Mémoires du baron Haussmann/1/11

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Victor-Havard (1p. 253-282).

CHAPITRE XI

AU CONSEIL DE PRÉFECTURE DE LA GIRONDE
La Révolution à Bordeaux et dans le département. — Déconvenue du Commissaire général Latrade. — Mission de Clément Thomas. — Remplacement du Commissaire Chevalier. — Élections générales. — Nomination d’un Préfet. — Élection présidentielle du Dix Décembre.

D’Évêque, j’étais devenu Meunier. De Préfet de la Monarchie, — non encore installé, j’en conviens, — je me trouvais membre d’un Conseil de Préfecture, en temps républicain, dans des conditions tout exceptionnelles, sans doute ; avec la présidence de ce corps, il est vrai ; néanmoins, la véritable importance du rôle que cette situation allait me donner à remplir, ne pouvait être comprise du premier coup, et je ne devais même jamais la laisser mettre en relief, par une foule de motifs, très faciles à deviner.

LA RÉVOLUTION À BORDEAUX ET DANS LE DÉPARTEMENT.

À peine en possession de mes fonctions nouvelles, M. Chevallier me délégua pour procéder aux opérations du Tirage au Sort des jeunes gens de la classe de 1847, dans l’arrondissement de Bordeaux.

Ce fut, pour moi, l’occasion de constater deux faits : la République, dont les partisans se montraient plus ardents que nombreux dans cette ville, comptait bien peu de prosélytes au dehors, et la propagande socialiste, très active, faite parmi les habitants des campagnes, obtenait un succès encore plus médiocre.

On eût sûrement trouvé pas mal de gens disposés à prendre une part du bien d’autrui ; mais aucun propriétaire, si petit qu’il fût, ne voulait entendre à mettre le sien dans la communauté. De même pour l’Organisation du Travail : tant qu’il était question d’une attribution à recevoir dans le produit du labeur de tous, on rencontrait des auditeurs ; mais, dès qu’il s’agissait, pour mériter cette attribution, de remplir une tâche déterminée, il ne restait plus personne.

Dans un chef-lieu de canton, Audenge, riverain du bassin d’Arcachon, le Juge de Paix, très bien pensant, avait imaginé de fonder un club, dans lequel il dirigeait des causeries politiques familières. Il lisait à ses auditeurs, avec des commentaires critiques, les résumés des conférences de Louis Blanc, au Luxembourg.

Il fut question, dans la séance à laquelle j’assistai, de la Liberté de l’Industrie, et quand on me pria de prendre la parole, je traitai, d’abord, de l’Esclavage des Noirs, mieux nourris, mieux logés, mieux soignés, plus heureux matériellement, en somme, sur les habitations et plantations de leurs maîtres, qu’ils ne l’auraient été, pour sûr, dans leurs pays d’origine, et qui, cependant, n’avaient d’autre pensée que de reconquérir leur liberté perdue. Puis, passant de cette question à celle de l’Organisation du Travail, je demandai comment il pouvait se faire que les mêmes hommes qui s’élevaient, avec raison, contre l’odieux trafic des nègres, songeassent, chez nous, à réduire les blancs en servage, par l’application du socialisme, la négation la plus absolue d’une des premières libertés : celle du travail individuel. — « En effet, » disais-je, « on promet à chacun, sans doute, une part du bien-être commun — proportionnée à son mérite, — à la condition, pourtant, de remplir, non pas la fonction de son choix, mais, celle pour laquelle on le jugera le plus apte, et de donner, non pas la somme de travail qu’il trouvera lui-même appropriée â ses forces, mais celle que ses supérieurs hiérarehiques l’estimeront capable de faire. » — « Comment ! » s’écria vivement, en patois, un forgeron d’Audenge, qui m’écoutait, « je pourrais être obligé de changer de métier ? — « Oui, si l’on vous croyait plus propre a une autre. » — « Et je ne serais plus libre de chômer quand cela me conviendrait ? » — « Non, certes, puisque vous devriez votre travail à la communauté. » — « Bouli pas ! (Je n’en veux pas !) » déclara-t-il, aux applaudissements de toute l’assemblée.

Nos populations rurales étaient, du reste, bien peu préparées au régime républicain, dont il s’agissait d’asseoir les bases d une manière stable, sur une constitution nouvelle. À l’occasion de l’élection des membres de l’Assemblée Nationale Constituante, fixée, d’abord, au 9 avril, par un décret du Gouvernement Provisoire, rendu le 5 mars, nombre de paysans, qui se rendaient mal compte du mandat à leur confier, me demandaient si l’on n’allait pas bientôt « nommer un Roi, à la place de celui qu’on avait renvoyé ! » Car, enfin, le Duc Rollin. qui gouvernait, ce n’était pas un Roi ! — D’autres, vieux soldats ou fils de vétérans de Napoléon, parlaient déjà d’Empire, et trouvaient des sympathies dans les campagnes. Mais, ce qui provoqua des questions sans fin, ce fut l’inscription du nom de Lamartine en tête des listes de candidats que tous les journaux faisaient circuler ; car, la belle conduite du grand poète à l’Hôtel de Ville avait effacé, de la mémoire des conservateurs, ses paroles à la tribune de la Chambre des Députés, le 24 février. — « Qu’ès aquette Martine ?… » (Qu’est-ce que cette Martine ?) — Dans le Midi, « la Martine » signifie : la femme de Martin, comme « la Bertaude » désigne la femme de Bertaud, et ainsi de suite. Des diminutifs du nom du chef de famille sont attribués aux filles aînées, qui, presque toutes, ont le prénom de Marie. Les autres s’appellent Seconde, Cadette, etc…

Soyez donc un des plus grands poètes de votre pays, l’auteur des Girondins, et un grand orateur, pour n’être pas mieux connu des masses populaires !

Ai-je besoin de dire l’effet que produisit, dans un tel milieu, l’impôt des 45 centimes ?

DÉCONVENUE DU COMMISSAIRE GÉNÉRAL LATRADE.

Pendant que j’allais, faisant des conscrits, de canton en canton, des choses graves se passaient à Bordeaux.

La sage conduite du Commissaire, M. Chevallier, la modération de ses actes et surtout le peu de changements qu’il opérait dans le personnel des fonctionnaires et des agents du Pouvoir, désappointaient bien des ambitions et provoquaient bien des dénonciations contre lui, de la part des énergumènes qui représentaient, à Bordeaux, le parti républicain.

