Mémoires du baron Haussmann/1/9

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Victor-Havard (1p. 205-228).

CHAPITRE IX

LA SOUS-PRÉFECTURE DE BLAYE
Mon installation dans ce poste d’attente. — Blaye et Bordeaux. — L’Arrondissement et ses marais. — Un grand seigneur. — Établissement de relations importantes.

M. Duchâtel m’informa qu’en attendant la vacance de la Sous-Préfecture de Libourne, retardée par un concours de circonstances regrettables, il m’offrait de suite Bazas ou Blaye, à mon choix. Je lui répondis : « À cause du voisinage de nos propriétés de Houeillès, Bazas paraît bien mieux me convenir que Blaye. » Mais, je crus devoir aller prévenir de ce qui se passait, M. le baron Sers, Préfet de la Gironde, un vrai Préfet, celui-là, fils d’un ancien Sénateur de l’Empire, entré dans la carrière, sous ses auspices, comme Auditeur au Conseil d’État, et puis, Sous-Préfet à Spire, sous l’Empereur Napoléon Ier. J’avais l’honneur d’être connu dès longtemps de cet éminent administrateur, grâce à mon ancien camarade au collège Henri IV, M. Ferdinand Le Roy, son Secrétaire Général, devenu son gendre.

Je crois que M. le baron Sers était d’origine saintongeaise. Dans tous les cas, il existait des liens de parenté proche entre plusieurs excellentes maisons protestantes, très anciennes, de Bordeaux, alliées à des familles de Saintonge, et la sienne. Protestant lui-même, il se trouvait, par elles, un peu cousin de ma belle-mère.

Il me dit, avec un intérêt visible, que l’arrondissement de Bazas lui semblait trop voisin de celui de Nérac, où je figurais, comme électeur, depuis mes acquisitions de Houeillès ; que j’y ferais peut-être loucher M. Sylvain Dumon et les siens, à cause de l’approche des élections de 1842, et qu’il m’engageait à voir, avant tout, M. Galos, négociant à Bordeaux, Député doctrinaire de Bazas, grand ami de M. Dumon. Il ajouta que Blaye avait un Député charmant, M. le marquis de la Grange, avec qui je m’entendrais à merveille ; qu’on était là, d’ailleurs, tout près de Mirambeau, résidence du comte et de la comtesse Duchâtel, père et mère du Ministre, lequel venait y recevoir, tous les ans, ses électeurs de Jonzac.

Je me rendis chez M. Galos. Je le trouvai dans son comptoir, gourmé, compassé, glacialement froid, et je compris, à première vue, que j’éprouverais peu d’agrément avec un Député pareil. Je lui déclarai donc, sans plus, qu’après avoir consulté mon nouveau Préfet, je venais lui faire connaître mon intention de demander au Ministre Blaye au lieu de Bazas, et je le priai de m’excuser de cette préférence, inattendue peut-être, pour un arrondissement autre que le sien. Il parut soulagé par cette entrée en matière, et me dit, courtoisement, regretter pour Bazas un Sous-Préfet de ma valeur. Cependant, il croyait ma résolution sage, et m’en savait gré. Nous nous quittâmes en termes polis.

Je me hâtai d’écrire au Ministre ces détails. Il fit remplacer l’ordonnance, déjà rendue, me nommant Sous-Préfet de Bazas, par une autre, qui me transférait à Blaye (23 novembre 1841).

MON INSTALLATION DANS CE POSTE D’ATTENTE.

Quand M. Sers me félicita de ma résolution, si vite prise, je le remerciai de ses sages et bienveillants conseils donnés si fort à propos, et nous nous trouvâmes en complète sympathie, à partir de ce moment. Il me dit que la Sous-Préfecture de Blaye allait me paraître une bague au doigt. L’arrondissement était petit, médiocrement peuplé ; les habitants, paisibles, faciles à conduire. Si je voulais venir conférer avec lui directement du peu d’affaires sérieuses que j’y pourrais découvrir, il l’aurait toujours pour agréable, et cela me serait très facile et très commode, au moyen du service des bateaux à vapeur du bas de la rivière. De plus, je m’assurerais, par ce moyen, une raison de passer à Bordeaux les jours où je ne croirais pas nécessaire ma présence à Blaye. Il me dit encore qu’il m’autoriserait, toutes les fois que je le lui demanderais, à me rendre à Houeillès, pour y demeurer le temps utile à mes affaires, sauf à me rappeler, s’il avait besoin de moi. Dans sa pensée, il ne me fallait pas quitter Blaye pour Libourne, mais pour la Préfecture qu’on me devait bien, et il entendait me traiter en futur et prochain collègue. On ne pouvait pas être meilleur ni plus gracieux.

