûmes de suite, ne laissant que trois hommes pour garder nos voitures. Nous transportâmes les pauvres blessés sous une remise séparée du corps des bâtiments. C’est tout ce que nous pûmes faire. Après avoir rempli cet acte d’humanité, nous partîmes au plus vite afin d’éviter que notre marche ne soit interceptée par l’incendie, car on voyait le feu à plusieurs endroits, et dans la direction que nous devions parcourir.

Mais à peine avions-nous fait vingt-cinq pas, que les malheureux blessés que nous venions de transporter, jetèrent des cris effrayants. Nous nous arrêtâmes encore, afin, de voir de quoi il était question. Le caporal y fut avec quatre hommes. C’était le feu qui avait pris à la paille qui était en quantité dans la cour, et qui gagnait l’endroit où étaient ces malheureux. Il fit, avec ses hommes, tout ce qu’il était possible de faire, afin de les préserver d’être brûlés. Ensuite ils vinrent nous rejoindre, mais il est probable qu’ils auront péri.

Nous continuâmes notre route, et, dans la crainte d’être surpris par le feu, nous faisions trotter notre premier attelage à coups de plats de sabre. Cependant nous ne pûmes l’éviter, car lorsque nous fûmes dans le quartier de la place du Gouvernement, nous nous aperçûmes que la grand’rue, où beaucoup d’officiers supérieurs et des employés de l’armée s’étaient logés, était tout en flammes. C’était pour la troisième fois que l’on y mettait le feu. Mais aussi ce fut la dernière.

Lorsque nous fûmes à l’entrée, nous remarquâmes que le feu n’était mis que par intervalles et que l’on pouvait, en courant, franchir les espaces ou il faisait ses ravages. Les premières maisons de la rue ne brûlaient pas. Arrives à celles qui étaient en feu, nous nous arrêtâmes, afin de voir si l’on pouvait, sans s’exposer, les franchir. Déjà plusieurs étaient croulées ; celles sous lesquelles ou devant lesquelles nous devions passer, menaçaient aussi de s’abîmer sur nous et de nous engloutir dans les flammes. Cependant, nous ne pûmes rester longtemps dans cette position, car nous venions de nous apercevoir que la partie des maisons que nous avions passée, en entrant dans la rue, était aussi en feu.

Ainsi nous étions pris, non seulement devant et derrière, mais aussi à droite et à gauche, et, au bout d’un instant, partout, ce n’était plus qu’une voûte de feu sous laquelle il fallait passer. Il fut décidé que les voitures passeraient en avant ; nous voulûmes que celle à laquelle étaient attelés les Russes passât la première, et malgré quelques coups de plats de sabre, ils firent des difficultés. L’autre, qui était conduite par nos soldats, se porta en avant et, s’excitant l’un et l’autre, ils franchirent le plus heureusement possible l’endroit le plus dangereux. Voyant cela, nous redoublâmes de coups sur les épaules de nos Russes qui, craignant quelque chose de pire, s’élancèrent en criant : « Houra ! »[3] et passèrent au plus vite, non sans avoir senti la chaleur, et couru de grands dangers, à cause qu’il se trouvait différents meubles qui venaient de rouler dans la rue.

À peine la dernière voiture fut-elle passée, que nous traversâmes la même distance au pas de course : alors nous nous trouvâmes dans un endroit qui formait quatre coins, et quatre rues larges et longues, que nous apercevions tout en feu. Et quoique, pour le moment, il tombât de l’eau en abondance, l’incendie n’en allait pas moins son train, car à chaque instant l’on voyait des habitations et même des rues entières disparaître dans la fumée et dans les décombres.

Il fallait cependant avancer et gagner au plus vite l’endroit où était le régiment, mais nous vîmes avec peine que la chose était impraticable, et qu’il fallait attendre que toute la rue fût réduite en cendres pour avoir un passage libre. Il fut décidé de retourner sur nos pas ; c’est ce que nous fîmes de suite. Arrivés à l’endroit où nous avions passé, les Russes, cette fois, dans la crainte de recevoir une correction, n’hésitèrent pas à passer les premiers, mais, à peine ont-ils parcouru la moitié de l’espace qu’il fallait pour arriver au lieu de sûreté, et au moment où nous allions les suivre dans ce dangereux passage, qu’un bruit épouvantable se fait entendre : c’était le craquement des voûtes et la chute des poutres brûlantes et des toits de fer qui croulaient sur la voiture. En un instant, tout fut anéanti, jusqu’aux conducteurs que nous ne cherchâmes plus à revoir, mais nous regrettâmes nos provisions, surtout nos œufs.

Il me serait impossible de dépeindre la situation critique où nous nous trouvions. Nous étions bloqués par le feu et sans aucun moyen de retraite. Heureusement pour nous qu’à l’endroit où étaient les quatre coins des rues, il se trouvait une distance assez grande pour être à l’abri des flammes, de manière à pouvoir attendre qu’une rue fût entièrement brûlée pour nous ouvrir un passage.

Pendant que nous attendions un moment propice pour nous échapper, nous remarquâmes qu’une des maisons qui faisaient le coin d’une rue était la boutique d’un confiseur italien, et, quoique sur le point d’être rôtis, nous pensâmes qu’il serait bon de sauver quelques pots des bonnes choses qui pouvaient s’y trouver, si toutefois il y avait possibilité : la porte était fermée ; au premier étage, une croisée était ouverte ; le hasard nous procura une échelle, mais elle était trop courte ; on la posa sur un tonneau qui se trouvait contre la maison : alors elle fut longue assez pour que nos soldats pussent y arriver et entrer dedans.

