Mémoires du baron Haussmann/1/12

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Victor-Havard (1p. 283-314).

CHAPITRE XII

LA PRÉFECTURE DU VAR
Ma nomination et mon installation à Draguignan. — Topographie du pays. — Richesses minérales. Beautés naturelles. Antiquités Romaines. — Cultures. Forêts. Biens communaux.

C’est le 20 décembre 1848 qu’eut lieu la proclamation, au sein de l’Assemblée Nationale Constituante, du Président de la République élu le 10, et sa prestation de serment dans les termes prescrits par la Constitution récemment promulguée.

Le même jour, un nouveau Ministère entrait en fonctions, sous sa présidence personnelle. M. Odilon Barrot, Ministre de la Justice, en était Vice-Président. M. Léon de Maleville avait le portefeuille de l’Intérieur.

Quelques jours après, une dépêche du cabinet de M. de Maleville m’appelait à Paris. Sur le point de m’y rendre, j’appris soudainement que, dès le 28, il donnait sa démission.

Un décret, du 29, le remplaça par M. Léon Faucher, Ministre des Travaux Publics, et, dans le commencement de janvier, celui-ci me fit mander à son tour. J’en fus beaucoup plus surpris, ne connaissant d’aucune manière cet économiste distingué.

M. Neveux n’ignorait pas les propositions que j’avais reçues et déclinées, avant sa nomination à Bordeaux. Il devait donc éprouver le pressentiment que je l’y remplacerais une fois ou l’autre, et se montrait fort inquiet de ce double message. L’avis de ce dont il s’agissait, que j’eus soin de lui donner dès mon arrivée à Paris, lui causa certes un grand soulagement.

MA NOMINATION. MON INSTALLATION À DRAGUIGNAN.

Je ne tardai pas, en effet, à me présenter devant M. Léon Faucher, et j’avoue que notre premier abord ne me fut pas agréable. Frappé de son aspect chétif, étriqué, malingre, qui contrastait avec son air important, gourmé, pédant même, je trouvai que mon nouveau chef manquait absolument de prestige, et quand un petit journal conçut l’idée bouffonne de le qualifier de « ver-à-soie malade », je suis obligé de l’avouer : cela rendait assez bien l’impression qu’il m’avait produite. Mais, je ne restai pas longtemps à reconnaître ses très grandes qualités d’Homme d’État : haute intelligence ; fermeté courageuse ; droiture à toute épreuve ; fidélité rare aux subordonnés. Il m’a toujours témoigné, d’ailleurs, des sentiments d’estime, de confiance et de sympathie personnelle, qui me font garder un souvenir reconnaissant, affectueux, de nos relations.

Le Ministre me dit que son prédécesseur, M. de Maleville, s’était fait remettre, par le Secrétaire Général du Ministère, chargé du Personnel, M. Herman, — ancien Préfet et ancien chef de l’Administration Départementale et Communale, — les dossiers des Préfets et Sous-Préfets du Gouvernement de Juillet en fonctions le 24 février, jugés aptes à servir utilement le Pays, sous le nouvel ordre des choses inauguré le 10 Décembre ; qu’il avait « lui-même » fait un examen attentif de ces dossiers, et que je figurais aux premiers rangs de la liste par lui remise au Prince-Président de la République, des Préfets à prendre dans l’ancien personnel.

Je le remerciai de son appréciation de mes services passés. Elle m’honorait d’autant plus que rien ne pouvait le prévenir en ma faveur. Mais, ajoutai-je, la mémoire des longues années, perdues pour moi, dans la force de l’âge, sous le régime de 1830, avant que la bienveillance marquée de la Famille Royale et celle même du Gouvernement du Roi réussissent à faire prévaloir mes droits reconnus à l’avancement, sur des exigences parlementaires, me donnait peu de goût à rentrer dans l’Administration active, sous un régime très différent, sans doute, mais qui devait avoir également à compter avec les recommandations des Représentants du Pays. Toutefois, je comprenais parfaitement l’importance et, en même temps, la difficulté, pour le Gouvernement réparateur du Prince-Président, d’être secondé par des administrateurs expérimentés et sûrs ; et mes traditions de famille m’imposaient le devoir de faire tout ce que l’Héritier de l’Empereur Napoléon, le neveu du Prince Eugène, voudrait de moi, pour le triomphe définitif de sa cause.

M. Faucher, un peu surpris d’opinions anti-parlementaires et impérialistes qu’il ne professait pas au même degré, prit acte de mon acceptation ; me dit d’aller à l’Élysée, le lendemain, pour me mettre à la disposition du Prince, qui tenait à voir lui-même ses nouveaux Préfets, avant de leur attribuer tels ou tels départements, et me recommanda bien de m’adresser, d’abord, à M. Mocquard, Secrétaire de la Présidence.

Je n’y manquai pas ; car, j’avais connu familièrement ce Chef de Cabinet du Prince, quand il était jadis Sous-Préfet de Bagnères-de-Bigorre, et moi, de Nérac-en-Albret. Il fut enchanté de me savoir prêt à servir Son Altesse Impériale, bien plus que le Président de la République. Du reste, il connaissait mes sentiments de longue date.

Après un court entretien, il se leva pour avertir de ma présence le Prince, qui me reçut debout, dans le grand salon du rez-de-chaussée, ouvrant sur le milieu du jardin. Mon futur Empereur était déplorablement affecté d’un rhume de cerveau.

Prévenu de ma visite, évidemment, par M. Léon Faucher, il fit porter sa première question sur l’attachement de ma famille à la cause impériale et sur l’origine de mon culte pour la mémoire du Prince Eugène. Il me félicita des services que j’avais rendus à la cause de l’ordre dans la Gironde, et me remercia de mon concours actif au succès de sa candidature. En me congédiant, il serra ma main dans les siennes, et me dit, avec bienveillance, qu’avant peu je saurais, de lui-même, quel poste il m’aurait assigné.

Pendant le petit nombre de jours qui précéda l’effet de la promesse, je fis visite à M. Dufaure, dans son modeste appartement sis au quatrième, rue Lepeletier, afin de lui témoigner personnellement ma gratitude pour son offre de me confier l’administration de son propre département, et m’excuser de n’avoir pas profité de sa bienveillance. Je lui dis : « Mon refus d’alors gêne un peu, dans le présent, mon acceptation d’un poste du « même ordre. » — « Je suis heureux, » me répondit-il, « d’apprendre que le nouveau Gouvernement s’attache « des hommes tels que vous. » — Puis, il m’approuva beaucoup de prêter mon concours au Pouvoir dans les temps difficiles que nous traversions, et me remercia cordialement de ma démarche courtoise vis-à-vis de lui.

