Mémoires du baron Haussmann/1/8

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Victor-Havard (1p. 175-204).

CHAPITRE VIII

LA SOUS-PRÉFECTURE DE SAINT-GIRONS
Surveillance de la Frontière. — Excursions en montagne. — Congé. Voyage à Paris. — Nouveau séjour dans l’Ariège. Fin de ma mission.
SURVEILLANCE DE LA FRONTIÈRE.

J’avais commencé la campagne dont la contrebande de guerre était l’objectif, dès la fonte des neiges qui rendent les ports de la frontière impraticables pendant la mauvaise saison, et encombrent encore bien souvent les plus élevés, durant une partie de la belle.

Remontant le val du Salat, j’avais reconnu, d’abord, la position du principal, le port de Salau, de beaucoup plus fréquenté que les autres, parce que son altitude n’excède guère 2,000 mètres, et parce qu’une voie régulière y conduit des deux côtés ; mais, la double surveillance permanente des douaniers français et des « carabineros » espagnols, en font un passage peu propice à la fraude, quel qu’en soit l’objet.

De ce port, au mont Vallier, qui forme barrière, à l’ouest, entre le val du Salat et celui du Lez, il ne fallait tenir compte que du petit port d’Aula, sis à 2,237 mètres d’altitude, où l’on monte par un sentier qui s’embranche à mi-distance de Seix et de Conflens, sur la route de Salau, et qui suit le ruisseau d’Artigues, issu de l’étang de Prat, et le ravin de son affluent, le Ribet, alimenté par l’étang voisin d’Areau. Je mentionne, pour mémoire seulement, le passage plus que difficile de Berbègue, à 2,485 mètres, où l’on grimpe, de Conflens, par le ravin de l’Angoult.

À l’est du port de Salau, se trouve, à 2,300 mètres, au delà des pics du mont Rouch, le col de Servi, d’où l’on descend au village espagnol de ce nom. Un chemin passable, suivant le ruisseau d’Anglade, y conduit du village de Salau. Sur ce chemin, prend un sentier qui mène à un passage plus difficile, derrière le pic de Montareing ; puis, vient le port de Martelat, à 2,200 mètres, en haut de la vallée d’Ustou, près de la source du ruiseau de Bielle, affluent de l’Aleth ; enfin, au-dessus d’Aulus, on accède aux ports de Sounou et de Guilou, très voisins l’un de l’autre, à 2,400 mètres d’altitude, en remontant le cours de l’Ars, affluent du Garbet, qu’une série de lacs et de cascades accidente.

Après ces derniers, le massif des pics de Monte-Farme sépare le val du Salat, de celui de l’Ariège, et l’arrondissement de Saint-Girons, de celui de Foix.

On descend du port d’Aula, comme du port de Salau, dans la vallée d’Arreu, sur les bords de la Noguera-Pallaresa, qui prend sa source en haut de cette vallée, au-dessus de la chapelle de Montgarri, pour aller, après sa jonction avec la Sègre, se jeter dans l’Èbre au-dessous de Lerida. Les autres ports conduisent dans un embranchement de la même vallée, d’où sort le premier affluent de la Noguera.

La plus importante brèche des Pyrénées, dans le val du Lez, est le port d’Orle, à l’est duquel sont le port de la Hourquette et le portillon d’Albe. J’ai déjà parlé de ces trois passages, assez difficiles, dans le cours du chapitre précédent.

De celui d’Orle à celui de la Hourquette, on trouve, à 2,500 mètres au-dessus des sources de deux petits ruisseaux tributaires du Lez, le col de Tartereau ; à 2,547 mètres, le port d’Uzets, séparé du premier par le pic de Maubermé ; puis, à 2,607 mètres, la col de Villenave. Après le port d’Orle, au delà du pic de Girette, est le port de ce nom, à 2,620 mètres. On y grimpe en côtoyant, d’abord, la Ribeira ; puis, le ruisseau de Peyrelade, sous le pic de Serraille, entre le sommet des Trois-Comtés et le revers occidental du mont Vallier. La Ribeira va se jeter dans le Lez, au-dessous du confluent de la rivière d’Ode, avant le village de Bordes, où se voit celui de la rivière de Bethmale, qui descend, je l’ai déjà constaté, du beau lac de ce nom.

Tous ces passages donnent dans la vallée d’Aran, par des chemins suivant le cours d’affluents de la Garonne, qui prend sa source en haut de ce petit pays, et qui pénètre en France au Pont-du-Roi. Or, si la vallée d’Aran appartient à l’Espagne, sa position géographique la rattache à la France ; car, elle est détachée de la province de Lerida par la grande chaîne des Pyrénées, qui tourne brusquement au sud, à partir du massif du mont Vallier, et va rejoindre, par une courbe, celui de la Maladetta, pour y reprendre sa direction première, et qu’il faut franchir, par le col d’Espos ou de Biella, quand on veut aller, de cette vallée espagnole, dans la véritable Espagne. La contrebande de guerre présentait donc plus de difficultés, à tous égards, du côté du Lez que du côté du Salat.

Néanmoins, je m’étais entendu, sans retard, avec le Capitaine de Douanes, pourque tousles passages à l’est ou à l’ouest du mont Vallier, ce pivot de la grande chaîne, fussent surveillés avec une égale vigilance, et pour qu’il signalât spécialement à l’attention de ses lieutenants et brigadiers, les plus difficiles d’accès, par où l’on pouvait espérer la tromper le plus sûrement.

Des postes, placés à Conflens, Ustou, Aulus, d’une part ; à Bethmale, Seintein et Saint-Lary, de l’autre, fournissaient tout à la fois : des sentinelles allant, deux par deux, camper, durant plusieurs jours et nuits de suite, sur la frontière, près de chaque port ou col ; des vigies, plantées sur les points culminants, d’où l’on pouvait observer tous les mouvements suspects, et des patrouilles parcourant les parties boisées, sous le couvert desquelles on devait craindre que des fraudeurs abritassent leur approche de passages plus ou moins accessibles.

Des brigades de soutien, établies aux chefs-lieux des cantons d’Oust et de Castillon, où des compagnies d’Infanterie se trouvaient cantonnées, pour les appuyer au besoin, formaient un service de seconde ligne.

De leur côté, les gardes forestiers avaient pour consigne d’aviser leurs chefs, sans retard, de ce qu’ils remarqueraient d’anormal dans leurs triages respectifs, et de prêter main forte aux douaniers, à l’occasion.