Quoiqu’une partie fût déjà en flammes, rien ne les arrêta. Ils ouvrirent la porte, et nous remarquâmes, à notre grande surprise et satisfaction, que rien n’avait été enlevé. Nous y trouvâmes toutes sortes de fruits confits et beaucoup de liqueurs, du sucre en quantité, mais ce qui nous fit le plus grand plaisir, et qui nous étonna le plus, fut trois grands sacs de farine. Notre surprise redoubla en trouvant des pots de moutarde de la rue Saint-André-des-Arts, no 13, à Paris.

Nous nous empressâmes de vider toute la boutique, et nous en fîmes un magasin au milieu de la place où nous étions, en attendant qu’il nous fût possible de faire transporter le tout où était notre compagnie.

Comme il continuait toujours à tomber de l’eau, nous fîmes un abri avec les portes de la maison, et nous établîmes notre bivac, où nous restâmes plus de quatre heures, en attendant qu’un passage fût libre.

Pendant ce temps, nous fîmes des beignets à la confiture, et, lorsque nous pûmes partir, nous emportâmes, sur nos épaules, tout ce qu’il fut possible de prendre. Nous laissâmes notre autre voiture et nos sacs de farine sous la garde de cinq hommes, pour venir ensuite, avec d’autres, les chercher.

Pour la voiture, il était de toute impossibilité de s’en servir, vu que le milieu de la rue où il fallait passer était embarrassé par quantité de beaux meubles brisés et à demi brûlés, des pianos, des lustres en cristal et une infinité d’autres choses de la plus grande richesse.

Enfin, après avoir passé la place des Pendus, nous arrivâmes où était la compagnie, à 10 heures du matin : nous en étions partis la veille à 10 heures. Aussitôt notre arrivée, nous ne perdîmes pas de temps pour envoyer chercher tout ce que nous avions laissé en arrière : dix hommes partirent de suite ; ils revinrent, une heure après, avec chacun une charge, et malgré tous les obstacles, ils ramenèrent la voiture que nous y avions laissée. Ils nous contèrent qu’ils avaient été obligés de débarrasser la place où la première voiture avait été écrasée avec les Russes, et que ces derniers étaient tous brûlés, calcinés et raccourcis.

Le même jour 18, nous fûmes relevés du service de la place, et nous fûmes prendre possession de nos logements, pas loin de la première enceinte du Kremlin, dans une belle rue dont une grande partie avait été préservée du feu. L’on désigna, pour notre compagnie, un grand café, car dans une des salles il y avait deux billards, et, pour nous autres sous-officiers, la maison d’un boyard tenant à la première. Nos soldats démontèrent les billards pour avoir plus de place ; quelques-uns, avec le drap, se firent des capotes.

Nous trouvâmes, dans les caves de l’habitation de la compagnie, une grande quantité de vin, de rhum de la Jamaïque, ainsi qu’une grande cave remplie de tonnes d’excellente bière recouvertes de glace pour la tenir fraîche pendant l’été. Chez notre boyard, quinze grandes caisses de vin de Champagne mousseux, et beaucoup de vin d’Espagne.

Nos soldats, le même jour, découvrirent un grand magasin de sucre dont nous eûmes soin de faire une grande provision qui nous servit à faire du punch, pendant tout le temps que nous restâmes à Moscou, ce que nous n’avons jamais manqué un seul jour de faire en grande recréation. Tous les soirs, dans un grand vase en argent que le boyard russe avait oublié d’emporter, et qui contenait au moins six bouteilles, nous en faisions pour le moins trois ou quatre fois. Ajoutez à cela une belle collection de pipes dans lesquelles nous fumions d’excellent tabac.

Le 19, nous passâmes la revue de l’Empereur, au Kremlin, et en face du palais. Le même jour, au soir, je fus encore commandé pour faire partie d’un détachement composé de fusiliers-chasseurs et grenadiers, et d’un escadron de lanciers polonais, en tout deux cents hommes ; notre mission était de préserver de l’incendie le Palais d’été de l’impératrice, situé à l’une des extrémités de Moscou. Ce détachement était commandé par un général que je pense être le général Kellermann.

Nous partîmes à huit heures du soir ; il en était neuf et demie lorsque nous y arrivâmes. Nous vîmes une habitation spacieuse, qui me parut aussi grande que le château des Tuileries, mais bâtie en bois et recouverte d’un stuc qui faisait le même effet que le marbre. Aussitôt, l’on disposa des gardes à l’extérieur, et l’on établit un grand poste en face du palais où se trouvait un grand corps de garde. L’on fit partir des patrouilles pour la plus grande sûreté. Je fus chargé, avec quelques hommes, de visiter l’intérieur, afin de voir s’il ne s’y trouvait personne de caché.

Cette occasion me procura l’avantage de parcourir cette immense habitation, qui était meublée avec tout ce que l’Asie et l’Europe produisent de plus riche et de plus brillant. Il semblait que l’on avait tout prodigué pour l’embellir, et, cependant, en moins d’une heure, elle fut entièrement consumée, car à peine y avait-il un quart d’heure que tout était disposé pour empêcher que l’on y mette le feu, qu’un instant après il fut mis, malgré toutes les précautions que l’on avait prises, devant, derrière, à droite et à gauche, et sans voir qui le mettait ; enfin, il se fit voir en plus de douze endroits à la fois. On le voyait sortir par toutes les fenêtres des greniers.

Aussitôt, le général demande des sapeurs pour tacher d’isoler le feu, mais c’était impossible : nous n’avions pas de pompes, ni même d’eau. Un instant après, nous vîmes sortir de dessous les grands escaliers, par un souterrain du château, et s’en aller tranquillement, plusieurs hommes dont quelques-uns avaient encore des torches en partie allumées ; l’on courut sur eux et on les arrêta. C’étaient ceux qui venaient de mettre le feu au palais ; ils étaient vingt et un. Onze autres furent arrêtés, d’un autre côté, mais qui ne paraissaient pas sortir du château. Ils n’avaient rien sur eux qui indiquât qu’ils aient participé à ce nouvel incendie ; cependant, plus de la moitié furent reconnus pour des forçats.