En réalité, je trouvai si commode la situation qu’il m’avait faite ainsi, dès le premier jour, et la bonne volonté croissante de M. Duchâtel pour moi semblait me garantir un si prompt avancement, qu’à l’époque où la Sous-Préfecture de Libourne devint enfin vacante et me fut offerte, j’y renonçai. Libourne était à plus de huit lieues de Bordeaux, par une route montueuse, franchissant l’Entre-Deux-Mers ; j’aurais, d’ailleurs, dans un grand arrondissement, laborieux à conduire, beaucoup de travail, désormais inutile à ma carrière, et peu de liberté, comme peu de facilités, pour aller à Bordeaux et surtout à Houeillès. Mais, je ne supposais pas que mon rôle de futur Préfet, en subsistance à Blaye, durerait plus de six années, c’est-à-dire jusqu’au 24 février 1848, c’est-à-dire jusqu’à la chute, si peu prévue, si brusque, de la Monarchie de 1830.

Ma nouvelle prestation de serment accomplie, je pris le bateau du matin, pour aller prendre possession de ma nouvelle Sous-Préfecture. Favorisé par la marée, il ne mit que deux heures et demie à faire la descente de Bordeaux à Blaye, malgré ses nombreuses escales. À marée contraire, le voyage dure trois heures et demie et même quatre heures, suivant la force du courant. De même, à la montée, de Blaye à Bordeaux.

Mon prédécesseur, M. Laumond, m’attendait, pour me céder son matériel et ses fournitures de bureaux. Je ne me rappelle plus s’il avait été contraint à donner sa démission ou révoqué. Mais, je suis parfaitement certain que tout le monde, à Blaye, s’accordait à considérer le départ de cet étrange Sous-Préfet, comme une nécessité.

C’était un gros petit homme, d’âge déjà mûr ; blondasse, aux cheveux plus que rares ; au visage pléthorique, trahissant sa prédilection pour la bonne chère et le bon vin ; grand parleur, hâbleur même, visant à l’esprit ; en somme, un important grotesque, ne s’apercevant pas qu’on s’amusait de lui ; sans la moindre suite dans les idées, ce dont il ne s’inquiétait guère ; mais d’un aplomb superbe, impossible à démonter. Originaire de la Charente, — quoiqu’il fût bien digne d’appartenir à la race gasconne, fils unique d’un homme de loi relativement riche, il avait fait quelques études de Droit, et tant de sottises, que ce père, avant de mourir, mettait sa fortune entière à l’abri, sous le nom de sa femme. Or, celle-ci, disait-on, tint sans faiblir, le cher prodigue serré de si près, qu’il entra dans l’Administration, grâce à je ne sais quelles coupables complaisances, pour y chercher un complément de ressources. Du reste, il cachait si peu son impatience de recueillir la succession de sa vieille mère, qu’il dit devant moi cette odieuse parole, dont il riait comme d’un bon mot : — « J’avais bien entendu parler du Père Éternel ; mais, de la mère éternelle, jamais ! »

Délivré de ce personnage encombrant, je fis venir, de la campagne du Bouscat, notre ancien mobilier de Nérac, qui s’y trouvait emmagasiné, pour l’installer dans l’hôtel de la Sous-Préfecture de Blaye, maison d’assez bonne apparence, sise dans une rue paisible aboutissant à la campagne, où sa façade principale prenait jour, au nord, tandis que l’autre avait vue, au midi, sur un vaste jardin, en contre-bas de tout un étage.

De cc côté, le sous-sol devenait rez-de-chaussée, et le rez-de-chaussée vrai se transformait en premier étage.

Afin d’expliquer cette disposition, très commode pour l’éclairage et l’aération de la cuisine, de ses dépendances, de la salle de bain, et pour tout le service du sous-sol, il faut dire qu’un ravin profond, creusé par une petite rivière, descendant de l’est à l’ouest, jusqu’à l’extrémité supérieure du port, qui s y prolongeait en retour, autrefois, coupe la ville en deux bandes formant deux quartiers parallèles au fleuve : l’un, compris entre les prairies d’alluvion qui le bordent et le revers méridional de ce ravin ; l’autre, s’élevant, du revers septentrional, vers les hauteurs du Monteil. Le port actuel sépare la ville du massif de la citadelle, que tourne la route de Saintonge, en partant des quais, auxquels aboutit la jetée du débarcadère des bateaux à vapeur, pour prendre ensuite la direction du nord, par le faubourg de Paris. Suivant, d’aval en amont, le bord des alluvions du fleuve, un autre faubourg, le Bugeaud, habité surtout par les capitaines de navires et les marins, donne passage au chemin de Bourg.

Une rue nouvelle, destinée à mettre en communication les deux quartiers principaux, à travers le ravin, bordait le jardin de la Sous-Préfecture, qui dépassait la rivière, pour devenir potager au delà, sur une largeur égale à celle de l’habitation. En deçà, le jardin occupait une largeur double, et formait une manière de petit parc, coupé de gazons et de massifs assez bien plantés.

Quant à l’hôtel même, j’ai déjà dit qu’il avait de beaux, clairs et salubres sous-sols. Je dois ajouter qu’ils donnaient sur une sorte de petite cour dallée, encadrée par deux pavillons en retour, et qu’on franchissait par un perron à double révolution, descendant, du rez-de-chaussée-premier-étage, dans le jardin.