Enfin, la Gendarmerie, à pied et à cheval, multipliait ses rondes, de jour et de nuit.

Au moyen de cette organisation, la contrebande de guerre devint bientôt impossible par mon arrondissement. Tout ce qui s’engageait dans le rayon douanier, était pris à coup sûr. J’ajoute que des mesures de police bien combinées permettaient au Ministère de suivre, des lieux de fabrique à Toulouse, les expéditions d’armes et de munitions, et de les signaler d’avance.

Je ne saurais détailler toutes les captures ainsi faites ; mais, je veux mentionner celle d’un convoi de 1,000 fusils, pour avoir l’occasion de rapporter la réponse que me fit, en cette circonstance, le Capitaine des Douanes de ma résidence. Je le prévins de ce convoi, déjà parvenu sur un point hors zone que je lui désignais. Obligé de renoncer aux chemins d’usage, trop bien gardés, il devait nécessairement passer, à dos d’homme, par les revers boisés de telle chaîne de montagnes, pour gagner de proche en proche, la nuit, tel ou tel port d’accès abrupt. Il calcula qu’il fallait cent contrebandiers au moins pour cette entreprise aventureuse, et me dit qu’il ferait embusquer dix hommes, commandés par un brigadier, sur chacun des deux seuls points par lesquels la caravane, une fois entrée dans la zone de douane, pouvait être dirigée. — « Dix hommes, » m’écriai-je ; mais il convient que je fasse appuyer chaque embuscade par un détachement d’Infanterie, ou, tout au moins, par un bon renfort de Gendarmerie, en cas de lutte. » — « C’est inutile, Monsieur le Sous-Préfet, » me répondit-il, « dix hommes, qui font leur devoir, sont plus forts que cent qui font la fraude. »

Les choses se passèrent comme il le prévoyait. Le convoi tomba dans une de ses embuscades. À la première sommation du brigadier, tous les porteurs de fusils se débarrassèrent de leurs fardeaux et décampèrent dans toutes les directions, suivis des hommes d’escorte, qui n’essayèrent même pas de forcer le passage, ne sachant point, du reste, à combien de nos braves douaniers ils avaient affaire. Le chef de l’expédition et plusieurs de ses complices furent arrêtés, sans coup férir. — Mon brave Capitaine des Douanes prit sa retraite bien des années après. À sa mort, je m’occupai de sa veuve et de ses enfants. J’aime à consigner ici que cet excellent serviteur s’appelait Goulard.

EXCURSIONS EN MONTAGNE.

Je fis, avec lui, deux grandes excursions. Je crois devoir les raconter, parce que l’une, très difficile, périlleuse même, fut des plus intéressantes, et que l’autre, beaucoup moins laborieuse, et divertissante en somme, se distingua par un incident curieux.

La première fois, nous avions campé, non loin du col de Girette, au pied du mont Vallier, entre l’Étang-Rond et l’Étang-Long, plus rapproché de la frontière : couchés sur l’herbe dans des sacs de douaniers, en peaux de mouton ; la tête et les épaules enveloppées de nos manteaux ; ayant, pour oreillers, les selles de nos chevaux au pacage, — avec des entraves aux pieds de devant, — et gardés par des feux qu’entretenaient les vigies prises, à tour de rôle, dans une escouade de préposés, qui nous servit d’escorte jusque-là. Cette manière de passer la nuit commençait à ne plus m’étonner.

Après une journée d’inspection de la frontière, qui nous avait conduits dans ces parages, nous voulions, le lendemain, non pas descendre en Espagne, mais, au contraire, escalader et suivre, aussi loin que cela nous serait possible, les crêtes de la sierra qui part du mont Vallier pour aller à la Maladetta, afin de voir, de ces hauteurs, les points d’où la Garonne et la Noguera-Pallaresa, sourdant, à l’ouest et à l’est, du gigantesque mur mitoyen des vallées d’Aran et d’Arreu, prennent leur cours, l’une, vers l’Océan ; l’autre, vers la Méditerranée ; puis, revenir sur nos pas et, longeant la frontière à la base méridionale, espagnole, du pic du mont Vallier, gagner, par le port d’Aula, un ravin français dévalant vers le chemin qui va, le long du ruisseau de I’Artigue, de ce port, à Conflens.

Nous étions munis de fortes chaussures ; et armés, non pas d’un bâton ferré ; mais, de deux. Un de nos douaniers devait nous accompagner, porteur de provisions ; un autre, conduire Dominique et nos chevaux à Conflens, en contournant, au nord, le mont Vallier, par la voie la plus courte, mais la plus accidentée, qui remonte le ravin de Marcadet, passe le col de Craberon et redescend le ravin du Lameza, tributaire de l’Artigue. On devait nous annoncer, pour le soir, à M. Faur-Coni, membre du Conseil Général pour le canton d’Oust, riche propriétaire, possédant de si nombreux troupeaux, qu’on l’avait surnommé : « le marquis de Mille-Vaches ». Nous comptions lui demander l’hospitalité.

Dès le soleil levant, nous nous lestâmes d’un repas frugal, avant d’escalader la frontière, entre le sommet des Trois-Comtés et le pic du mont Vallier.

Nous pûmes exécuter, non sans peine, mais à peu près bien, le premier article de notre programme, et grimper sur un sommet espagnol assez avancé pour nous permettre de voir se dessiner, à notre droite et à notre gauche, les méandres des deux rivières partant des revers opposés de notre sierra, beaucoup plus haute que large en cet endroit, et dont les cimes partagent, entre les deux mers, leurs eaux pluviales et le produit de la fonte de leurs neiges. Au bout de la courbe qu’elle décrit, la Maladetta, frappée des rayons du soleil du matin, nous apparut dans toute sa massive et splendide majesté.

Quand nous eûmes regagné la frontière, à plus de onze heures, nous nous reposâmes une demi-heure, à l’ombre d’un rocher, pour déjeuner sommairement. Déjà passablement fatigués, nous pensions, du moins, avoir fait le plus difficile. C’était une erreur, bientôt dissipée.

Lorsque nous en vînmes à l’exécution du second article de notre programme : la prise à revers de la base méridionale du pic du mont Vallier, sillonnée d’arêtes rocheuses et de ravins formant autant de précipices, ce fut bien autre chose. Les bâtons ferrés ne se trouvaient pas de trop pour assurer nos pas sur certains escarpements semés de pierres roulantes, et pour nous aider à gravir et surtout à descendre, presque à pic, les frayés de chèvres dont nous devions suivre tous les caprices.