J’eus bientôt une invitation du Ministre de l’Intérieur, pour un grand dîner officiel que le Prince-Président devait honorer de sa présence.

Après le café, le Prince me prit à part et me dit : — « Je vous ai nommé Préfet du département du Var. » — Je fis un léger mouvement. « Éprouveriez-vous quelque répugnance pour ce poste ? » me demanda-t-il — « Aucune, Monseigneur, » répondis-je ; « mais Votre Altesse Impériale ne pouvait guère m’envoyer plus loin de Bordeaux, fût-ce à Lille ou à Strasbourg. »

Il reprit : — « Le Var est un de nos plus mauvais départements. Les démagogues s’y trouvent en force. Ils tiennent en échec le pouvoir à Toulon, notre grand port de guerre, comme à Draguignan, où j’ai besoin d’un Préfet absolument sûr. La police de notre frontière d’Italie exige, en ce moment, beaucoup de vigilance et de sagacité. Les troupes autrichiennes menacent les États du Roi Charles-Albert. Ceux du Pape sont au pouvoir de la Révolution. D’après ce que je sais de votre passé, je vous crois mieux qualifié que personne pour aviser, avec décision et mesure, à tout ce que, là, des complications imprévues peuvent imposer à votre « initiative. » — « Je n’épargnerai aucun effort, » répliquai-je, « pour mériter cette confiance de Votre Altesse Impériale. » — « J’y compte ! »

Dès le jour suivant, me parvint l’avis officiel de ma nomination, datée du 24 janvier 1849, et l’invitation de partir le plus tôt possible pour Draguignan. Mais, dès le 26, M. Léon Faucher déposait à l’Assemblée un projet de loi sur les Clubs, et, le 27, la déclaration d’urgence qu’il réclamait, en même temps, était repoussée par 418 voix contre 342. Sur le refus, par Le Prince-Président de la République, d’accepter la démission des Ministres, l’Opposition demanda leur mise en accusation, rejetée, le 31, par 488 voix contre 250. Durant ces débats agités, le Gouvernement eut à réprimer des troubles sérieux à Lyon, Marseille, Limoges, Mâcon, Châlon-sur-Saône, etc., dont la coïncidence avec les attaques de ses ennemis contribua, sans doute, à leur défaite. C’est le 2 février seulement, après la publication du dernier vote de l’Assemblée, que l’ordre fut complètement rétabli partout en France, et c’est à Draguignan, où je me rendis, sans plus attendre, après l’issue définitive de la crise ministérielle ouverte le 27 et close le 31 janvier, que j’en reçus l’avis officiel, avec la circulaire adressée, le 4, par le Ministre de l’Intérieur aux Préfets, touchant les grèves et les coalitions d’ouvriers, et quelques instructions spéciales

Ma femme devait m’adresser directement dans cette ville, tous mes bagages, par un jeune domestique, Pierre Réau (fils d’un douanier blayais), pris à mon service personnel depuis le licenciement de Joseph et de Marianne, qui n’en pouvaient plus. À la suite de ma première conversation avec le Prince, j’avais pris la précaution de réclamer, de Bordeaux, l’envoi à Paris de mon dernier uniforme de Sous-Préfet, et d’y faire ajouter quelques broderies pour le transformer en petite tenue de Préfet, en attendant la grande tenue, dont la confection exigeait quelque délai. Je pus, dès lors, me mettre en route le 1er février au soir, par la malle-poste de Lyon ; puis, sans aucun arrêt dans cette ville, que je connaissais, y prendre une place pour Aix, dans la malle secondaire de Marseille ; enfin, me faire porter, par un patachon remplissant l’office de courrier, d’Aix à Draguignan, où j’arrivai le 4 au soir, aussi vite, mais pas plus, qu’une lettre : en trois nuits et trois jours !

Mon prédécesseur, M. Ayraud-Degeorge, Préfet du général Cavaignac, était déjà parti. Ce fut le Conseiller de Préfecture, Secrétaire Général, investi par lui de l’administration du département, qui m’en fit la remise.

Je trouvai, comme fond de maison, à la Préfecture, une excellente cuisinière, amenée par un des Préfets de la Monarchie de 1830, et maintenue à ses fourneaux sous tous les régimes ultérieurs. Durant le peu de jours que je dus attendre l’arrivée de Pierre, je me fis servir par le concierge, et cette installation sommaire me permit de me consacrer de suite à mes nouveaux devoirs.

Cependant, ma chère femme, à qui j’avais imposé déjà tant de déplacements, et qui dut en subir encore tant d’autres, sans pouvoir en prendre l’habitude, préparait son départ de Bordeaux, mais à loisir ; car, elle savait par moi que l’hôtel de la Préfecture de Draguignan, de construction récente, conçu dans des proportions beaucoup trop grandes pour l’importance de ce chef-lieu de département, n’était pas encore meublé complètement. Il me fallait y pourvoir, avant tout. Elle entreprit, mais seulement au mois d’avril, le grand et fatigant voyage de Bordeaux à Marseille, en trois étapes de 21 heures de diligence, chaque : — arrêts à Toulouse et Montpellier ; — avec une véritable smala, composée de nos deux filles ; de l’institutrice chargée de leur éducation depuis notre départ de Blaye ; d’une femme et d’un valet de chambre, bon maître d’hôtel, connu de nous.

Ainsi que je le faisais entendre au Prince-Président, à Paris, on ne pouvait pas considérer comme une petite entreprise de traverser, d’un bout à l’autre, dans de telles conditions et par des temps si troublés, tout le midi de la France.

Maître Dominique, mon ancien cocher, devenu régisseur de Houeillês depuis longtemps, m’avait envoyé, dès le commencement de février, une calèche et une caisse de harnais et d’objets d’écurie, et je m’étais précautionné d’une paire de chevaux et d’un cocher passable.

J’allai chercher ma petite famille à Marseille, et je la conduisis, d’abord, à Toulon, par Cuges et par les gorges d’Ollioules, qui représentent exactement, disent les voyageurs en Grèce, le passage des Thermopyles. Je pus, grâce à l’obligeance de l’amiral Casy, Préfet Maritime, que je retrouvai plus tard sur les bancs du Sénat de l’Empire, lui faire visiter le port militaire, l’arsenal, la rade, l’hôpital de Saint-Mandrier et le vaisseau à trois ponts, de 420 canons : l’Océan. Le voyage de Toulon à Draguignan (20 lieues) employa toute une journée.