Tout ce que nous pûmes faire, fut de sauver quelques tableaux et d’autres objets précieux, parmi lesquels se trouvaient des ornements impériaux, comme manteaux en velours, doublés en peau d’hermine, ainsi que beaucoup d’autres choses non moins précieuses qu’il fallut ensuite abandonner.

Il y avait peut-être une demi-heure que le feu avait commencé, qu’un vent furieux s’éleva, et en moins de dix minutes, nous fûmes bloqués par un incendie général, sans pouvoir ni reculer, ni avancer. Plusieurs hommes furent blessés par des pièces de bois enflammées, que la force du vent chassait avec un bruit épouvantable. Nous ne pûmes sortir de cet enfer qu’à deux heures du matin, et, alors, plus d’une demi-lieue de terrain avait été la proie des flammes, car tout ce quartier était bâti en bois, et avec la plus grande élégance.

Nous nous remîmes en route pour retourner dans la direction du Kremlin : en partant, nous conduisions avec nous nos prisonniers, au nombre de trente-deux, et, comme j’avais été chargé de la garde de police pendant la nuit, je fus aussi chargé de l’arrière-garde et de l’escorte des prisonniers, avec ordre de faire tuer à coups de baïonnette ceux qui voudraient se sauver ou qui ne voudraient pas suivre.

Parmi ces malheureux, il se trouvait au moins les deux tiers de forçats, avec des figures sinistres ; les autres étaient des bourgeois de la moyenne classe et de la police russe, faciles à reconnaître à leur uniforme.

Pendant que nous marchions, je remarquai, parmi les prisonniers, un individu affublé d’une capote verte assez propre, pleurant comme un enfant, et répétant à chaque instant, en bon français : « Mon Dieu ! j’ai perdu dans l’incendie ma femme et mon fils ! » Je remarquai qu’il regrettait davantage son fils que sa femme ; je lui demandai qui il était. Il me répondit qu’il était Suisse et des environs de Zurich, instituteur des langues allemande et française à Moscou, depuis dix-sept ans. Alors il continua à pleurer et à se désespérer, en répétant toujours : « Mon cher fils ! Mon pauvre fils !… »

J’eus pitié de ce malheureux, je le consolai en lui disant que, peut-être, il les retrouverait, et, comme je savais qu’il devait mourir comme les autres, je résolus de le sauver. À côté de lui marchaient deux hommes qui se tenaient fortement par le bras, l’un jeune et l’autre déjà âgé ; je demandai au Suisse qui ils étaient ; il me dit que c’étaient le père et le fils, tous deux tailleurs d’habits : « Mais, me répondit-il, le père est plus heureux que moi, il n’est pas séparé de son fils, ils pourront mourir ensemble ! » Il savait le sort qui l’attendait, car comprenant le français, il avait entendu l’ordre que l’on avait donné pour eux.

Au moment où il me parlait, je le vis s’arrêter tout à coup et regarder avec des yeux égarés ; je lui demandai ce qu’il avait : il ne me répondit pas. Un instant après, un gros soupir sortit de sa poitrine, et il se mit de nouveau à pleurer en me disant qu’il cherchait l’emplacement de son habitation, que c’était bien là, qu’il le reconnaissait au grand poêle qui était encore debout, car il est bon de dire que l’on y voyait toujours comme en plein jour, non seulement dans la ville, mais loin encore.

Dans ce moment, la tête de la colonne, qui marchait précédée du détachement de lanciers polonais, était arrêtée et ne savait où passer, à cause d’un grand encombrement qui se trouvait dans une rue plus étroite et par suite des éboulements. Je profitai de ce moment pour satisfaire au désir qu’avait ce malheureux de voir si, dans les cendres de son habitation, il ne retrouverait pas les cadavres de son fils et de sa femme. Je lui proposai de l’accompagner ; nous entrons sur l’emplacement de la maison : d’abord nous ne voyons rien qui puisse confirmer son malheur, et déjà je le consolais en lui disant que, sans doute, ils étaient sauvés, quand tout à coup, à l’entrée de la porte de la cave, j’aperçus quelque chose de gros et informe, noir et raccourci. J’avançai, j’examinai, en ôtant avec mon pied tout ce qui pouvait m’empêcher de reconnaître la chose ; je vis que c’était un cadavre. Mais impossible de pouvoir discerner si c’était un homme ou une femme : d’abord je n’en eus pas le temps, car l’individu, que la chose intéressait et qui était à côté de moi comme un stupide, jeta un cri effroyable et tomba sur le pavé. Aidé par un soldat qui était près de moi, nous le relevâmes. Revenu un peu à lui-même, il parcourut, en se livrant au désespoir, le terrain de la maison et, par un dernier cri, il nomma son fils et se précipita dans la cave où je l’entendis tomber comme une masse.

L’envie de le suivre ne me prit pas : je m’empressai de rejoindre le détachement, en faisant de tristes réflexions sur ce que je venais de voir. Un de mes amis me demanda ce que j’avais fait de l’homme qui parlait français ; je lui contai la scène tragique que je venais de voir, et, comme l’on était toujours arrêté, je lui proposai de venir voir l’endroit. Nous allâmes jusqu’à la porte de la cave ; là, nous entendîmes des gémissements ; mon camarade me proposa d’y descendre afin de le secourir, mais, comme je savais qu’en le tirant de cet endroit, c’était le conduire à une mort certaine, puisqu’ils devaient tous être fusillés en arrivant, je lui observai que c’était commettre une grande imprudence que de s’engager dans un lieu sombre et sans lumière.