Nous étions exténués, trempés de sueur ; avec les pieds meurtris, ampoulés ; bras et jambes moulus, quand, vers la fin de la journée, ayant enfin tourné le pic et dégringolé, par le ravin auquel nous tendions, jusqu’au chemin descendant à Conflens, du port d’Aula, nous nous sentîmes, pour la première fois depuis le matin, sur un sol praticable. Cela nous rendit la force de gagner notre confortable gîte.

La seconde expédition dont il me reste à parler, fut bien plutôt une promenade qu’une tournée de service ; car déjà, la surveillance de la frontière se trouvait régulièrement organisée. Je voulais surtout faire faire une excursion agréable à quelques amis que j’avais en visite.

Notre première étape s’accomplit de Saint-Girons à Castillon, par la vallée du Lez, très large et très pittoresque entre ces deux villes. Après avoir déjeuné chez l’aimable Maire de Castillon, nous le prîmes avec nous, et, dans une seconde étape, nous remontâmes la Bellelongue jusqu’à Saint-Lary. Là, devait commencer l’ascension du col de Nédey, qu’il nous fallait franchir pour passer dans la vallée de Biros, où nous devions dîner et loger chez le Maire de Seintein, le père Subra, riche meunier. Or, les chemins sont on ne peut plus escarpés des deux côtés. Nous dûmes, au delà du col, faire une pose, afin de laisser souffler nos chevaux, avant d’aborder notre troisième étape, curieuse à plusieurs égards. On trouve notamment, au village d’Antras, une fontaine, très ferrugineuse et très abondante, dont l’eau tombe le long d’un immense rocher, qu’elle rougit du haut en bas : on croit voir une cascade de sang.

Le Capitaine des Douanes nous attendait à Seintein, chez le Maire, dont l’hospitalité, cordialement empressée, fut des plus larges.

Le lendemain, de bonne heure, nous partîmes sous sa conduite, avec une escorte de douaniers, pour le lac d’Areins, accompagnés du Maire de Castillon et du maire de Seintein, notre hôte.

Je n’ai pas besoin de dire que la caravane comprenait deux mulets du Maire-meunier, chargés de provisions et d’objets de campement.

À quelque distance au-dessus de Seintein, elle s’engagea dans le sentier étroit, caillouteux et surtout abrupt, qui remonte le cours du ruisseau d’Areins. La matinée était fort avancée, quand nous parvînmes au pied de la cascade tombant du lac, dans un endroit charmant, où le ravin s’élargit, pour former, autour du bassin creusé par la chute, une enceinte de rochers dominée par de hauts massifs de sapins, et décorée de rhododendrons de montagne, et d’une foule de plantes pyrénéennes, en fleurs. C’était une journée de juillet étouffante. Nous avions eu presque toujours le soleil en face, dans le ravin. La proposition d’un déjeuner sur l’herbe, en cette fraîche oasis, reçut une approbation unanime. La réfection fut longue, et suivie d’un repos que nos chevaux et mulets éreintés réclamaient encore plus que nous.

Pour monter du bas de la cascade au lac, par des sentiers très difficiles, nous ne mîmes pas moins d’une heure de fatigue inouïe, pour les bêtes et les gens. Dans certains passages, les douaniers devaient pousser nos chevaux ; il en fallait un à la tête, et un autre en queue des mulets chargés.

Vers trois heures, nous débouchâmes devant le merveilleux hémicycle de montagnes, neigeuses toute l’année, encadrant le fond du lac. Ce vaste réservoir est alimenté par divers ruisseaux glacés et, principalement, par celui qui sort d’un petit bassin creusé sous le milieu de la muraille rocheuse dite : « la Bande de Cristal », que terminent les cônes des monts Crabère et Canéja.

Pendant qu’on s’occupait de notre installation au bord du lac ; que des hommes allaient faire des provisions de branches de sapin et de brassées de rhododendrons pour les feux de nuit ; qu’un douanier pêchait des truites pour notre dîner ; qu’on déchargeait les mulets et mettait les chevaux solidement entravés au pacage sur une grande pelouse où le réglisse blanc verdoyait, je partis avec le Capitaine, un brigadier et un sous-brigadier de Douanes, pour monter au sommet du Crabère, afin de vérifier quelque chose de là-haut.

Dominique me suivit. Ma femme lui avait écrit, pour lui recommander de bien veiller sur moi dans toutes nos courses, et puisque j’allais encore « risquer de me casser le cou », cette fois, il voulait en être. Il disait au Capitaine : — « Qu’est-ce que j’aurais à répondre à cette femme’, s’il me fallait revenir sans Monsieur ? »

Avant de parvenir au pied du cône, on perd une heure et demie de marche, lente et pénible, à gravir, en la contournant, par un ravin long et difficile, dévalant sur la droite du lac d’Areins, la serre en haut de laquelle le pic se dresse, et dont la crête en pente n’est pas moins longue et difficile à parcourir. Dans ce trajet, nous aperçumes des isards bondissant au loin, et nous fîmes lever des perdrix blanches (lagopèdes).

Quant à l’ascension du cône, elle fut on ne peut plus essoufflante. Mes compagnons y procédaient, patiemment, par zigzags. Moi, j’aimais mieux grimper droit par à-coups, entre deux coulées de neige, et m’arrêter pour reprendre haleine, pendant qu’ils louvoyaient, jusqu’à ce que leurs embardées me les ramenassent. De temps en temps, je mettais un peu de neige dans ma bouche pour rafraîchir ma respiration brûlante. Enfin, à six heures du soir, nous arrivâmes sur l’étroit sommet, à côté de la petite tour-signal de Cassini. La neige me montait jusqu’à mi-cuisse, et le soleil était encore assez fort pour me brûler la figure.