On doit comprendre, par ce détail, combien mes communications avec le Ministre de l’Intérieur, par le télégraphe aérien, qui s’arrêtait à Toulon, étaient lentes, même sans brouillard, et coûteuses, puisque chaque dépêche exigeait une estafette. Or, par la poste, nulle réponse ne pouvait m’arriver avant le huitième jour de la demande !

TOPOGRAPHIE DU PAYS.

Le département du Var se composait alors de quatre arrondissements : Brignoles, Draguignan, Grasse et Toulon. Celui de Grasse en fut distrait, sous l’Empire, à la suite de l’annexion du comté de Nice à la France, pour compléter le département des Alpes-Maritimes.

Le Var, dont il porte nom, est un large torrent, qui prend source à Entraunes, sur le revers oriental des Basses-Alpes, et débouche dans la Méditerranée, entre Antibes et Nice. Il formait, avec son principal affluent, l’Estéron, qui descend des montagnes séparant l’arrondissement de Grasse de celui de Castellane (Basses-Alpes), la frontière de France et d’Italie.

Lorsqu’il perdit le bel arrondissement de Grasse, le département du Var, ne restant plus riverain de ce prétendu fleuve, aurait dû recevoir une autre appellation. En effet, celle-ci conviendrait mieux au département des Alpes-Maritimes, que le Var traverse par le milieu. Le nom de l’Argens, dont la source est à Sellions, dans l’arrondissement de Brignoles, sur les confins des Bouches-du-Rhône, et qui se jette dans la mer au-dessous de Fréjus, après un parcours de plus de 96 kilomètres, coupant, de l’ouest à l’est, les arrondissements de Brignoles et de Draguignan, désignerait plus exactement le département du Var actuel.

Quoi qu’il en soit, l’arrondissement de Draguignan, — le plus considérable des quatre, — que je tenais sous mon autorité directe, va de la limite des Basses-Alpes à la Méditerranée, sur laquelle il a trois petits ports : Saint-Tropez, Saint-Raphaël et Agay. Il était bien central à cette époque, et cela pouvait expliquer, sinon justifier, l’établissement du chef-lieu du département dans une ville, ou pour mieux dire : dans une grosse bourgade, ayant moins de 10,000 âmes, sans industrie ni commerce, en dehors même du mouvement de circulation continu de France en Italie, par le littoral.

L’arrondissement de Toulon, bien moins étendu, mais de beaucoup plus important, contenait les deux cinquièmes de la population de 360,000 âmes du département entier. La ville de Toulon, seule, en comptait 70,000 !… On y trouvait, indépendamment des plus grands établissements de notre marine militaire, les ports de la Seyne, de Saint-Nazaire et de Bandols, à l’ouest ; la ville d’Hyères, grande station hivernale, et sa belle rade protégée par les îles d’Or (Porquerolles, Port-Cros et l’île du Levant), à l’est.

C’était à Toulon que résidait le Général de Brigade commandant la Subdivision du Var ; le Receveur Général et le Payeur du département ; le Directeur des Douanes ; celui des Contributions Indirectes ; l’Inspecteur des Postes, etc. Le Directeur de l’Enregistrement des Domaines ; l’Ingénieur en Chef ; le Commandant de la Gendarmerie, seuls, habitaient Draguignan. J’ajoute, pour bien faire comprendre les embarras de la situation du Préfet : l’Évêque avait son siège à Fréjus, et l’important service de l’Instruction Publique relevait du Recteur de l’Académie d’Aix, où demeurait aussi le Conservateur des Eaux et Forêts, bien qu’il n’eût de forêts à conserver que dans le Var.

L’arrondissement de Brignoles, sis au nord de celui de Toulon, qui le sépare de la mer, est essentiellement agricoIe.

L’arrondissement de Grasse, à l’est de celui de Draguignan, au-delà du cours de la Siagne, laquelle descend des montagnes du canton de Saint-Auban au golfe de la Napoule, s’étend aussi des Basses-Alpes à la mer. On y trouve deux ports, mieux connus comme stations hivernales : Cannes, Antibes. À droite du premier, s’ouvre ce beau golfe de la Napoule, encadré par le cap Roux, à l’ouest, et par la presqu’île de la Croisette et les îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat, à l’est ; entre les deux, le golfe Juan, sis au-delà des îles, et terminé par la presqu’îIe de la Garouppe.

On sait qu’au golfe Juan, débarqua l’Empereur Napoléon 1er, quand il revint de son exil à l’île d’Elbe, en 1815. Une colonne consacrait ce souvenir. On montrait encore, en 1849, un gros olivier, à l’ombre duquel l’Empereur aurait sommeillé jadis.

Dans la superficie totale de 726,000 hectares attribuée par le cadastre à l’ensemble du département, les pays dits de montagne » comptaient pour 344,000, soit, presque la moitié.

Une chaîne, partant du littoral, à mi-distance de Bandols à la Ciotat (Bouches-du-Rhône), court, vers le nord, entre les arrondissements de Toulon et de Marseille ; puis, entre ceux de Brignoles et d’Aix. Sa cime la plus élevée est la Sainte-Baume, au Plan-d’Aulps (Var).

Une autre chaîne, qui se détache, à l’est, du massif de la Sainte-Baume et se termine au-dessus de Carnoules, marque la limite des arrondissements de Brignoles et de Toulon.

Dans celui de Draguignan, la chaîne des Maures et celle de l’Estérel (où l’on voyait encore l’auberge des Adrets, qu’un mélodrame a rendue célèbre) se dressent parallèlement à la mer, et forment deux massifs énormes, entre Hyères et Fréjus, d’une part ; entre Fréjus et Cannes, de l’autre.

Une dernière chaîne, également parallèle à la mer, traverse, d’un bout à l’autre, la partie septentrionale du département.

On voit bien peu de rochers nus dans le Var. Les cimes, médiocrement élevées, en général, et les versants de presque toutes les montagnes, qui se refusent à la culture, y sont couverts de bois, d’essences très diverses, mais, le plus souvent, résineuses.

Entre les revers des diverses chaînes et des chaînons qui s’en détachent, d’innombrables vallées, rivalisant de richesses agricoles, se groupent par bassins plus ou moins étendus.

Celui de l’Argens, dont j’ai parlé plus haut, embrasse la majeure partie du sol cultivable des arrondissements de Brignoles et de Draguignan.