Fort heureusement, le cri : « Aux armes ! » se fit entendre ; c’était pour se remettre en marche, mais, comme il fallait encore quelque temps avant que la gauche fît son mouvement, nous restâmes encore un moment au même endroit, et, comme nous allions nous retirer, nous entendîmes quelqu’un marcher ; je me retournai. Jugez quelle fut ma surprise envoyant paraître ce malheureux, ayant l’air d’un spectre, portant dans ses bras des fourrures avec lesquelles, disait-il, il voulait ensevelir son fils et sa femme, car, pour son fils, il l’avait trouvé mort dans la cave, sans être brûlé. Le cadavre qui était à la porte était bien celui de sa femme ; je lui conseillai de rentrer dans la cave, de s’y cacher jusqu’après notre départ et qu’il pourrait ensuite remplir son pénible devoir ; je ne sais s’il comprit, mais nous partîmes.

Nous arrivâmes près du Kremlin à cinq heures du matin ; nous mîmes nos prisonniers dans un lieu de sûreté, mais avant, j’avais eu la précaution de faire mettre de côté les deux tailleurs, père et fils, et cela pour notre compte ; ils nous furent, comme l’on verra, très utiles pendant notre séjour à Moscou.

Le 20, l’incendie s’était un peu ralenti ; le maréchal Mortier, gouverneur de la ville, avec le général Milhaud, nommé commandant de la place, s’occupèrent activement d’organiser une administration de police. L’on choisit, à cet effet, des Italiens, des Allemands et Français habitant Moscou, qui s’étaient soustraits, en se cachant, aux mesures de rigueur de Rostopchin, qui, avant notre arrivée, faisait partir les habitants malgré eux.

À midi, en regardant par la fenêtre de notre logement, je vis fusiller un forçat ; il ne voulut pas se mettre à genoux ; il reçut la mort avec courage et, frappant sur sa poitrine, il semblait défier celui qui la lui donnait. Quelques heures après, ceux que nous avions conduits subirent le même sort.

Je passai le reste de la journée assez tranquille, c’est-à-dire jusqu’à sept heures du soir, où l’adjudant-major Delaitre me signifia de me rendre aux arrêts dans un endroit qu’il me désigna, pour avoir, disait-il, laissé échapper trois prisonniers que l’on avait confiés à ma garde ; je m’excusai comme je pus, et je me rendis dans l’endroit que l’on m’avait indiqué ; d’autres sous-officiers y étaient déjà. Là, après avoir réfléchi, je fus satisfait d’avoir sauvé trois hommes, dont j’étais persuadé qu’ils étaient innocents.

La chambre dans laquelle j’étais donnait sur une grande galerie étroite qui servait de passage pour aller dans un autre corps de bâtiment, dont une partie avait été incendiée, de manière que personne n’y allait, et je remarquai que la partie qui était conservée n’avait pas encore été explorée. N’ayant rien à faire, et naturellement curieux, je m’amusai à parcourir la galerie. Lorsque je fus au bout, il me sembla entendre du bruit dans une chambre dont la porte était fermée. En écoutant, il me sembla entendre un langage que je ne comprenais pas. Voulant savoir ce qu’elle renfermait, je frappai. L’on ne me répondit pas, et le silence le plus profond succéda au bruit. Alors, regardant par le trou de la serrure, j’aperçus un homme couché sur un canapé, et deux femmes debout qui semblaient lui imposer silence ; comme je comprenais quelques mots de la langue polonaise, qui a beaucoup de rapport avec la langue russe, je frappai une seconde fois, et je demandai de l’eau ; pas de réponse. Mais, à la seconde demande, que j’accompagnai d’un grand coup de pied dans la porte, l’on vint m’ouvrir.

Alors j’entrai ; les deux femmes, en me voyant, se sauvèrent dans une autre chambre. Je commençai par fermer la porte par où j’étais entré ; l’individu couché sur le canapé ne bougeait pas ; je le reconnus, de suite, pour un forçat de la figure la plus ignoble et la plus sale, ainsi que sa barbe et tout son accoutrement, composé d’une capote de peau de mouton serrée avec une ceinture de cuir. Il avait, à côté de lui, une lance et deux torches à incendie, plus deux pistolets à sa ceinture, objets dont je commençai par m’emparer. Ensuite, prenant une des torches qui était grosse comme mon bras, je lui en appliquai un coup sur le côté, qui lui fit ouvrir les yeux. L’individu, en me voyant, fit un bond comme pour sauter après moi, mais il tomba de tout son long. Alors je lui présentai le bout d’un des pistolets que je lui avais pris ; il me regarda encore d’un air stupide, et, voulant se relever, il retomba. À la fin, il parvint à se tenir debout. Voyant qu’il était ivre, je le pris par un bras et, l’ayant fait sortir de la chambre, je le conduisis au bout de la galerie qui séparait les chambres, et lorsqu’il fut sur le bord de l’escalier qui était droit comme une échelle, je le poussai : il roula jusqu’en bas comme un tonneau, et presque contre la porte du corps de garde de la police, qui était en face de l’escalier. Les hommes de garde le traînèrent dans une chambre destinée pour y enfermer tous ceux de son espèce que l’on arrêtait à chaque instant ; enfin, je n’en entendis plus parler.

Après cette expédition, je retournai à la chambre et je m’y enfermai, et, ayant encore regardé si rien ne pouvait me nuire, j’ouvris la porte de la seconde chambre où j’aperçus, en entrant, les deux Dulcinées assises sur un canapé. En me voyant, elles ne parurent pas surprises ; elles me parlèrent toutes deux à la fois ; je ne pus jamais rien comprendre. Je voulus savoir si elles avaient quelque chose à manger ; elles me comprirent parfaitement, car aussitôt elles me servirent des concombres, des oignons et un gros morceau de poisson salé avec un peu de bière, mais pas de pain. Un instant après, la plus jeune m’apporta une bouteille qu’elle appela Kosalki ; en le goûtant, je le reconnus pour du genièvre de Dantzig, et, en moins d’une demi-heure, nous eûmes vidé la bouteille, car je m’aperçus que mes deux Moscovites buvaient mieux que moi. Je restai encore quelque temps avec les deux sœurs, car elles m’avaient fait comprendre qu’elles l’étaient ; alors je retournai dans ma chambre.