Une partie de ce rez-de-chaussée, du côté de l’est, avec une entrée à part sur la rue, était affectée aux bureaux. Mon cabinet se trouvait à la suite, dans le pavillon de ce côté. L’autre partie contenait une belle salle à manger, avec une vaste office, et, à la suite, dans le pavillon de l’ouest, la chambre de la bonne et de l’enfant, reliée au sous-sol et au vrai premier étage par un étroit escalier de service. Au milieu, le vestibule d’entrée, se terminant sur le perron du jardin.

Un grand escalier en pierre, à rampe de fer forgé, montait aux appartements du Sous-Préfet, composés, à droite, d’un beau salon, au-dessus des bureaux, et d’une autre pièce dans le pavillon, au-dessus de mon cabinet, avec petit escalier de service y descendant ; et à gauche, de deux fort belles chambres à coucher, rendues indépendantes par un corridor ; puis, d’une troisième chambre, dans le pavillon, au-dessus de celle de la bonne et de l’enfant. Cela nous suffisait. On le comprendra, si l’on pense que nous avions, à Bordeaux, un appartement chez mon beau-père et ma belle-mère, et au Bouscat, un autre appartement dans leur maison de campagne, où nous étions si bien munis de tout, que nous n’éprouvions le besoin de rien emporter d’une de nos trois résidences à l’autre.

La Sous-Préfecture ne possédait pas d’écuries et remises. On aurait pu facilement en établir dans le fond du potager, avec une entrée sur la rue nouvelle, par où se faisait déjà le service du jardin. Mais, à quoi bon ? La moitié des communications, sinon plus, se faisaient par le fleuve, et, pour les autres, on trouvait, à Blaye, un assez bon loueur de voitures de toutes sortes.

BLAYE ET BORDEAUX.

Ma femme était presque toujours avec notre petite fille, chez mes beaux-parents. Elle ne venait guère à Blaye que pour les grandes occasions : nos dîners et soirées dansantes d’hiver ; le dîner du Conseil d’Arrondissement et celui du Conseil de Revision ; puis, des visites à faire, soit, dans les environs, notamment â Mirambeau ; soit, en Médoc, de l’autre côté de la Gironde, où nous avions, pendant l’automne, des parents et amis, en vendanges dans leurs crus.

Pour moi, je partais ordinairement de Blaye, la canne à la main, tous les samedis, quand ce n’était pas les vendredis, par le bateau montant, vers midi, pour Bordeaux, et je rentrais le mardi matin. En route, je rencontrais nombre de mes administrés, s’embarquant aux escales qui font un long chapelet tout le long de la côte, de Blaye à Bourg, et j’en voyais autant, au retour, qui revenaient avec moi.

J’ai traité bien des questions et arrangé bien des affaires, sur le pont du bateau. Avec combien de propriétaires de l’arrondissement de Lesparre, embarqués au Verdon, à Pauillac, à Beychevelle, n’ai-je pas ainsi lié connaissance pendant mes six années de Blayais ?

À partir du Bec d’Ambès, c’était à des Bordelais, propriétaires sur les deux rives de la Garonne, que j’avais à faire !

Ces voyages, peu fatigants, formaient plutôt des promenades, en général, agréables ; car le mauvais temps n’est vraiment pénible, en rivière, qu’au-dessous de Pauillac. Du Bec d’Ambès à Blaye, la Gironde a bien 4 kilomètres de largeur, mais en deux bras, séparés par l’île Cazeaux, l’île Verte, l’île du Nord, celle du Pâté, où s’élève, entre la citadelle de Blaye et le fort du Médoc, un fortin complétant la défense du fleuve, et enfin, celle de Patiras.

Dès mon arrivée à Bordeaux, j’allais me montrer au Préfet ; causer un brin avec lui, de politique ou d’affaires. Il voulait m’avoir à dîner une fois, durant chacun de mes voyages, et c’est ainsi que je devins très intime avec tous les siens et les habitués de ses salons.

Quand sa famille résidait à Paris ou à Metz, il me convoquait à de petites dégustations de grands crus, avec MM. Guestier et Wustemberg, Députés de la Gironde, puis, Pairs de France ; M. Duffour-Dubergier, le célèbre Maire de Bordeaux ; M. Scott, consul d’Angleterre ; M. Nathaniel Johnston, beau-frère de MM. Guestier et Scott ; tous, Princes du Commerce de Vin, et M. Biarnès, le premier courtier d’alors ! J’appris là ce qui me permit, plus tard, de faire, de ma cave, la première de Paris, au dire des invités de l’Hôtel de Ville.

Je ne perdais pas mon temps à Bordeaux. J’y fondais de bonnes relations, qui ne me furent pas inutiles à d’autres époques. Je faisais partie de la Société Philornathique de cette ville ; de la Société d’Agriculture de la Gironde ; et je fus, avec le duc Decazes et M. Duffour-Dubergier, un des premiers membres de la Société d’Horticulture de Bordeaux. Les capitaines de nos collègues armateurs se plaisaient à nous rapporter, de loin, pour celle-ci, des plantes tropicales nouvelles, ou pour mieux dire, peu connues des simples amateurs ; notamment, des orchidées, et surtout, ces belles plantes vertes dont j’ai doté les parcs et jardins publics de Paris, avec le concours de MM. Alphand et Barillier-Deschamps, deux Bordelais, tandis qu’à l’Hôtel de Ville, je donnais l’exemple du luxe des fleurs, qui fait aujourd’hui l’objet d’un commerce extrêmement considérable dans cette grande capitale.