C’est par cette immense dépression que s’écoulent le plus grand nombre de leurs cours d’eau. Les principaux sont :

Rive droite de l’Argens : le Caulon, descendant, au nord-est, la Sainte-Baume ; le Caramy, venant du même massif, qui traverse Brignoles et reçoit, avant d’arriver à Carcès, l’Issole, petite rivière, issue de Roquebrussanne et passant à Néoules, Garéault, Forcalquiéret, Sainte-Anastasie, Besse, Flassans et Cabasse ; et l’Aille, sortant de Gonfaron, que grossissent une foule de ruisseaux alimentés par les versants nord de l’épaisse chaîne des Maures, couverte d’épaisses forêts et sillonnée de ravins féconds en sources. — Rive gauche : la rivière Salée, venant du canton de Barjols ; la Cassote, de celui de Cotignac ; la Bresque sortant du canton de Tavernes et recueillant les ruisseaux de ceux d’Aulps et de Salernes ; la Floriège, issue des communes de Tourtour et de Flayose, par le canton de Lorgues ; le Nartuby, qui prend sa source à Montferrat, absorbe au-dessous de Châteaudouble, le ruisseau d’Ampus, débouche, par les gorges de Rebouillon, dans la vallée de Draguignan, et passe à Trans et au Muy ; l’Endre, qui reçoit les eaux du canton de Callas et une partie de celles du canton de Fayence ; le Reyran, qui vient de Bagnols, passe à Fréjus, et se jette dans la mer, à côté même des bouches de I’Argens.

Je donne toutes ces indications, parce qu’elles justifient l’importance capitale du bassin de ce fleuve. Il n’a pas moins de 14 cantons pour tributaires : Saint-Maximin, Roquebrussanne, Besse, Brignoles, Barjols, Tavernes, Cotignac, Aulps, Salernes, Le Luc, Lorgues, Draguignan, Callas et Fréjus. — Le département du Var en comptait alors 35. Il n en conserve plus que 28, aujourd’hui.

Le canton de Comps et une partie de celui d’Aulps (arrondissement de Draguignan) ; celui de Rians et une petite partie de celui de Tavernes (arrondissement de Brignoles) déversent leurs eaux dans le Verdon, affluent de la Durance. Le Verdon forme, sur une partie de son cours, la limite du Var et des Basses-Alpes. Le canton de Comps lui fournit deux rivières assez considérables : le Jabrun et l’Artuby ; celui d’Aulps, la belle source de Bauduen.

La Siagne, qui limite, comme je l’ai dit, les arrondissements de Grasse et de Draguignan, reçoit, sur sa rive droite, par le Rion, la majeure partie des eaux du canton de Fayence, et, sur sa rive gauche, celles du canton de Grasse.

Le Loup, qui prend sa source dans les montagnes séparant les cantons de Saint-Vallier et de Saint-Auban, et se jette dans la Méditerranée au-dessous de Villeneuve-Loubet, recueille Les eaux d’une partie du canton de Coursegoules et de tout le canton du Bar. Sa vallée forme une dépression profonde, divisant l’arrondissement de Grasse, en deux parties, à peu près égales.

Le surplus du canton de Coursegoules et presque tout le canton de Saint-Auban sont tributaires de l’Estéron.

Le canton de Vence déverse directement ses eaux dans la mer, par la Cagne.

Il en est de même des cantons d’Ollioules et du Bausset, dans l’arrondissement de Toulon ; comme aussi, du canton chef-lieu, par une infinité de petits ruisseaux.

Deux seuls cours d’eau considérables coupent cet arrondissement : la rivière de Lalay, qui descend du revers méridional de la Sainte-Baume, traverse le canton de Solliès-Pont, passe à Hyères et parvient à la mer par l’étang du Pesquier, et le Gapeau, qui prend sa source dans le canton de Roquebrussanne, arrondissement de Brignoles, sur les confins de celui de Toulon, et dont le principal affluent vient du canton de Collobrières, sur le versant occidental de la chaîne des Maures. Il débouche dans la Méditerranée, aux salins d’Hyères.

Le ruisseau de la Molle a bien son origine dans l’arrondissement de Toulon, en plein massif des Maures ; mais, il n’acquiert d’importance que dans celui de Draguignan. Il s’y déverse dans le golfe de Grimaud, lequel pénètre profondément dans le littoral, sur la limite du canton de ce nom et de celui de Saint-Tropez.

Par ce qui précède, on voit avec quelle merveilleuse abondance la nature dota ce pays, brûlé par le soleil en été, de moyens d’arrosage, répartis entre ses diverses vallées, dont la pérennité se trouve protégée par les forêts décorant et rendant productifs, à la fois, les sommets et les versants non cultivables de ses nombreuses montagnes.

Cependant, je ne rencontrai, dans ces belles vallées, que d’insuffisantes distributions d’eau, bien que chaque ville, bourg ou village eût une fontaine, sinon plusieurs, d’eau toujours jaillissante, limpide, fraîche, pourvoyant avec largesse à tous les usages de ses habitants et de leurs animaux. — C’est même au besoin de jouir en commun de cette véritable richesse, et non pas à la crainte des incursions des Sarrasins, motif allégué communément, que, pour ma part, j’attribue le groupement originel des populations agricoles du Var, maintenu jusqu’à nos jours, en grosses agglomérations de 1,700 à 1,800 âmes, en moyenne, malgré la fatigue des déplacements quotidiens auxquels doivent s’assujettir les cultivateurs, pour se rendre dans leurs champs et pour en revenir, et malgré la difficulté, pour eux, de transporter au loin les engrais qu’ils amassent autour de leurs demeures. — Quant à l’arrosage, chaque riverain d’un courant d’eau, grand ou petit, le pratique avec une intelligence remarquable. Les paysans du Var sont, en effet, industrieux autant que laborieux, et ne plaignent pas leur peine : on le voit aux plantations d’oliviers qu’ils savent accrocher aux flancs des montagnes, au moyen de terrasses étagées, soutenues par des murs en pierre sèche et garnies de terre portée à dos d’homme. Mais, toute dépense d’argent leur coûte, et les améliorations agricoles exigeant plus que leur temps et leur travail, les rebutent. Sauf de rares exemples, dont le canton de Lorgues offrait le plus notable, les associations ou entreprises d’arrosage entraînant des cotisations ou des abonnements, avaient donc eu jusqu’alors peu de succès.

Une très belle étude, faite par M. Bosc, Géomètre en Chef du Cadastre, et encouragée par l’administration de M. Teissère, dernier Préfet du Var avant 1848, en vue de l’utilisation agricole des principaux cours d’eau du pays, m’intéressa beaucoup. Mon passage dans ce département, quoique bien rapide, ne se termina pas sans que j’eusse favorisé la rédaction définitive des divers projets conçus par cet habile homme de l’art, et le commencement d’exécution de quelques-uns, sous la direction d’un service spécial d’Ingénieur.