En entrant, je trouvai un sous-officier de la compagnie qui était venu pour me voir, et qui depuis longtemps m’attendait. Il me demanda d’où je venais ; lorsque je lui eus conté mon histoire, il ne fut plus surpris de mon absence, mais il parut enchanté, à cause, me dit-il, que l’on ne trouvait personne pour blanchir le linge ; puisque le hasard nous procurait deux dames moscovites, certainement elles se trouveraient très honorées de blanchir et de raccommoder celui des militaires français. À dix heures, lorsque tout le monde fut couché, comme nous ne voulions pas que personne sache que nous avions des femmes, le sous-officier revint, avec le sergent-major, chercher nos deux belles. Elles firent d’abord quelques difficultés, ne sachant où on les conduisait ; mais, ayant fait comprendre qu’elles désiraient que je les accompagnasse, j’allai jusqu’au logement, où elles nous suivirent de bonne grâce, en riant. Un cabinet se trouvant disponible, nous les y installâmes, après l’avoir meublé convenablement avec ce que nous trouvâmes dans leur chambre ; bien mieux, avec tout ce que nous trouvâmes de beau et d’élégant que les dames nobles moscovites n’avaient pu emporter, de manière que, de grosses servantes qu’elles paraissaient être, elles furent de suite transformées en baronnes, mais blanchissant et raccommodant notre linge.

Le lendemain au matin, 21, j’entendis une forte détonation d’armes à feu ; j’appris que l’on venait encore de fusiller plusieurs forçats et hommes de la police, que l’on avait pris mettant le feu à l’hospice des Enfants-Trouvés et à l’hôpital où étaient nos blessés ; un instant après, le sergent-major accourut me dire que j’étais libre.

En rentrant dans notre logement, j’aperçus nos tailleurs, les deux hommes que j’avais sauvés, déjà en train de travailler ; ils faisaient des grands collets avec les draps des billards qui étaient dans la grande salle du café où était logée la compagnie, et que l’on avait démontés pour avoir plus de place. J’entrai dans la chambre où étaient enfermées nos femmes ; elles étaient occupées à faire la lessive, et elles s’en tiraient passablement mal. Cela n’est pas étonnant, elles avaient sur elles des robes en soie d’une baronne ! Mais il fallait prendre patience, faute de mieux. Le reste de la journée fut consacré à organiser notre local et à faire des provisions, comme si nous devions rester longtemps dans cette ville. Nous avions en magasin, pour passer l’hiver, sept grandes caisses de vin de Champagne mousseux, beaucoup de vin d’Espagne, du porto ; nous étions possesseurs de cinq cents bouteilles de rhum de la Jamaïque, et nous avions à notre disposition plus de cent gros pains de sucre, et tout cela pour six sous-officiers, deux femmes et un cuisinier.

La viande était rare ; ce soir-là, nous eûmes une vache ; je ne sais d’où elle venait, probablement d’un endroit où il n’était pas permis de la prendre, car nous la tuâmes pendant la nuit, pour ne pas être vus.

Nous avions aussi beaucoup de jambons, car l’on en avait trouvé un grand magasin ; ajoutez à cela du poisson salé en quantité, quelques sacs de farine, deux grands tonneaux remplis de suif que nous avions pris pour du beurre ; la bière ne manquait pas ; enfin, voilà quelles étaient nos provisions, pour le moment, si toutefois nous venions à passer l’hiver à Moscou.

Le soir, nous eûmes l’ordre de faire un contre-appel ; il fut fait à dix heures ; il manquait dix-huit hommes. Le reste de la compagnie dormait tranquillement dans la salle des billards ; ils étaient couchés sur des riches fourrures de martes-zibelines, des peaux de lions, de renards, et d’ours ; une partie avait la tête enveloppée de riches cachemires et formant un grand turban, de sorte que, dans cette situation, ils ressemblaient à des sultans plutôt qu’à des grenadiers de la Garde : il ne leur manquait plus que des houris.

J’avais prolongé mon appel jusqu’à onze heures, à cause des absents, pour ne pas les porter manquants ; effectivement, ils rentrèrent un instant après, ployant sous leur charge. Parmi les objets remarquables qu’ils rapportèrent, il se trouvait plusieurs plaques en argent, avec des dessins en relief ; ils apportaient aussi chacun un lingot du même métal, de la grosseur et de la forme d’une brique. Le reste consistait en fourrures, châles des Indes, des étoffes en soie tissée d’or et d’argent. Ils me demandèrent encore la permission de faire, de suite, deux autres voyages, pour aller chercher du vin et des fruits confits, qu’ils avaient laissés dans une cave : je la leur accordai, un caporal les accompagna. Il est bon de savoir que, sur tous les objets qui avaient échappé à l’incendie, nous autres sous-officiers prélevions toujours un droit au moins de vingt pour cent.

Le 22 fut consacré au repos, à augmenter nos provisions, à chanter, fumer, rire et boire, à nous promener. Le même jour, je fis une visite à un Italien, marchand d’estampes, qui restait dans notre quartier, et dont la maison n’avait pas été brûlée.

Le 23 au matin, un forçat fut fusillé dans la cour du café. Le même jour, l’ordre fut donné de nous tenir prêts, pour le lendemain matin, à passer la revue de l’Empereur.

Le 24, à huit heures du matin, nous nous mîmes en marche pour le Kremlin. Lorsque nous y arrivâmes, plusieurs régiments de l’armée y étaient déjà réunis pour la même cause ; il y eut, ce jour-là, beaucoup de promotions et beaucoup de décorations données. Ceux qui, dans cette revue, reçurent des récompenses, avaient bien mérité de la patrie, car plus d’une fois ils avaient versé leur sang au champ d’honneur.