Mais, quel magique panorama ! Au sud, devant nous, de l’autre côté de la vallée d’Aran, la Maladetta se présentait, au soleil couchant, sous un nouvel aspect. On voyait se profiler après elle, à l’ouest, la série des pics renommés de la grande chaîne des Pyrénées : le Cylindre, le mont Perdu, le Vignemale, le pic d’Ossau, et, s’en détachant au nord, comme un colonel devant sa troupe, le Pic du Midi de Bigorre. En effet, le Crabère forme l’extrémité d’une chaîne secondaire, continuant, au nord de la vallée d’Aran, la direction de l’est à l’ouest, que la grande quitte brusquement, au mont Vallier, pour aller la reprendre plus au sud. Nous nous y trouvions donc admirablement postés pour suivre des yeux la ligne des Hautes Pyrénées, fuyant vers l’horizon lointain. Au nord, la vue embrassait un immense espace. On suivait le cours de la Garonne au delà de Toulouse, jusqu’à la ligne de coteaux qui la borde, dès qu’elle prend son cours au nord-ouest, vers Agen et Bordeaux. Le Capitaine prétendit même, au moyen d’une longue-vue qu’il tira de sa poche, me faire discerner le pont de Toulouse.


À l’ouest, au delà du sol tourmenté des départements des Hautes-Pyrénées et du Gers, une ligne noire semblait indiquer le plateau des landes de Gascogne. À l’est, nous avions la masse des montagnes de l’Ariège, bien connues de nous. Et sous nos pieds, pour ainsi dire, à 1,200  mètres de profondeur, le lac d’Areins, et, sur ses bords, nos compagnons, petits, petits, qui gesticulaient, mais dont les appels n’arrivaient pas jusqu’à nous, on le comprend.

Après avoir reconnu ce que nous voulions vérifier : la nécessité de faire observer un passage entre le Crabère et le Pont-du-Roi (Haute-Garonne), le Capitaine grava la date de notre ascension, avec nos noms et qualités, sur les pierres de la tour, et offrit à Dominique d’ajouter son nom aux nôtres. — « Mettez : Dominique Élie, » répondit-il, « et puis, cocher du Sous-Préfet. Ils croiront que nous sommes venus avec la calèche ! » — Ils ne pouvaient guère s’adresser qu’aux isards, les pèlerins les plus probables de ce haut lieu.

Une heure suffit à notre descente, moins fatigante, mais plus dangereuse que notre montée. Mon coup de soleil en plein visage me causait une vive cuisson, accompagnée de mal de tête et d’un peu de fièvre. Je ne fis donc pas grand honneur au festin qui nous attendait. Indépendamment des abondantes victuailles apportées à dos de mulet, et de belles truites pêchées dans le lac et grillées en sortant de l’eau, un douanier faisait rôtir, devant un brasier ardent, autour d’une branche d’arbre servant de broche, comme aux temps héroïques, un mouton entier, acheté d un pâtre installé sur la serre du Canéja.

Ce pâtre avait bien prévenu l’acheteur que notre campement était justement établi sur un point où passait, presque toutes les nuits, un couple d’ours, auquel son troupeau devait payer, de temps en temps, le tribut d’un mouton. Car, à la différence des loups qui étrangleraient tout un troupeau, pour peu qu’on leur en laissât le temps, avant d’en rien emporter, les ours, plus discrets, plus ménagers, se contentent, paraît-il, de pourvoir périodiquement à leurs besoins et à ceux de leurs petits. On rit beaucoup, à dîner, du dérangement que notre camp pourrait causer à la promenade nocturne de cet intéressant ménage, et après le dessert, le café, les liqueurs, — rien ne manquait, — lorsque nous fûmes étendus, côte à côte, dans nos sacs respectifs, ainsi que je l’ai décrit plus haut, sur une épaisse litière recouvrant de grandes pierres plates, on causa longtemps de chasses et de rencontres d’ours, et j’entendis raconter, à ce sujet, les choses les plus étonnantes ; mais, de l’aveu de tous, les plus braves sont fortement émus en présence des ours de grande espèce.

Cela me remit en mémoire un fait que m’avait rapporté le Maire d’Ustou lui-même, et qui, n’étant pas absolument à son honneur, méritait créance. Grand chasseur d’ours, renommé pour sa hardiesse, il se tenait à l’affût dans la montagne dominant son village, un fusil éprouvé dans la main ; son coutelas à la ceinture ; et guettait, assis sur le bord d’un rocher, le point par lequel devait paraître son gros gibier, lorsque, tout à coup, une énorme patte pesa sur son épaule. Se dresser, brusquement, bondir en avant dans le vide, après avoir lâché son arme, et dégringoler la montagne à toutes jambes, sans perdre un moment à regarder en arrière, s’entendant suivi, ce fut tout ce qui vint à l’idée de notre homme, tant l’instinct de la conservation l’emportait chez lui sur tout le reste. Il ne s’arrêta que dans sa maison, pour tomber, plus mort que vif, sur un siège. Presque aussitôt, son chien, de grande et forte race, fit de même sa rentrée tout haletant. La grosse patte appartenait à cet animal, fatigué de le voir immobile, ou voulant peut-être l’avertir de quelque chose. C’était son chien qui l’avait suivi dans sa fuite insensée ! Je le répète, je ne tiens pas cette aventure d un tiers, mais bien du chasseur à qui le contact inattendu, mais heureusement imaginaire, de l’ours qu’il affûtait avec patience, avait soudainement fait perdre la tête.

Je m’endormis le dernier, à cause de l’inflammation douloureuse de ma figure, que n’avait pu calmer complètement une onction de graisse fraîche. Néanmoins, je reposais enfin, quand, au milieu de la nuit, nos feux de garde s’étant éteints par suite de la négligence d’une vigie somnolente, nous fûmes réveillés en sursaut par un grand bruit de chevaux hennissant de frayeur et galopant affolés sur les rochers, suivi d’un coup de fusil, de cris : «À l’ours !… À l’ours !… » poussés par la sentinelle, et de grognements formidables.

Tout le monde fut vite sur pied ; mais, à quoi bon ? Il faisait noir comme dans un four, malgré la neige, malgré les étoiles, et point d’armes !

Heureusement, le danger n’existait plus.

On ralluma les feux ; on courut après les chevaux : deux revinrent tout griffés, dont un, assez gravement, à la cuisse, et finalement, on se compta. Dominique manquait à l’appel. Avait-il roulé dans quelque précipice, à la recherche de nos chevaux ? On le hélait en vain, et je devenais fort inquiet, lorsque le Capitaine des Douanes faillit choir en trébuchant sur un colis. C’était Dominique, enfoui dans son sac de peau de mouton, « sous » la litière, qui dormait à poings fermés. Il n’avait rien entendu ! Mal réveillé, quand le Capitaine lui conta ce qui venait de se passer, il crut à quelque mystification, et se rendormit. Le lendemain, il fallut, pour le convaincre, la vue des chevaux blessés et des traces irrécusables laissées par nos importuns visiteurs, sur les bords humides du lac. Mais, alors, il changea de gamme, et dès Saint-Girons, c’était un ours, et non plus le Capitaine, qui troublait son lourd sommeil, en le heurtant. Il finit même par en être convaincu. Le caractère gascon avait entièrement repris ses droits.