Préfet de la Seine, j’aidai M. Frémy, Gouverneur du Crédit Foncier et du Crédit Agricole, dans la formation, due à son initiative, de sociétés qui sont parvenues d’une part, à réaliser, d’après les plans de M. Bosc, les travaux de certaines dérivations des plus nécessaires ; et, d’autre part, à mettre en usage les abonnements d’eau, si difficiles à décider partout, et plus que partout, dans le Var.

Aucun des cours d’eau du département n’est, même en partie, navigable. Mais ils font mouvoir plus de 300 usines, et particulièrement, des moulins â huile ou à ressence et des moulins à farine ; puis, des scieries, des moulins à tan et des tanneries, des foulons, des distilleries, des moulinages de soie, des papeteries, etc., etc.

RICHESSES MINÉRALES. BEAUTÉS NATURELLES.
ANTIQUITÉS ROMAINES.

La constitution géologique du Var se montre des plus tourmentées. On y voit réunis, mais dans une sorte de confusion, sur beaucoup de points, toutes les roches qui témoignent des transformations successives du globe : terrains dits primitifs, de transition, secondaires, tertiaires, volcaniques, d’éboulis, d’alluvions, etc. Ce département, si divers, semble un immense muséum de minéralogie, où l’on peut recueillir des échantillons de la plupart des minéraux connus.

Le sol du littoral et des îles, mais, surtout, celui des montagnes des Maures et de l’Estérel, est, en général, granitique ou porphyrique ; on y rencontre, pourtant, des quartz, des grès bigarrés, le grès houiller, des schistes, du mica, des micaschistes, des gneiss, du feld-spath, du kaolin, du talc, de l’ocre jaune, — même de l’ocre rouge natif : rareté curieuse, au Plan de la Tour ; — et aussi, des traces de coulées volcaniques, savoir : aux montagnes de l’Averne et de la Madeleine, et à Cogolin, dans les Maures ; aux environs de Fréjus et de Sainte Raphaël, entre les montagnes du Muy et du Rouet, et au port d’Agay, dans l’Estérel. Près d’Ollioules, dans le pays schisteux compris entre Six-Fours et Bandols, on trouve des basaltes, des trachytes et même des laves poreuses (particulièrement, à la colline d’Evenos), en plus grande abondance que partout ailleurs. On en voit encore, çà et là, dans l’arrondissement de Grasse, à la Napoule, près d’Antibes, et jusqu’aux bords du Var. Presque tout le reste du département appartient à la formation dite jurassique. Il offre l’ensemble des variétés crayeuses du terrain secondaire. Entre ces roches et les massifs des Maures et de l’Estérel, s’étend une large bande de ce calcaire coquiller, supérieur au grès bigarré, que les Allemands appellent : « muschelkalk » (pierre à moules). Enfin, quelques bien petits bassins de terrains tertiaires existent au nord de la Sainte-Baume, dans le Plan d’Aups, à Saint-Maximin, Barjols, Aulps, Salernes, et à l’embouchure du Var.

En pleine roche calcaire, dans les communes de Tourves et de Rougiers, voisines de Saint-Maximin, arrondissement de Brignoles, des laves compactes, profondes, et certaines dépressions de terrains, formant des lacs, autorisent à supposer que des éruptions volcaniques ont eu lieu dans cette contrée, distante de 30 kilomètres du littoral. Le gouffre de Roquebrussanne est probablement un ancien cratère, comme ceux de Revest et de Siblas, dans le voisinage de Toulon.

Les Romains exploitèrent, près de Saint-Raphaël et de l’ancien port de Fréjus, aujourd’hui comblé par les sables de l’Argens, des carrières de porphyre bleu à points blancs. On y trouve encore des fûts de colonnes et des blocs ébauchés et abandonnés par eux. Ils extrayaient aussi du granit syénite de la vallée de Pennafort, près de Callas. Mais, de nos jours, ces carrières et bien d’autres sont dédaignées : celles de marbres blancs et de couleur, dont on a constaté l’existence dans tant de communes de la région calcaire du département, demeurent inproductives, sauf une seule, sise à Ampus, canton d’Aulps. Il en est de même des albâtres de Grasse ; de la serpentine qu’à la Molle, et aussi, près d’Agay, l’on trouve au milieu de granites feuilletés, et de la malachite que renferment des schistes siliceux, à Carqueiranne.

La difficulté des accès et, sans doute, l’insuffisance des gisements firent négliger, après essai, la plupart des nombreuses mines de métaux du pays : fer pur, fer oxydulé magnétique et oxydé hydraté, chromate de fer, pyrites ; plomb natif, plomb argentifère, plomb sulfuré ; cuivre, zinc, antimoine sulfuré, manganèse, baryte sulfaté, etc., etc. ; ainsi que presque toutes les couches de houille (anthracite, lignite, jayet et graphite) réparties sur une foule de points. On n’exploitait, en 1849, que les lignites du Plan d’Aulps, de Nans et de Saint-Zacharie, à l’extrémité de l’arrondissement de Brignoles, et ceux de Coursegoules, dans l’arrondissement de Grasse.

Les granites et les calcaires durs et tendres fournissent la pierre à bâtir. Ceux-ci donnent de la chaux d’excellente qualité. Peu de communes de la région calcaire manquent de plâtre. Celui de Montferrat, dont on exporte au loin de grandes quantités, se voit à nu. Celui de Grasse, très blanc, est réputé.

Les marnes, les terres à potier et à faïence sont abondantes et alimentent quelques industries.

J’entre dans ces nombreux détails, parce que je les ai constatés personnellement presque tous, pendant les courses incessantes, et en tous sens, que l’administration et la politique m’imposèrent, durant quinze mois, à travers un pays d’aspect nouveau, très changeant, qui sollicitait, à chaque pas, si je puis dire ainsi, mes investigations curieuses, et où je devais chercher, d’ailleurs, sans relâche, à m’expliquer, par leurs conditions d’existence, le caractère, les opinions et les votes de la majorité de ses habitants, pour y remédier, si possible.

Je ne m’arrêterai guère aux beautés naturelles de ce pays, qui mériteraient l’attention des touristes. Il me faut pourtant citer les principales.

Je dois placer en tête, à cause de sa renommée, une des nombreuses grottes qu’on me fit visiter : celle de la Sainte-Baume, témoin, dit-on, du repentir de Sainte Madeleine, venue là, par un concours de circonstances miraculeuses, dont une légende existe.