Je profitai de cette circonstance pour visiter en détail les choses remarquables que renfermait le Kremlin. Pendant que plusieurs régiments étaient occupés à passer la revue, je visitai l’église Saint-Michel, destinée à la sépulture des empereurs de Russie. Ce fut dans cette église que, les premiers jours de notre arrivée, croyant y trouver des grands trésors que l’on disait y être cachés, des militaires de la Garde, du 1er de chasseurs, qui étaient restés de piquet au Kremlin, s’y étaient introduits, avaient parcouru des caveaux immenses, mais, au lieu d’y trouver des trésors, ils n’y trouvèrent que des tombeaux en pierre, recouverts en velours, avec des inscriptions sur des plaques en argent. On y rencontra aussi quelques personnes de la ville qui s’y étaient retirées sous la protection des morts, croyant y être en sûreté, parmi lesquelles se trouvait une jeune et jolie personne que l’on disait appartenir à une des premières familles de Moscou, et qui fit la folie de s’attacher à un officier supérieur de l’armée. Elle fit la folie, plus grande encore, de le suivre dans la retraite. Aussi, comme tant d’autres, elle périt de froid, de faim et de misère.

Sortant des caveaux de l’église Saint-Michel, je fus voir la fameuse cloche, que j’examinai dans tous ses détails. Sa hauteur est de dix-neuf pieds ; une bonne partie est enterrée, probablement par son propre poids, depuis le temps qu’elle est à terre, par suite de l’incendie qui brûla la tour où elle était suspendue et dont on voit encore les fondations. Les grosses pièces de bois auxquelles elle était suspendue y sont encore attachées, mais cassées par le milieu.

Pas loin de là, et en face du palais, se trouve l’arsenal où l’on voit, à chaque côté de la porte, deux pièces de canon monstres ; un peu plus loin et sur la droite, c’est la cathédrale, avec ses neuf tours ou clochers couverts en cuivre doré. Sur la plus haute des tours, l’on y voyait la croix du grand Ivan, qui domine le tout ; elle avait trente pieds de haut, elle était en bois, recouverte de fortes lames d’argent doré : plusieurs chaînes aussi dorées la tenaient de tous les côtés.

Quelques jours après, des hommes de corvée, charpentiers et autres, furent commandés pour la descendre, afin de la transporter à Paris comme trophée, mais, en la détachant, elle fut emportée par son poids ; elle faillit tuer et entraîner avec elle tous les hommes qui la tenaient par les chaînes ; il en fut de même des grands aigles qui dominaient les hautes tours, autour de l’enceinte du Kremlin.

Il était midi lorsque nous eûmes fini de passer la revue ; en partant, nous passâmes sous la fausse porte où se trouve le grand Saint Nicolas dont j’ai parlé plus haut. Nous y vîmes beaucoup d’esclaves russes occupés à prier, à faire des courbettes et des signes de croix au grand Saint ; probablement qu’ils intercédaient contre nous.

Le 25, avec plusieurs de mes amis, nous parcourûmes les ruines de la ville. Nous passâmes dans plusieurs quartiers que nous n’avions pas encore vus : partout l’on rencontrait, au milieu des décombres, des paysans russes, des femmes sales et dégoûtantes, juives et autres, confondues avec des soldats de l’armée, cherchant, dans les caves que l’on découvrait, les objets cachés qui avaient pu échapper à l’incendie. Indépendamment du vin et du sucre qu’ils y trouvaient, l’on en voyait chargés de châles, de cachemires, de fourrures magnifiques de Sibérie, et aussi d’étoffes tissées de soie, d’or et d’argent, et d’autres avec des plats d’argent et d’autres choses précieuses. Aussi voyait-on les juifs, avec leurs femmes et leurs filles, faire à nos soldats toute espèce de propositions pour en obtenir quelques pièces, que souvent d’autres soldats de l’armée reprenaient.

Le même jour, au soir, le feu fut mis à un temple grec, en face de notre logement, et tenant au palais où était logé le maréchal Mortier. Malgré les secours que nos soldats portèrent, l’on ne put parvenir à l’éteindre. Ce temple, qui avait été conservé dans son entier et où rien n’avait été dérangé, fut, dans un rien de temps, réduit en cendres. Cet accident fut d’autant plus déplorable, que beaucoup de malheureux s’y étaient retirés avec le peu d’effets qui leur restaient, et même, depuis quelques jours, l’on y officiait.

Le 26, je fus de garde aux équipages de l’Empereur, que l’on avait placés dans des remises situées à une des extrémités de la ville et vis-à-vis une grande caserne que l’incendie avait épargnée et où une partie du premier corps d’armée était logée. Pour y arriver avec mon poste, il m’avait fallu parcourir plus d’une lieue de terrain en ruines et situé presque sur la rive gauche de la Moskowa, où l’on n’apercevait plus que, çà et là, quelques pignons d’églises ; le reste était réduit en cendres. Sur la rive droite, on voyait encore quelques jolies maisons de campagne isolées, dont une partie aussi était brûlée.

Près de l’endroit où j’avais établi mon poste, se trouvait une maison qui avait échappé à l’incendie ; je fus la voir par curiosité. Le hasard m’y fit rencontrer un individu parlant très bien le français, qui me dit être de Strasbourg, et qu’une fatalité avait amené à Moscou quelques jours avant nous. Il me conta qu’il était marchand de vins du Rhin et de Champagne mousseux, et que, par suite de malheureuses circonstances, il perdait plus d’un million, tant par ce qu’on lui devait que par les vins qu’il avait en magasin et qui avaient été brûlés, et aussi par ce que nous avions bu et que nous buvions encore tous les jours. Il n’avait pas un morceau de pain à manger. Je lui offris de venir manger avec moi sa part d’une soupe au riz, qu’il accepta avec reconnaissance.