Bientôt, arriva le citoyen Latrade, ancien rédacteur du National, — un pur celui-ci ! — qualifié d’ancien élève de l’École Polytechnique, dans l’acte qui le nommait Commissaire Général pour les départements de la Gironde et de la Dordogne.

C’était le 20 mars. Le bruit se répandit, en ville, que ce personnage venait, sinon remplacer M. Chevallier, tout au moins, prendre la haute direction de toutes choses dans le département. Vers cinq heures, à la sortie de la Bourse, une députation du Commerce, suivie par un groupe nombreux de négociants, se rendit à la Préfecture, afin d’assurer M. Chevallier de toutes les sympathies de la population ; de lui faire connaître les inquiétudes excitées par l’arrivée d’un Commissaire Général, muni, disait-on, de pouvoirs supérieurs aux siens, et de lui déclarer nettement l’intention de résister à l’intervention de ce personnage ; car, sa mission tendait évidemment à changer l’état de choses auquel on devait la tranquillité publique, le rétablissement graduel de la confiance, et une certaine reprise des affaires.

Profondément touché de cette démarche, si flatteuse pour lui, M. Chevallier, après en avoir témoigné toute sa reconnaissance, y répondit en termes fort mesurés. Il lui fallait nécessairement obéir aux ordres du Gouvernement dont il tenait son mandat ; mais il se réservait de lui faire connattre leur démarche.

La députation se retira ; mais l’émotion publique ne faisait que s’accroître, et les abords de la Préfecture ne tardèrent pas à se trouver encombrés par une foule compacte, de plus en plus menaçante. M. Chevallier parut au balcon et fit entendre quelques paroles d’apaisement, accueillies par des applaudissements chaleureux, et par les cris de : « Vive Chevallier ! À bas Latrade ! À bas le Proconsul ! Nous n’en voulons pas ! Qu’il parte ! » M. Latrade voulut parler à son tour ; mais on refusa de l’entendre. Sa voix fut couverte de huées et de sifflets, et l’effervescence causée par sa vue devint telle, q’une masse, composée notamment d’ouvriers du port, se rua sur l’entrée de la Préfecture, envahit l’hôtel, sans que le poste de Garde Nationale de service fît même un simulacre de résistance, et parcourut tout l’édifice, à la recherche de l’infortuné Commissaire Général, à qui ces furieux voulaient certainement faire un mauvais parti.

Fort heureusement, il avait compris de suite le sérieux danger de cette invasion, et se laissa guider, dans sa fuite, par M. Dosquet, Secrétaire Général. Celui-ci, de longue date, connaissait les êtres. Néanmoins, il eut à peine le temps de lui faire gagner, par les combles de l’hôtel, et par une galerie-gouttière, bordée de balustres, le corps de logis séparé, donnant sur la rue Esprit-des-Lois, où se trouvait son propre logement. Il l’y recueillit, jusqu’à ce qu’un fiacre pût le conduire au passage de Lormont, où le fugitif traversa la Garonne. De Lormont, il alla prendre, aux Quatre-Chemins, en haut de la côte du Cypressat, la route conduisant à Périgueux, par Libourne.

Voici les termes, plus qu’adoucis, dans lesquels Le Mémorial bordelais, ancien organe officieux de la Préfecture, mentionna ce départ, dans son numéro du 22 :

« Nous avons rendu compte de la manifestation dont M. Chevallier Commissaire du Gouvernement, a été l’objet. Nous ignorons au juste quelle était la nature des pouvoirs dont M. Latrade, désigné, d’abord, comme successeur de M. Chevallier, était investi. Tout ce que nous croyons pouvoir dire, c’est que le Commissaire Général, dès le soir même de cette manifestation, a quitté l’hôtel de la Préfecture, et Bordeaux, pour se diriger sur un autre point.

« Ainsi, ont été exaucés les vœux de la population, qui, sans distinction aucune, entourait ; dans la soirée, la Préfecture. »

Les autres journaux publiés à Bordeaux étaient : La Guienne, légitimiste ; Le Journal de Bordeaux, de l’ancienne Opposition, rallié à la République ; Le Courrier de la Gironde, journal fondé par Henri Fonfrède, pour soutenir ses doctrines libre-échangistes et prêter, au Gouvernement de Juillet, un appui qui lui fut plus nuisible qu’utile, tant sa forme, âpre et virulente déplaisait ; enfin, Le National, feuille républicaine, de création récente.

Sauf Le Courrier de la Gironde, qui raconta l’envahissement de la Préfecture avec la circonstance aggravante de bris de portes dont la foule n’eut pas besoin de se rendre coupable, tous les journaux, par des motifs divers, se montrèrent, comme Le Mémorial, fort réservés à cet égard.

Or, les envahisseurs de l’hôtel, qui s’en étaient retirés seulement après avoir bien constaté la disparition du citoyen Latrade, ne venaient certes pas lui porter l’expression de leurs vœux : saisi par la foule enfiévrée, il n’eût été possible à personne de le faire échapper à l’application de la loi de Lynch, tant le mouvement d’irruption fut rapide et violent.

Nul de nous, assurément, ne pensait que le Gouvernement Provisoire prît, avec calme, cette expulsion insurrectionnelle de son délégué. Nous nous attendions, en conséquence, soit au retour de M. Latrade, soit à renvoi d’un autre Proconsul, renforcé d’une occupation militaire de Bordeaux.

L’Écho de Vesone, journal de Périgueux, trahissait, en ces termes, dans son numéro du 23 mars, l’ardent désir qu’éprouvait M. Latrade de prendre sa revanche :

« Depuis son arrivée à Périgueux, il a reçu des lettres… qui ne laissent aucun doute sur l’accueil qu’il recevra bientôt de la population de Bordeaux, mieux éclairée. »

Ce journal annonçait le départ immédiat du Commissaire Général pour Paris, et son retour, le 25.

Pendant que cela se publiait à Périgueux, le même jour, 23, à Bordeaux, les clubs républicains, avec leurs bannières et leurs bureaux en tête, se rendaient, dans le plus grand calme et sans aucune démonstration bruyante, à la Préfecture, pour protester contre l’expulsion violente du Commissaire Général Latrade. Leurs délégués, reçus par M. Chevallier, rapportèrent surtout, de leur visite, des félicitations non équivoques pour le bon ordre de leur manifestation, accueillie, du reste, par l’ensemble de la population, avec une indifférence étonnée. Le Courrier de la Gironde, qui paraissait avoir fait compter les manifestants, en donnait le nombre : 1,624.