La nuit se termina sans nouvelle alerte, et, le matin, vers six heures, à la suite d’ablutions au ruisseau de neige fondue qui descendait de la serre du Canéja, nous franchîmes celle-ci, pour aller à la source du Lez ou plutôt du Lezard, comme on l’appelle au début, près du portillon d’Albe. Notre route, coupée de glaciers, offrait un passage plus que difficile à nos chevaux, même conduits à la main. Nous fîmes halte au point d’où le ruisseau tombe en cascade, pour devenir rivière, dans le fond de la vallée. Nous y descendîmes, à notre tour, après déjeuner, mais en dévidant, pendant plusieurs heures, l’interminable lacet d’un sentier raide et pierreux, où chacun de nous, à pied, dut se tenir à la tête de son cheval. Nous arrivâmes, dans l’après-midi seulement, au village d’Aylie, le plus élevé de la vallée, au milieu duquel nous nous étendîmes, en sybarites, sur une pelouse plantée d’arbres

La population mâle de ce village, partie depuis le commencement de la semaine, pour aller faire les « fauches » en Espagne, ne devait rentrer que le soir, — c’était un samedi, — afin de prendre part, le lendemain, à la fête votive de Seintein, et la population féminine, très effrayée d’abord, de notre invasion, reconnut bientôt, dans M. Subra, « Monsieur le Maire », et vint obligeamment nous offrir ses services.

Nous rentrâmes bien reposés à Seintein, pour dîner, et nous y assistâmes, le lendemain, à la fête, où nous vîmes, endimanchés, les habitants et habitantes des diverses communes de la vallée de Biros, dont les types sont très beaux, et les costumes, très curieux.

CONGÉ. VOYAGE À PARIS.

Vers le milieu d’octobre, considérant ma mission comme remplie, je demandai mon congé. Mes préparatifs de départ ne furent pas longs. Dominique s’en réjouit fort. L’Ariège n’était pas son fait. — « Ils appellent cela des pays !… » disait-il ; « Allons donc !… des perchoirs ! Il faut toujours monter ou descendre. Pas un endroit de niveau, pour s’y promener tranquillement ! » — «Mais, » lui dis-je en riant, « il s’en trouve où l’on dort bien tout de même. » — « Oh ! je sais, Monsieur, à la fraîche ; mais, quand on n’a pas toujours un œil ouvert, on risque d’être réveillé par un ours. Car, on voit plus d’ours que de lapins, dans leurs satanés bois qui n’en finissent jamais. Et puis, quelle nourriture ! On croit vous régaler avec de la bête sauvage. » — « De l’isard ? » — « Oui, Monsieur. » — « Mais, l’isard n’est pas plus sauvage que le lièvre ! » — « Oh ! Monsieur, quelle différence ! Le lièvre, au moins, il se laisse approcher. On peut lui tirer un coup de fusil ; mais, l’autre ?… Il part à une lieue de distance. Il faut grimper sur des rochers, dans les nuages, au risque de sa vie, pour aller, en traître, l’attendre dans un coin. Ce n’est pas de la chasse ! »

Quelque chose l’horripilait encore plus, si possible : c’était le langage des habitants, qui choquait ses oreilles, gâtées par le gascon harmonieux dont Jasmin, le poète agenais, a tiré si grand parti. Et l’espagnol ! — « Quel patois ! » disait-il, avec dédain, « c’est tout au plus si j’en comprends la moitié. »

Je le chargeai de conduire à petites journées, en prenant la voie la plus directe, passant par Lombez, Auch et Condom, mes deux juments de selle, à Nérac, où je me rendis par Toulouse et Agen.

On venait de réaliser pour moi, dans le canton de Houeillès, l’acquisition, projetée depuis quelque temps, de propriétés importantes où je comptais utiliser, comme poulinières, ces deux jolies bêtes, et où, déjà, mes juments de voiture avaient été conduites.

Après une rapide visite de ces propriétés, faite avec mon beau-frère, M. Henri de Laharpe, alors en vacances, nous rentrâmes tous deux à Bordeaux, où je restai quelques jours avec les miens.

Le Cabinet Thiers venait de faire place à celui du 29, qui devait avoir une si longue durée, sous la présidence de M. Guizot. M. de Résumat rendit le portefeuille de l’intérieur à M. le comte Duchâtel. Quelle allait être ma situation vis-à-vis de celui-ci ? Je résolus d’aller à Paris, pour le lui demander nettement.

Il me reçut tellement bien que, tout d’abord, j’en éprouvai quelque appréhension. — « Méfiez-vous des « hommes gras, » m’avait dit le docteur Ferrus. — Mais, je m’aperçus bientôt que mon Ministre, plutôt bouffi que gras, me parlait sincèrement. D’ailleurs, pourquoi se serait-il donné la peine de m’abuser ?…

Oubliait-il ma lettre incongrue ? Ne parvint-elle au Ministère qu’après son départ ? Mes amis du Personnel la mirent-ils de côté ? Mystère. Quoi qu’il en fût, au fond, M. Duchâtel, d’un esprit essentiellement pratique et d’un tempérament peu sanguin, ne gardait ni haines inutiles, ni très ardentes amitiés. — C’est un double bagage fatigant. — Il ne s’émouvait guère de rien, quand son intérêt politique ou privé ne se trouvait pas en jeu. Mais, cet épicurien n’aimait pas seulement le bien-être : il avait le goût des arts, des lettres, de la causerie intime. Son intelligence, très éclairée, était moins paresseuse que son corps, volontiers inactif.

Il me voyait pour la première fois, et je lui convins sans doute ; car il se mit en confiance avec moi tout de suite. Après une série d’interrogations fort attentives sur ce que j’avais fait à Saint-Girons et sur ce que je pensais de l’insurrection carliste en Catalogne, il m’entretint assez longuement de la situation politique de l’Ariège, représenté par trois Députés de l’Opposition. — « Il faut que cela change, » ajouta-t-il.