En attendant la paix, que l’on croyait prochaine, l’Empereur donnait des ordres afin de tout organiser dans Moscou, comme si l’on devait y passer l’hiver. L’on commença par les hôpitaux pour les blessés de l’armée ; ceux des Russes mêmes furent traités comme les nôtres.

On s’occupa de réunir, autant que possible, les approvisionnements de tous genres qui se trouvaient dans différents endroits de la ville. Quelques temples qui avaient échappé à l’incendie furent ouverts et rendus au culte. Pas loin de notre habitation, et dans la même rue, il existait une église pour les catholiques ; un prêtre français émigré y disait la messe. L’église portait le nom de Saint-Louis. L’on parvint même à rétablir un théâtre, et l’on m’a assuré que l’on y avait joué la comédie avec des acteurs français et italiens. Que l’on y ait joué ou non, une chose dont je suis certain, c’est qu’ils furent payés pour six mois, et cela afin de faire croire aux Russes que nous étions disposés à passer l’hiver dans cette ville.

Le 27, comme j’arrivais de descendre ma garde aux équipages, je fus surpris agréablement en trouvant deux de mes pays qui venaient me voir. C’étaient Flament, natif de Peruwelz, vélite dans les dragons de la Garde, et Melet, dragon dans le même régiment ; ce dernier était de Condé. Ils tombaient bien, ce jour-là, car nous étions en disposition pour rire. Nous invitâmes nos dragons à dîner et à passer la soirée avec nous.

Dans différentes courses de maraude que nos soldats avaient faites, ils nous avaient rapporté beaucoup de d’hommes et de femmes de toutes les nations, même des costumes français du temps de Louis XVI, et tous ces vêtements étaient de la plus grande richesse. C’est pourquoi, le soir, après avoir dîné, nous proposâmes de donner un bal et de nous revêtir de tous les costumes que nous avions. J’oubliais de dire qu’en arrivant, Flament nous avait appris une nouvelle qui nous fit beaucoup de peine, c’était la catastrophe du brave lieutenant-colonel Martod, commandant le régiment de dragons dont Flament et Melet faisaient partie. Ayant été à la découverte deux jours avant le 25, dans les environs de Moscou, avec deux cents dragons, ils avaient donné dans une embuscade, et, chargés par trois mille hommes, tant cavalerie qu’artillerie, le colonel Martod avait été mortellement blessé, ainsi qu’un capitaine et un adjudant-major qui furent faits prisonniers après avoir combattu en désespérés. Le lendemain, le colonel fit demander ses effets, mais, le jour suivant, nous apprîmes sa mort.

Je reviens à notre bal, qui fut un vrai bal de carnaval, car nous nous travestîmes tous.

Nous commençâmes par habiller nos femmes russes en dames françaises, c’est-à-dire en marquises, et, comme elles ne savaient comment s’y prendre, c’est Flament et moi qui furent chargés de présider à leur toilette. Nos deux tailleurs russes étaient en Chinois, moi en boyard russe, Flament en marquis, enfin chacun de nous prit un costume différent, même notre cantinière, la mère Dubois, qui survint dans le moment et qui mit sur elle un riche habillement national d’une dame russe. Comme nous n’avions pas de perruques pour nos marquises, la perruquier de la compagnie les coiffa. Pour pommade, il leur mit du suif et, pour poudre, de la farine ; enfin elles étaient on ne peut pas mieux ficelées, et, lorsque tout fut disposé, nous nous mîmes en train de danser. J’oubliais de dire que, pendant ce temps, nous buvions force punch, que Melet, le vieux dragon, avait soin d’alimenter, et que nos marquises, ainsi que la cantinière, quoique supportant très bien la boisson, avaient déjà le cerveau troublé, par suite des grands verres de punch qu’elles avalaient de temps en temps, avec délices.

Nous avions, pour musique, une flûte qu’un sergent-major jouait, et le tambour de la compagnie l’accompagnait en mesure. On commença par l’air :

On va leur percer les flancs,
Ram, ram, ram, tam plam,
Tirelire, ram plam.

Mais à peine la musique avait-elle commencé, et la mère Dubois allait-elle en avant avec le fourrier de la compagnie, avec qui elle faisait vis-à-vis, que voilà nos marquises, à qui probablement notre musique sauvage allait, qui se mettent à sauter comme des Tartares, allant à droite et à gauche, écartant les jambes, les bras, tombant sur cul, se relevant pour y tomber encore. L’on aurait dit qu’elles avaient le diable dans le corps. Cela n’aurait été que très ordinaire pour nous, si elles avaient été habillées avec leurs habits à la russe, mais voir des marquises françaises qui, généralement, sont si graves, sauter comme des enragées, cela nous faisait pâmer de rire, de manière qu’il fut impossible, au joueur de flûte, de continuer ; mais notre tambour y suppléa en battant la charge. C’est alors que nos marquises recommencèrent de plus belle, jusqu’au moment où elles tombèrent de lassitude sur le plancher. Nous les relevâmes pour les applaudir, ensuite nous recommençâmes à boire et à danser jusqu’à quatre heures du matin.

La mère Dubois, en vraie cantinière, et qui savait apprécier la valeur des habits qu’elle avait sur elle, car c’était en soie tissée d’or et d’argent, partit sans rien dire. Mais, en sortant, le sergent de garde à la police, voyant une dame étrangère dans la rue, aussi matin, et pensant faire une bonne capture, s’avança vers elle et voulut la prendre par le bras pour la conduire dans sa chambre. Mais la mère Dubois, qui avait son mari, et du punch dans le corps, appliqua sur la figure du sergent un vigoureux soufflet qui le renversa à terre. Il cria : « À la garde ! » Le poste prit les armes, et comme nous n’étions pas encore couchés, nous descendîmes pour la débarrasser. Mais le sergent était tellement furieux que nous eûmes toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu’il avait eu tort de vouloir arrêter une femme comme la mère Dubois.