MISSION DE CLÉMENT THOMAS.

Malgré tout, le Gouvernement Provisoire craignit, sans doute, d’entrer en conflit avec une des grandes villes de France, dont l’exemple réactionnaire pouvait être imité, ou bien d’essuyer un refus de la troupe, de marcher contre la Garde Nationale de Bordeaux, qui montrait une attitude des plus résolues ; car toutes les notabilités de la ville, enrôlées dans ses rangs, y fraternisaient avec les citoyens les plus humbles, flattés de s’y trouver coude à coude avec elles, et ses deux légions étaient organisées, d’ailleurs, à tous égards, sur un pied des plus respectables.

M. Clément Thomas, du National, Girondin en tant que Libournais, fut nommé Commissaire Extraordinaire, et chargé, par mandat spécial, de procéder à une instruction sur les faits du 20 mars. Il fit route avec M. Latrade, de Paris à Angoulême, le 25, et le dirigea sur Périgueux, afin d’y attendre, pour se rendre à Bordeaux, un avis que, son enquête achevée, il ne crut pas à propos de lui donner. En effet, son opinion était de tout mettre en oubli, d’abord, et puis, en maintenant M. Chevallier, de lui conférer le titre de Commissaire Général, pour bien affermir son autorité. Mais, M. Latrade vint protester contre cette conclusion, qui le dépossédait, et M. Thomas, après l’avoir reconduit à Libourne, en lui faisant promettre de ne plus se montrer à Bordeaux jusqu’à décision supérieure, reprit le chemin de la capitale, le 28, pour y rendre compte au Gouvernement de sa mission, et aussi, pour s’occuper de sa candidature au commandement de la deuxième légion de la Garde Nationale de Paris.

Le Gouvernement trancha le conflit Chevallier-Latrade, en déboutant les deux antagonistes, et renvoya M. Thomas à Bordeaux, poury prendre provisoirement, lui-même, l’administration de la Gironde. M. Thomas arriva le 6 avril, et, le soir, M. Chevallier quitta la ville. Cela ressemblait à la conclusion de la fable : L’Huître et les Plaideurs. Le pouvoir contesté revenait à l’arbitre du différend.

On pensa, je le suppose, que la qualité de Girondin, invoquée par M. Clément Thomas non sans succès déjà, le ferait bien venir à Bordeaux, comme représentant de l’Autorité Centrale, et lui donnerait une certaine influence sur le résultat des élections, remises au 24 avril. Quant à lui, son but, démasqué bientôt, était de poser, dans le département, sa propre candidature à l’Assemblée Nationale, comme en donnaient l’exemple, ailleurs, un très grand nombre de Commissaires du Gouvernement Provisoire…

Il trouva l’occasion de le faire, en prononçant, le 8 avril, un discours-programme des plus modérés, des plus sagement libéraux, et aussi, des plus conservateurs, à la plantation solennelle qu’il prescrivit, d’un « Arbre de la Liberté », juste au centre de l’hémicycle des Quinconces.

Dans une proclamation publiée le 6, à son entrée en fonctions, il avait insisté sur la nature provisoire, essentiellement conciliatrice, de son mandat, et sur la mise en oubli, due à son intervention, des actes du 20 mars, dont, Girondin lui-même, il comprenait et ferait comprendre au Gouvernement le vrai caractère. Mais, le discours politique du 8 constituait une profession de foi. Ne pouvant nier qu’il fût républicain de la veille, il s’efforçait de montrer digne de notre entière sympathie, la République amie de l’ordre, tolérante, respectueuse de tous les droits, presque aimable, dont il se disait l’organe. La religion, la famille, la propriété, rien n’y manquait. Le plus orthodoxe des membres futurs de la réunion, encore à naître, de la rue de Poitiers, n’eût pas mieux dit.

Et il ne s’était pas contenté de convoquer toutes les autorités civiles et militaires : Mgr Donnet, Archevêque de Bordeaux ; le Pasteur Maillard, Président du Consistoire de l’Église Réformée ; le Grand Rabbin Isidor, du temple israélite, assistaient à la plantation. Ils furent invités à bénir l’arbre, tour à tour. Je me rappelle même que le pasteur appela sur le sujet la rosée du ciel, et qu’une ondée termina la cérémonie, ce qui fit dire aux plaisants (il y en a toujours !) que, sûrement, des trois, le pasteur jouissait du plus grand crédit, là-haut.

L’affaire au sac, grâce à son bien surprenant discours, M. Clément Thomas n’eut plus qu’une pensée : retourner à Paris, où les gardes nationaux de la deuxième légion venaient enfin de l’élire, comme leur Colonel, à une très forte majorité.

Cette position devant encore mieux favoriser son ambition que celle de Représentant de la Gironde, il se hâtait de la saisir. Elle lui permit, en effet, au 15 mai, de rendre des services qui lui firent attribuer le commandement en chef des Gardes Nationales de la Seine, en remplacement du général Courtais.

Il réunit le Conseil de Préfecture, et nous déclara qu’obligé d’aller se mettre à la tête de sa légion, il voulait, auparavant, user de ses pouvoirs extraordinaires, pour nommer un Commissaire du Gouvernement, pris dans la Gironde, et lui mettre en mains l’administration du département.

Il commença par m’offrir le poste vacant ; mais, je n’hésitai pas une minute à décliner ce témoignage de sa confiance, en lui disant que je ne jouissais probablement pas au même degré de celle de M. Ledru-Rollin, et certainement point de celle des républicains de Bordeaux, auxquels il ne fallait donner aucun prétexte de s’agiter. J’ajoutai que je ne savais pas si, plus tard, après le vote d’une Constitution, et l’établissement d’un Gouvernement définitif, je serais tenté de rentrer dans l’Administration active ; mais, que je ne croyais pas pouvoir, en attendant, inscrire, sur mes états de services, la qualité qu’il voulait bien m’offrir. Je lui promis, néanmoins, d’assister, de mon mieux, le Commissaire de son choix, comme j’avais secondé M. Chevallier, d’abord, et lui-même, depuis quelques jours.