J’occupais à peine depuis sept ou huit mois cette paisible et très supportable situation d’expectative, quand, le 13 juillet 1842, la mort accidentelle de l’Héritier présomptif du Trône, si fatale à la Monarchie de Juillet, vint me frapper au cœur, aussi bien que mon ancien camarade, Ferdinand Le Roy, cet autre compagnon d’études et de jeux de l’infortuné Prince Royal.

Pour moi, le Duc d’Orléans n’était pas seulement le plus haut et le plus puissant des protecteurs. Depuis le collège Henri IV, il m’avait témoigné la plus amicale et la plus constante sympathie. Chaque fois que j’allais à Paris, il me recevait avec bienveillance, s’informait de ma carrière et me faisait offre de ses services. Mais, heureux de prendre ses conseils, je réservais son intervention pour le jour où mon avancement ne dépendrait plus que d’un suprême effort.

Je séjournais à la campagne, au Bouscat, lorsque je reçus la nouvelle de la terrible catastrophe mettant la France en deuil ; car, le Prince Royal était personnellement très populaire, et l’Armée s’honorait de compter ce brillant soldat parmi ses chefs.

Pour l’avenir de ma carrière, la mort de cet affectueux protecteur était une perte irréparable. J’en ressentis d’autant plus de reconnaissance envers l’excellent baron Sers, qui m’avait fait, de si bonne grâce, une position, exceptionnellement favorable entre tous ses collaborateurs, et qui me rendait la patience plus aisée qu’à bien d autres. Mais, c était un motif nouveau pour ne pas abuser de sa complaisante bienveillance, et pour m’attacher à remplir consciencieusement les devoirs faciles, à tous égards, que m’imposaient, après tout, les fonctions secondaires, peu exigeantes, dont j’avais charge.

L’ARRONDISSEMENT ET SES MARAIS.

L’arrondissement de Blaye ne comprend pas plus de 4 cantons (Blaye, Bourg, Saint-Ciers-la-Lande, Saint-Savin) et de 56 communes plus ou moins peuplées ; il n’avait, en tout, que 60,000 habitants. La ville chef-lieu en comptait 5,000, à peine.

Le canton de Bourg repose sur une roche de calcaire marin. Dans tous les autres, on se trouve sur un sol lacustre. Particularité bien curieuse : dans ce canton de Bourg, sis autrefois en Guienne, le patois bordelais se parle couramment encore ; partout ailleurs, c’est le français, avec l’accent traînard de la Saintonge, qu’on entend. Il n’y a pas de transition : un petit cours d’eau, qui se jette dans la Gironde au pied de la Roque-de-Tau, sépare les deux idiomes. En deçà, du côté de Blaye, sur le calcaire d’eau douce, la langue d’oil ; au delà, du côté de Bourg, sur le calcaire marin, la langue d’oc. Les habitudes des populations se montrent aussi tranchées.

Au point de vue agricole, l’arrondissement est coupé non moins nettement, en trois zones :

Dans celle des coteaux, de beaucoup la plus importante, qui borde la Gironde et la Dordogne, en remontant de Blaye jusqu’à la limite du canton de Bourg, vers Saint-André-de-Cubzac, la vigne garnit les sommets et les pentes de son sol, fortement argileux. Des champs et des prés, surtout dans la vallée du Morin, qui forme cette limite, occupent les parties basses.

La vigne provient de plants d’abondance ; cultivée à la main, elle est fructueuse. Les vins du Blayais, peu corsés, valent un prix médiocre. Ils ont un goût de terroir.

Ceux du Bourgeais, très généreux, souvent fins, sont beaucoup plus estimés.

La zone des plateaux, sise en arrière, s’étend vers l’arrondissement de Jonzac. Son sol, de nature sablonneuse, qui produit surtout le pin maritime et fournit des échalas aux contrées vinicoles, rappelle celui des landes de Gascogne. Mais, ses sables superficiels, qu’on retrouve sur quelques sommets de la zone des coteaux, sont d’eau douce ; ils appartiennent à la formation géologique dite de Fontainebleau, comme le prouvent leurs coquillages.

Celle des marais s’étend au-dessous de Blaye, le long du fleuve, jusqu’à Port-Maubert (Charente-Inférieure). Cette dernière zone, très fertile et très bien cultivée, grâce aux travaux d’endiguement et de desséchement exécutés par des entrepreneurs hollandais qu’avait fait venir le Duc de Saint-Simon, père de l’auteur des célèbres mémoires, et Gouverneur de Blaye, sous le règne de Louis XIII, en vertu d une concession obtenue du Roi par ce grand seigneur, attira mon attention tout spécialement. Elle comprend le petit et le grand marais de Blaye, dans le canton de ce nom ; les marais de Saint-Louis et de Saint-Simon, dans celui de Saint-Ciers-la-Lande ; plus, un marais dit : la Vergne, sis entre les deux groupes, conservé comme débouché nécessaire de cours d’eau venant s’y déverser de beaucoup de points de l’arrondissement.