Une foule de Souverains, de Princes et de Princesses, et jusqu’à sept Papes, auraient fait le pénible pèlerinage de ce désert, pour accomplir leurs dévotions dans la chapelle du lieu, fondée, en 1280, par Charles II, Roi de Sicile, Comte de Provence ; ornée, enrichie, pendant six siècles, par la piété des fidèles.

Le premier visiteur couronné fut saint Louis, à son retour de la Terre Sainte. Les inscriptions mentionnent : Jean Ier, Charles VI, Louis XI (encore dauphin), Anne de Bretagne, Louis XII, François Ier, Henri II, Catherine de Médicis, Charles IX, Henri III, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV.

Les Papes qui vinrent à la Sainte-Baume, sont : Jean XXII, Benoît XII, Clément VI, Innocent VI, Urbain V, Grégoire XI et Clément VII.

Certains critiques, s’appuyant des hagiographes qui font mourir Sainte-Madeleine à Éphèse, contestent sa retraite en Provence. Suivant eux, au viiie siècle, une religieuse cassianite de Saint-Zacharie, dite sœur Sainte-Madeleine, échappée à la destruction de son couvent par les Sarrasins, serait venue se réfugier dans la célèbre grotte, peu connue alors, où elle aurait vécu dix-sept ans, vénérée par les gens du pays. La cassianite Madeleine, morte à Saint-Maximin, enterrée dans un monastère de l’ordre de Saint-Benoît, est devenue, avec le temps, disent-ils : Sainte-Madeleine, la pècheresse, — pour la plus grande gloire de la Sainte-Baume.

Quoi qu’il en soit, on a, de ce point, une vue incontestablement merveilleuse. Il n’existe de comparable, dans le pays, que celle dont on jouit du haut de la promenade de Grasse.

Une source, à laquelle on attribue des vertus spéciales, jaillit de la grotte et devient l’Huveaune, qui passe à Aubagne (Bouches-du-Rhône) et se jette dans la mer, à l’est de Marseille, au-dessous du Prado.

Je dois mentionner aussi la magnifique grotte de Villecroze, qui s’ouvre au pied d’une cascade et que des stalactites, offrant toutes les combinaisons de l’architecture la plus fantaisiste, tapissent et décorent d’un albâtre insensiblement déposé par les gouttes d’eau suintant, avec lenteur, de sa voûte de quinze mètres d’élévation. Il serait impossible de décrire l’effet de la lumière des torches sur les parois et les piliers d’albâtre des galeries successives de cet admirable souterrain.

Les cascades ne manquent pas plus que les grottes. Voici les plus dignes d’être visitées : celle de la Bresque, à Sillans ; celles de Barjols ; les chutes du Nartuby, près de Trans, et à la Motte, — on nomme celle-ci « le saut du Capelan » ; — la cascade de Grasse ; la chute de la Siagne, près de Saint-Vallier, au lieu dit « le Pouan à Diou », et celles de l’Estéron, à « la Clue » de Saint-Auban.

Aux environs de Draguignan, un énorme bloc de pierre calcaire, horizontalement posé sur deux autres, qui lui servent de piliers, à la façon des dolmens druidiques, et que les paysans appellent : « la peyre de la Fade (la pierre de la Fée), est considéré comme un monument celtique. Cette origine est invraisemblable, dans une contrée où l’établissement, très ancien, de la domination romaine s affirme de toutes parts.

La tradition place sur les bords de l’Arc, entre Pourrières (Var) et Trets (Bouches_dueRhône), le champ de bataille où Marius tailla les Ambrons et les Teutons en pièces. On montre, à Pourrières même, les fondations d’un monument romain consacrant le souvenir de cette victoire.

La route militaire conduisant d’Italie en Espagne, par le littoral de la Méditerranée, la voie Aurélienne, avait six étapes dans le Var. La première, après Nicæa (Nice) : Antipolis (Antibes) ; les suivantes : ad Horrea (Auribeau) ; Forum Julii (Fréjus) ; Forum Voconii, dont l’emplacement est près du Cannet du Luc, sur les bords de l’Argens ; Matavonem, devenu Cabasse, et Turrim (Tourves).

Un embranchement de la voie Aurélienne, partant du Muy, passant par Draguignan et Ampus, se dirigeait sur Riëz (Basses-Alpes), pour gagner le centre de la Gaule.

Des bornes miliaires, retrouvées sur beaucoup de points, confirment ces indications.

On voit, dans nombre de communes, des vestiges de l’occupation romaine, notamment, des inscriptions tumulaires. Mais, à Fréjus seulement, subsistent des monuments, ou mieux : des restes de monuments, ayant quelque importance. Un cirque, à moitié ruiné, un théâtre et des thermes montrent, par leurs dimensions, que Forum Julii constituait une ville de premier ordre. C’était, en effet, le siège de la 8e légion. Quatre portes, défendues par des tours, en perçaient les remparts, dont plusieurs parties demeurent encore debout. Un aqueduc, long de 38 kilomètres, y conduisait les eaux de la petite Siagne, prises à Mons. Il avait une section intérieure de 2m,50, en hauteur, et de 0m,70, en largeur, et ses portions conservées sont assez considérables pour qu’on projetât, plusieurs fois, de le remettre en service.

Le port (creusé, de main d’homme, dans l’intérieur des terres, ensablé, livré à la culture, aujourd’hui) communiquait à la mer par un canal sinueux de 2 kilomètres. Il était assez grand pour recevoir les 300 navires qu’Auguste, selon Plutarque, y fit conduire après la bataille d’Actium.

On y retrouve des fragments de quais, des bornes d’amarre, des vestiges de magasins et de fortifications. Des redoutes défendaient l’entrée du canal, et l’on voit, sur un rocher dit « le Lion de Mer », à une lieue du rivage, les restes d’une construction, d’un phare peut-être.

La ville moderne, de moitié moins étendue que l’ancienne, fut prise el saccagée en 940, après massacre de ses habitants, par les Sarrazins, et reprise sur eux en 974 seulement.

Son enceinte actuelle date de cette époque, ainsi que la cathédrale, qui n’a d’autre mérite que son antiquité. — Au reste, sauf l’église de Saint-Maximin, dont la façade reste encore à faire, comme celles de tant d’églises d’Italie, et des plus belles, le Var ne renferme pas beaucoup de monuments religieux, anciens ou modernes, qui soient dignes d’attention. La même remarque peut s’appliquer à la plupart de ses édifices civils, monuments publics, châteaux et autres habitations privées, de ville et de campagne.