Il me remercia de la loyauté de cette réponse, facile à prévoir ; interrogea successivement mes collègues, qui refusèrent tous la succession Chevallier ; puis, il me prit à part, et me demanda de l’aider à chercher, dans Bordeaux, un candidat possible à cet embarrassant héritage.

Le soir, je dis nos perplexités à mon beau-père, M. de Laharpe. Suisse de nationalité, républicain de naissance, et d’opinions très libérales en politique, aussi bien qu’en religion, il résidait à Bordeaux depuis quarante-cinq ans. Je lui demandai si, dans ses amis français, il ne connaîtrait pas un républicain modéré, pouvant, par son caractère, inspirer confiance, comme l’avait fait M. Chevallier, à la population de Bordeaux. — « Je ne connais de tel, » me répondit-il, « que le vieil Henri Ducos, le frère de votre collègue Armand, et par conséquent, de l’ancien conventionnel. Mais, depuis longtemps je ne l’aperçois plus. Son frère, dont il est l’aîné, vous dira s’il vit encore. Dans ce cas, il a plus de quatre-vingts ans ! »

Le lendemain, dès la première heure, j’allai trouver M. Armand Ducos ; nous prîmes avec nous un de nos collègues, et nous montâmes au troisième étage d’une maison de la rue du Loup, qu’habitait, on ne pouvait plus modestement installé, notre futur Commissaire.

Nos propositions l’ébahirent grandement, et nous ne pûmes en tirer, d’abord, que des exclamations exprimant sa profonde surprise ; puis, les objections, prévues, de son grand âge ; de sa vie retirée ; de son ignorance des choses du temps présent, et enfin, la crainte d’assumer des responsabilités qu’il ne pourrait porter seul. À force de paroles, d’appels à son patriotisme, au désir qu’il devait éprouver de concourir à consolider le régime répondant à ses opinions, et surtout, grâce à notre promesse de l’affranchir de tout travail personnel, de tout souci d’affaires, et de toutes fatigues matérielles, nous en vînmes à bout.

Vite, je le conduisis à la Préfecture, sans lui laisser le temps de quitter, pour prendre un vêtement plus sortable, la longue redingote grise dont il était enveloppé, tant je craignais qu’il ne se dédît, pour le présenter à M. Clément Thomas, qui, sans trop s’occuper de l’homme, s’empressa d’accepter l’excellent nom dont j’amenais le propriétaire avec moi.

REMPLACEMENT DU COMMISSAIRE CHEVALLIER.

Dès que la nomination du nouveau Commissaire du Gouvernement fut signée, je le fis reconnaître, en cette qualité par le poste de garde à la Préfecture, sur qui son nom bordelais, très populaire, produisit également le meilleur effet.

La ville accueillit le choix de M. Thomas sans enthousiasme, comme sans répugnance, et le jour suivant, M. Henri Ducos, en habit noir, cette fois, bardé d’un large ruban tricolore en écharpe, se présenta devant la Garde Nationale de Bordeaux, réunie sur la place des Quinconces. Il en passa gravement la revue, escorté du Maire et des Adjoints ; du Conseil de Préfecture et du Secrétaire Général. Ce vieillard, de taille au-dessus de la moyenne, sec, droit, se prenant au sérieux, avait encore assez bon air. Il paraissait ainsi moins âgé de dix ans, qu’avec sa redingote grise de la veille.

M. Clément Thomas s’empressa de quitter Bordeaux, où sa mission ne le retenait plus. Rien à faire avec lui ne se produisit depuis lors.

J’ai cru devoir n’omettre aucune des circonstances dans lesquelles je connus ce personnage, en 1848. Malgré le bon souvenir que me laissèrent nos parfaites relations d’alors, je ne pus le sauver des rigueurs du Ministère de la Police Générale, en 1852. Tout le monde connaît la fin tragique de sa vie, en 1871.

Grâce à l’espèce de transaction ménagée par M. Clément Thomas entre Paris et Bordeaux, nous pûmes, abrités par le vieil Henri Ducos, assurer la tranquillité la plus entière dans le département, jusqu’aux journées de Juin et à la nomination d’un Préfet par le général Cavaignac, devenu Chef du Pouvoir Exécutif.

Sauf quelques changements opérés, au début, dans le personnel administratif et dans les mairies des communes, par M. Chevallier ; un essai d’ateliers nationaux, presque aussitôt abandonné que tenté, dans le Jardin Public ; l’échauffourée Latrade et le pauvre petit chêne planté pompeusement, par M. Clément Thomas, comme Arbre de la Liberté, sur les Quinconces, et dont la destinée me réservait de faire un mince fagot, peu d’années plus tard, on n’eut guère sujet de s’apercevoir, à Bordeaux, qu’une révolution se fût accomplie en France. Il en fut de même dans tout le département.

À la Préfecture, la correspondance politique, très sobre, de notre Commissaire, avec le Gouvernement Provisoire, se préparait sous mon contrôle, et dans le style de l’époque, par les soins de M. Martin, ancien secrétaire de M. Chevallier, que nous avions conservé. Je traitais, avec le Secrétaire Général et les Chefs de Division, les affaires proprement dites, et les décisions concertées entre nous, soumises par eux au chef officiel de l’administration, qui n’en discuta jamais aucune, recevaient sa signature.

Aussi, M. le baron Sers, en quittant Bordeaux, me dit-il : — « Vous voyez que mon conseil était bon. »

Mais, nous nous attachions scrupuleusement à sauver les apparences vis-à-vis de tout le monde, et de M. Henri Ducos, lui-même. Les fonctionnaires et employés, qui nous devaient le maintien de leurs positions respectives, nous aidaient à dissimuler, au dehors, le rôle effacé dont il se contentait, en l’entourant, comme nous, de marques de déférence propres à donner quelque prestige à son autorité, purement nominale, de fait.

ÉLECTIONS GÉNÉRALES.

Les choses marchaient ainsi, lorsqu’eurent lieu les élections à l’Assemblée Nationale Constituante, le dimanche et le lundi de Pâques, 24 et 25 avril.

C’est à ces élections que, pour la première fois, on admit les bulletins de vote imprimés et apportés du dehors. Le scrutin de liste et le grand nombre des électeurs ne permettaient plus d’exiger le vote écrit, en séance, par chaque électeur, à son tour. — Les effets de ce changement sont incalculables.