Voici le système de ces Hollandais, système très intelligent et très simple, au fond, comme toute invention de génie, et tellement facile à comprendre qu’on n’en apprécie même pas, au premier aspect, tout le mérite.

Il reposait, en principe, sur cette observation :

Le sol naturel des marais, inférieur au niveau de la haute mer, était cependant supérieur à celui de la mer basse, bien qu’il ne fût jamais découvert, au descendant. Les eaux des grandes marées s’y trouvaient retenues, en effet, par un rudiment de digue, qu’avait formé, sur le bord du fleuve, l’amoncellement de vases, charriées par les crues de la Garonne et de la Dordogne et refoulées par les marées, qui s’y déposaient à la mer « étale ».

Le premier travail des Hollandais fut d’élever, au moyen d’autres vases, empruntées au lit du fleuve, cette digue naturelle, au-dessus du niveau des plus hautes marées ; le second, d’enceindre chaque marais à dessécher, d’un large fossé, recevant les eaux de tous les pays d’alentour, et les conduisant à la Gironde par des pentes calculées de façon à les y faire écouler, à basse mer, aux points de rattachement, amont et aval, de la digue riveraine, avec les terrains insubmersibles.

Pour empêcher l’entrée du « flot » dans le marais, à ces deux débouchés du fossé de ceinture, ils les munirent de clapets automatiques, fermés par le « montant », qui se fait, par ce moyen, obstacle à lui-même, et ouverts, au « descendant », sous l’effort des eaux terriennes, accumulées derrière eux durant la marée.

Restait à débarrasser le sol des eaux pluviales qui pouvaient seules désormais l’inonder. Il suffit, pour cela, d’employer le même procédé : l’ouverture de fossés perpendiculaires au fleuve, allant y déverser les eaux d’inondation, à marée basse, par dessous la digue riveraine, et munis également de clapets automatiques. D’autres fossés, parallèles au fleuve, coupant transversalement les premiers, et se dégorgeant dans le grand fossé de ceinture, plus profond, complétèrent le desséchement.

Les terres extraites de tous ces fossés relevèrent sensiblement les carrés de terrain assainis, qui forment autant de fermes, et dont, chose étrange, le sot tourbeux devint si vite sec et pulvérulent, sous les ardeurs du soleil d’été, que les syndicats préposés à l’administration des marais durent autoriser bientôt la levée périodique des clapets, pendant les grandes chaleurs, pour arroser les cultures par imbibition, au moyen des eaux du fleuve admises dans les fossés à la montée du flot, jusqu’à certaine hauteur.

Mais, il était facile de prévoir que des eaux si vaseuses combleraient les canaux à la longue, et que tout le travail intérieur serait à refaire, si l’on n’avisait à ce danger indubitable.

On y para de la manière suivante :

Des bateaux, ayant à peu près la largeur des fossés à curer, furent armées de vannes pouvant obstruer, en s’abaissant, toute leur section mouillée, au moment où l’eau du fleuve, introduite par l’ouverture des clapets terminaux, s’y trouve à son plein, et pénétrer légèrement dans la vase, liquide encore, dont on n’attend pas, d’ailleurs, la trop grande accumulation.

Les eaux, retenues derrière un de ces bateaux-vannes en action, le poussent, à mesure que les eaux inférieures s’écoulent devant lui, au descendant, et alors, tout, y compris la couche de vase entamée, s’en va dans le courant du fleuve.

On recommence la même opération jusqu’à parfait curage à vif fond de chaque fossé, que deux hommes mènent à fin en peu de marées, lorsqu’il faudrait, certes, le concours de milliers d’ouvriers, pour l’accomplir à la pelle, dans le même délai.

Je fus très vivement frappé de ce spectacle, et je m’en suis souvenu, quand il s’est agi d’aviser au nettoyage économique des principaux égouts parisiens.

UN GRAND SEIGNEUR.

La majeure partie des marais de Saint-Louis et de Saint-Simon, une plus petite des marais de Blaye, et toute la Vergne étaient demeurées la propriété des héritiers du Duc de Saint-Simon, représentés par M. le marquis de Lamoignon, Pair de France, qui, toute l’année, habitait, à Saint-Ciers-la-Lande, sa résidence de La Cassine. De ce chef, M. le marquis de Lamoignon possédait une soixantaine de fermes, louées de 2,000 à 4,000 francs, l’une ; plus, le revenu de la Vergne, dont la « bauge », provenant de la coupe fréquente des joncs et roseaux qui la couvraient : — joncs utilisés au liage de la vigne ; roseaux recherchés comme éléments d’engrais ; — se vendait couramment à de bons prix.

Je n’ai pas besoin de dire qu’on jalousait, de bien des côtés, sa fortune territoriale.