Je fus très étonné de recevoir, dès le lendemain, un mot de lui, m’invitant à dîner pour le soir même. À part M. Leclerc, son Chef de Cabinet, j’étais le seul convive étranger à sa famille, réunie en assez grand nombre.

Mme la comtesse Eglé Duchâtel, — que je désigne ainsi, pour la distinguer de sa belle-mère, ancienne Dame du Palais de l’Impératrice Joséphine, qui vivait encore et résidait ordinairement au château de Mirambeau (Charente-Inférieure) auprès du vieux Comte, ancien Conseiller d’État et Directeur Général des Domaines de Napoléon Ier, — possédait une très grosse fortune, du chef de son père décédé, M. Paulet, gros négociant en grains du département du Nord, sous l’Empire.

Sa mère, — fille du munitionnaire Vanlerberghe, — fort liée autrefois avec la mienne, avait, après un long veuvage, épousé, en secondes noces, le général Jacqueminot, Commandant Supérieur de la Garde Nationale de Paris, un ancien frère d’armes de mon oncle, le colonel Dentzel. Je me trouvai donc immédiatement en connaissance avec ce vieux couple, à la grande surprise du Ministre, dont la femme revoyait en moi, soudainement, un compagnon de son enfance et un danseur de sa jeunesse.

M. le vicomte Napoléon Duchàtel, Préfet de la Haute-Garonne, avec qui je venais d’avoir des rapports directs de service, dont il pouvait rendre le meilleur compte à mon grand chef, assistait à ce dîner, avec sa jeune femme, originaire de Toulouse.

On me fit raconter mes pérégrinations en montagne, dans le pays d’ours, — et non pas de loups seulement, — d’où j’arrivais, et après le café, le Ministre et son frère me prirent à part et m’entretinrent du projet de préparer l’élection d’un allié très proche de celui-ci, dans l’arrondissement de Pamiers, où le personnage en question était grand propriétaire. Tout s’expliquait.

Le Ministre, vantant beaucoup la justesse de mes appréciations en matière électorale, désirait qu’avant de prendre le poste qu’il me réservait dans la Gironde, je consentisse à retourner dans l’Ariège, non pas tout de suite, mais vers la fin de l’hiver, sous prétexte de l’internement de l’armée du général Cabrera, qui ne manquerait pas, selon lui, de chercher un refuge en France, par tous les points de la frontière, à cette époque, et, en réalité, pour me ménager l’occasion de visiter l’arrondissement de Pamiers, et notamment les centres protestants où j’avais des amis, et pour juger des chances de réussite de la candidature projetée. Plus tard, M. le vicomte Duchâtel me dit, en particulier, que le Préfet de l’Ariège ne paraissait pas de force à bien mener la campagne électorale méditée. À bon entendeur, salut !

Je ne fus pas dupe de cette ouverture ; mais je ne pouvais refuser un service personnel à mon Ministre. D’ailleurs, après avoir pu craindre une assez fâcheuse issue de mon voyage, je me trouvais introduit chez l’arbitre de mon avenir, dans des conditions exceptionnellement favorables, semblant bien l’assurer. Je promis ce qu’on me demandait, et je repris le chemin de Bordeaux.

NOUVEAU SÉJOUR DANS L’ARIÈGE.

Je retournai seul à Saint-Girons, avant l’époque de la tournée annuelle de Recrutement, et je me logeai purement et simplement à l’Hôtel de France, où je restai jusqu’à l’arrivée de ma femme, à qui j’avais proposé de la faire venir en villégiature dans l’Ariège, pendant une partie de la belle saison, et qui s’était empressée d’accueillir cet arrangement. Je fis meubler à loyer, en l’attendant, ce qu’il fallait de la Sous-Préfecture pour nous y camper à peu près bien, et, voulant nous éviter tout embarras de ménage, je traitai avec mon hôte, pour qu’il se chargeât de notre cuisine à forfait.

Ma femme se rendit, avec sa fille, âgée seulement de quinze à seize mois, et la bonne de celle-ci, d’abord, à Nérac. Là, Dominique se tenait tout prêt, pour la conduire par étapes, à Saint-Girons, dans notre calèche, attelée de mes juments percheronnes, qui devaient nous être très utiles pour les tournées d’un nouveau genre que nous comptions faire ensemble, du côté de Pamiers, notamment. Cette voiture pouvait se fermer. Elle était disposée pour porter une (vache) et des caisses de voyage, et convenait parfaitement au trajet de trois jours qu’il s’agissait de faire. Tout se passa bien.

Ma chère femme fut ravie de cette diversion apportée à l’existence toujours inquiète qu’elle menait depuis plus d’un an. Le pays l’enchantait. Nos promenades à pied autour de Saint-Girons et jusqu’à Saint-Lizier lui faisaient désirer des excursions plus sérieuses.

Je commençai par la conduire à Foix, pour la présenter à Madame la Préfète, qui tint à nous donner la plus gracieuse hospitalité.

Le Préfet, M. Pascal, appartenait au Midi. Cela se voyait à son attitude ; cela s’entendait à son accent. Plein de son importance, et le verbe haut, il posait toujours un peu. Mais, en paraissant croire que « c’était arrivé », l’on pouvait avoir facilement raison du reste. Au fond, excellent homme ; assez bon administrateur.

Nous connûmes alors son fils, jeune garçon très bien doué, qui vient d’achever, à soixante ans, de la façon la plus regrettable, une carrière administrative trop rapide et une vie politique très mouvementée, faute, chez lui, je le crois, de convictions sérieuses pouvant guider l’emploi de ses facultés remarquables.

Je profitai de la tournée du Conseil de Revision pour montrer à ma femme les trois cantons montagneux de Massat, d’Oust et de Castillon, dans une circonstance qui mettait la population en mouvement, et qui lui donna lieu de comparer beaucoup de figures différentes et de costumes variés.

Elle fit au Conseil les honneurs d’un grand dîner à la Sous-Préfecture, que je réussis, comme l’année précédente, à rendre très beau, grâce au Vatel de l’Hôtel de France.

Ce dîner fut répété, toujours comme I’année précédente, à l’occasion de la session du Conseil d’Arrondissement, et j’y réunis, du même coup, les représentants de l’arrondissement au Conseil Général, et les principaux fonctionnaires.