Elles se firent, dans le plus grand calme, sur une liste de conciliation, laissant la plus large part à l’opinion conservatrice et donnant satisfaction à l’opinion républicaine modérée, qui passa dans l’ordre suivant : MM. de Lamartine ; Billaudel, ancien Ingénieur en Chef des Ponts et Chaussées, à Bordeaux, ancien Député ; Lubbert, Capitaine de Marine au Long Cours ; Richier, propriétaire ; Théodore Ducos, ancien Député ; Servières, membre du Conseil Général ; Lagarde, avocat ; Denjoy, ancien Sous-Préfet ; Simiot, membre du Conseil Municipal de Bordeaux ; Howyn de Tranchère, Hubert Delisle, propriétaires ; Aurélien de Sèze, avocat ; Amédée Larrieu, propriétaire du cru de Haut-Brion ; Clément Thomas, publiciste, et Feuihade-Chauvin, ancien Procureur Général à la Cour Royale de Bordeaux.

De ces quinze membres, deux seulement : MM. Simiot et Clément Thomas, étaient des républicains de la veille ; quatre : MM. Richier, Howyn de Tranchère, Aurélien de Sèze et Denjoy, des réactionnaires bien avérés. La plupart des neuf autres, conservateurs non douteux, acceptaient la République, sans le moindre enthousiasme, comme une nécessité du moment. Deux ou trois, au plus, anciens opposants dynastiques, s’y ralliaient sans arrière-pensée.

M. Billaudel, gendre et successeur de M. l’Ingénieur en Chef Deschamps, le constructeur du pont de Bordeaux, avait été nommé Maire de cette ville, après le 24 février, en remplacement de M. Duffour-Dubergier, démissionnaire. Élu Représentant, il fut remplacé lui-même par M. Curé, négociant, beau-frère de M. Feuihade-Chauvin, l’ex-Procureur Général de la Monarchie.

Après, comme avant cette élection, dont je m’abstins de m’occuper ostensiblement, je m’efforçai de ne laisser paraître que le moins possible, mon action, toujours fort importante, sur l’administration de notre Commissaire. Pour cela, j’affectais de m’absorber dans mes modestes fonctions officielles. J’apprenais, à mes jeunes collègues, comment ils devaient examiner et régler les comptes des receveurs municipaux. Je leur faisais des espèces de conférences sur l’assiette des contributions directes, en vue du jugement des demandes en décharge ou réduction des contribuables, ou des avis â donner en matière de remises et modérations. Je dirigeais leur étude des questions appartenant au contentieux administratif, principalement, des réclamations des entrepreneurs contre le règlement de leurs mémoires par les ingénieurs et agents voyers.

Au dehors, je me mêlais de mon mieux à la vie de tout le monde.

J’habitais chez mon beau-père, qui demeurait rue Victoire-Américaine, près de la place du Champ-de-Mars et du Jardin-Public.

Mes fonctions me dispensaient du service de la Garde Nationale. Néanmoins, je me fis inscrire, comme simple fusilier, dans la compagnie de mon quartier, la 3e du 2e de la 2e légion, commandée par M. Duffour-Dubergier. Une fois que cette compagnie occupait le poste de la Préfecture, je fus même placé, comme sentinelle, à l’entrée principale de l’hôtel. C’était exagéré : cela me déguisait trop. Je n’avais pas besoin de montrer tant de modestie en bas, pour donner le change sur le rôle occulte que je remplissais en haut. J’acceptai donc le grade de Capitaine, dans une autre compagnie, lors de la réélection générale des officiers.

La 3e était de service au Palais-Municipal, et je me reposais sous les grands arbres du jardin, quand un groupe formé de gardes nationaux de la 6e, vint me saluer, croyant reconnaître, en moi, le gendre de M. de Laharpe. Sur ma réponse affirmative, ils me dirent qu’appartenant au quartier de la Croix-de-Seguey, ils me voyaient souvent aller à notre campagne du Bouscat. Un de mes interlocuteurs, ancien sous-officier de l’armée, ajouta : — « C’est bien la croix d’Officier de la Légion d’Honneur que vous portez ?… Excusez, Monsieur, cette question que nous nous faisions de loin. » — « Oui, » répondis-je, « c’est la croix d’or : je l’ai reçue, comme Sous-Préfet de BIaye, après plus de neuf années du grade de Chevalier. » — « Â votre âge, c’est bien gentil de votre part, » conclut-il.

Je dois l’avouer : si j’avais beaucoup plus, je n’accusais guère que trente ans.

Ma décoration de Juillet, aussi, paraissait charmer ces patriotes. En effet, sauf légitimistes, ils étaient tout, voire napoléoniens.

Quelques jours après, ils revinrent me proposer de remplacer leur Capitaine en Premier, démissionnaire, en se déclarant autorisés à me promettre toutes les voix de leur compagnie. Je fus, en effet, élu chef de la 6e du 2e de la 2e légion, à l’unanimité.

Cette compagnie, exceptionnellement nombreuse, était, presque en entier, composée de gens du peuple. Beaucoup avaient fait un congé de sept ans au service militaire. On y comptait incomparablement plus d’anciens sous-officiers que dans aucune autre : plusieurs chevronnés ; quelques-uns, africains, décorés. Mais, bien des hommes manquaient d’uniformes ou d’objets d’équipement. Avec l’aide du sergent-major, principal clerc de notaire, je me hâtai d’organiser une souscription, que j’allai moi-même recommander dans beaucoup de bonnes maisons des quartiers les plus riches. Nous récoltâmes une assez forte somme ; je la complétai de ma bourse, et bientôt, la 6e du 2e devint un modèle de tenue, comme de régularité de manœuvre. Quand elle allait, sous ma conduite, en quatre sections valant des pelotons, de 20 files de 3 hommes chaque, on en était encore à la formation sur 3 rangs, occuper mathématiquement sa place dans le bataillon, un jour de prise d’armes, cette compagnie, si dédaignée précédemment, excitait l’admiration de toutes. Aussi, m’aurait-elle suivi partout et contre n’importe qui.

NOMINATION D’UN PRÉFET.