Cependant, l’ensemble des propriétaires des marais lui devait une grande reconnaissance.

En effet, au retour de l’émigration, il avait trouvé l’œuvre des Hollandais dans un abandon presque entier. Après maints efforts inutiles, afin d’obtenir, pour la restaurer, tous les concours nécessaires, il profita de l’arrivée de M. le comte Molé, son neveu, à la Direction Générale des Ponts et Chaussées, sous le premier Empire, pour provoquer et faire rendre la loi du 16 septembre 1807, sur le Desséchernent des Marais, dont l’application lui permit d’atteindre enfin son but, et de reconstituer les revenus de ses fermes et de celles de ses voisins.

Néanmoins, on ne lui en tenait pas toujours compte.

Je me rappelle que, présidant la réunion du Syndicat du Grand Marais de Blaye, à l’occasion d’un travail important, qui devait améliorer notablement le produit de toutes les fermes, j’entendis le Maire de la commune d’Anglade, un Monsieur cependant, et un riche propriétaire, bien pensant, m’objecter : — « Mais, Monsieur le Sous-Préfet, M. le marquis de Lamoignon va gagner à cela 25 ou 30,000 francs de rente de plus ! » — « Je l’ignore, » répondis-je ; « mais, dans ce cas, vous en gagnerez vous-même de 5 à 6,000. » — « C’est possible ; toujours est-il que ce travail va profiter à M. de Lamoignon plus qu’à personne. » — « Mais, il contribuera dans la dépense, comme vous, pour une somme proportionnelle à son accroissement de revenu. » — « N’empêche qu’il y gagnera de 25 à 30,000 francs de rente ! » — Je ne pus pas le tirer de là. Fort heureusement, les campagnards qui faisaient partie du Syndicat, se montrèrent plus raisonnables, et la cotisation nécessaire à l’exécution du travail fut votée.

M. le marquis de Lamoignon était Maire de Saint-Ciers-la-Lande. Il exigeait, par exemple, que j’allasse, une fois par semaine, lui donner mes instructions, en dînant avec lui.

Son grand âge et les soins de sa santé ne lui permettaient plus de siéger à la Chambre des Pairs, ni de faire grand honneur à sa table, toujours dressée à deux services très complets, même quand il n’attendait personne. Ses amis savaient, en effet, qu’ils pouvaient venir y prendre place sans invitation, et il était bien rare qu’on n’en vit arriver aucun. Dans tous les cas, seul, aussi bien qu’accompagné, il passait gravement, à l’heure dite, dans sa salle à manger, entre deux haies de valets en livrée, poudrés à l’anglaise. — Il avait rapporté de l’émigration cette habitude. — Son maître d’hôtel lui présentait tous les plats et lui offrait de tous les vins ; mais, il refusait tout, car il ne prenait qu’un potage et des gelées, et ne buvait jamais que de l’eau sucrée. Il quittait la table avec le même cérémonial.

Le service était fait en vaisselle plate, qu’après chaque desserte, des femmes d’office lavaient, rinçaient, repolissaient, et remettaient en ordre dans ses étuis.

Il tenait également, de l’Angleterre, sa passion pour les chevaux. Ses écuries en contenaient toujours nombre de paires, qu’il renouvelait à la moindre tare. Aussi, les maquignons du pays le considéraient-ils comme leur meilleur client.

Sa matinée était consacrée à voir promener ses chevaux, en mains, autour d’une cour de manège. Il réglait, avec son chef d’écurie, l’emploi de tous pendant la journée, trop heureux, quand je descendais chez lui pour faire quelques tournées dans les environs, de me fournir une victoria des mieux attelées.

Lui-même sortait tous les jours à quatre, et passait deux heures à observer son attelage, pour reprendre la moindre faute.

Il réglait de même tous les services de sa maison, avec le chef de chacun. Quand il attendait du monde, il allait visiter, dans tous les détails, les appartements qu’il avait donné l’ordre de préparer, et me disait, à cette occasion : — « Mon bon ami, ne vous contentez jamais de donner un ordre. Voyez, de vos yeux, comment on l’exécute. Il n’y a pas de maison bien tenue sans cela. » Je m’en suis toujours souvenu.

Les domestiques savaient qu’au premier manquement, il les ferait mettre à la porte de chez lui, tandis que son testament assurait une rente à tous ceux qui seraient à son service lors de sa mort. Aussi, quel personnel bien stylé !

M. de Lamoignon était, malgré toute cette raideur, on ne peut plus bienfaisant.

Un jour, il reçut la visite d’une noble Dame, sur la demande de laquelle il avait fait envoyer une vache à je ne sais plus quelle maison de Sœurs élevant des jeunes filles. Elle venait, cette fois, lui dire qu’il faudrait bien un petit pré pour nourrir la vache. Il fit appeler son intendant, et lui donna l’ordre de concéder aux Sœurs la jouissance de tel barrail.