Le 28 et le 29 furent encore consacrés à nous occuper de nos provisions ; pour cela, nous allions faire des reconnaissances de jour, et, la nuit — pour ne pas avoir de concurrence, — nous allions chercher ce que nous avions remarqué.

Le 30, nous passâmes la revue de l’inspecteur dans la rue, en face de notre logement. Lorsqu’elle fut terminée, il prit envie au colonel de faire voir à l’inspecteur comment le régiment était logé. Lorsque ce fut au tour de notre compagnie, le colonel se fit accompagner par le capitaine, l’officier et le sergent de semaine, et l’adjudant-major Roustan, qui connaissait le logement, marchait en avant et avait soin d’ouvrir les chambres où était la compagnie. Après avoir presque tout vu, le colonel demanda : « Et les sous-officiers, comment sont-ils ? — Très bien », répondit l’adjudant-major Roustan. Et, aussitôt, il se met en train d’ouvrir les portes de nos chambres[4]. Mais, par malheur, nous n’avions pas ôté la clef de la porte du cabinet où nos Dulcinées se tenaient, et que nous avions toujours fait passer pour une armoire. Aussitôt, il l’ouvre, mais, surpris d’y voir un espace, il regarde et aperçoit les oiseaux. Il ne dit rien, referme la porte et met la clef dans sa poche.

Lorsqu’il fut descendu dans la rue, et d’aussi loin qu’il m’aperçut, il me montra la clef, et, s’approchant de moi en riant : « Ah ! Me dit-il, vous avez du gibier en cage, et, comme des égoïstes, vous n’en faites pas part à vos amis ! Mais que diable faites-vous de ces drôlesses-la, et où les avez-vous pêchées ? On n’en voit nulle part ! » Alors je lui contai comment et quand je les avais trouvées, et qu’elles nous servaient à blanchir notre linge : « Dans ce cas, nous dit-il, en s’adressant au sergent-major et à moi, vous voudrez bien me les prêter pour quelques jours, afin de blanchir mes chemises, car elles sont horriblement sales, et j’espère qu’en bons camarades, vous ne me refuserez pas cela. » Le même soir, il les emmena ; il est probable qu’elles blanchirent toutes les chemises des officiers, car elles ne revinrent que sept jours après.

Le 1er octobre, un fort détachement du régiment fut commandé pour aller fourrager à quelques lieues de Moscou, dans un grand château construit en bois. Nous y trouvâmes fort peu de chose : une voiture chargée de foin fut toute notre capture. À notre retour, nous rencontrâmes la cavalerie russe qui vint caracoler autour de nous, sans cependant oser nous attaquer sérieusement. Il est vrai de dire que nous marchions d’une manière à leur faire voir qu’ils n’auraient pas eu l’avantage, car, quoi qu’étant infiniment moins nombreux qu’eux, nous leur avions mis plusieurs cavaliers hors de combat. Ils nous suivirent jusqu’à un quart de lieue de Moscou.

Le 2, nous apprîmes que l’Empereur venait de donner l’ordre d’armer le Kremlin ; trente pièces de canon et obusiers de différents calibres devaient être placés sur toutes les tours tenant à la muraille qui forme l’enceinte du Kremlin.

Le 3, des hommes de corvée de chaque régiment de la Garde furent commandés pour piocher la terre et transporter des matériaux provenant de vieilles murailles que des sapeurs du génie abattaient autour du Kremlin, et des fondations que l’on faisait sauter par la mine.

Le 4, j’accompagnai à mon tour les hommes de corvée que l’on avait commandés dans la compagnie. Le lendemain au matin, un colonel du génie fut tué, à mes côtés, d’une brique qui lui tomba sur la tête, provenant d’une mine que l’on venait de faire sauter. Le même jour, je vis, près d’une église, plusieurs cadavres qui avaient les jambes et les bras mangés, probablement par des loups ou par des chiens ; ces derniers se trouvaient en grande quantité.

Les jours où nous n’étions pas de service, nous les passions à boire, fumer et rire, et à causer de la France et de la distance dont nous étions séparés, et aussi de la possibilité de nous en éloigner encore davantage. Quand venait le soir, nous admettions dans notre réunion nos deux esclaves moscovites, je dirai plutôt nos deux marquises, car, depuis notre bal, nous ne leur disions plus d’autres noms, qui nous tenaient tête à boire le punch au rhum de la Jamaïque.

Le reste de notre séjour dans cette ville se passa en revues et parades, jusqu’au jour où un courrier vint annoncer à l’Empereur, au moment où il était à passer la revue de plusieurs régiments, que les Russes avaient rompu l’armistice et avaient attaqué à l’improviste la cavalerie de Murat, au moment où il ne s’y attendait pas.

Aussitôt la revue passée, l’ordre du départ fut donné, et, en un instant, toute l’armée fut en mouvement ; mais ce ne fut que le soir que notre régiment eut connaissance de l’ordre de se tenir prêt à partir pour le lendemain.

Avant de partir, nous fîmes, à nos deux femmes moscovites, ainsi qu’à nos deux tailleurs, leur part du butin que nous ne pouvions emporter ; vingt fois ils se jetèrent à terre pour nous remercier en nous baisant les pieds : jamais ils ne s’étaient vus si riches !



  1. J’ai su, depuis, que c’était bien le général Pernetty, commandant les canonniers à pied de la Garde impériale. (Note de l’auteur.)
  2. Nos soldats appelaient le pillage de la ville, la « foire de Moscou », (Note de l’auteur.)
  3. Houra ! Qui veut dire : En avant ! (Note de l’auteur.)
  4. Il est bon de savoir que nous avions fait percer une porte de communication de notre logement dans celui où était la compagnie. (Note de l’auteur.)