Bientôt, l’envahissement de l’Assemblée Nationale, au 15 mai, si promptement réprimé qu’il eût été, vint causer, dans la Gironde, une effervescence générale. Aussi, lors de l’élection complémentaire du 4 juin, pour le remplacement de M. de Lamartine, dont l’option, en faveur du département de la Seine, avait produit une vacance dans notre députation, M. Thiers, candidat patronné par la Société du Libre-Échange, — quoique protectionniste, — passa-t-il, sans la moindre difficulté.

C’est alors que s’affirma nettement la prépondérance électorale du Comité de cette association, présidé par M. Duffour-Dubergier, sacré Roi d’Aquitaine par les petits journaux.

Mais, l’élection simultanée du Prince Louis-Napoléon, dans les départements de la Seine, de la Charente-Inférieure, de la Sarthe et de l’Yonne ; les cris de : « Vive l’Empereur ! » proférés à cette occasion dans Paris ; les débats violents qui précédèrent son admission, prononcée à une grande majorité par l’Assemblée nationale ; enfin, sa démission, telle qu’il la motiva : tout cela fit considérablement grossir, dans nos cantons, le courant d’opinion qui commençait à s’y prononcer, en dehors de toute action du Comité, vers l’héritier de l’Empereur. Les démagogues eux-mêmes le posaient en prétendant sérieux, par la virulence de leurs attaques.

Lorsque les premières nouvelles des terribles journées de Juin parvinrent à Bordeaux, l’exaspération contre Paris n’y connut plus de bornes. Pour la troisième fois, en quatre mois à peine, Paris donnait à la France, paisible, le spectacle d’une insurrection, et, dans celle-ci, le sang coulait à flots ! On ne parlait de rien moins que de former une confédération défensive des départements du Sud-Ouest, qui fût devenue le principe d’un démembrement de la France, et la réalisation de ce fantastique Royaume d’Aquitaine, dont les mauvais plaisants avaient donné l’investiture à M. Duffour-Dubergier. On annonçait l’arrivée du Maréchal Bugeaud, que l’on calomniait, en promettant son concours à pareille aventure. Mais, pour qui savait avec quelle facilité l’opinion s’emballe à Bordeaux, il ne restait pas un moment à perdre : il fallait vite l’entrainer dans quelque autre direction.

Une proclamation énergique de notre Commissaire, que nous nous hâtâmes de faire publier dans toutes les communes, ordonna l’ouverture de listes d’enrôlement des Gardes Nationaux prêts à marcher sur Paris, afin d’y rétablir l’ordre, et l’affrétement de navires à vapeur qui porteraient ces mobilisés à Nantes, pour y prendre, sans retard, le chemin de fer.

Cette mesure eut l’effet prévu. Tout le monde voulait partir. Le soir même, à Bordeaux, les listes se couvrirent de signatures. Une revue de la Garde Nationale, indiquée proprio motu par le Maire, pour le lendemain, dans l’intention de généraliser ce mouvement, fut interdite par M. Henri Ducos, sur mon insistance, de peur qu’elle ne devînt, au contraire, l’occasion des manifestations séparatistes que nous comptions prévenir par notre appel. Par excès de prudence, je m’empresse de le reconnaître, on prit les précautions motivées par l’avis invraisemblable de l’arrivée du Maréchal Bugeaud.

Le lendemain, à 5 heures, se présentaient, le sac au dos, soixante gardes nationaux volontaires de Lesparre, commandés par deux officiers. D’autres arrivaient en hâte de divers points du département, lorsque nous parvint, le 26 au soir, une dépêche de Paris, annonçant la fin de la guerre civile, qui nous invitait à suspendre l’envoi de nos premières colonnes de Gardes Nationaux, dont nous venions de télégraphier le prompt embarquement.

Dès la nomination du général Cavaignac, comme Chef du Pouvoir Exécutif, je fus avisé du prochain remplacement des Commissaires du Gouvernement Provisoire dans les départements, par des Préfets, et de l’accord des plus considérables de nos Députés de la Gironde, pour demander collectivement ma nomination à Bordeaux. Je m’empressai de répondre, à cette communication, ce que j’avais répondu précédemment à M. Clément Thomas, quand il cherchait à me faire accepter la succession du Commissaire Chevallier : — « Je ne désirais pas rentrer dans l’Administration active avant le vote de la Constitution et l’installation d’un Gouvernement définitif. » — Je n’ajoutai pas qu’en présence du mouvement d’opinion s’accusant, de plus en plus, vers le Prince Louis-Napoléon, je ne voulais pas aecepter un poste où mon devoir officiel pourrait être de le combattre, tandis que mes sentiments personnels me commanderaient de soutenir sa cause. Mais, ce fut la raison décisive de mon refus.

Le 21 juillet seulement, le Général signa la commission de M. Neveux, comme Préfet de la Gironde.

M. Neveux, Secrétaire et Chef des bureaux d’une Mairie d’Arrondissement de Paris, sous le Gouvernement du Roi ; nommé Sous-Préfet de Rhétel, après le 24 février, venait à Bordeaux, sans transition. Il ne me parut pas être plus républicain, au fond, que moi. Dans tous les cas, animé d’un esprit modéré, qui sut comprendre la situation, il s’en accommoda.

Les choses continuèrent à marcher à peu près comme par le passé ; mais je me renfermai dans mes fonctions, et je le fis avec d’autant plus de facilité qu’on ne m’en avait jamais vu sortir ostensiblement. M. Dosquet, maintenu comme Secrétaire Général, conserva la direction effective du travail des bureaux. Le nouveau Préfet employait volontiers son temps à des audiences, plus fécondes en bonnes paroles qu’en résultats. En effet, ce parvenu désirait certainement, avant tout, gagner, sans se compromettre d’aucun côté, l’institution d’un Gouvernement définitif.

S’il n’administrait guère dans sa Préfecture, au dehors, M. Duffour-Dubergier régnait toujours, au sein du Comité du Libre-Échange, sur l’opinion publique.

Les élections du nouveau Conseil Général donnèrent à la majorité conservatrice un renfort considérable dans cette assemblée départementale, dont les séances devinrent publiques. Le Comité put également faire nommer ses candidats au Conseil Municipal de Bordeaux, lors de la reconstitution de ce corps par le suffrage universel, le 6 août.