L’année suivante, la même Dame revint lui faire savoir l’accroissement du nombre des enfants admis. — « Je comprends, » reprit-il, « les Bonnes Sœurs ont besoin d’une seconde vache. » — « Hélas ! oui, Monsieur le Marquis. » — « Fort bien ; mais j’y songe : pendant que nous y sommes, et pour vous éviter la peine de revenir encore, il faut sans doute également un second barrail de pré ?… Bien, bien ! je vais le dire à M. David. » — C’était l’intendant.

ÉTABLISSEMENT DE RELATIONS IMPORTANTES.

Je dis tout de suite que, dans les dernières années de mon administration, quand M. le marquis de Lamoignon mourut, il institua, pour héritier, son neveu : M. le comte de Caumont-la-Force, issu du mariage d’une de ses sœurs avec le Duc de la Force, Pair de France. Ce neveu, devenu Duc de la Force, à son tour, fut Sénateur du second Empire.

Par cette institution, Mme la marquise de la Grange, unique sœur de M. le comte de Caumont, se trouvait déshéritée, aussi bien que M. le comte Molé. L’oubli des droits de l’auteur de la loi de 1807, au bon souvenir de son oncle, pouvait s’expliquer par la grande fortune qu’il possédait et par la situation, bien moins brillante, de l’héritier du grand nom de la Force, malgré son mariage avec la fille du comte de Celles, Sénateur belge (gendre de Mme de Genlis). L’omission de Mme la marquise de La Grange, encore moins riche que son frère, tenait sans doute à ce qu’elle n’avait aucun enfant à pourvoir.

Invoquant des circonstances, très curieuses, qui lui permettaient de revenir utilement, quoique bien tardivement, sur la dévolution entière, obtenue jadis par M. le marquis de Lamoignon, des propriétés de sa famille dans le Blayais, Mme de la Grange put le faire avec assez de bonheur pour contraindre son frère, en appel devant la Première Chambre de la Cour de Paris, présidée par M. le Premier Président baron Séguier, à lui délaisser, par transaction, la moitié des propriétés sur lesquelles ses revendications portaient.

La position de M. le marquis de La Grange, son mari, comme Député de l’arrondissement de Blaye, en reçut une force nouvelle, et M. le comte de Caumont-la-Force, possesseur de la résidence de Saint-Ciers-la-Lande, tenta vainement de lui disputer son siège aux élections de 1847.

M. le marquis de La Grange, ainsi que me l’avait dit M. le baron Sers, était un homme charmant, de rapports faciles, agréables. La Marquise, fort grande Dame, le prenant de plus haut, se montrait exigeante, mais bonne, au fond, pour ses amis, quoique son esprit mordant fût toujours en éveil. Nous lui convînmes heureusement tout de suite, ma femme et moi. Jamais, le moindre nuage n’altéra les bons rapports de la Sous-Préfecture avec le château de la Grange, acheté par le Marquis et la Marquise, probablement à cause du nom, aux portes de la ville, sur le fleuve, derrière la Citadelle, près de l’entrée du petit marais. Ils habitaient là, dans l’intervalle des sessions, plus qu’au château que le Marquis possédait dans l’Allier, son pays d’origine.

M. de La Grange, ancien Secrétaire d’Ambassade, s’était intimement lié, dans le cours de sa carrière diplomatique, avec M. de Lamartine, que j’ai vu souvent chez lui, soit avant, soit après 1848, à Paris. Il s’occupait de belles-lettres et de numismatique, et faisait partie de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Mme de La Grange ne dédaigna pas d’écrire, dans ce milieu, quelques nouvelles pleines de sentiment et de grâce.

Il n’existait pas de sympathie profonde entre elle et les dames Duchâtel ; mais, je pus maintenir toujours en bonne intelligence La Grange et Mirambeau, grâce à mes fréquentes visites chez la Comtesse-Mère, la meilleure personne du monde, qui nous aimait beaucoup, ma femme et moi.

J’appartenais, par ma famille maternelle, à l’Empire, et c’était assez pour cette ancienne Dame du Palais, animée d’un véritable culte pour la mémoire de l’Empereur. Elle avait, à l’extrémité d’un de ses salons, le buste de ce Souverain, par Canova, sur une sorte d’autel, toujours garni de fleurs fraîches très soigneusement groupées, devant lequel je ne la vis jamais passer, sans faire un signe de croix discret.

Quand elle recevait ses enfants, le château regorgeait de monde. Ce n’étaient que grands déjeuners et grands dîners, réceptions et fêtes, dont elle me constituait l’organisateur. Je préludais à Mirambeau, dans ces occasions, à de bien autres splendeurs, que l’avenir devait m’imposer à Paris.

Quant à mon collègue de Jonzac, M. Cambon, sur le terrain duquel je semblais empiéter, il ne se sentait aucune des aptitudes voulues pour cet office de Grand Maréchal du Palais : il ne m’en enviait donc pas les responsabilités. Toute son ambition, qui fut satisfaite, se bornait à la Recette Particulière de Blaye. Bientôt, il prit place, dans ce poste modeste, sous mon administration.