CULTURES. FORÊTS. BIENS COMMUNAUX.

L’agriculture est la principale occupation des habitants, et les industries qu’on pratique le plus ont pour objet la mise en valeur de ses produits ou de ceux des bois et forêts couvrant une grande partie du sol du département.

Mais la population du littoral vit aussi de la mer. La pêche côtière en occupe une partie. La marine militaire et marchande, les constructions navales, les ateliers de l’État et les innombrables industries qui s’y rattachent, en prennent une autre, bien plus considérable. Je ne parle pas des salins, dont le travail réclame peu de bras.

Quant aux habitants de Toulon, ceux qui ne sont pas fonctionnaires ou employés des administrations publiques, marins, ouvriers de l’arsenal ou du port, et qui n’exercent pas une profession libérale, n’ont, en général, qu’un objectif : l’exploitation de la flotte.

On ne peut se faire une idée du nombre d’établissements publics, de toute espèce et de tout ordre, grands et petits, que renferme cette ville, et dont les séductions, s’offrant pour ainsi dire à chaque pas, s’adressent principalement aux équipages des escadres ou vaisseaux de guerre en relâche dans le port, après une longue navigation. Ces marins mettent, en effet, une sorte de point d’honneur à dissiper follement, en quelques jours, le montant de leurs décomptes de solde, avant de se rembarquer, et c’est à qui leur en fournira les moyens. Eux-mêmes font de leur mieux, du reste, pour se débarrasser de leur argent. Je vois encore un matelot, un peu ému par la boisson, passer glorieusement, les mains dans ses poches, devant l’hôtel de la Croix-d’Or, où je logeais d’habitude, pour se rendre à quelque lieu de plaisir, précédé de violoneux, éméchés, comme lui.

Fort heureusement, rien de semblable ne se retrouve hors de Toulon et de sa banlieue. La population laborieuse des campagnes a des habitudes de sobriété, d’ordre et d’une économie allant presque trop loin.

La plus fructueuse culture du Var, celle de l’olivier, se pratique non seulement en plaine, mais encore, ainsi que je l’ai dit, en terrasses, sur les pentes inférieures des montagnes. Car, au delà d’une certaine altitude, l’arbre ne réussit pas : il craint le froid. On ne le rencontre donc plus dans le nord du département, où les hivers sont rigoureux. On évaluait à 55,000 hectares la superficie qu’il occupait dans les quatre arrondissements. Les huiles du Var sont comparables à celles d’Aix, et l’on en récolte de très renommées â Entrecasteaux.

Le mûrier jouissait également d’une grande faveur, à cause du prix élevé auquel sa feuille se vendait pour l’élève des vers-à-soie ; mais, comme il n’est pas moins sensible aux gelées que l’olivier même, on le cultivait généralement au fond des vallées, en l’associant, presque partout, à la vigne.

Celle-ci couvre, seule, de nombreux coteaux, où ses produits sont moins grossiers qu’en plaine. Mais, nulle part, ils n’ont de qualité. Le sol et le climat conviennent surtout aux plants d’abondance ; et puis, le mode de vinification en usage laisse beaucoup à désirer. Aussi, quoique très alcooliques, les vins du Var se gardent difficilement. La récolte habituelle était de plus de 800,000 hectolitres.

Dans les régions élevées du département, on voit de grandes plantations d’amandiers, de pruniers et autres arbres à fruits ; ailleurs, on rencontre quelques pistachiers et jujubiers, et nombre de capriers. Mais, partout, le gros figuier est très répandu. Les figues de Salernes ne sont pas moins réputées que les prunes de Brignoles et le raisiné de Cotignac.

L’oranger à fruit, de l’espèce dite de Portugal, occupait alors plus de cent hectares de jardins à Hyères, et, malgré la médiocrité de ses produits, donnait de beaux revenus. Cette culture y paraît presque abandonnée pour celle des fleurs, des fraises et des légumes de primeur, qu’on envoie, par trains spéciaux, à Paris. Les oranges récoltées à Cannes, au golfe Juan et sur le bord du Var, sont de bonne qualité. Mais, aux environs de Grasse, on plante, de préférence, le bigarradier, parce que ses fleurs, plus odorantes, conviennent mieux à la distillation que celles de l’oranger à fruits doux.

Les rosiers, les jasmins, les jonquilles, les violettes et autres végétaux à parfums remplacent, dans les champs des environs de cette ville, qui sent trop bon, les céréales et les plantes fourragères.

Les prairies naturelles assez nombreuses, dans l’ensemble du département, y rendent moins que les prairies artificielles. La luzerne y pousse avec fougue, lorsqu’on sait l’arroser. Aux portes de Draguignan, je vis couper tous les quinze jours, du printemps à l’automne, une luzernière baignée, chaque fois, par une dérivation du Nartuby.

Alors, la production de la soie constituait la grande affaire du pays. Presque tout le monde s’en mêlait. Si de belles magnaneries s’élevaient sur nombre de points, il s’en établissait de petites, dans la plupart des habitations, pendant quelques mois. C était un entraînement tel, que mes filles et leur institutrice montèrent, dans l’étage le plus haut de la Préfecture, une éducation de vers, qui leur produisit quelques francs de soie, dont elles furent toutes fières.

Les femmes du peuple faisaient éclore dans leur corsage, le moment venu, des œufs de vers-à-soie, recueillis sur des cartes, l’année précédente. — On prétend que c’est encore, de tous les procédés, le meilleur.

Il parait que, maintenant, l’éducation des vers et la culture du mûrier ont perdu beaucoup de leur importance, dans le Var..

Quant aux bois et forêts, dont la superficie totale atteignait le chiffre de 240,000 hectares, le pin maritime y domine (surtout, dans les montagnes du littoral), mêlé de chênes-lièges, lorsque le sol est siliceux. — La façon dont on traitait, sous prétexte de les exploiter, les arbres de ces deux essences, révoltait en moi l’ancien Sous-Préfet de Nérac et le propriétaire de Houeillès. — Dans les parties argileuses, on voit, comme à la Garde-Freinet et aux Mayons du Luc, de beaux bois de châtaigniers, fournissant les marrons dits, à tort : de Lyon. Dans le reste du département, on rencontre le chêne vert, le chêne blanc, le pin d’Alep, le pin sylvestre, le sapin, etc

Les sous-bois sont garnis, selon la nature du sol, d’arbousiers, de lentisques, de genévriers, de tamarins, de lavandes, de grenadiers, de myrtes, de buis, de cystes, de genêts, de grandes bruyères et autres arbustes, à feuilles persistantes, du Midi.