Les cinq nouveaux Sous-Préfets nommés dans la Gironde, par le même décret que M. Neveux, étaient, comme lui, des hommes de bonnes façons et d’opinions modérées. J’en citerai deux seulement, parce que je les retrouvai plus tard : celui de Bazas, M. Labrousse, gendre du général Négrier, tué dans les journées de Juin ; — je l’eus comme Sous-Préfet de Sceaux, et il devint Préfet du Gers, sous l’Empire ; — puis, le remplaçant du docteur Gornet à Blaye, M. Read, gendre de M. Cordier, Administrateur du Muséum d’Histoire Naturelle, érudit lui-même, que je recueillis à la Préfecture de la Seine, comme Agent du Contentieux, et plus tard, comme Archiviste.

Aucun de ces fonctionnaires ne chercha, plus que le Préfet, à faire obstacle au mouvement réactionnaire, de plus en plus accusé dans le département.

ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE DU DIX DÉCEMBRE.

L’élection de M. le comte Molé, comme Représentant de la Gironde, en remplacement de M. Thiers, qui, nommé dans plusieurs départements, optait pour la Seine-Inférieure, fut fixée au 16 septembre, et s’opéra sans difficulté, malgré la valeur du candidat girondin se portant contre lui : M. Compans, ancien Premier Avocat Général à la Cour Royale de Bordeaux, aussi peu républicain, certes, que possible.

Mais, la quadruple réélection du Prince Louis-Napoléon dans les départements qui l’avaient nommé déjà le 4 juin, et le renommèrent à de plus fortes majorités ; son acceptation, et le vote de l’Assemblée Nationale décidant, malgré les protestations violentes du citoyen Clément Thomas, bien revenu de sa modération printanière, que Le Président de la République serait nommé directement par le Pays, vinrent accentuer encore l’entraînement de la grande majorité de nos électeurs des campagnes, vers ce prétendant, si redouté des républicains véritables.

La session du Conseil Général se tint en octobre, sans le moindre incident politique.

À Paris, un remaniement du Ministère (13 octobre) mit le portefeuille de l’Intérieur aux mains de M. Dufaure. Ce nouveau Ministre tenait le premier rang au Barreau de Bordeaux, avant de devenir un Homme d’État, et je le connaissais par mon beau-père, M. de Laharpe, dont il avait été locataire. Il me fit proposer la Préfecture du département de la Charente-Inférieure, qu’il représentait, et, par les raisons ci-dessus dites, je me hâtai de décliner cette offre flatteuse.

Aussi bien, l’Assemblée Nationale achevait-elle, enfin, la Constitution que sa mission était de faire. Quand son vote fut définitif, le 4 novembre, un décret du 28 octobre fixait déjà l’élection du Président de la République, au 10 décembre.

Cet empressement de la majorité de l’Assemblée à mettre le Pays en demeure de se donner lui-même un Chef, paraissait d’autant plus significatif, que, dans la séance du 26, répondant aux violentes accusations dirigées quelques jours auparavant contre lui, par le général Clément Thomas, qui finit, cette fois-là, de se couler dans l’opinion de ses électeurs, le Prince Louis-Napoléon avait très hautement proclamé son acceptation de la candidature à la Présidence, qu’on lui décernait d’avance avec enthousiasme, de toutes parts.

Le 19 novembre, la nouvelle Constitution était lue en grande pompe, à Bordeaux, sur la place des Quinconces, par le Maire, M. Curé, du haut d’une estrade où siégeaient le Préfet et toutes les autorités. Le Te Deum fut chanté par l’Archevêque et son clergé ; une salve de 101 coups de canon, tirée ; puis, on passa la revue de la Garde Nationale et de la garnison.

Pour me dispenser de figurer sur l’estrade officielle, en cette circonstance, je commandais ma compagnie. On eût dit que je prévoyais devoir, moins de cinq ans après, sur la même place et du même point, avec une pompe encore plus grande et aux cris enthousiastes de la population, qui manquaient alors, proclamer une Constitution tout autre et le rétablissement de l’Empire !

Cependant, le Comité de la Société du Libre-Échange ne perdait pas son temps. Comprenant l’impossibilité de diriger sur une autre candidature réactionnaire le courant de l’opinion, ce Comité, composé de royalistes bien plus que d’impérialistes, très rares encore dans les classes élevées, soutenait résolument celle du Prince.

Sur sa demande, j’allai faire une tournée d’exploration dans l’arrondissement de Blaye, d’où je rapportai d’excellentes nouvelles. Je ne saurais mieux rendre les dispositions des campagnes, qu’en racontant ce que j’entendis à Prignac-Cazelles, la première commune de l’arrondissement où je m’arrêtai, sur le chemin de Saint-André-de-Cubzac à Bourg.

Je faisais route de conserve avec un gentilhomme des environs de Barsac ; membre du Conseil Général ; autrefois, orléaniste ; désormais, partisan du général Cavaignac. Il allait visiter une de ses propriétés sise à Prignac. Quand il me proposa de déjeuner avec lui, d’une omelette de la femme de son « paysan », — c’est la qualification donnée aux régisseurs de bas étage, — et de goûter son vin, j’acceptai. Pendant le repas, mon hôte dit, en patois, à cet homme, occupé de nous servir : — « Eh bien ! Janille (diminutif de Jean), nous allons donc avoir encore une élection. Que fera-t-on par ici ? — « Mon Dieu, Monsieur, » répondit l’autre, toujours en patois, « l’enfant à la mamelle en sait tout autant que moi sur ces choses-là. Mais, nous avons voté, cette année, pour des Messieurs absolument inconnus dans le pays, qu’on nous assurait être des bons. Les uns nous approuvent ; les autres nous donnent tort. Nous ne savons qui croire. Cette fois, nous voudrions voter pour un nom connu. » — « Eh bien, mon ami, prenez le général Cavaignac ! » — « Oh ! Monsieur, ce n’est pas un bon nom dans ce pays. »

Pour comprendre cette réponse, il faut connaître les souvenirs terribles laissés par le père du général Cavaignac dans la Gironde, à la suite de la mission qu’il y remplit sous la Terreur. Son nom est une menace. — « Qué m’en bao te bailla à Cabagnac ! (Je m’en vais te donner à Cavaignac !) » disaient les mères aux enfants pas sages. J’ai même entendu souvent de vieilles femmes, luttant avec leurs mulets ou ânes rétifs, qu’elles chargeaient de coups pour les faire marcher, crier : « Hi ! doun, Cabagnac ! »