Dans l’intervalle, nous étions allés explorer Sainte-Croix et sa belle forêt ; puis, le Mas-d’Azil et sa grotte, et visiter les nombreux amis que la famille de Laharpe comptait dans l’arrondissement de Pamiers, spécialement, à Saverdun. J’avais, sans laisser pressentir en rien le projet de la famille Duchâtel, constaté que son candidat aux élections prochaines de ce collège, n’avait aucune chance d’y réussir. Ma conviction à cet égard s’affermit, lorsque, me trouvant à Foix pour la session du Conseil Général, j’y pus entretenir successivement les représentants de l’arrondissement de Pamiers sur l’esprit de leurs cantons respectifs, comme on parle de choses et d’autres, aucun d’eux ne pouvant soupçonner mon intérêt particulier à bien le connaître.

Pour terminer la série d’excursions agréables promises à ma femme, il me restait à lui montrer la vallée de Bethmale, la Bellelongue et la vallée de Biros. À cet effet, nous pouvions aller en voiture jusqu’au pied de Castillon ; mais, à partir de ce point, sauf la traversée de la Bellelongue, qu’il fallait accomplir en carriole, on devait chevaucher, où qu’on allât. J’y fis réunir des montures pour nous et pour un fonctionnaire de Saint-Girons et sa jeune femme, qui désiraient nous accompagner, afin de commencer par refaire avec eux ma course de l’année passée, c’est-à-dire : remonter toute la Bellelongue jusqu’à Saint-Lary ; franchir le col de Nedey ; puis, descendre dans la vallée de Biros, par Antras, jusqu’à Seintein, où nous prendrions gîte. La traversée de ce col fut particulièrement difficile pour les deux Dames. Sauf Mme Mazères, fille du peintre Gérard et femme d’un Préfet de l’Ariège, aucune n’avait, jusque-là, tenté ce passage.

Il ne pouvait être question, pour elles, de pousser jusqu’au lac d’Areins, ni surtout de faire l’ascension du Crabère. Dominique ne le déclarait-il pas d’avance ? — « Mesdames, » avait-il dit, « vous voyez ce mur ? Eh bien ! c’est un kilomètre comme cela qu’il faut grimper. Quand une femme y montera, je perdrai mon nom ! »

Mais, le lendemain était justement le dimanche auquel tombait la fête votive de Seintein. Les danses du pays et surtout le costume des danseuses, noir brodé de rouge vif, avec des jupons et des bas rouges, et des mantilles noires, intéressèrent beaucoup nos Dames.

Après l’abondant festin du Maire, où les truites du Lez, les perdrix blanches en salmis, les rôtis de « cordaire », — brebis qui n’a point porté, — de jeune isard, de lièvre, et les brochettes d’ortolans défilèrent devant nous, avec bien d’autres mets et une foule d’entremets, suivis de plats de dessert innombrables, et arrosés de tous les vins et liqueurs possibles, nous nous remîmes en route, malgré les supplications de nos hôtes, qui voulaient nous garder et nous objectaient, avec raison, l’approche d’un gros orage.

Nous espérions qu’il n’éclaterait pas avant notre arrivée à Castillon. Mais il nous prit à moitié route, et nous dûmes nous abriter à Bordes, déjà complètement inondés par un « abat-d’eau », expression méridionale signifiant plus qu’averse, accompagné d’éclairs aveuglants et de coups de tonnerre semblant ébranler même les montagnes, et durant depuis une demi-heure. Cette fois, toutes les selles étaient mouillées ! Quand il ne tomba plus qu’une pluie normale, nous continuâmes notre route, trempés jusqu’aux os, pour gagner le bon gîte nous attendant à Castillon.

Il n’y paraissait plus, le lundi, quand nous retournâmes à Saint-Girons, en voiture.

La première partie de l’excursion de Bethmale s’accomplit très bien. Arrivés au village d’Ayet, centre de la commune, nous rencontrâmes le Curé, prêtre d’une trentaine d’années, gros réjoui, que son Évêque avait envoyé, disait-on, sur ces hauteurs, pour y faire pénitence, et qui, surtout, y faisait bonne chère. Il se hâta de prendre et de seller le cheval d’une de ses ouailles, pour nous escorter, et nous l’invitâmes à partager le dîner agreste, ou plutôt sylvestre, que nous fîmes sur les bords du lac, au milieu d’une forêt de beaux hêtres, assez clairsemés.

Avant d’arriver à ce plateau, nous dûmes passer par un pont jeté sur le ruisseau qui sort du lac, en travers duquel deux belles filles (blondes !) tenaient un large ruban rouge. Nous voyant monter de loin, elles avaient revêtu le costume que portent, le dimanche, les femmes de cette vallée : casaque rouge ponceau, jupe bleue, bas blancs, bonnet phrygien rouge et capeline de laine blanche. Nous payâmes le droit de passage. On pouvait embrasser les receveuses, par-dessus le marché, nous dit le Curé, qui, pendant le dîner, fut très amusant. Pour suivre l’usage du pays, il buvait « à la régalade » du vin qu’il faisait jaillir, en mince filet, d’une outre tenue à bras tendus, aussi loin que possible, dans sa bouche ouverte. — On peut n’absorber, par ce moyen, paraît-il, qu’une petite quantité de liquide, pendant le temps, assez long, mis à se rafraîchir. C’était un drôle de Curé ; mais, peut-être, au fond, pas plus mauvais qu’un autre. Dans tous les cas, ses allures sans façon ne choquaient pas ses paroissiens, qui l’aimaient beaucoup.

Au retour, près de Castillon, dans la descente au pas d’une côte, la sangle du cheval de ma femme se détacha ; la selle tourna sous le poids de l’écuyère, et celle-ci, dans sa chute, se meurtrit une hanche. On put la remettre en selle et lui faire achever l’excursion charmante, si gaiement accomplie jusque-là. Pendant assez longtemps, elle souffrit de ce choc.

FIN DE MA MISSION.

Entre temps, l’événement que le Ministre attendait avec impatience, la défaite de l’armée carliste de Catalogne, avait eu lieu. J’étais allé jusqu’au port de Salau, avec un demi-bataillon d’Infanterie, pour y recevoir le brigadier Simon Torrès et sa troupe, dont je savais l’arrivée dans la vallée d’Arreu et l’intention de gagner la frontière, pour se réfugier en France. Le reste des débris de l’armée de Cabrera se dirigeait, en même temps, sur les Pyrénées-Orientales.