Le Sous-Préfet de Saintes, le comte de Tanlay, mon camarade de classe au collège Henri IV, venait, de temps à autre, rendre ses devoirs aux châtelains de Mirambeau ; mais il n’y recevait pas un accueil empressé : j’ignore pourquoi. Je le retrouvai Préfet, sous l’Empire. Il mourut dans le Pas-de-Calais, à la suite d’une commotion du cerveau, suite d’un accident de chemin de fer.

La Bonne Comtesse admirait la parfaite harmonie qui régnait entre ma femme et moi. « Comme ils s’entendent, ces deux-là ! » disait-elle. Dans les moments de presse, elle en concluait qu’une chambre pouvait nous suffire.

Le peuple de Blaye partageait l’impression de la Comtesse-Mère. Quand nous passions ensemble sur le port, bras dessus, bras dessous, serrés l’un contre l’autre, ou tenant, entre nous deux, notre petite fille, blonde, blanche et rose, aux yeux bleus — comme sa mère, — pour aller de la Sous-Préfecture à l’embarcadère ou bien en revenir, à travers les éventaires des marchandes en plein vent, combien de fois avons-nous entendu cette sympathique exclamation : « Quel gentil ménage ! » À la vérité, nous paraissions beaucoup plus jeunes que nous ne l’étions alors.

Le vieux Comte ne sortait guère de ses appartements. J’eus cependant, avec ce Conseiller d’État de l’Empire, des conversations intéressantes. Il mourut plein de jours, et nous lui fîmes des obsèques magnifiques.

Lorsque le comte Tanneguy, mon Ministre, acheta le cru de Château-Lagrange, commune de Saint-Julien, Médoc, — rien de commun avec le Château de La Grange, en Blayais, — après avoir été son utile négociateur dans cette excellente affaire, je fus chargé, par la comtesse Églé, de surveiller la restauration de ce prétendu château, qui n’offrait rien de seigneurial, et de faire transformer : en parc, de superbes futaies, sises des deux côtés ; en pelouses et pièces d’eau, les terrains vacants, traversés d un rivulet, alimenté par une source abondante, qui les séparait.

Cela me conduisit très fréquemment dans l’arrondissement de Lesparre, où je passais en nombre d’occasions déjà, pour aller, avec ou sans ma femme, selon qu’elle était ou n’était pas à Blaye en temps de vendange : à Château-Laroze, chez nos cousins, le baron et la baronne Sarget ; au château de Beychevelle, dans la famille Guestier, et dans bien d’autres crus, appartenant à d’autres de nos parents ou amis de Bordeaux.

J’eus besoin de mettre en œuvre toute mon imagination de décorateur, à l’occasion de deux excursions princières en Gironde, organisées par mon Préfet : la première, pour Le Duc et la Duchesse de Nemours ; la seconde, pour le Duc de Montpensier et l’infante d’Espagne qu’il venait d’épouser et qu’il amenait en France.

Dès la première, en vue du retour de la Pointe de Grave, le soir, je m’ingéniai pour éclairer tout le bord du fleuve, dans la longueur de mon arrondissement. Mais, ce n’était pas une petite affaire. Je m’entendis aisément avec le Maire de Blaye et ceux des autres communes riveraines, pour que les lampions et les verres de couleur classiques ne manquassent nulle part aux façades des maisons en vue, et avec la Compagnie des Bateaux à Vapeur, pour l’illumination des embarcadères de leurs diverses escales. Mais, tout cela devait laisser de longs intervalles obscurs. Il me vint à l’idée de faire allumer un cordon de petits barils de galipot, espacés régulièrement, sur toute la ligne des hauteurs dominant la Gironde, et de faire accrocher des fanaux de navires aux ailes en mouvement des nombreux moulins à vent qui s’y trouvent, notamment au-dessus de Blaye. J’obtins ainsi, pour bien peu de dépense, un effet de lointain prodigieux, grâce aux reflets de toutes ces lumières sur l’eau.

J’avais, d’ailleurs, suggéré au Commandant de la Citadelle, qui s’était mis à ma disposition, de ne pas se borner à garnir de pots-à-feu les créneaux de celle-ci, du Pâté et du fort du Médoc ; mais, de placer, sur leurs remparts, des compagnies de fusiliers, munies de cartouches étoilées à tirer, par salves, lors du passage du paquebot princier, tandis qu’il simulerait des bouquets de feux d’artifice, au moyen d’un mortier lançant vers le ciel des gerbes de fusées, de bombes lumineuses et de serpenteaux.

« J’ai vu bien des illuminations, » dit un des augustes voyageurs, « mais pas de dix lieues de long, « comme celle-ci. »

J’avais atteint mon but, et sans grands frais.

C’est, je crois, dans une de ces excursions que M. Guestier, alors Pair de France, qui la dirigeait comme Président de la Compagnie des Bateaux du Bas de la Rivière, faisant verser un des plus précieux vins de ses chaix, au déjeuner offert aux royaux passagers, porta ce toast, resté célèbre, au Roi Louis-Philippe : — « Sur le plus beau fleuve du monde, avec le meilleur des vins, je bois au meilleur des Rois ! »