Interloqué par la réponse de son « paysan », mon compagnon reprit : « Mais alors… ! » — « Jou, Moussu, a queste cop, bouli bouta per l’Empereur (Moi, Monsieur, ce coup-ci, je veux voter pour l’Empereur !) » — « Mais, mon ami, l’Empereur est mort. » — «  Cresi, Moussu ? (Croyez-vous, Monsieur ?), » répliqua le paysan d’un air de naïveté finaude. « Eh be ! qué bouli bouta per soun goujat ! (Eh bien ! je voterai pour son fils). » — « Mais, son fils est mort aussi. » — « Soun doun tous morts ! A pas degun may ? (Ils sont donc tous morts ? N’en existe-t-il plus aucun ?) » Cette fois, le paysan souriait malignernent. « Oh ! nous avons bien le neveu ; mais… » — Et alors, le maître raconta Strasbourg, Boulogne, etc., etc. Quand il eut fini, le paysan, qui l’avait écouté sans broncher, avec le plus grand respect, répondit : — « Ta bé, Moussu, qué bouli bouta per el ! (Tout de même, Monsieur, je veux voter pour lui !) »

Napoléon était un nom connu. Lamartine, je l’ai prouvé, ne l’était pas assez. Quant à Cavaignac, il l’était beaucoup trop !

En quittant mon hôte, je lui dis : — « Puisque vous vous dites son chef, croyez-moi ; suivez, cette fois, votre paysan, de peur qu’il ne s’habitue à marcher sans vous. »

À Bordeaux, cependant, je crois bien me rappeler que le même personnage, dans la réunion de la salle Franklin, présidée par M. Duffour-Dubergier, appuya d’un long discours, la candidature du général Cavaignac. — Le membre de l’assemblée qui demanda la parole après lui, se contenta de dire : — « J’ai l’honneur de proposer la candidature de Son Altesse Impériale le Prince Louis-Napoléon ! » — Une immense acclamation suivit ces paroles, et la proposition, mise aux voix par le Président, fut adoptée à la presque unanimité.

Le 10 décembre parut enfin. Ce jour-là, ma compagnie était de garde à celui des bureaux d’élection qui se tenait à l’ancienne Mairie, sur les fossés Saint-Éloi, en face de « la Grosse Cloche ». Mes hommes inoccupés entre les factions échelonnaient sur le passage des électeurs, et leur disaient à mi-voix : « Pensez au neveu du Petit Caporal », et la plupart des gens du peuple souriaient, en clignant de l’œil.

Voici le résultat, en nombres ronds, des votes du département :

Louis-Napoléon Bonaparte 
 104,000
Le général Cavaignac 
 20,500
Ledru-Rollin 
 8,400
Lamartine 
 537

Cinq cent trente-sept voix pour M. de Lamartine, malgré sa déclaration publique d’acceptation de la candidature, dans ce département, où, le 24 avril, son nom sortait le premier de l’urne électorale !

Les voix de Ledru-Rollin font connaître le chiffre des radicaux et socialistes qu’alors comptait la Gironde.

Celles du général Cavaignac ne lui venaient pas toutes de républicains de la veille ou du lendemain. Beaucoup de fonctionnaires, d’amis du statu quo, beaucoup de gens à qui Strasbourg et Boulogne inspiraient des inquiétudes, avaient voté pour lui.

Et dire qu’aux élections de 1885, cette même Gironde, a donné 20,000 de ses votes aux radicaux, et 60,000, aux républicains opportunistes, tandis que l’Alliance Conservatrice ne réunissait pas plus de 72,000 voix, 32,000, de moins que le Prince, en 1848 ! Cela montre toute l’importance du terrain perdu par les idées d’ordre et d’autorité dans un si grand, un si beau département ! Et, — voici le plus triste : — c’est à Bordeaux même, que la propagande révolutionnaire et socialiste a conquis le plus d’adhérents ! Car, sur l’ensemble des six arrondissements, Bordeaux non compris, nous avions obtenu 40,000 voix environ de majorité, pendant que la ville chef-lieu en apportait seule, 18,000 de plus à nos concurrents, opportunistes et socialistes coalisés, qui nous mirent en minorité de 8,000, au recensement général.

Les 104,000 acquises au Prince Louis-Napoléon, le 10 décembre 1848, représentaient 78 p. 100 des suffrages exprimés, et dépassaient, en conséquence, la proportion atteinte dans la France entière, où sa majorité, montant à 5,534,520, n’équivalait qu’à 75 p. 100 du total des votes émis.

Quelque certaine que parût être son élection, j’avoue qu’en présence des efforts violents déployés contre elle par les Républicains de toutes nuances, des nombreux appuis rencontrés par la candidature du Général Cavaignac, et du singulier prestige exercé toujours, chez nous, sur certains esprits, par la possession du Pouvoir, je n’espérais pas cette majorité des trois quarts. Elle surprit sans doute le Prince lui-même, si confiant qu’il fût dans son étoile.

Quand je rapproche de cette première victoire, les 7,439,216 suffrages sur 8,080,053, qui, ratifiant le coup d’État du 2 Décembre 1851, lui déléguèrent le droit appartenant au Peuple, au vrai Souverain, de donner une Constitution à la France ; quand je me rappelle cette entrée splendide à Bordeaux, en octobre 1852, au terme du voyage triomphal où fut fait l’Empire, consacré quelques mois après par un nouveau Plébiscite réunissant 7,824,489 suffrages sur 8,077,334, je me figure que l’Empereur Napoléon, dès avant son avènement au trône avait épuisé toutes les jouissances personnelles dont l’exercice du Pouvoir Suprême peut être la source et les satisfactions d’une immense, d’une incomparable popularité !

Mais, son âme nourrissait des ambitions plus hautes : — celle des grandes choses, des œuvres utiles, durables, qui marquent dans la mémoire des peuples, dans l’histoire des pays civilisés ; — celle du bien-être général, assuré par la liberté du travail, du commerce et de l’industrie dans le monde entier ; — celle d’une France puissante et prospère entre toutes les nations, par les travaux fructueux de la Paix !

Car, cet héritier du plus grand capitaine des temps modernes rêvait d’être Napoléon le Pacifique !…

Dans ses impénétrables desseins, Dieu ne l’a pas permis.