Dans ce pays essentiellement agricole, où ce qu’on estime, ce qu’on désire, ce qu’on envie par-dessus tout autre bien, c’est le sol cultivable, l’occupation forestière d’une si grande partie (un tiers, juste) de son territoire, excitait bien des convoitises ?

Sans doute, les sommets et les revers de la plupart des montagnes ne se prêteraient à rien d’autre. D’ailleurs, je l’ai déjà dit plus haut, les forêts assurent la précieuse pérennité des cours d’eau qui prennent source, à leur ombre, dans les replis de ces masses rocheuses. J’ajoute ici qu’après le déboisement de certains versants abrupts, les pluies torrentielles qu’elles retiennent en partie, auraient entraîné bientôt le sol végétal et dénudé la roche improductive. Mais, toutes les forêts ne sont pas absolument en montagne, et sur beaucoup de pentes, moins déclives que la plupart, l’établissement d’olivèdes étagées, comme on en peut contempler sur tant de points, me paraissait possible et sans inconvénients.

Quoi qu’il en soit, les forêts domaniales et communales et celles qui forment le patrimoine d un petit nombre de familles aristocratiques, enserrent de fort près un grand nombre de bourgades, et restreignent trop la surface des terrains cultivés par leurs habitants. Des droits d’usage traditionnels grèvent, au profit de ceux-ci, beaucoup de forêts, et compensent, dans une certaine mesure, la gêne de leur voisinage. Mais, lors de l’examen des titres sur lesquels ces droits reposent et de la manière d en régler l’exercice, les grands propriétaires se montrèrent toujours moins conciliants que l’administration forestière, gardienne si vigilante, pourtant, des intérêts de l’État et de ceux des communes dont les bois sont soumis à son régime. Des arrêts de la Cour d’Aix, rendus sous la Restauration, au profit de grandes familles, réduisirent notablement, et, dans plusieurs cas, déclarèrent mal fondées les prétentions des communautés d’habitants sur leurs forêts. — Or, les populations n’ont jamais cessé de protester contre ces décisions souveraines, entachées, suivant elles, de favoritisme ou d’abus de hautes influences.

Du reste, la proximité de bois, grevés ou non de droits d’usage, est une tentation incessante pour les déprédateurs, et une occasion de fréquents délits de dépaissance. Pour les préserver de dévastations qu’une grande sévérité peut seule contenir, les gardes publics et privés dressent des procès-verbaux, et les magistrat prononcent des condamnations, méritées, certes, par les délinquants, mais qui n’en laissent pas moins chez eux des ressentiments profonds. J’ajoute que la peine, d’ordinaire, dépasse notablement l’importance du dégât puni, ce qui rend, en général, favorable au condamné, le public, trop peu préoccupé des délits échappant à toute répression.

Si les rancunes de beaucoup de communautés d’habitants et les haines des délinquants forestiers contre la grande propriété ne sont pas, comme on le croit, la cause principale des incendies qui dévastent périodiquement les bois de certaines contrées du Var, et qu’on doit imputer plutôt, selon mon avis, au peuplement résineux de la plupart, et aux ardeurs d’un soleil torride, elles font comprendre l’accueil réservé, dans ses campagnes, aux prédications socialistes

Dans tous les cas, une autre et très puissante raison ne contribua pas peu, chez les cultivateurs, et même parmi les petits propriétaires, au succès de doctrines promettant une nouvelle attribution des biens, et, par conséquent, de la propriété foncière : ils réclamaient, depuis longtemps, le partage des biens communaux, qui formaient, dans le Var, en dehors des bois soumis au régime forestier, de vastes espaces absolument improductifs : plus de 180,000 hectares ! Mais, ils avaient toujours échoué devant l’opposition des grands propriétaires, qui profitaient, d’une façon à peu près exclusive, de ces vacants, pour le pacage de leurs troupeaux, et qui détenaient le pouvoir municipal, sous la Restauration et même sous le régime électoral censitaire du Gouvernement de Juillet. Or, si les victimes de cette sorte d’oppression, n’étaient pas trop dupes des promesses des socialistes, elles pensaient obtenir, tout au moins, de leur triomphe, le partage des biens communaux, que l’Administration refusait toujours.

Quand cet étrange état de choses me fut révélé, je me hâtai de me déclarer, en toute occasion, favorable à la mise en culture de ces biens et prêt à donner mon autorisation, comme Préfet, sinon, à des partages purs et simples ; du moins, à tout projet de les vendre ou de les amodier à long terme, par petits lots, à charge de rentes ou de redevances foncières au profit des communes, dont ces opérations amélioreraient les ressources, en même temps qu’elles rendraient accessible à tous la possession du sol, dans des conditions équitables.

Un rapport adressé, dès le 14 mars 1849, juste quarante jours après mon arrivée dans le Var, à M. Léon Faucher, sur la tournée de Tirage au Sort de la classe de 1848, dont j’avais voulu m’acquitter moi-même dans les onze cantons de l’arrondissement de Draguignan, contenait un exposé complet de cette question des biens communaux, et rapportait les termes précis de mes engagements vis-à-vis des populations rurales, à ce sujet. Le Ministre fut, ainsi que moi, très frappé, du parti que les socialistes savaient tirer de l’état des choses afin d’accroître le nombre des électeurs à leur dévotion, et m’écrivit, de sa main, pour me féliciter d’être entré de suite dans une voie qu’il jugeait excellente, et m’encourager à lutter contre les obstacles que j’y rencontrerais naturellement.

Je n’hésitai donc pas à faire campagne, pour ramener à des opinions politiques modérées les partisans du partage des communaux, en prenant l’initiative des actes propres à les satisfaire dans la juste mesure, et à profiter des réunions de conseils municipaux et des enquêtes qu’elles nécessitaient, pour me mettre directement en rapport avec mes administrés, comme au temps de mes croisades pour l’amélioration des chemins vicinaux et pour le développement de l’Instruction Primaire, à Nérac et à Blaye.

Tous mes discours étaient des variations sur ce thème : « Vous vous plaignez avec raison de l’état improductif des biens communaux, et, pour y remédier, vous demandez, à bon droit, qu’ils deviennent des biens particuliers ; mais, alors, pourquoi sympathisez-vous avec les socialistes, qui veulent, au contraire, transformer les propriétés particulières en propriétes communes ? »

L’Empereur Napoléon Ier tenait la répétition pour la plus puissante des figures de rhétorique.

J’eus promptement sujet de reconnaître la justesse de cet axiome. En effet, ma propagande anti-socialiste ne manqua pas de produire quelque fruit.