Les troupes de la Reine, à la poursuite du Brigadier, vinrent l’attaquer dans son campement, et ne cessèrent de harceler ses soldats dans leur fuite vers le port, qu’à la vue des pantalons rouges. Je fis avancer mon détachement jusqu’à notre extrême limite, et même au delà, par une erreur volontaire, afin de terminer une lutte inutile. Quelques coups de fusil d’avertissement, tirés de notre côté, signifiaient : « Vos balles arrivent jusque sur notre territoire : arrêtez le feu ! »

Les malheureux carlistes se voyaient désarmés par nous, à mesure qu’ils se présentaient au port. Beaucoup d’eux, apprenant que leurs fusils seraient remis aux autorités espagnoles, les brisaient ou les jetaient dans des précipices.

C’étaient de fiers soldats et de fameux marcheurs ; car, une fois réunis en colonne, le Brigadier me certifia que, tout harassés qu’ils fussent, ils iraient bien à Saint-Girons, sans étape.

Je rencontrai de grands embarras pour loger cette nombreuse troupe, pour la nourrir et pour la maintenir dans l’ordre, jusqu’à ce que je l’eusse expédiée tout entière, par détachements successifs, avec feuilles de route, sur les différents points d’internements indiqués longtemps à l’avance par le Ministre de l’Intérieur.

Cette opération dura pas mal de temps. Dès qu’elle fut achevée, je priai le Ministre d’autoriser ma rentrée à Bordeaux, en attendant la désignation de ma nouvelle résidence. Par une lettre confidentielle, je lui promettais de lui adresser, de Bordeaux, un rapport détaillé sur la question de Pamiers. Je reçus aussitôt le congé que je demandais, et je quittai définitivement l’Ariège, au commencement d’octobre 1841.

Ma femme, partie depuis la fin d’août, pour Nérac, à petites journées, comme elle en était venue, avait reconduit, de là, notre enfant et sa bonne, au Bouscat. Elle attendit là, dans sa famille, l’avis de venir me rejoindre à Nérac, pour aller, avant que rien ne s’y opposât, visiter nos propriétés de Houeillès qu’elle ne connaissait pas encore, où Dominique était retourné, avec la voiture et les chevaux.

Les souvenirs se rattachant à cette visite n’ont aucun intérêt : je ne m’y arrête donc pas.

Nous laissâmes à Houeillès, comme surveillant, jusqu’à nouvel ordre, des travaux divers que j’y faisais exécuter, Dominique, avec Marie, son épousée. Celle-ci l’avait retrouvé définitivement, cette fois. Il conserva les deux percheronnes, qui, tout en faisant le service de nos domaines, devinrent des poulinières, comme les deux belles pouliches de race ramenées par lui de Saint-Girons, l’année précédente.

De retour à Bordeaux, je fis tenir à M. Duchâtel mon rapport touchant la candidature, impossible, à mon sens, qu’il songeait à produire, le moment venu, dans l’arrondissement de Pamiers. J’y posais nettement ces prémisses : le candidat recommandé par son frère, appartenant à l’aristocratie toulousaine, avait toutes ses attaches dans le parti légitimiste de l’Ariège, et ses convictions catholiques, très prononcées, le classaient irrémédiablement dans ce qu’on appelle aujourd’hui : « le parti clérical ». Or, le Député sortant, à évincer, pour lui faire place, M. le vicomte de Saintenac, élu sous le patronage du même camp politique et religieux, garderait assurément, s’il se représentait, les voix des légitimistes et l’appui de l’Évêché de Pamiers, en face de ce candidat nouveau, compromis par une récente alliance de famille avec le Ministre de l’Intérieur du Gouvernement de Juillet, devenu plus odieux que jamais à Toulouse, depuis le concours décisif qu’il venait de prêter à la cause de la Reine d’Espagne contre celle du « vrai Roi », don Carlos. — La position du vicomte Duchâtel dans cette ville s’en ressentait même au point de lui faire désirer d’en sortir. Quant à faire voter les libéraux et les protestants, conservateurs ou non, pour un légitimiste, pour un clérical avéré, même rattaché d’apparence à la Monarchie de 1830, il ne fallait pas y songer. Pour un inconnu, ce serait moins difficile !

Désintéresser le possesseur du siège à la Chambre, pour écarter sa concurrence, ainsi que je l’avais entendu projeter à Paris, était sans doute un moyen, mais, suivant mon avis, un moyen trop peu sûr, de recueillir sa succession. Le nouveau candidat ne pourrait évidemment pas, dans cette hypothèse, hériter de ses électeurs, sans se placer sous le même drapeau ; mais, cela ne conviendrait certes pas au Ministre, qui devait vouloir, avant tout, un triomphe électoral pour la politique du Cabinet dont il faisait partie. Et, s’il se posait en candidat agréable au Gouvernement, ou pour peu qu’il parût tel, il éprouverait de fortes défections dans les rangs de la population catholique, sans faire des recrues équivalentes, à beaucoup près, parmi les électeurs ministériels, assez peu nombreux, ni surtout au milieu des protestants, conservateurs en majorité, mais trop prévenus contre le personnage en question.

À ma place, un autre, plus habile, n’eût peut-être pas expliqué l’état des choses d’une manière si nette. Il se serait contenté de présenter l’entreprise comme très ardue, mais bien moins inabordable sous sa direction qu’avec le concours de n’importe quel catholique, et il aurait commencé par aller à Paris, avec le vicomte Duchâtel, pour se faire nommer Préfet de l’Ariège, sauf à voir venir ensuite les événements. Mais, je ne pensai même pas un instant à cacher la moindre partie de la vérité, telle que je la voyais, à qui m’avait demandé de le renseigner loyalement.

D’ailleurs, le rôle d’agent électoral me répugna toujours. Bien administrer, en son nom, était le moyen très légitime et le seul efficace, selon moi, de conquérir des suffrages au Gouvernement que je servais.

Je restai donc Gros-Jean, comme devant.

À la vérité, je comptais que cela ne durerait pas trop. Les bonnes dispositions de M. Duchâtel en ma faveur devaient s’accroître, à mon sens, du fait même de la droiture de ma conduite. M. Guizot, Président du Conseil, me voulait beaucoup de bien. Et puis, j’avais les promesses du Prince Royal ! Dans ces conditions, comment supposer que mon stage, comme Préfet, allât se prolonger encore pendant bien des années ?